La nuit de la libellule - Luc Baguet - E-Book

La nuit de la libellule E-Book

Luc Baguet

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Beschreibung

Amy, une jeune irlandaise, est depuis toujours hypnotisée par trois croix de pières plantées sur la falaise.

La jeune Amy, à qui la vie semble parfois bien morose, habite Bushmills, un village côtier d’Irlande du Nord.
Trois croix de pierre, plantées sur la falaise depuis des temps immémoriaux, obsèdent la jeune fille qui brûle de comprendre cette attirance inexpliquée qu’elle ressent. En cherchant un peu, elle découvre alors le passé trouble de sa famille, un passé étroitement tenu secret.

Un amour qui défie le temps, d’inquiétantes disparitions, un ecclésiastique en quête d’un vieux livre qui pourrait changer le cours de l’Histoire, une garde sombre, des lieux perdus aux confins de l’imaginable et échappant au regard des hommes : voici quelques éléments avec lesquels Amy devra désormais composer son quotidien.
Au fil de nouvelles rencontres, ses convictions s’ébranleront jusqu’aux fondations : la vie est peut-être moins moche, et elle-même, moins seule au monde qu’elle ne l’imaginait...

Laissez-vous surprendre par ce roman au récit poétique et découvrez le secret qui entoure la jeune Amy et sa famille.

EXTRAIT

Situé dans le comté d’Antrim, le village de Bushmills est une adorable bourgade de moins d’un millier et demi d’habitants. Célèbre pour sa distillerie de whiskey, reconnue comme la plus ancienne malterie du monde, on peut y découvrir également la Chaussée des géants : curiosité géologique unique faite de la rencontre de lave basaltique en fusion et de la mer glacée, il y a quarante millions d’années. De cette union sont nées quarante mille colonnes hexagonales serrées les unes contre les autres, formant tantôt des orgues majestueux, tantôt un pavage s’avançant vers l’Écosse. On raconte d’ailleurs que cette chaussée fut construite par un géant irlandais qui, piqué au vif par la vantardise d’un géant écossais qui le traitait de poltron, voulut traverser la mer. Quand il vit arriver par le chemin qu’il venait de terminer un congénère bien plus grand que lui, le géant irlandais courut se réfugier chez sa femme qui eut juste le temps de déguiser son mari en bébé. Incrédule en voyant une mère bercer un enfant si démesuré, l’Écossais, osant à peine imaginer la taille de son père, rebroussa chemin en courant et démonta lui-même le passage, afin que l’Irlandais ne vienne jamais l’importuner.
Un lieu tranquille, un moulin, des légendes.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L'histoire est très intéressante car on voit l'incidence que peuvent avoir les actes du passé sur le présent. [...]L'auteur nous met en évidence l'avidité de l'homme et son désir de pouvoir qui peut être dévastateur. - Marie Caki, Ligne après ligne

À PROPOS DE L'AUTEUR

Luc Baguet est marié et heureux papa de deux enfants. Il habite Arquennes, un petit village belge où il pratique la médecine générale. Amoureux de la mer et des grands espaces, amateur de randonnées et de bons whiskies, il ne pouvait rêver meilleur endroit que l’Irlande du Nord pour planter le décor de son premier roman où aventure et humour côtoient sentiments humains et questionnements sur les lois qui régissent notre univers. Du Moyen Âge à l’époque actuelle, rien n’a changé : la soif de pouvoir et la cupidité demeurent les engrais de la haine, des destins se mêlent, se croisent, des héros naissent et disparaissent…

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Présentation de l'auteur

Luc Baguet est marié et heureux papa de deux enfants. Il habite Arquennes, un petit village belge où il pratique la médecine générale. Amoureux de la mer et des grands espaces, amateur de randonnées et de bons whiskies, il ne pouvait rêver meilleur endroit que l’Irlande du Nord pour planter le décor de son premier roman où aventure et humour côtoient sentiments humains et questionnements sur les lois qui régissent notre univers. Du Moyen Âge à l’époque actuelle, rien n’a changé : la soif de pouvoir et la cupidité demeurent les engrais de la haine, des destins se mêlent, se croisent, des héros naissent et disparaissent…

Pour mes enfants, Robin et Lara.

Nolwenn

Un pied nu détacha quelques pierrailles qui plongèrent dans l’abîme ; elle s’arrêta net.

Cette lumière bleutée était l’unique réalité dont elle avait encore conscience.

La libellule flottait là, juste devant ses yeux, au-dessus du gouffre ; mais peut-être était-ce un papillon ? Aucune importance !

Cette nuit, les éléments se déchaînaient : les vagues se fracassaient avec rage sur les écueils, tout en bas de la falaise ; des éclairs, au loin, déchiraient le ciel, illuminant par-derrière des nuages plombés, menaçants. Et puis il y avait la pluie ; un déluge qui lui cinglait le crâne, détrempant ses cheveux en hardes ruisselantes.

Mais Nolwenn n’en avait cure. Elle était détendue, hypnotisée par l’insecte qui éclairait son visage.

Peu avant cela, elle avait quitté son lit, sur la pointe des orteils pour ne pas faire grincer le plancher de la chambre et réveiller la maisonnée. L’animal était venu la chercher et elle l’avait suivi, telle une somnambule, à travers la cuisine en terre battue, puis au dehors. Elle avait contourné la chaumière de pierres grises, traversé le potager, dépassé la petite chapelle où elle aimait prier. Au loin, il lui sembla entendre hurler un loup. Le vent était fort, comme toujours au-dessus de la falaise. Le portillon du jardin grinça quand elle le franchit.

La libellule la mena à travers l’herbe rase, par le sentier de terre, jusqu’au point culminant du front de mer.

Quand elle croisa la grande croix celtique en granit taillé, elle avait les pieds dans l’eau, et, au milieu de la flaque boueuse irisée de cercles de pluie, elle vit la fleur. Elle se baissa et la cueillit, presque machinalement. En marchant sur le socle de pierre, elle laissa errer sa main sur le montant de la croix et doucement se dirigea tout au bord. Elle ne portait que sa chemise de nuit en lin, mais elle n’avait pas froid, elle respirait calmement comme pour s’emplir le corps de toute cette vivifiante folie de la nature.

Elle regarda en bas, fixa ensuite la bête luisante proche de son nez, et l’orchidée grenouille en main, fit un pas en avant oubliant tout le reste.

On la chercha pendant des semaines.

On ne la revit jamais.

Nolwenn avait disparu !

C’était le 12 juillet 1317, jour de son dix-septième anniversaire.

Victoria

11 mai 1719, Victoria était heureuse de fêter ses dix-sept ans avec les cousines venues de Belfast pour l’occasion.

Mère avait fait des tartes aux fruits et des galettes. Une grande table avait été dressée dehors, sous les arbres, afin de se protéger du vent du large. Le vent était toujours fort sur les falaises…

Oncle Joey lui avait offert un poney, ce dont Victoria n’aurait osé rêver jusqu’alors.

Elle aimait les animaux ; il y avait certes quelques lapins dans la grange et des poules dans le jardin, mais un poney ! Rien qu’à elle !

— Il est magnifique, mon oncle !

— Tu la gâtes bien trop ! avait dit père.

— Je n’en peux rien, c’est ma nièce préférée !

— Mon oncle, je suis votre seule nièce…

— Eh bien alors, raison de plus !

Oncle Joey et sa femme Katheleen étaient vraiment des gens adorables.

Il faisait beau ce jour-là et l’on joua à chat perché, au lancer de pierres, on cueillit des fleurs et, bien entendu, Victoria et ses cousines firent un tour en poney.

Victoria avait déjà monté des poneys, mais plus petits, et elle s’était montrée d’ailleurs assez douée au grand dam de sa mère qui, très protectrice, craignait sans cesse qu’elle se blesse ou se torde le cou.

Cette bête-ci avait l’air brave, ce qui la rassura un peu.

Alors qu’il contournait la belle maison de pierres et de boiseries sculptées, au moment même où Victoria le fit volter sans mal, peu après la chapelle, l’animal devint fou.

Il piqua un galop au travers du jardin, sauta un muret de pierres ébranlées et fonça sur le chemin de dalles plates qui traversait les ronciers, emportant sa cavalière droit vers les croix du bord de la falaise.

Ces deux croix celtiques étaient taillées dans le granit : une grande, très ouvragée, et une plus petite, plantée à moins de trente-cinq pieds de la première.

— Victoria ! hurla sa mère.

L’assistance était médusée. Oncle Joey et le père de Victoria s’élancèrent à sa poursuite, la peur au ventre.

La corniche ne cessait de se rapprocher de la fille et de sa monture !

— Victoria !

Mais Victoria n’entendait rien, ne voyait plus rien d’autre que ce magnifique insecte bleu, lumineux, sorti d’un buisson au détour de la maison. Il avait semblé lui chuchoter « suis-moi » et il était impossible de résister. Elle avait inconsciemment talonné les flancs du petit cheval, l’obligeant à ne pas se laisser distancer par la libellule. Elle grimpa la côte à toute allure dans un tonnerre de petits sabots, monta sur la dalle et, louvoyant entre les croix, s’élança vers le bord, toujours captivée par cette lueur magnifique.

Le poney pila net dans un nuage de poussière blanche.

Au loin la famille retint son souffle, espérant distinguer Victoria dans ce brouillard de craie.

Mais quand le vent l’eut dissipé, il n’en ressortit qu’un poney alezan reniflant la terre sèche d’un air résigné.

Victoria avait plongé sans lui, une petite fleur ramassée peu avant : une orchidée grenouille, encore accrochée dans ses cheveux de blé.

On la chercha des semaines durant, mais on ne la revit jamais.

Victoria avait disparu !

I

Harold

Juillet 1007, Irlande du Nord.

C’était l’aube, une aube fraîche et bleutée. Le campement s’éveillait dans la brume opalescente qui montait des tourbières et des bruyères. Deux mille hommes d’armes, trois cents chevaux et des tentes de campagne emplissaient le vallon.

Harold était exténué. Il démonta et se présenta au garde à l’entrée de la Regina, tente du seigneur commandant.

— Entrez, mais faites silence ! Messire s’entretient avec l’émissaire de Sa Sainteté ; le conseil est déjà réuni à l’intérieur.

Harold pénétra discrètement sous la lourde toile tendue et s’effondra sur un tabouret en bois près de l’entrée. Voilà trois jours qu’il chevauchait sans trêve. L’information importante qu’il rapportait était le fruit d’une mission harassante ; mais on n’interrompait pas un conseil en cours.

— … Sa Sainteté, le pape Jean a été clair à ce sujet, messire Goldwin ; c’est un point capital !

— Mais qui voilà ? interrompit sire Goldwin sans aucun ménagement. Ne serait-ce pas notre ami Harold qui nous apporte de fraîches nouvelles du sujet qui vous préoccupe tant, Monseigneur ?

Face au ton caustique utilisé, l’émissaire se rembrunit.

Harold, quelque peu distrait, sursauta, faillit chuter, se redressa et salua d’une révérence.

— Alors, Harold, l’avez-vous trouvé ?

— Non, messire.

— Comment, non ? éructa l’ecclésiastique.

— Calmez-vous, Monseigneur, laissons parler Harold !

— C’est-à-dire, messire, que nous avons retourné tout le village, les hameaux voisins et chaque chaumière de la campagne du lieu. Je puis vous assurer que nous n’avons rien laissé au hasard, mais nous sommes arrivés trop tard, je pense.

— Et… la fille ?

— C’est une sorcière ! cracha l’émissaire.

— Je ne crois pas aux sorcières, Monseigneur, rétorqua lord Goldwin.

— Vous devriez, soyez-en persuadé !

Goldwin leva les yeux au ciel :

— Poursuivez, Harold !

Gêné, voire très embarrassé, Harold continua :

— De toute évidence, des villageois ne devaient pas la porter en grande estime, car ce sont eux-mêmes qui se sont chargés de la tuer !

— L’ont-ils brûlée ?

— Y paraîtrait que non, Monseigneur ! D’après ce qu’on nous a rapporté, ils étaient trop en rogne et tellement imbibés qu’ils n’ont guère pris le temps d’ériger un bûcher.

— Quoi ? s’étrangla l’émissaire.

— Non ! Ils l’ont balancée du haut de la falaise.

Le poing d’Harold se crispa.

— Bande de sacs à bière ! C’est impossible d’être à ce point stupide ! J’avais pourtant bien précisé…

— Qu’est-ce que ça peut faire ? intervint lord Haster. Vous vouliez qu’elle disparaisse, oui ou non ? La hauteur de cette falaise était certainement suffisante pour ce faire !

— Il fallait la brûler, vous m’entendez ? Il le fallait ! Vous ne comprenez rien… et… et le livre ?

— Sauf votre respect, Monseigneur, je vous l’ai dit, nous avons tout fouillé !

— Chez elle ? Elle le cachait certainement !

— Dans ce cas, il aura brûlé avec sa masure, parce qu’après les villageois sont revenus et y ont bouté le feu !

— Je vous assure que si l’ouvrage a brûlé faute à vos lambinages, Sa Sainteté saura vous châtier comme il se doit !

— Ça suffit ! Harold n’a certainement pas lambiné, il est lieutenant de mon armée et ne m’a jamais fait défaut. Je ne doute pas un instant de son total dévouement ! défendit le sire du camp. Et vos histoires de vieux grimoires et de sorcières commencent à m’échauffer, j’ai des affaires plus sérieuses à traiter. Nous sommes en guerre si vous ne le savez !

— Vos guerres ne sont que des jeux, Goldwin, des jeux futiles et enfantins. L’issue de vos guerres m’est absolument indifférente ; elles ne sont que peccadilles devant l’importance de ce « grimoire ».

— Comment osez-vous parler de la sorte ? Vous en répondrez au roi !

— Et vous, à Sa Sainteté !

— Messeigneurs, veuillez me pardonner…

Tous les regards convergèrent vers l’inconscient qui osait, sans vergogne, interrompre le pugilat verbal.

— De quel droit ? Qui êtes-vous ?

— Je suis Roan Craston, sous-lieutenant dans cette armée, pour vous servir. Et si Messeigneurs me le permettent, je pense pouvoir apaiser quelque peu leurs différends.

« Je reconnais bien là ton faciès faux de lèche-bottes », pensa Harold.

— Allez-y ! Nous vous écoutons, proposa Goldwyn.

— Le manuscrit n’a pas brûlé !

— Et comment, diable, savez-vous ça ? Oh ! Pardon, Monseigneur !

« Ça, tu l’as fait exprès ! » songea Harold.

— Simplement parce qu’il ne brûle pas ! Croyez-moi, Messeigneurs, accordez-moi pour mission de le retrouver et je pars sur-le-champ vous le quérir et réparer ainsi l’échec de sieur Harold.

— Sale trogne ! marmonna Harold.

Force était pourtant de constater que cette merdaille arrogante était construite comme un chêne ; mieux valait donc feindre d’ignorer l’attaque.

— Si vous dites vrai, de qui tenez-vous cela ? interrogea l’homme du clergé.

— Je sais pas mal de choses sur ce livre, mais permettez-moi de vous les taire pour l’instant : cela facilitera ma quête qui, de ce fait, en sera écourtée. Je vous en prie ! Si vous m’accordez votre confiance, je deviendrai l’ombre de ce manuscrit : où il ira, j’irai, pour le récupérer et vous le remettre ; j’en fais le serment.

— Avons-nous d’autre choix ? Si toutefois messire Goldwin peut se passer de vous quelque temps, sans trop risquer de perdre ses fichues guerres !

— Ma foi, si cela peut vous contenter. Je me déferai d’un de mes sous-lieutenants, si Sa Sainteté juge qu’il est plus utile de dénicher un livre que de convertir des païens…

— Vous n’en avez même pas idée, murmura l’émissaire.

Roan Craston quitta la tente après maintes courbettes et prépara son paquetage. Alors qu’il finissait de panser son cheval, il lui chuchota à l’oreille :

— Hâtons-nous, mon beau, car c’est un grand jour qu’aujourd’hui : en devenant chercheur officiel du livre, j’élimine un monceau de rivaux potentiels. Ces imbéciles vont très probablement me permettre de renaître de mes cendres. C’était inespéré, vois-tu ?

Comme il plantait son pied boueux dans l’étrier, on l’interpela :

— Roan Craston ! Un instant, je vous prie…

— Monseigneur ?

— Je ne sais pas trop d’où vous sortez, mais je sais reconnaître les hommes de bravoure. Je voulais vous assurer de ma gratitude si vous veniez à retrouver l’ouvrage perdu. Je puis aussi « couvrir », si cela s’avérait nécessaire, les éventuels débordements que vous seriez obligé de pratiquer pour la cause. Sa Sainteté a fixé l’objectif de la mission, pas la méthode ni les moyens d’y parvenir, j’espère que vous me comprenez ?

— Je trouverai ce livre, même si je dois brûler jusqu’à la dernière sorcière du royaume et mettre à sac tous les villages.

— Heureux de voir que vous avez saisi ma pensée.

— Je vous le ramène, même si je dois le chercher en enfer !

— Je ne vous en demande pas tant ! Je vous pourvoirai en hommes et en fonds si cette quête l’exige ; demandez et vous aurez. Mes espions vous suivront pas à pas à travers tout le pays.

— N’aurais-je donc pas votre pleine confiance ?

— Bien sûr que si ! Je ne voudrais toutefois pas que vous vous égariez en chemin. Allez maintenant et que Dieu vous garde !

Roan battit bride sans plus de cérémonial. Une fois éloigné, il se retourna le sourire aux lèvres.

« Pauvre fou, pour ce que j’en ai à cuire de ton dieu ! Tu me sembles toutefois moins stupide que je ne pensais », songea-t-il.

L’émissaire le regarda chevaucher un instant :

— Sans toi, ce serait beaucoup plus long ; avec toi, cela sera pour sûr plus compliqué ! T’accorder ma confiance ? Jamais ! Pas même dans le plus enchanteur de tes rêves, ne serait-ce qu’un court instant !

Ce soir-là, alors que le camp dormait déjà, une bougie brûlait encore sous la tente d’Harold. Celui-ci dégagea avec extrême prudence de sous sa paillasse un objet très encombrant, noir et marron, recouvert d’un très beau cuir travaillé. Il espéra un instant y jeter un œil, par simple curiosité, mais l’ouvrir était impossible. L’ouvrage resta obstinément clos sans qu’il ne puisse en lire une ligne.

William

Le lac était noir et, tel un miroir parfait, il reflétait une lune quasi pleine et des milliers d’étoiles. Çà et là flottaient néanmoins quelques bancs légers d’une brume fantomatique.

William avait allumé un feu, car la soirée était fraîche, et il n’y avait de toute façon âme qui vive à moins de trois lieues.

Il se laissa aller à faire quelques ricochets avec les galets bien plats de la rive. Le contact de la pierre dans sa main lui arracha un sourire : cette matière était son quotidien ; il la façonnait, l’apprivoisait et, presque chaque jour, en faisait des merveilles.

Pourtant son esprit était ailleurs : il pensait à Elle.

Comment les hommes pouvaient-ils être si mauvais parfois ? Et si stupides ? C’est alors qu’il entendit un bruissement dans le petit bosquet qui jouxtait l’eau.

Vif comme une truite, discret comme un chat, il ramassa son arme et s’enfila sous les arbres. Il contourna un petit massif rocheux enfoui sous le lierre, remonta une pente douce afin de contourner l’intrus. En regardant vers la berge, il le vit. Tapie derrière un tronc couché à demi pourri, envahi par de larges champignons, une ombre noire épiait le feu de bois. Sans un froissement, tel un spectre, William lui fondit dessus.

Sous la pointe de la lame, le guetteur devint la proie.

— Montre-toi !

— William, c’est moi ! L’homme encapuchonné se découvrit.

— Par tous les saints, Harold ! Espèce d’idiot, j’ai bien failli te raccourcir !

— Je n’étais pas certain que c’était bien toi !

William soupira puis saisit la tête d’Harold entre ses mains.

— L’as-tu ?

— Oui !

— Dieu soit loué !

Il embrassa Harold et l’étreignit à l’étouffer. Harold se dégagea doucement, courba l’échine, les yeux perdus dans les feuilles mortes :

— Will, je… pour… je suis désolé, je suis arrivé trop tard, je ne pensais pas que le village serait une menace pour Elle, c’est pour cela que j’avais monté moi-même cette « expédition » : c’était pour la protéger de l’armée et de l’Église, je n’ai jamais pensé que…

— Je sais ! Tu me l’as déjà expliqué quand je t’ai demandé pour le livre. À la vérité, tout est ma faute : si seulement je m’étais montré plus fort, si j’avais su la convaincre de partir avant toute cette folie. Il avait des larmes plein les yeux.

— Comment est-ce Dieu possible ? Qu’a-t-elle bien pu leur faire ?

— Je vais te le dire : trop de bien sans doute ! Elle les a soignés, instruits et son savoir les a effrayés. Pauvres imbéciles ! Une sorcière ? Oui, elle l’était ! Et ils ne connaîtront jamais tout le bonheur qu’ils auraient pu en tirer.

— Il faut que tu saches : un homme du nom de Roan Craston s’est proposé spontanément pour partir à la recherche du livre. C’est un lieutenant sous mes ordres, mais je pense que c’est un sale type et…

— Mieux vaut s’en garder, effectivement ! Je connais cet homme et je sais qu’il mettra tout en œuvre pour le trouver.

— Pourquoi ? D’où le connais-tu ?

— Il a presque de tout temps été envieux et il est son demi-frère !

— À Elle ?

— Oui !

— Corne de bouc ! Que vas-tu faire à présent ?

— Je vais m’instruire, grâce à toi, dit William en tapotant la couverture en cuir.

— Avec ce livre ?

— Oui ! Harold, il faut que tu me promettes de ne jamais révéler à quiconque que tu me l’as remis, ou même avouer l’avoir jamais entr’aperçu ; tu le paierais de ta vie sur-le-champ ! Crois-moi sur parole, je t’en prie !

— Mais, qu’est-ce donc que cette « chose » étrange ? Il ne s’ouvre même pas !

— Tu ne dois pas le savoir, mais c’est d’une importance capitale… pour moi. Ne m’en demande pas plus à ce sujet, au nom de notre amitié !

— Bien.

— Donne-le-moi et rentre au camp avant qu’on ne s’aperçoive de ton absence. Je te jure que je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi. JAMAIS !

Harold mena William par un étroit sentier bordé de roches et d’arbrisseaux tordus, jusqu’à son cheval. Il déboucla l’épaisse sacoche en cuir et en sortit l’antique ouvrage.

William le prit tel un trésor fragile, laissa glisser ses doigts sur le cercle orné de runes qui en décorait la couverture et le glissa dans un sac de jute.

— Va, mon ami et, quoi qu’il arrive, ne dis rien à personne. Si je disparaissais : ne me cherche pas ! Jure si besoin est que tu ne me connais pas, renie-moi de tout ton cœur !

— Will… je voulais te dire… voulut poursuivre le lieutenant en grimpant en selle.

Mais ce n’était plus la peine d’insister !

Dépité, Harold se détourna, éperonna les flancs de sa monture et s’évanouit dans la nuit.

William le regarda s’en aller avec un pincement au cœur.

— Puissions-nous un jour nous revoir en des temps plus gais ! Je te rends grâce, Harold, car à présent je vais pouvoir à nouveau vivre, et si Dieu le veut… Elle aussi !

Amy

— Mais, bon sang, qu’est-ce que tu fais ? On va être en retard !

— Ça va, j’arrive ! De toute façon, pour ce qu’on fout dans ce lycée à la con !

— Amy, ton langage ! S’il te plaît ! Bientôt dix-sept ans et ça parle comme un gamin des rues !

— Oh ! maman ! Lâche-moi un peu… T’es d’accord avec moi que c’est un lycée de cons ! Même les parents des élèves sont horripilants ! Tu l’as dit toi-même, il y a deux jours !

— Amy, vraiment, tu exagères ! Je n’ai jamais dit une chose pareille et…

La jeune fille plissa les yeux et continua d’un air pincé :

— Oh, mais c’est qu’on devient une grande fifille ! Oh ! mais c’est pas un nouvel homme dans sa vie qu’elle a vot’maman ? Oh ! c’est pas un peu bizarre comme façon qu’elle a de s’habiller, la petite Amy ? Tu sais ce qu’elle leur dit la « petite Amy » ?

— Oh, pour ça, oui ! J’ai vraiment une idée ! Allez, viens maintenant !

Amy était d’apparence extérieure comme était son cœur : une boule de tendresse mal gérée, hérissée de clous ! Plutôt jolie, elle ne portait à l’habitude que des vêtements noirs, ses cheveux étaient noirs, son maquillage… noir et son humeur souvent de la même couleur que tout le reste ! Un piercing annelé lui « ornait » la lèvre inférieure.

Elle grimpa dans la Jeep à la place du convoyeur. Mère et fille empruntèrent le sentier qui traversait le jardin puis, en obliquant à droite, atteignirent l’asphalte. La route comptait six bons miles jusqu’à Bushmills ; elle sinuait sur l’Antrim coast avant de redescendre en douceur jusqu’aux premières habitations. Le vent était fort aujourd’hui ; le vent était presque toujours fort sur la falaise. Amy sourit en passant à la hauteur des trois croix. La petite zone d’herbe rase et de plumeaux qu’elles délimitaient était, pour elle, le centre du monde, un havre de paix où elle aimait s’asseoir ; le seul endroit au monde où elle se sentait vraiment bien. Elle songea à ses recherches encore infructueuses sur l’histoire du lieu… C’était bien plus distrayant que se farcir les cours.

— Tu crois qu’il viendra ? marmonna-t-elle.

— Que… ? Oh, Amy ! Alors c’est pour ça, cette tête de cochon ? À l’approche de chaque anniversaire, c’est la même chanson.

— Tu ne penses pas que c’est normal ? C’est mon père !

— Je sais, Amy, mais ça fait cinq ans qu’on ne l’entend plus !

— Tu pourrais essayer, pour mon anniversaire…

— J’essaie de le joindre tous les ans !

— Peut-être cette année ?

Elle l’aimait puisqu’il lui manquait ; elle le détestait puisqu’il était parti.

Elle repensa à ce jour maudit d’octobre où, après une semaine infernale clôturée d’une dispute mémorable, il était parti sans laisser d’adresse. Il avait eu le culot de se faire tatouer le nom d’une autre femme sur la main, ce qu’il justifia en délirant une histoire à dormir debout, puis il expliqua qu’il devait partir, qu’il n’avait pas le choix. Abandonnant ainsi sa femme et sa fille comme de pauvres connes, il n’avait plus donné signe de vie depuis lors.

Johanna gara la voiture devant le lycée. Dans un soupir à fendre l’âme, Amy se laissa couler en bas du siège.

— Salut, M’man !

— Salut, mon cœur.

Encore une putain de journée qui commençait !

Situé dans le comté d’Antrim, le village de Bushmills est une adorable bourgade de moins d’un millier et demi d’habitants. Célèbre pour sa distillerie de whiskey, reconnue comme la plus ancienne malterie du monde, on peut y découvrir également la Chaussée des géants : curiosité géologique unique faite de la rencontre de lave basaltique en fusion et de la mer glacée, il y a quarante millions d’années. De cette union sont nées quarante mille colonnes hexagonales serrées les unes contre les autres, formant tantôt des orgues majestueux, tantôt un pavage s’avançant vers l’Écosse. On raconte d’ailleurs que cette chaussée fut construite par un géant irlandais qui, piqué au vif par la vantardise d’un géant écossais qui le traitait de poltron, voulut traverser la mer. Quand il vit arriver par le chemin qu’il venait de terminer un congénère bien plus grand que lui, le géant irlandais courut se réfugier chez sa femme qui eut juste le temps de déguiser son mari en bébé. Incrédule en voyant une mère bercer un enfant si démesuré, l’Écossais, osant à peine imaginer la taille de son père, rebroussa chemin en courant et démonta lui-même le passage, afin que l’Irlandais ne vienne jamais l’importuner.

Un lieu tranquille, un moulin, des légendes.

Il devait être 16 h 15 quand Amy entra dans la bibliothèque. Les cours étaient terminés et la journée de classe avait été aussi morne qu’habituelle. Les autres étudiants étaient partis vagabonder dans un pub ou l’autre en trichant sur leur âge.

Elle était loin d’être débile et étudiait beaucoup ; c’était davantage la compagnie obligée de ses condisciples que les cours eux-mêmes qui provoquait chez elle une révulsion pour le lycée. Elle n’avait pas vraiment d’amis et ne cherchait pas spécialement à s’en faire !

Ce lieu, en revanche, lui plaisait beaucoup : l’odeur de cire à bois, les rayonnages en vieux chêne où des centaines d’ouvrages reliés couvraient les murs. Des bancs lustrés nimbés d’un éclairage feutré émanait une chaleur si confortable que l’envie prenait à quiconque de s’y installer.

Elle déposa ses affaires sur une table proche de la fenêtre. Le soleil à cette heure traversait les vitraux teintés déposant sur le mobilier une lumière en damier, ocre et violette, ponctuée de poussières scintillantes.

La fée du lieu s’appelait Helen Warwick. Âgée d’une soixantaine d’années, plutôt grassouillette, c’était elle le maître à bord. Amy l’aimait bien.

— Alors, ma grande, toujours plongée dans tes recherches ?

— Oui !

— Tu ne devrais pas un peu sortir avec les gens de ton âge ? Tu sais, ce n’est pas que tu me déranges, mais tu es toujours fourrée ici… Tu n’as pas envie de t’amuser ?

— Mais je m’amuse ici !

— Mouais… OK ! Si tu le dis !

— Est-ce qu’il y aurait un truc qui parle des croix celtiques ?

— Voyons, Amy, le contraire serait malheureux : nous sommes en Irlande tout de même !

— Bien sûr… pour ça, j’ai déjà regardé sur Google, mais je veux dire : des croix d’ici ! Comme celles qui se trouvent tout près de chez moi ; il n’y avait rien là-dessus.

— Ah ! Eh bien, je suis très heureuse de savoir que je sers encore à quelque chose ! Voyons si je peux concurrencer ton Google !

Helen disparut un bon moment et revint avec trois ouvrages.

— C’est… tout ? interrogea Amy, dissimulant mal sa déception.

— Oui ! Moi aussi, je m’attendais à mieux, mais bon, commence déjà avec ça ! Apparemment, il y a des brochures touristiques, et le petit là, tout abîmé, je l’ai retrouvé derrière les étagères. À en voir l’état, il doit avoir dégringolé de son emplacement il y a fort longtemps !

Amy disposa les revues en éventail devant elle.

— Bon, voyons ça…

Le premier écrit était, en effet, un guide touristico-historique qui, sans s’aventurer dans le moindre détail, contenait toutefois quelques jolies photos de la région. On y voyait même la maison d’Amy à l’arrière-plan du cliché mis au point sur les trois croix. Hormis cela, rien !

Le second datait de l’après 40-45, période où on utilisa pour la première fois le terme de « croix celtique ». On y apprenait que la représentation de cette croix remontait à la nuit des temps. Elle trouvait sa source, selon certains, dans la configuration géographique de l’Irlande elle-même et schématisait les quatre royaumes des points cardinaux encerclant un cinquième : le Midhe. Celui-ci était le fief du roi suprême qui régentait les quatre autres. Elle était aussi étroitement associée au nombre cinq : l’Unité au centre, où tout trouve son origine et où tout revient, en suivant les quatre directions cardinales. Elle fut ensuite, pour les chrétiens, une représentation des cinq plaies du Christ en croix et, plus tard, utilisée par les mouvements de jeunesse du général Pétain et des partis nationalistes. Ces éléments, Amy les connaissait déjà grâce à des articles lus sur Wikipedia ou extraits du monde celtique.

Le dernier ouvrage tombait presque en morceaux ; pas tant probablement d’avoir été manipulé que d’avoir traîné des décennies dans la poussière. Il datait de 1835 ! Amy ne put réprimer un « Bordel ! » un peu sonore qui fit relever la tête à une grande chandelle boutonneuse installée à l’autre bout de la pièce. Ce livre-là par contre semblait beaucoup plus intéressant ! On le devait à un certain Norbert Kraston qui semblait s’être attardé beaucoup plus longuement sur les croix de l’Antrim coast. En parcourant le récit, Amy reconnut, par une description fort précise de l’auteur, la falaise proche de sa maison et les croix… L’écrivain parlait plutôt de LA croix, comme si les deux plus petites n’existaient pas ou n’avaient aucun intérêt. Cette croix qu’elle connaissait presque par cœur tant elle l’avait regardée, touchée, en détail, Kraston l’appelait « la croix de sorcière » ! Bizarrement, il semblait en parler comme s’il y était lié, lui et sa famille ! Il décrivait l’histoire de membres sans nul doute éminents de sa généalogie et des liens qui les unissaient aux terres du pays. Assez incompréhensible à vrai dire… Plus un journal intime qu’un recueil sérieux ! Amy le survola, tant le bla-bla sur tous ces personnages était saoulant. À la dernière page, son attention fut attirée par une ligne en caractères gras : Tome 2 à lire du même auteur : Légendes et Vérités sur la croix de sorcière. Voilà qui invitait à zapper directement sur le second volume.

— Excusez-moi, vous auriez la suite de celui-ci ? questionna Amy.

— Mmm… ça m’étonnerait, car je te l’aurais déjà donné !

— C’est certain ? insista la lectrice.

— Attends un peu, je vais fouiller dans les archives.

Heureusement, la bibliothécaire adorait son métier et appréciait la jeune fille, sans quoi Amy aurait pu aller se faire cuire un œuf !

Au bout de vingt minutes, Helen revint, martelant le dallage de ses talons pointus, bredouille et l’air embarrassé.

— C’est étrange… ce tome apparaît dans les inventaires, de sa parution en 1835 jusqu’en 1841, ensuite il disparaît de la liste !

— Quelqu’un l’a perdu, ou volé ?

— C’est possible, mais ça devrait être indiqué sur la dernière feuille de l’année en cours : on y indique toute nouvelle acquisition, perte, vol ou destruction…

— Et ?

— La page a été déchirée !

Kevin

La lectrice quitta la salle, les trois ouvrages, fruit de sa récolte, sous le bras. Elle fit un petit signe amical de la main à Helen qui rangeait un rayonnage, perchée au plafond dans un équilibre plus qu’instable. Le sourire qu’elle affichait encore sur les lèvres en sortant du bâtiment s’évanouit instantanément.

— Oh ! Non ! Rendez-moi invisible ! invoqua Amy pour elle-même. Kevin ! Ce « m’as-tu vu » l’attendait à la sortie de l’édifice.

— Salut, Am !

— Tu trouves que mon prénom est trop long ou ton alphabet s’arrête à « m » ?

— Allez, Amy, te rends pas encore plus emmerdeuse que tu n’es vraiment, t’en as pas besoin, tu sais !

— Qu’est-ce que tu veux ? T’es venu vérifier si j’avais bien intégré les derniers conseils en matière de mode de cette petite poufiasse de Jennifer ? Tu as apprécié sa manière subtile de me faire passer pour une conne devant tout le monde ? Vous, les mecs, vous n’entendez même pas ses paroles quand elle parle, tant vous êtes captivés par son physique de Barbie ! Oh, belle, ça oui, elle est belle… à l’extérieur ! Mais, pour moi, ses loques de duchesse ménopausée ne masqueront jamais sa mocheté intérieure ! Ses petits ricanements stupides me donnent des boutons ! Et toi, puisque tu la trouves tellement spirituelle, tu ferais mieux de la rejoindre avant qu’elle ne pense que je t’ai vampirisé !

— Je t’en prie… Je suis désolé pour ce matin, sincèrement, j’aurais dû prendre ta défense.

— Mais tu ne l’as pas fait ! Comme personne ne le fait jamais ! Mais je m’en fous, j’ai pas besoin de ta pitié… ou de celle de quelqu’un d’autre !

— C’est pas de la pitié, et j’apprécie beaucoup moins Jen que tu ne le penses ! Amy, écoute, je voulais seulement te demander…

— Quoi ?

— De venir avec moi… d’être ma cavalière pour le bal de fin d’année ! déclara le jeune homme, un peu gêné.

— Quoi ? Mfffrt ! Pfrrrrt !

Impossible de se retenir, elle éclata de rire.

— Que… qu’est-ce que j’ai dit de si hilarant ?

— Tu te fiches de moi, c’est ça ? Cette proposition si inattendue lui semblait burlesque.

— Mais non, je suis sérieux ! s’indigna-t-il.

Nouvel éclat de rire ! Un rire nerveux, incontrôlable. Kevin ne riait pas. Amy mit quelques instants à reprendre sa respiration.

— Écoute, je n’irai pas à ce bal, simplement parce que je n’y ai pas ma place ; ni avec toi ni avec le prince William ! Dès que ma mère aura pigé qu’il n’y a plus rien à faire dans ce trou perdu, je me casserai le plus loin possible. La seule chose que je regretterai vraiment, c’est un endroit sur la falaise où je vais souvent : un stupide carré d’herbe ! Mais de toute façon, ça n’intéresse personne !

— Mais si, pourquoi pas ? Je ne dem…

— Désolée de t’avoir fait perdre ton pari !

Amy tourna les talons. Tout en marchant, elle saisit qu’elle avait exagéré. Bushmills n’était pas un trou perdu, elle ne voulait pas partir d’ici, mais son père n’était plus là et tout avait changé depuis. Elle n’aimait plus personne et on ne l’aimait plus.

Kevin voulut la rattraper pour lui parler, mais Amy ne l’entendait pas… ne voulait plus entendre ces stupidités ! « C’était sûrement avec Gregor ou Dowell qu’il avait parié. Petit con ! » Même si elle était habituée aux railleries sur ses goûts vestimentaires, là, ils avaient dépassé les bornes.

« Kevin ! Petit salaud ! » pensa-t-elle. Elle ne riait plus. Elle essuya même une larme qui s’était mise mit à lui couler sur la joue.

Et lui était resté planté là ; assez décontenancé à vrai dire. Dans un soupir, il murmura pour la fille qui s’éloignait :

— Mais quel pari, Amy ? Quel pari ?

William

— La première pièce de mon plan ! dit William à voix basse en contemplant son labeur achevé.

Cela n’avait pas été chose aisée que de manipuler les pierres brutes prélevées sur la falaise ; ces prismes hexagonaux, majestueux, fascinaient le jeune homme depuis sa plus tendre enfance : comment la nature, par la seule force des éléments qui semblaient parfois si rudes, pouvait-elle être si précise, si experte ? Un charroi attelé avait permis de hisser les pierres jusqu’à l’atelier du tailleur. Là, William les avait sculptées, façonnées avec une minutie patiente. Aujourd’hui, transportées à nouveau par le même attelage, les pièces avaient été assemblées. Enfin était érigée la croix ! Elle était terminée !

La richesse des dessins était époustouflante ! Aucun nom n’y était apparent, car, malgré tant de finesse, attirer davantage les regards sur le monument n’était pas le but recherché : il fallait demeurer discret ! Il en avait fait une œuvre d’art pour Elle, uniquement pour Elle ; au cas où il ne serait pas à la hauteur, au cas où Roan Craston serait moins bête que mauvais. De toute manière, les sentiments qui l’unissaient à Elle étaient restés secrets pour la plupart des gens. Les villageois lui fichaient la paix, et Craston, lui, courait l’Erin en tous sens après le manuscrit. William avait pris des dispositions pour nourrir la rumeur que le livre avait été emmené vers le sud, espérant occuper Roan suffisamment longtemps. Dans les tavernes et les bordels, des ivrognes colportaient à d’autres pochards avoir vu un livre magique aux pouvoirs incroyables, brodant autour du sujet des contes plus fantastiques les uns que les autres. Et puis, William aurait disparu sous peu de toute façon, car le livre lui en avait appris suffisamment, pour l’instant…

Le ciel était argenté et très nuageux, le vent était fort, comme il l’était souvent sur la falaise…

Il se faisait tard et grâce à l’obscurité qui s’installait, on ne pouvait déjà plus le voir depuis la route. Alors, comme tous les soirs, au pied de la croix, il glissa la pointe de son épée entre deux dalles, fit tourner la poignée à la manière d’une clé géante, découvrant ainsi une logette hexagonale creusée dans le basalte. Celle-ci, telle une petite tombe protégeant un sarcophage, contenait une cassette en bois. En l’ouvrant avec maintes précautions, William retint son souffle.

— Probablement la dernière fois que je te sors de là ! murmura-t-il à l’ouvrage relié de cuir qu’il effleura des doigts avant de l’extraire du coffret.

Il prit soin de refermer la boîte et de remettre la pierre en place, afin que nul ne découvrît la cachette. Ne pas laisser de traces, trop aisément visibles en tous cas !

William s’assit en tailleur face au large, au pied de la croix, déposa l’ouvrage ouvert sur ses genoux, inspira profondément, goûtant avec plaisir les fins embruns salés, et débuta les incantations.

Tout serait parfait ! Oui ! Il avait tout prévu ! Une fois les charmes instaurés, il disparaîtrait alors aux yeux des hommes, n’œuvrant plus que pour La rejoindre, enfin !

Roan

La bière coulait à flots dans un vacarme abrutissant malgré l’heure déjà très avancée. Le vieux pêcheur était plein à craquer, aussi plein que les ivrognes qui peuplaient encore l’établissement. Le plancher en chêne ployait et grinçait de souffrance sous les coups des lourdes semelles, rythmant un air envolé, extirpé des boyaux d’un horrible crincrin. Les chopes s’entrechoquaient, débordantes d’écume, inondant tables, bancs et sol. Des remugles écœurants de saucisses carbonisées inondaient l’atmosphère. Ça sentait le houblon, la fumée et la crasse ! Ça riait, ça chantait, ça gueulait dans tous les coins !

Sous l’escalier, à demi affalés sur une table garnie d’une dizaine de pintes vides, à la lueur chancelante d’une chandelle dont la mèche allait passer de vie à trépas, deux types discutaient :

— … Y paraîtrait même que Watt l’a vu trimbaler des cailloux énormes comme des troncs, et puis qu’y les a mis ensemble pour faire cette croix !

— Pas tout seul quand même, il y faudrait des mois !

— Ouais des années même ! Ch’te dis qu’il en pinçait pour cette sorcière et qu’il a fait ça pour elle, le petit sottard ! Pour qu’elle ait une tombe quand même ! Pfft !

— Et qu’est-ce qu’ça peut bien nous cuire ? À… à nous z’aut’ ?

— À vous autres, peut-être rien, mais moi, ça m’intéresse !

Aucun des deux pochards ne l’avait vu venir par-derrière, il avait suivi toute la conversation. Son énorme patte gantée plantée sur la nuque était comme un étau de fer : un hoquet et elle vous brisait l’échine !

— Que… Qui…

— Mon nom n’importe pas, pas plus que le tien, sac à crottes ! Viens, suis moi dehors, j’ai à te parler !

Le pauvre bougre ne put qu’obtempérer au risque de voir ses vertèbres cervicales transformées en débris. Le second sbire tenta une intervention, mais s’écroula sur la table voisine, provoquant l’hilarité, puis une bagarre générale.

À l’extérieur, la lune blafarde teintait d’un bleu argenté l’ensemble du paysage ; les arbres baignés de brume semblaient tendus de mille toiles d’araignées.

— Alors, tu sais des choses sur un certain William qui aurait érigé une croix pour sa bien-aimée, balancée dans la mer par des crétins dans ton genre ? C’est bien ça ?

— Non, je ne…

Roan tâta le pommeau de sa lame.

— Écoute-moi bien, si tu veux conserver cette hideuse chose qui te sert de tête sur les épaules, tu as intérêt à accoucher vite fait ! Je ne suis pas réputé pour ma patience !

— C’est… c’est le tailleur de pierres, il a fait une croix y a déjà bien un an et… on dit que c’est pour la sorcière, mais maintenant on sait plus ousqu’il est…

— T’es sûr de ça ?

— Ouais ! Il a disparu qu’on dirait !

— On dit oui, face de bouseux ! Et elle est où cette fameuse croix ?

— Ben, là ousqu’on a jeté la fille.

Nom de Dieu, Roan, qu’as-tu fait ? Où avais-tu la tête ? Courir depuis deux ans déjà, comme un lièvre stupide aux cinq cents diables. Il murmura pour lui-même :

— Je suis parti trop longtemps, beaucoup trop longtemps !

— Vous dites, Mes… sire ?

— T’occupe, sac à crottes ! Disparais de ma vue avant de me déplaire vraiment, et va rejoindre ton troupeau de braillards ! 

Le père Dillon

Le père Dillon rentrait chez lui après une visite assommante chez la veuve Linkovics, émigrée polonaise dépressive, épuisante, atteinte de diarrhée verbale chronique. Il était tout simplement éreinté !

C’est en passant la grille de son jardinet planté de roses trémières multicolores, où tintaient des dizaines de carillons éoliens, qu’il la découvrit, tambourinant à la porte. Une hippie tout de noir vêtue était plantée sur son seuil ! Il pensa faire demi-tour discrètement pour échapper à ce qui ne pouvait représenter qu’une tuile supplémentaire, mais sa conscience professionnelle l’obligea à changer d’avis :

— En quoi puis-je vous être utile, mademoiselle ?

— Oh ! Bonjour, mon père, désolée de vous déranger. Vous ne me connaissez pas, je suis Amy Connoly, mais, en revanche, vous connaissez ma grand-mère, Rosy Mills, je pense.

Le père Dillon vira au rouge, ce n’était pas une tuile, mais toute une toiture qui lui tombait dessus ! Il parut embarrassé, un peu perdu, mais se ressaisit très vite :

— Humm ! Qui ne connaît pas Rosy ? Elle fait partie de notre patrimoine ! plaisanta le père Dillon en forçant un sourire. Allez, entre, on va prendre un bon thé et tu me diras ce qui t’amène !

Le salon était exigu, mais très douillet : un canapé et de gros fauteuils en velours, un papier peint tout fleuri sur des lambris de chêne, conféraient à l’endroit une ambiance chaleureuse ; des volutes d’Earl Grey parfumaient la pièce.

— Alors, Amy, que puis-je pour toi ? Prends un biscuit…

— Merci ! En fait, je fais des recherches, pour mon plaisir, je veux dire, ce n’est pas dans le cadre de mes études… sur les croix qui sont plantées sur la falaise, à deux pas de mon jardin. Je connais un peu Helen, de la bibliothèque, vous savez ?

Il acquiesça.

— Elle m’a déjà un peu aidée, mais nous n’avons presque rien trouvé ! Alors j’ai pensé venir vous voir, car vous vous y connaissez en croix, je suppose ? Vu votre métier, je veux dire…

Le curé sourit devant la spontanéité d’Amy, mais quelque chose semblait le gêner ; ça se voyait comme un pou sur un chauve malgré un simulacre d’air détendu.

— Eh bien, je suppose aussi, mais que voudrais-tu savoir, au juste ?

— Je n’en sais rien… tout ! Leur histoire, qui les a faites, pourquoi elles sont là. J’ai trouvé un livre d’un certain Kraston qui semble…

Le père avala de travers et vira au cramoisi en toussant.

— Désolé, le thé a pris la mauvaise route ! Kr… Kraston, dis-tu ?

— Oui, qui semble en savoir beaucoup, mais vous le connaissez ?

— Heu… non !

— Enfin, voilà, je ne veux pas vous importuner plus longtemps, mais si vous pouviez m’aider un peu, ça me ferait plaisir, sans vouloir abuser.

— Je verrai ce que je peux faire. Tu peux venir me voir après l’office de dimanche, si tu veux. Je ne te vois jamais le dimanche.

— C’est que… je ne suis pas croyante. À vrai dire, je ne crois en rien !

— Tu ne crois peut-être pas en Dieu, mais tout le monde croit en quelque chose : je ne sais pas moi, par exemple en la nature, la vie après la mort, l’amour, la famille…

— La famille ? Sûre que non !

Ça lui était venu comme ça, trop violemment, comme sorti de ses tripes sans qu’elle en ait vraiment conscience.

Elle se radoucit un peu.

— Mon père est parti, vous comprenez ? Depuis, je trouve que tout est nul.

Amy était surprise de se livrer ainsi à un inconnu, c’était loin d’être son habitude.

— Tout s’explique un jour ! Prends le temps de grandir un peu. Tu me sembles bien « noire » pour une fille de ton âge !

— Je m’habille toujours comme ça.

— Tu m’as bien compris, je crois, je parlais de ton cœur, pas de tes vêtements !

Amy le remercia, posa la tasse vide sur la petite table en acajou et, après avoir accepté le rendez-vous du dimanche, prit congé du père Dillon. Le prêtre la regarda par la fenêtre traverser le jardinet.

— Il avait raison ! Et moi qui n’y croyais pas ! C’est donc aujourd’hui que ça se passe, bien plus tôt qu’il ne l’avait prévu !

Le père Dillon dénicha une petite clé, fit basculer un tableau de la Vierge accroché au mur et ouvrit le coffre-fort. Il en exhuma un papier jauni, le déplia en allant s’asseoir sur un fauteuil à pattes, juste à côté du téléphone. Il inspira profondément et composa le numéro. Trois sonneries, on décrocha.

— Allô ? C’est…

— Aucun nom si vous voulez, vous savez bien !

— Oui, bien sûr ! Elle est venue me voir pour me poser des questions sur les trois « objets ».

— Déjà ?

— Elle m’a même cité le nom de « Kraston » ! Comment est-ce Dieu possible ?

— Je n’en sais rien, sur Internet peut-être ? On ne peut pas effacer la « Toile » comme on cache des bouquins ou des documents papier ! Ou bien elle aura déniché quelque chose qui nous a échappé ! C’est assez brillant de sa part, mais fort ennuyeux pour nous…

— Oui, elle est très « éveillée » à ce qu’il me semble.

— J’en suis convaincu !

— Je ne savais pas quoi faire, alors j’ai repoussé le problème à plus tard.

— Mmmh, je comprends. De toutes les façons, elle ne laissera pas tomber et même si c’est fort tôt, elle saura un jour, c’est inévitable !

— Qu’est-ce que je fais ?