La Nuit est mon amie - Annie Giraud - E-Book

La Nuit est mon amie E-Book

Annie Giraud

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Beschreibung

Lorsque passé et présent se confondent et se mélangent, l'héroïne perd pied. Cette fois, pourra-t-elle s'en tirer sans dégâts ?

Ce sont les grandes vacances. Rien à faire dans ce bled à part observer les adultes. Avec la canicule, ça devient obsessionnel. Il y a ceux qu’elle aime bien, rares, très rares. Et puis les autres. Elle les déteste tous : les mesquins, les médiocres, les étriqués, les amateurs de ces maudites soirées Intervilles et sardines grillées. Elle méprise ces hypocrites, ces sournois qui affichent une pratique religieuse irréprochable mais se répandent en calomnies. Elle se doit de protéger ceux qu'elle aime et les autres, les plus faibles. Au moindre dérapage, la sanction tombe, terriblement efficace pour régler ce qui ne peut être exprimé, entendu ou réparé. Elle les élimine, l'un après l'autre, simplement, froidement. Juste trop facile, chaque fois. Elle noue ainsi des habitudes dont elle ne pourra jamais se défaire mais elle acquiert la certitude qu’elle restera impunie. "Ils sont tellement idiots, avec leur mentalité déplorable, leurs petites vilenies..." Les apparences sont parfois trompeuses.

Plongez dans ce roman noir et suivez la destinée d'une héroïne qui renoue avec la solitude, la colère et les démons de son passé.

EXTRAIT

Nous regagnons nos chalets. Heureusement ! Au lieu de sombrer dans un sommeil réparateur, je suis restée aux aguets, m’efforçant de saisir, de capter et d’interpréter les bruits du chalet mitoyen. Dans la vie, il y a un temps pour la réflexion et un temps pour l’action. Instinctivement, je sens que celui de l’action est arrivé. J’ai raison. Je résiste au sommeil et mes sens en éveil perçoivent le bruit d’une porte que l’on ouvre, de pas feutrés, de mouvements furtifs. J’attends sans bouger. Je laisse passer de longues minutes puis je me faufile à mon tour hors du chalet. La lune joue à cache-cache. Quand elle montre le quart du bout de son nez, je distingue des silhouettes qui s’agitent autour du car. J’ai compris. Trois silhouettes qui font des allées et venues. Je m’approche à pas de loup en veillant bien à ne pas me faire repérer. Je bute alors sur une grosse branche d’arbre qui gît au pied du tronc. Je m’en empare, la soupèse et considère qu’elle peut me rendre service. Je reste planquée à quelques mètres du car et j’observe. Je ne peux m’empêcher d’être admirative.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

J’ai été complètement happée par ce roman noir au ton très cynique – la voix de la narratrice est vraiment savoureuse, on ne peut qu’adhérer à son regard sur le monde qui l’entoure – où l’on se retrouve à suivre le parcours d’une tueuse en série peu ordinaire. En ces jours de canicule, je vous conseille donc la lecture de ce roman paru aux éditions Lucien Souny. - N aurile, Les lectures de Naurile
 
À PROPOS DE L'AUTEUR

À l'origine de ce premier roman noir, Annie Giraud s'est attaché à observer le quotidien et le mal qui puise ses sources aux mêmes causes - basiques, répétées, voire obsessionnelles. Associées à la détresse, certaines situations - enfermement, isolement, situations climatiques hors-normes - favorisent les dérapages. Annie Giraud s'intéresse tout particulièrement à l'origine du mal-être, surtout lorsqu'il est installé depuis l'enfance. L’enfant, avec son pouvoir d’observation, sa justesse de constat et sa grande simplicité d’action, apporte des réponses élémentaires, infaillibles pour régler ce qui ne peut être exprimé, entendu, réparé. L'auteur joue avec les nerfs du lecteur en exploitant une violence rationnelle, froide et redoutablement efficace, et, au moment du dénouement, en le ramenant dans un monde normalisé.

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Les contrevents sont tirés depuis le milieu de la matinée. La pièce est plongée dans l’obscurité. Il n’y a pas d’air. La chaleur accablante plombe l’atmosphère. Cela fait maintenant de longues heures que je me vautre sur le canapé, une carafe d’eau plus très fraîche et un verre à portée de main. Je suis en colère. J’ai beau faire, utiliser tous les subterfuges possibles, je n’arrive pas à en venir à bout. Une colère sourde et viscérale avec laquelle je n’avais pas renoué depuis mes treize ans. Inutile de vous dire que de l’eau a coulé sous les ponts depuis, puisque j’en aurai cinquante-trois à la fin de l’année.

À l’époque, c’était une colère de jeunesse. Elle a duré tout un été. Elle m’a amenée aussi à commettre des actes répréhensibles. Très répréhensibles ! Puis, sans crier gare, elle m’a quittée à la faveur d’une rentrée scolaire. Une nouvelle vie, quelques amitiés, le plaisir d’apprendre, d’être perçue d’une façon positive et elle s’en est allée. Je me suis alors dépêchée d’oublier les actes commis durant ces deux mois d’été.

Je compare ma mémoire à une étendue flasque. L’image de sables mouvants s’impose à moi. Je sais à quelle vitesse ils peuvent digérer leur proie et la restituer un beau jour. Je viens de le lire dans le journal : en Brière, un squelette englouti paraît-il depuis quarante-six ans… Les faits qui me reviennent en tête remontent à peu près à cette époque, mais là heureusement, pas de squelettes à l’horizon, ou plutôt si, mais bien rangés, alignés à leur place, dans le cimetière de mon village natal.

En ce moment, j’assimile les sables mouvants à tous mes souvenirs douloureux. À la résilience aussi que j’ai entretenue afin de refuser la souffrance. Je me suis laissé guider par la recherche impérative du confort et la négation de cette partie obscure de moi-même que je n’accepte pas. Attention, il ne faut pas se tromper sur l’interprétation de mon analyse. Je rejette la responsabilité de mes actes. Hier comme aujourd’hui, à la racine du mal, il y a forcément les autres.

Les vrais coupables, je vous les dénonce : ils sont deux. En premier, les autres, tous les autres, ceux croisés dans l’enfance et qui m’ont renvoyé une image si négative, si brouillée qu’à l’époque je suis devenue obnubilée par le besoin de mettre en pièces, de massacrer ce qui se trouvait à portée de main. Cela n’était évidemment pas toujours faisable, alors, pour me soulager, mon esprit construisait des plans machiavéliques d’une rare minutie et d’une rigueur de métronome.

Je n’oublie pas le second coupable, c’est le facteur déclencheur, aggravant : la chaleur. Seules certaines journées d’été, vraiment caniculaires, m’ont ou peuvent m’amener à passer à l’acte. Je ne peux pas supporter cette impression d’étau quand elle s’insère dans les narines en asséchant l’intérieur des muqueuses jusqu’à rendre la poitrine douloureuse. J’ai alors l’impression que mes poumons se consument et que jamais plus je n’éprouverai le bonheur qu’apporte une bonne bouffée d’air frais.

Il ne m’en faut pas plus, alors je craque. L’air qui se fige autour de moi avec sa pesanteur, la solitude d’une pièce plongée dans la pénombre, le cerveau saturé de ruminations me poussent à renouer avec la seule méthode qui, dans ma jeunesse, m’a procuré un dérivatif bienfaisant.

Malgré ma fatigue, j’essaye de me raisonner. Je ne suis pas idiote. Je suis en colère, pour de multiples bonnes raisons, c’est certain ! Je ne vais pas remettre en cause tout l’équilibre familial, un anonymat tout compte fait respectable et quelques amitiés précaires, simplement parce que je suis frustrée, gorgée de chaleur, de rancunes et autres contrariétés dont je n’arrive plus à relativiser l’importance. Rien ne me garantit l’incroyable impunité dont j’ai pu bénéficier, une fois mes forfaits commis, durant l’été de mes treize ans. Rien ne m’assure non plus que j’ai conservé le savoir-faire de l’époque pour brouiller les pistes et tromper mon monde.

C’est peine perdue, je le sais. Ma rage est trop profonde, trop animale. Elle est montée insidieusement, pour mieux me dominer. Je n’y ai pas pris garde. Au contraire, je l’ai nourrie d’éléments secondaires que j’ai dû, en leur temps, réduire à leur juste proportion. Cela me ramène avec insistance à cette idée que mon cerveau n’est qu’un amas d’immondices, de petites choses puantes qui se décomposent pour former en surface un marigot de rancœurs. D’où mon désir et mon besoin de vengeance.

Je n’ai pas voulu non plus cette période de solitude, avec pour seule compagnie la présence de Mademoiselle Mimi, ma chatte. De plus, je ne suis en rien responsable de ces quelques jours de canicule que la météo monte en épingle alors qu’elle ne les avait même pas annoncés.

Je me tourne et retourne sur le canapé. J’avale quelques gorgées d’eau et je ne lutte plus. Je laisse les souvenirs de mes excès diaboliques remonter à la surface de ma conscience. Je réalise que je n’éprouve aucune honte. Bien au contraire, un certain confort m’envahit alors que les scènes, les images se font plus précises. Toujours cette chaleur horripilante et cette colère qui me taraudent. Je n’arrive plus à faire la différence entre celle d’aujourd’hui et celle d’hier.

1963, Paule, 13 ans.

Le village bourdonne des échos d’« Intervilles » qui s’échappent des maisons par les portes entrouvertes. Tout le monde est à la recherche du moindre filet d’air. C’est mardi, et parmi les voisins, ceux qui ont la télévision font « porte ouverte ». Il s’agit de passer une bonne soirée, de tromper la fatigue, d’oublier la chaleur et bien sûr d’étancher la soif avec la sacro-sainte production locale : le muscadet. Je n’aime pas « Intervilles ». Je trouve ce jeu idiot et vulgaire. Il me laisse de glace. Je me garde bien d’afficher mon point de vue. À peine la dernière bouchée du dîner avalée, ma mère a poussé la table, aligné les chaises. Moi, j’ai juste eu le temps de regrouper la vaisselle sale dans l’évier. Demain, ce sera mon premier bonheur du jour, auquel s’ajoutera la dizaine de petits verres qui trônent déjà sur la table toute neuve, en formica.

Tous ceux du chemin de la Minée et de la rue des Coteaux arrivent par petits groupes, en famille. J’aide aux préparatifs. Je souris. Puis, à la première occasion, je me faufile dans la rue. Je ne les supporte plus. Je les connais par cœur. En ce moment, j’ai un doute affreux : ce n’est pas possible que ma vie se résume à cela. Je ne vais pas finir comme eux. Je ne vais pas me crever au travail pour un salaire de misère puis, le soir, avoir pour seule distraction le bonheur de regarder « Intervilles » en compagnie d’ectoplasmes de cette espèce-là.

Je suis en colère. Je les trouve laids. Ils me flanquent franchement la trouille. Le pire, c’est que je n’arrive pas à envisager une autre vie. Je sais que pour certains elle existe, mais je n’ai pas dû frapper à la bonne porte. J’ai mal au cœur et seuls la rue, la solitude et un semblant de liberté peuvent m’apporter l’apaisement.

Dans le village, il faut le reconnaître, pour certaines choses, ils sont très moutonniers. Par exemple, l’épicière du hameau a eu la bonne idée de mettre en vente des portières constituées de lanières en plastique, multicolores. Alors, tout le monde s’est équipé de ces rideaux et les portes d’entrée s’ornent désormais de cette parure écœurante. J’ai demandé à maman d’un air innocent à quoi servait ce truc. Elle m’a répondu :

— Cela permet d’être chez soi, cela laisse passer l’air et ça empêche les mouches de rentrer !

Mettons ! Moi, j’ai des doutes très sérieux. Les mouches, j’en ai encore tué quelques-unes cet après-midi. Désormais, tout le monde sait ce qui se dit chez chacun et l’air, il n’y en a toujours pas. Mais j’ai une certitude, c’est moche. J’espère qu’un jour quelqu’un va s’accrocher dedans et arracher tout le bidule, car sa résistance me semble très discutable.

Je suis dans la rue. La nuit n’est toujours pas tombée. Juste le moment qui la précède, entre chien et loup. C’est seulement la fin d’une journée d’été caniculaire, une de ces journées agaçantes que l’on aspire voir atteindre son terme. Pas de fraîcheur, pas encore d’obscurité bienfaisante. J’accélère le pas. Excepté le bruit qui s’échappe des maisons, les rues sont désertes et je gagne le bourg sans croiser personne.

Je déteste encore plus le bourg. Ses habitants sont pires que ceux des hameaux. Pour moi, le bourg, l’église, l’école sont les repères de la fourberie, et de la médiocrité élevés à la hauteur d’une institution. Je suis en sueur. Je marmonne toute seule. Ma colère m’obscurcit l’esprit au point de m’empêcher d’envisager la moindre porte de sortie à mon ennui, à ce dégoût de la vie, de moi-même et des autres qui me submerge.

Sans y prendre garde, je suis arrivée à hauteur de l’église. Elle n’est pas close. Une idée atroce me traverse l’esprit et je sais que je ne vais pas la repousser. Tout ce que j’ai projeté durant les longues messes ennuyeuses aux côtés de ma marraine, je sais que ce soir je vais l’appliquer, méthodiquement. Tous mes sens sont en alerte. La place est déserte et je me faufile par la droite, longe le muret d’enceinte et pénètre dans le sanctuaire sans faire grincer la porte qui n’est pas encore verrouillée. J’entends des pas venant du fond de l’église. C’est elle, Mademoiselle Monique, elle a commencé son circuit : vérifier que rien ne traîne, faire ses génuflexions devant chaque statue, remettre quelques fleurs en place et égrener son chapelet. Elle a déjà fermé la porte du fond. Je n’ai pas besoin de la voir pour être sûre qu’elle tremble du menton et secoue la tête avec la régularité d’un balancier.

Cela s’impose à moi en l’instant. C’est impératif et évident. Je me glisse dans la sacristie en évitant de me cogner aux chaises et aux bancs. J’avance dans une demi-pénombre que seule ma parfaite connaissance des lieux me permet de dissiper. Il faut que je fasse vite. Je l’entends qui trotte au fond de l’église et je ne veux pas rester enfermée dans ce lieu toute une nuit. Au risque d’être surprise, je décide d’exécuter mon plan. Un méchant sourire étire mes lèvres. Ma vengeance a un goût de miel qui me prive de tout bon sens.

Je tâtonne un peu, me heurte à un portant sur lequel repose la chasuble que le prêtre a portée pour le Salut. Je m’accroupis, j’entrouvre la porte coulissante du placard et à tâtons je cherche la bouteille de vin de messe. Ma mémoire est précise, c’est bien la dernière et son bouchon mal enfoncé laisse échapper une odeur aigrelette de muscadet. Je la prends, la dépose sur le coffre qui sert à entreposer tous les ornements utiles pour les différents offices. Je tâte la poche de ma jupe et en retire ce qui, depuis plusieurs jours, ne m’a pas quittée. Plus tard, si je dois plaider la non-préméditation, j’aurai vraiment du mal. Je débouche la bouteille et y verse la poudre de sulfate de cuivre que j’ai prélevée dans la réserve de mon père. Il s’en sert dans sa bouillie bordelaise pour soigner la vigne. Je secoue pour mélanger avec le reste de muscadet. Il se produit alors une effervescence qui n’est pas sans m’inquiéter. Heureusement, il fait réellement très sombre. Je laisse le tout reposer un instant et, soulagée, je constate qu’il n’est absolument pas évident de suspecter quoi que ce soit. Seule l’odeur est encore plus écœurante. Mais pour une adepte de la dernière « petite goutte », poussée par une habitude instituée de longue date et que je suis sûrement une des seules à avoir repérée, cela ne devrait pas être un frein à l’ultime gorgée des familles. Tout doit être parfait. Je vérifie que c’est bien la seule bouteille qui reste dans le casier. Je le repose avec son précieux chargement à côté du placard. Ouf, tout est en place !

J’entends les pas qui se rapprochent. Comme à son habitude, elle arrive par la gauche et après une génuflexion devant l’autel, pousse la porte de la sacristie. J’ai juste eu le temps de me glisser par l’autre porte. Elle doit percevoir le souffle provoqué par le battant, car je l’entends marmonner d’une voix tremblotante :

— Y a quelqu’un ?

J’emprunte la travée qui mène à la porte latérale par laquelle je la sais terminer sa mise en sécurité des lieux. Je ne m’attarde pas. Je sors en retenant la porte au maximum, elle est en bois massif et très lourde. Je connais l’angle d’ouverture qu’il ne faut pas dépasser pour éviter le couinement fatidique qui ne manquerait pas de donner l’alerte.

Je suis dehors, à l’abri des regards. Je me faufile le long de l’église en empruntant l’allée bordée de buis. Je descends les quelques marches qui me permettent de gagner la place. Personne ! Ouf ! Je décide de regagner le village en passant par les jardins. C’est moins risqué. Là, je me fais du cinéma, car j’ai l’habitude de me promener le soir, pendant les vacances, et tous ces péquenauds n’y prêtent plus attention. Je ris en mon for intérieur. Car, ils ont vraiment tort. Cela m’amuse, parce qu’ils sont toujours très motivés pour trouver le mal partout, pour rapporter les ragots, dénaturer les faits, mais ils n’ont aucune malice quand les choses deviennent sérieuses. Des veaux, moi, je vous le dis, ce sont des veaux, et je suis en train d’en éliminer un. Plus précisément une, une vache, car elle avait atteint l’âge limite que les nuisibles ne doivent pas dépasser.

Le sentier est étroit et je n’y vois plus très clair, mais cela sent bon les fleurs gorgées de soleil qui, à la fraîcheur, exhalent leur parfum sucré. Pourtant, la notion de fraîcheur est très discutable. Je connais chaque caillou du sentier, et le nez en l’air, je me dirige sans me presser vers la maison. C’est un bourdonnement de sons confus qui me parvient par les fenêtres entrouvertes. Je ralentis le pas. « Intervilles » n’a pas encore eu raison de ses vachettes et les cris hystériques de ses animateurs m’annoncent de redoutables prolongations. Je laisse vagabonder mon esprit, sans le moindre remords. Je viens de dépasser le jardin qui prolonge la maison de ma marraine et je ne peux m’empêcher de penser :

« Bien fait, elle ne va pas tarder à perdre une de ses redoutables acolytes, morte au champ d’honneur en quelque sorte, puisque sacrifiée dans l’accomplissement trop consciencieux de sa tâche de bedeau. »

Un fou rire me secoue brutalement. Je suis pliée en deux. Je n’arrive pas à y croire. Je l’ai fait. Quelle drôle d’idée j’ai eue ! Et puis, cela a été si facile. Cela fait maintenant plus d’une semaine que je me promène avec cette poudre de sulfate dans la poche, soigneusement enveloppée dans une feuille de cahier d’écolière, pliée avec méticulosité. Chaque fois que je me changeais, je transvasais le précieux viatique !

Diabolique, je suis diabolique. Mais à qui la faute ? Ma marraine, ses amies, les vieilles peaux du village tapies derrière leurs carreaux, toujours à suspecter le mal, toujours à supputer la mauvaise action. C’est bien connu, à force de crier au loup, un jour il arrive que l’on se fasse bouffer. Elles m’ont fait une réputation de sale gamine, à moi de leur en apporter la preuve. Je n’ai vraiment aucun regret d’avoir commis cet acte. Après tout, ce n’est pas moi qui l’oblige tous les soirs, quand elle termine sa tournée pour fermer l’église, à passer par la sacristie, à lever le coude et à vider le fond de la bouteille de vin de messe. Le curé est plus prudent ou plus sobre, en tout cas, il s’épargne toujours les derniers résidus. Elle n’a pas ce genre de délicatesse. Pour son malheur, ma rage à son égard, sa complicité avec ma marraine, et ses multiples médisances m’ont amenée à observer ses moindres faits et gestes.

J’avance lentement. Maintenant, je gagne le chemin du Pâtisseau et je laisse derrière moi les grands marronniers et leurs ombres menaçantes à la tombée de la nuit. J’arrive sur la place du village et décide de regagner la maison en contournant la Robrie par la gauche, afin de la rallier par le chemin de la Minée. Je suis sûre qu’il est désert. « Intervilles » fédère toujours les voisins et j’entends le tintamarre des fanfares locales et la voix piaillarde de Simone Garnier. Je peux prendre mon temps et ralentir le pas. Je ne veux pas les voir. Et puis, j’aime la nuit, surtout comme ce soir, quand dans le ciel bien dégagé papillotent à profusion les étoiles. Les ombres se détachent et donnent du mystère à l’endroit le plus banal. Je m’enfonce dans l’entrelacs des jardins de la Minée, histoire de voir s’il reste quelques brugnons à chaparder. En ce moment, ils sont délicieux. Un seul problème, ils appartiennent au père Boileau qui est loin d’être partageux. J’en cueille quelques-uns et me délecte à sa santé.

Incidemment, je porte la main à ma poche. Heureusement, je n’ai pas oublié sur place le petit papier plié en sachet. Une sueur froide me glace tout à coup le dos. Moi qui n’ai pas eu la moindre hésitation pendant l’opération, là je réalise que je viens de risquer gros. Une feuille quadrillée pliée en quatre, avec des traces de sulfate, au pied du casier contenant les bouteilles de muscadet vides, cela aurait pu alerter un esprit soupçonneux. D’un haussement d’épaules, je balaye ma frayeur soudaine. Soupçonneux, ils sont capables de l’être pour des conneries, des petites mesquineries, mais ils sont tellement culs-terreux que pareille machination n’est pas près de leur effleurer l’esprit. Surtout, venant de la part d’une gamine. Me faire une réputation de poison ! C’est si facile, mais assumer le prolongement, là, ils seront, je l’espère, très vite dépassés.

Je grimpe sur un muret supposé décourager les éventuels chapardeurs. Je m’assieds et le nez en l’air, je reste un long moment à fixer le ciel. Je suis bien. C’est beau, c’est paisible et j’aimerais arrêter le temps. Ne plus avoir à supporter des contraintes mesquines, à obéir, à masquer ce que je pense pour ne pas faire de vagues et surtout pouvoir me débarrasser de cette sale impression de ne pas appartenir à leur monde, surtout de ne pas vouloir y appartenir, de ne pas le pouvoir même.

Alors me revient à l’esprit l’origine de ma rage à l’égard de cette vieille peau. Cela remonte à un an, en fait à la retraite qui précède la communion solennelle. Un vrai cinéma auquel aucune fille de mon âge, élève de l’école privée Sainte-Germaine, ne pouvait échapper. Trois journées « exceptionnelles » où nous étions le centre de toutes les attentions de monsieur le curé et de ses affidées, les bonnes sœurs de la communauté de Saint-Gildas-des-Bois. Pour commencer les réjouissances : messe du matin, puis travail de réflexion sur un thème donné, prédication, marche dans le parc en silence, déjeuner à la cantine (seul point positif, car plus soigné qu’à l’ordinaire) et bis repetita pour l’après-midi.

Rien de bien significatif dans tout cela, si ce n’est qu’à la fin, ils obtiennent ce qu’ils veulent. Une sorte de symbiose s’installe. Je me suis laissé piéger par l’ambiance, j’ai baissé la garde. Malheur à moi ! Quand le curé a demandé d’inscrire sur un papier destiné au Seigneur, que nous déposerions dans une coupe durant la messe du grand jour, la liste de nos fautes ou ce qui nous tenait à cœur de lui confier, j’ai fait preuve de naïveté, de grande sottise et j’ai confié à ce maudit papier ce qui me tracassait alors.

Imbécile que j’étais, pas le moindre doute ne m’a alors effleurée. Pourtant, fréquentant chez ma marraine le curé et ses acolytes et interceptant parfois leurs conversations, j’aurais dû comprendre la nécessité de rester vigilante. Hélas, j’ai inscrit sur ce maudit papier ma supplique au Seigneur. Elle se résumait à demander au « Dieu miséricordieux » que mon frère n’ait pas d’ennuis, car c’était lui l’auteur du saccage de la mobylette du facteur, un sale type qui n’arrêtait pas de le chicaner dans le travail.

Horrible sentiment de trahison, violation de l’innocence, quand, quelques jours après la merveilleuse cérémonie de la communion solennelle, les gendarmes sont venus frapper à la maison et ont emmené mon frère à Vertou pour instruire l’affaire. C’est maman qui a ouvert la porte. Le brigadier ne s’est pas embarrassé de circonvolutions, il a déballé direct sa source d’information. Monsieur le curé avait confié à Mademoiselle Monique le dépouillement des « bonnes résolutions et autres demandes ». Elle, après avoir lu la mienne, au lieu de la diriger tout droit vers son destinataire réputé bienveillant – le Seigneur –, elle l’a aiguillée vers le brigadier forcément moins bienveillant, mais sûrement plus efficace. Vous dire ma honte, ma peine et ma rage ? Impossible. Mon frère m’a caressé la joue avant de suivre, en ricanant, le représentant de l’ordre :

— T’en fais pas, sœurette, mais que cela te serve de leçon. Il faut que tu comprennes vite comment ils sont. Pour moi, tu sais, ce n’est pas grave, je les…

Maman ne m’a pas fait de reproches. J’ai mis du temps à m’en remettre. Mon frère a dû payer une amende et a perdu son travail à la Poste. Rien de très grave, puisque deux mois plus tard sa vie a basculé, il partait en Algérie. Mais moi, je savais que je ne retrouverais ma dignité que le jour où je me serais vengée. C’est chose faite !

J’ai mal au cou ! J’entends des bruits de voix, des claquements de porte. Ils sont rentrés. « Intervilles » est fini. Enfin ! Je saute du muret et me glisse à travers les parcelles pour regagner la maison. J’ai dû écraser quelques fraises, quelques tomates au père Boileau… Bien fait !

À peine la porte poussée, un :

— Mais où étais-tu encore passée ? Tu ne peux pas faire comme tout le monde, tu sais, on a bien ri… Heureusement qu’on a des soirées comme ça pour supporter tout le reste…

Ma mère est déjà en chemise de nuit. Elle n’attend pas de réponse. Je l’embrasse tendrement et file me coucher. Ce n’est pas de sa faute si, en ce moment, je me sens différente et si je ne supporte personne. Et puis, je l’aime beaucoup, sûrement mal, mais très fort. Je tombe de fatigue et à peine enroulée dans mon drap en toile métis, tout doux à force d’usure et empreint de mon odeur, je m’enfonce dans un lourd sommeil.

Le lendemain, c’est le soleil qui m’arrache à mon lit. Cela fait déjà un moment que je lutte pour lui échapper, mais impossible. Il me taquine les yeux et j’ai beau faire, il a raison de ma résistance. La maison est vide. Maman a ouvert mes persiennes et la chaleur a déjà repris ses droits. Il n’est pourtant que dix heures. Je traîne un peu les pieds, puis je m’attelle aux tâches domestiques. Laver la vaisselle, le sol et remettre en place cette saloperie de table en formica. Le buffet ne va pas tarder à arriver. Il est commandé. Je regarde le vaisselier en bois, garni de sa dentelle un brin « cucul », mais si désuète, dans lequel trônent le service à café, la cloche avec la couronne de mariée de maman et quelques autres petites choses. Adieu vieilleries, bienvenue aux lignes rigides et aux matières rutilantes, symboles de la modernité… Ce nouveau meuble tout en formica, avec son réveil intégré, cachera désormais aux yeux de tous la quincaille familiale.

Je m’égare dans mes pensées et c’est de façon fortuite que le souvenir de mon acte de la veille me revient à l’esprit. Je m’assieds, rêveuse, devant ma tasse de thé. Cela m’énerve vite de leur donner libre cours à ces sacrées pensées. Je me lève, je m’habille et je me précipite dans la rue. Il faut que j’achète le pain. Voilà une bonne raison d’aller prendre la température du bourg et de savoir si ce que j’ai fait a été suivi de conséquences.

La chaleur est déjà écrasante et je traverse le village en zigzaguant à la recherche de la moindre parcelle d’ombre. J’arrive dans le bourg. À la hauteur de la maison de Mademoiselle Monique, je remarque tout de suite une agitation suspecte. Le médecin est sur le pas de la porte et parle avec le cantonnier. La sœur infirmière traverse la rue, grimpe les quelques marches et se précipite dans l’église. Il faut que je vous dise que cette brave Monique habite une petite maison, dans un renfoncement à deux pas de l’église, une location pour être précise. J’ai à peine le temps d’hésiter qu’une main se pose sur mon épaule. Je sursaute. C’est ma marraine. Elle est toute blanche, les traits tirés et, selon son habitude, les ailes du nez enfarinées par la poudre de riz. Elle a les yeux rouges :

— Tu es au courant ?

— De quoi, marraine ?

— Un grand malheur, Monique a été retrouvée morte, ce matin, par sœur Geneviève. L’église n’était pas ouverte pour la messe de sept heures. Elle, toujours si ponctuelle !

— Mais, marraine, elle est morte de quoi ?

— Oh, tu sais bien comme elle était très fragile de l’estomac et du cœur. Le médecin pense qu’elle est partie de l’estomac. Elle a vomi du sang cette nuit. Il y avait des traces dans l’évier. Quel malheur ! Elle a eu le courage de se coucher sur le dos et elle tenait son chapelet entre ses doigts. Je pense qu’elle ira droit auprès de Notre Seigneur.

Ce n’est pas le moment de la contrarier, même si mes souhaits les plus sincères appellent une descente directe en enfer. Puis, il faut le dire, j’éprouve un réel soulagement à la façon banale dont est perçu l’événement, ma marraine étant certainement parmi les personnes les mieux informées.

— Je peux me rendre utile, marraine ?

Elle paraît touchée par ce qu’elle prend pour de la compassion.

— Va voir à l’église, sœur Geneviève y est. Il y a sûrement des préparatifs à prévoir.

— D’accord, marraine, à bientôt.

Il est des fois où il est bon d’être hypocrite. Je la laisse rejoindre le curé et le cantonnier et je grimpe les marches qui mènent à la porte latérale gauche de l’église. C’est alors que je remarque une flaque de vomi, dans l’herbe, à deux pas de l’escalier. Visiblement, personne n’y a prêté attention. Je domine ma répulsion et me penche un peu plus. Des traces sanguinolentes et d’autres bleuâtres se mêlent à des restes d’aliments. De la pointe du pied, je m’empresse de recouvrir cet amas avec la poussière de l’allée. Ce n’est pas chose facile. La terre est si sèche. Et puis, il ne faut pas en faire trop. Je réussis à masquer les traces suspectes et je m’engouffre dans l’église.

J’ai une idée très précise de la tâche qui s’impose à moi. Je me dirige vers la sacristie. Je redoute d’y trouver sœur Geneviève. Mais la pièce est vide. Je me hâte de prendre le casier à bouteilles. J’observe que la dernière a bien été mise à sa place, celle que Monique a vidée goulûment. Des traces bleuâtres collent encore au verre. Je m’empare d’un broc contenant de l’eau pour les fleurs. Il en reste juste un peu. J’en verse dans la bouteille, je secoue vivement et vire le tout dans un vase accueillant une composition toute fraîche de glaïeuls et de dahlias blancs. En prévision des obsèques sûrement, les nouvelles circulent vite. J’ignore comment les pauvres fleurs vont réagir à mon petit cocktail. C’est à quelques secondes près ! Sœur Geneviève rentre dans la sacristie. Je sens le rouge me monter aux joues. Je saisis le casier à bouteilles et je gagne la sortie en annonçant que je vais renouveler la provision de vin de messe.

— C’est très bien, ma petite, de te rendre utile, ta marraine a bien besoin de réconfort, tu sais… Allez, vas-y, je suis toute retournée et j’ai beaucoup de choses à faire. Pauvre Monique, heureusement que le Seigneur va l’accueillir… C’est un grand réconfort de se le dire.

Bizarre, j’ai plutôt l’impression qu’elle est terrorisée à l’idée d’être retrouvée morte dans son lit, et que l’hypothétique accueil du Seigneur ne lui apporte pas toute la sérénité attendue. Mais j’ai une tâche autrement importante à accomplir avant d’être tout à fait rassurée et je m’échappe sans demander mon reste.

Le viticulteur qui fournit le curé en vin de messe habite tout en bas du village, ses vignes sont bien exposées, juste de l’autre côté du domaine de Rochefort. Elles surplombent sa propriété et grimpent au coteau pour se terminer en bordure d’une carrière encore exploitée. Pour tout dire, sa production décline toute une palette de qualités et celle qu’il réserve au vin de messe n’est pas celle qui fait sa notoriété, passé les limites du village. Je connais bien les chais pour m’y être rendue plusieurs fois. Je me dirige directement vers le caveau réservé au nettoyage des bouteilles et je les emboutis sur les épis destinés au lavage. Ouf, me voilà débarrassée de cet élément compromettant. Un employé fait rouler le tourniquet et l’envoie vers la nettoyeuse automatique.

Il me reste à renouveler la provision de monsieur le curé. La patronne arrive comme me l’annonce l’ouvrier un peu simplet. C’est plutôt une brave femme, toujours à l’ouvrage. Pour preuve : ses mains aux doigts boudinés et déformés par les travaux des vignes. Elle s’adresse à moi gentiment :

— Veux-tu boire un verre d’eau fraîche avant de repartir avec ton chargement ? Par cette chaleur, c’est facile d’attraper la mort, comme cette pauvre Monique ! Tu es au courant ?

— Oui, je viens de voir ma marraine. Il paraît que c’est son estomac qui a flanché !

— Rien d’étonnant ! Hélas, je suis bien placée pour savoir que ce qu’elle consommait n’était pas raisonnable pour une personne de son âge en mauvaise santé, mais le Bon Dieu ne devait pas lui suffire pour supporter la vie, quoi qu’elle en dise et quoi qu’elle fasse !

Elle me tend un grand verre d’eau et je l’avale avec plaisir. C’est alors que je comprends à quel point j’ai la gorge sèche. La femme a déjà chargé le casier des six bouteilles. Elle se dirige précipitamment vers le fond du premier caveau, un bruit de verre brisé lui arrachant des cris de protestation :

— Combien de fois, bougre d’abruti, faudra-t-il te dire de ne pas charger la machine à bloc ? Ce n’est pas possible d’avoir affaire à des ânes de ton espèce. Tu vas finir par prendre la porte et faudra pas que ta pauvre femme vienne pleurer qu’elle n’a pas de quoi faire manger tes gosses. Cette fois-ci, les bouteilles cassées, je vais les retenir sur ta paye, cela va peut-être t’aider à comprendre. Y en a marre…

Je n’entends pas le reste de ses doléances. Je me saisis de la poignée du casier et reprends le chemin de l’église. Je marche à l’ombre de la propriété de Rochefort. De grands arbres bordent le mur d’enceinte qui, çà et là, cède sous la pression des racines. Régulièrement, je change le casier de main. Il pèse lourd, le bougre. Enfin, un de ces rares moments où je suis bien. Je ne pense à rien. Je transpire, mais une lourdeur anesthésiante m’enveloppe. C’est juste l’instant choisi par le fourgon des gendarmes pour s’arrêter à quelques mètres devant moi. Je me sens devenir de plomb. Mes jambes sont en coton et ma vision se brouille. Je suis terrorisée, anéantie. Je veux me dissoudre, prendre mes jambes à mon cou et m’enfuir à travers champs et je reste là, tétanisée. Je ne lâche même pas le casier de bouteilles. Le brigadier sort du véhicule et s’avance vers moi. Il me fait face et, surpris par ma pâleur, s’informe :

— Tu ne te sens pas bien ? Ce n’est quand même pas moi qui te fais peur ? Tu sais, si tu as la conscience tranquille, tu n’as rien à craindre !

Il part dans un rire gras qui me glace. Je réussis à secouer la tête et dans un sursaut de dignité et de colère aussi, je m’oblige à faire meilleure figure et à adopter une attitude presque naturelle.

— J’ai besoin de trouver le cantonnier, je sais que ta marraine l’a vu ce matin. Il était avec le médecin chez Monique. Sais-tu où il est allé après ? Nous sommes montés jusqu’au cimetière, mais il n’y est pas !

— Je l’ai entendu dire qu’il devait s’occuper du corbillard pour demain, lui répondis-je. Comme il fait beau, il a sans doute prévu d’utiliser celui tiré par les chevaux. À l’église, sœur Geneviève sortait les ornements. Alors, il est peut-être chez le forgeron.

— Dire que je n’y ai même pas pensé ! C’est vrai qu’ils vont sûrement mettre tous les apparats pour lui rendre hommage. Elle a consacré une grande partie de sa vie à la communauté, ils lui doivent bien ça. Et puis, avec cette sacrée chaleur, c’est le moment ou jamais… Tu vois, pas besoin d’avoir peur, je te le dis : quand on a la conscience tranquille, il n’y pas de raison de trembler devant les gendarmes. Dépêche-toi de rentrer te mettre à l’ombre !

Le fourgon s’éloigne et il me faut plusieurs minutes avant de retrouver un souffle régulier. Je regagne l’église, abasourdie. Je me sens très fatiguée. Je dépose le casier plein de ses six bouteilles à la place habituelle et je n’ai qu’une hâte : rentrer à la maison, me coucher et dormir. Hélas ! ma marraine est là, en grande discussion avec sœur Geneviève et la femme du boucher. Elle m’interpelle :

— Pour notre Monique, les obsèques sont fixées à onze heures demain. Tu le diras à ta mère. Cet après-midi, j’aurais besoin que tu fasses le tour du bourg pour récupérer des fleurs. Nous préparerons les bouquets en fin de soirée. Tu veux bien t’en charger ?

Comment dire non ? Je sens que je recommence à bouillonner intérieurement et que ma fatigue s’envole. Elle va encore réussir à m’embarquer dans tout son cinéma, à m’associer à tout ce rituel que je déteste. Je sais ce que j’aurais dû faire : c’est mettre le feu à l’église, comme ça au moins j’aurais peut-être eu la paix. Je hoche la tête mollement. Elle interprète cela comme un assentiment. De toute manière, elle n’a même pas envisagé l’hypothèse d’un refus. Elle est tout absorbée par l’idée que la cérémonie de demain doit être une manifestation de la puissance et de la solidarité de la communauté à l’égard d’un de ses membres.

— Tu sais chez qui tu dois aller, j’ai fait passer le message, tout le monde est tellement retourné. Tu fais cela à partir de seize heures, tu n’en auras pas pour plus d’une heure et après, tu viens me retrouver à la sacristie.

Réprimant ma contrariété, je confirme :

— Oui, je vais le faire. Maintenant, il faut que je prenne le pain et que je rentre à la maison préparer le repas.

— Bien sûr, je compte sur toi !

Elle ne songe même pas à me dire merci. Elle se replonge dans des conciliabules oiseux avec l’autre bigote et sœur Geneviève. Je les quitte sans un mot.

Dehors, toujours cette chaleur. Mais je la préfère cent fois à l’humidité moite, à l’odeur de moisissure fade et écœurante de la sacristie. Une odeur d’eau croupie et de salpêtre qui imprègne toute chose et se mélange à celle de la sueur incrustée dans les vêtements sacerdotaux. Les sœurs et les bigotes chargées de veiller à la tenue du curé ne sont pas particulièrement vigilantes sur l’hygiène. Rien d’étonnant à cela, tout rapport avec le corps n’est-il pas péché ? J’en conclus que monsieur le curé peut mariner pendant des lustres dans ses vieilles transpirations.

J’achète le pain. Tout le bourg est en émoi. Les conversations s’articulent autour du même sujet. Et tout le monde y va, soit de son apitoiement hypocrite, soit de son hypothèse scabreuse : une cuite un peu plus poussée que les autres. Bref, tout cela ne fait pas avancer le commerce, la boulangerie est pleine, les langues sont plus rapides que les doigts pour sortir les pièces du porte-monnaie. Heureusement, il y a les hommes. Un petit vieux entre autres qui pique sa gueulante. Il en a marre de ces langues de vipère, il s’énerve :

— Vous n’avez pas bientôt fini vos simagrées. Elle est morte. Elle va quand même pas continuer à nous emmerder. Moi, je veux mon pain. Tout votre bordel, j’en ai rien à foutre. Quand ce sera mon tour, moi, le curé, les bonnes sœurs et toute la clique, ce ne sera pas la peine de les déranger. Mais là, je veux mon pain et vite… !