La pensée dirigée - Claire Wagner-Rémy - E-Book

La pensée dirigée E-Book

Claire Wagner-Rémy

0,0

Beschreibung

La pensée dirigée. Traité sur le raisonnement et les logiques Le qualificatif « dirigée » appliqué à la pensée représente une direction (sans aucune connotation de domination ou d’autorité), un mouvement déterminé, un développement, une évolution, comme une flèche qui relie un point de départ à un point d’arrivée ou à un but que nous espérons atteindre, un chemin que parcourt la pensée entre deux « lieux ». Ce traité recense une grande diversité de modes de raisonnement, depuis l’intuition jusqu’aux différentes logiques, en passant par l’analogie. Il fournit des clés pour être plus efficace dans les prises de décision, pour être plus convaincant dans les discussions, mais aussi pour mieux comprendre le monde, les sciences, notre environnement, les individus et les sociétés, etc.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 345

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



TABLE DES MATIERES

Introduction

Prologue

Chapitre 1.

L’homme ou la machine - 

Un essai de définition de l’intelligence artificielle

– 

Algorithmique - 

Raisonnement et informatique

Chapitre 2.

Raison et logique, le latin et le grec - 

Le mouvement de la pensée : la fin et les moyens - 

Transcrire le raisonnement - 

Raisonnement et construction du monde - 

Du cosmos au chaos

Chapitre 3.

Causalité et raisonnement scientifique - 

La finalité, déclinaison de la causalité - 

Les rôles de la causalité et de la finalité - 

Le sens du raisonnement - 

La pensée contrainte

Chapitre 4.

Raison du raisonnement - 

Raisonnement et réalité - 

En deçà du raisonnement - 

Connaître ou reconnaître - 

De l’observation à la théorie - 

Connaissances et métaconnaissances - 

Apprentissage et mémoire, association et identité

Chapitre 5.

Sujet et objet - 

Objectivité et subjectivité - 

Raisonnement et libre-arbitre - 

Le règne de la quantité - 

Négation et non-dualité

Chapitre 6.

Qu’est-ce que raisonner ? - 

Raisonnement et vérité - 

Raisonnement et jugement - 

Raisonnement et discussion : la dialectique - 

Raisonnement et négation

Chapitre 7.

Différentes formes de raisonnement - 

Bon sens, reproduction, répétition, degré zéro du raisonnement - 

Le raisonnement proprement dit - 

L’intuition - 

Raisonnement et communication - 

Raisonnement et évolution - 

Général et particulier - 

Limites du raisonnement

Chapitre 8.

Le tout et les parties - 

Systèmes et systémique – 

La démarche analytique - 

Le structuralisme - 

Cartes et territoires - 

Les fractales - 

L’holographie - 

L’analyse non standard - 

Notion d’émergence - 

Des neurones au cerveau - 

Boîte noire, boîte blanche

Chapitre 9.

Raisonnement qualitatif - 

Raisonnement associatif - 

L’analogie - 

Raisonnement basé sur le cas - 

Analogie, modèle ou artefact - 

Théorie des catastrophes et morphogénèse - 

Analogie informatique : le paradigme de l’ordinateur - 

Deux modèles pour l’intelligence

Chapitre 10.

La logique - 

Origine et formes de la logique - 

Un mode de raisonnement universel - 

Les principes de la logique classique - 

Failles et écueils de la logique - 

Implication et inférence - 

Règles d’inférence et chaînage avant ou arrière - 

Déduction, induction, abduction - 

Logique, temps et causalité

Chapitre 11.

Logique et mathématiques - 

Logique et théorie des ensembles - 

Logique propositionnelle et calcul des prédicats - 

Le formalisme et ses limites - 

Constructivisme et intuitionnisme

Chapitre 12.

Logique classique et paradoxes - 

Sortir de la logique classique - 

Le cas des géométries non euclidiennes - 

Vers les logiques non standard - 

Logiques non standard et diversité

Chapitre 13.

Modalités et vérité - 

Possibilité, contingence et nécessité - 

L’évidentialité - 

Logiques modales - 

Logique épistémique - 

Logiques possibiliste et probabiliste - 

Logique non monotone - 

Logique temporelle, logique spatiale - 

Logique de l’action

Chapitre 14.

Logiques multivalentes - 

Logique quantique - 

Logique floue - 

Logique floue et linguistique - 

Applications de la logique floue

Chapitre 15.

Raisonnements volontairement absurdes, aberrants ou impossibles - 

Le hasard contre la raison - 

Sérendipité et voies détournées - 

Clinamen et ‘Pataphysique - 

Double contrainte et dilemme - 

Systèmes exotiques - 

La méthode paranoïaque-critique

Conclusion

Annexe : Repères biographiques

Index alphabétique des auteurs

INTRODUCTION

Pourquoi n’apprend-on pas à raisonner ? Pourquoi le raisonnement n’est-il pas enseigné dans les écoles ? Tout au plus, certains de ses aspects sont-ils abordés en tant que notions historiques ou littéraires en classe terminale des filières générales.

Sans la maîtrise du raisonnement, nous sommes condamnés à croire ce qui nous est communiqué ; nous nous livrons pieds et poings liés aux experts ; les médias parlent de pédagogie [1] au lieu d’explication ; l’enseignement affiche comme objectif la transmission des savoirs et non le développement des connaissances, etc. Il ne s’agit pas là de nuances sémantiques, mais bien de fossé qui sépare ces différents termes. Lors d’une discussion, l’expression « C’est plus compliqué que cela » coupe court à tout raisonnement. La liste serait longue de tous ces raccourcis qui nous dispensent de raisonner, ou même d’imaginer qu’il existe un raisonnement qui fait passer d’une situation donnée à un ordre ou une injonction.

John Taylor Gatto, enseignant américain, auteur d’essais critiquant le principe de l’école obligatoire pour l’éducation des enfants, cite les dix capacités essentielles pour réussir à s’adapter au monde du travail en changement rapide, selon l’une des institutions de Harvard [2] :

Définir des problèmes

sans guide.

Mettre en question des présuppositions largement admises.

Travailler en équipe

sans direction de conduite.

Travailler complètement seul.

Persuader autrui que vous avez raison.

Discuter des problèmes et des techniques en public concernant des décisions politiques.

Conceptualiser et réorganiser l’information pour créer de nouvelles combinaisons.

Tirer rapidement l’information pertinente à partir de masses de données.

Penser de manière inductive, déductive et dialectique.

Attaquer des problèmes de manière heuristique.

Les termes soulignés par J.T. Gatto mettent en exergue l’importance de l’autonomie dans la pensée, ce qui entre en contradiction non seulement avec les méthodes d’enseignement général qui s’adressent aux enfants, mais aussi et surtout avec la manière dont les « autorités » (politiques, économiques, médiatiques, etc.) s’adressent au « peuple » (cf. note [1]), alors que celui-ci devrait être considéré comme formé de personnes adultes et responsables.

Raisonner, c’est être capable d’organiser sa pensée, de la diriger soi-même, sans l’asservir à des idées toutes faites, à des idéologies ou à des autorités, quelles qu’elles soient. Raisonner permet de se convaincre et de convaincre d’autres personnes, au lieu d’être soumis aux dictats. Maîtriser le raisonnement, c’est se libérer de tout assujettissement mental, et par suite de toute forme d’assujettissement en général.

*

« Il existe trois sortes de cerveaux : les uns comprennent les choses d’eux-mêmes, les seconds quand elles leur sont expliquées, les troisièmes ne comprennent ni d’une façon ni de l’autre ; les premiers sont les meilleurs, les seconds encore excellents, les troisièmes inutiles », dit Machiavel. Le raisonnement ainsi que ce livre s’adressent principalement aux seconds.

Notes

[1] « pédagogie » vient du grec παιδαγωγειν (paidagogein) signifiant « conduire les enfants », lui-même issu de παις (pais), « l’enfant », et αγωγος (agogos), « le guide ». Ce terme est aujourd’hui utilisé couramment à l’intention d’adultes. Ceux-ci ont-ils envie d’être conduits ou guidés comme des enfants ?

[2] Texte original de John Taylor Gatto (The Curriculum of Necessity or What Must an Educated Person Know?) :

Ten qualities were offered as essential to successfully adapting to the rapidly changing world of work :

The ability to define problems

without a guide

.

The ability to ask hard questions which challenge prevailing assumptions.

The ability to work in teams

without guidance

.

The ability to work absolutely alone.

The ability to persuade others that your course is the right one.

The ability to discuss issues and techniques in public with an eye to reaching decisions about policy.

The ability to conceptualize and reorganize information into new patterns.

The ability to pull what you need quickly from masses of irrelevant data.

The ability to think inductively, deductively, and dialectically.

The ability to attack problems heuristically.

PROLOGUE

L’homme commence à raisonner lorsqu’il sort de la préhistoire pour entrer dans l’histoire, lorsqu’il prend conscience de son individualité, de sa séparation du cosmos ou de la divinité, de sa sortie du monde mythique, de son existence dans le monde temporel. Il cherche à comprendre l’univers qui l’entoure, à l’expliquer, à le maîtriser. Il structure sa pensée, invente le langage pour la communiquer, il lui donne une direction, un sens, il l’oriente vers un but, une cible, un objectif. Il se dote d’une technique de pensée, le raisonnement, ce que nous appellerons la « pensée dirigée ». Même si, en nous référant aux récentes avancées archéologiques, nous devons admettre que cette « pensée dirigée » est probablement bien antérieure à la période historique : « Les gestes impliqués dans les chaînes opératoires, dont la séquence se tend vers un but, le biface, sont tout à fait homologues d’un point de vue cognitif à la construction des phrases dans le langage humain. La retouche, par exemple, s’identifie à une propriété particulière du langage qui est la récursivité. » [1]

Le présent traité n’a pas pour ambition de retracer la genèse du raisonnement ni d’écrire une histoire de la logique. Pour suivre la chronologie, le lecteur pourra se reporter à l’annexe « Repères biographiques ». Il ne vise pas plus à faire « avancer » le sujet qui a déjà été amplement développé au cours des siècles par les philosophes, logiciens, linguistes, épistémologues, ni même d’en proposer une étude exhaustive. Notre objectif est plutôt de replacer les différents modes de raisonnement les uns par rapport aux autres, de montrer leur diversité, leur complémentarité, leurs limites, et surtout de faire comprendre au lecteur, sans l’ensevelir sous des amoncellements de formules absconses, que cette matière est toujours vivante et que chacun peut y puiser matière à penser, y trouver des outils pour aller plus loin ou y ajouter ses propres réflexions.

Cette étude nous a conduit à appliquer notre pensée à l’étude de la pensée, nos idées pour comprendre l’émergence des idées, notre raisonnement à l’analyse du raisonnement, notre intelligence à la réflexion sur différents aspects de l’intelligence, en général. Cette autoréférence omniprésente mais inévitable est sans doute à l’origine de la distorsion affectant certains développements, dont nous espérons que le lecteur ne nous tiendra pas rigueur. Toutefois, afin de prendre du recul par rapport à l’autoréférence, nous nous sommes appuyés sur de nombreux résultats, depuis les plus anciens, élaborés par les penseurs de la Grèce antique, jusqu’aux avancées récentes, notamment celles motivées par la conception de logiciels et de systèmes informatiques, et de les articuler par rapport à notre expérience personnelle de l’activité intellectuelle, de l’intelligence, de la capacité à raisonner.

A quelques exceptions près, puisées notamment dans la pensée et la culture indiennes et chinoises, nous avons essentiellement limité notre étude à la pensée occidentale, sachant qu’il existe d’autres modes de fonctionnement mental chez d’autres peuples, notamment extrême-orientaux, africains, amérindiens, etc., sans doute très féconds, mais nécessitant une investigation poussée de ces civilisations que nous n’avons pas effectuée dans le cadre du présent ouvrage.

Note

[1] Pascal Picq, L’archéologie entre le passé et l’avenir de l’homme, in « L’avenir du passé », ouvrage collectif, La Découverte, 2008.

CHAPITRE 1.

« Ce qui est simple est faux, ce qui est compliqué est inutilisable. » (Paul Valéry)

L’étude du fonctionnement des ordinateurs, de l’informatique et singulièrement de l’intelligence artificielle a constitué le point de départ de la présente investigation sur le raisonnement et la logique. La réflexion sur les ordinateurs entraîne, en effet, une nouvelle manière de nous regarder penser, de considérer le monde et notre relation à lui. Les travaux en intelligence artificielle s’appuient sur ceux des logiciens et des mathématiciens, mais ont aussi montré la nécessité de recourir à de nouvelles logiques et de chercher une formulation pour celles-ci, au-delà de la logique formelle classique. Enfin, ces mêmes travaux mettent en évidence la difficulté, voire l’impossibilité à formaliser certains raisonnements qui, bien que très féconds, demeurent implicites.

L’homme ou la machine

Nous sommes en 1991. Je suis chargée de donner une conférence sur l’intelligence artificielle devant un auditoire grec dans le cadre d’un séminaire organisé à Paris sur le thème des « technosciences ». Je reproduis ici un extrait de mon intervention intitulée « Le renouvellement des logiques par les technosciences ».

Imaginons que, pendant que je vous parle en français, vous entendez mes paroles en grec via des écouteurs miniaturisés. Mon discours pourrait aussi s’inscrire automatiquement sur un petit écran plat devant vos yeux, ou s’imprimer grâce à une imprimante portative, dans la langue que vous souhaitez. Seulement voilà : vous êtes assis là, certains devant une feuille de papier ou un bloc-notes, d’autres munis d’un petit magnétophone de poche. Vous me comprenez grâce à une excellente interprète tout à fait humaine, qui vous permet d’entendre mes propos dans votre langue maternelle par le truchement d’un casque audio, et vous êtes obligés de prendre des notes si vous voulez garder une trace écrite de ce que je vous raconte.

Pourquoi ce scénario ? Parce que dans les années 1950, donc une quarantaine d’années plus tôt, on commençait à entrevoir ce type d’applications pour l’ordinateur. Il était alors utilisé surtout comme calculateur, dans des applications essentiellement militaires, industrielles et spatiales telles que la balistique, les calculs de trajectoires, l’industrie nucléaire, l’aéronautique, la météo et toutes ces choses qui demandent énormément de calculs. Mais les ingénieurs imaginaient aussi de pouvoir l’utiliser dans d’autres applications. La faisabilité d’un système capable de résoudre les problèmes les plus généraux (General Problem Solver) a fait l’objet de nombreuses recherches. Et la fin des années cinquante et le début des années soixante ont aussi été l’époque des grands programmes spatiaux. L’URSS était pionnier dans ce domaine, avec le Spoutnik, le premier engin envoyé par les hommes dans l’espace et capable d’émettre des informations depuis là-haut. Avides de profiter des progrès des Soviétiques sur ce sujet, et surtout désireux de les surpasser, ne fût-ce que pour des raisons idéologiques, les Américains se sont attaqués au problème de la traduction automatique.

La traduction est évidemment un problème fondamentalement différent de celui qui consiste à calculer des masses, des volumes, des vitesses, etc., c’est-à-dire des valeurs numériques. Là, les données ne sont plus des nombres, mais des suites de mots composés de caractères alphabétiques, entrecoupées de ponctuation. Chaque mot peut être transcrit numériquement, il suffit pour cela de lui affecter une valeur numérique (codage), de numériser un dictionnaire et de retranscrire à nouveau les mots dans la langue cible. Mais cette opération ne permet d’effectuer qu’une traduction mot à mot, ce qui n’est évidemment pas suffisant. Il faut ajouter des codes pour exprimer des règles grammaticales (accords des mots, conjugaison des verbes, déclinaison des noms, etc.) ; il faut tenir compte du contexte pour trouver l’équivalent exact d’un mot possédant des homonymes, prendre des expressions comme un tout et les transposer, reconnaître des allusions, des éléments culturels implicites, etc. Chacune de ces opérations représente déjà un problème complexe, mais réalisable. Toutefois, même les programmes qui affirment intégrer toutes ces informations donnent des résultats décevants. Les exemples, plus ou moins véridiques, des pièges de la traduction automatique sont légion. On raconte qu’après un aller-retour entre français et russe, la phrase « l’esprit est fort, mais la chair est faible » est devenue « la vodka est bonne, mais la viande est pourrie » ; qu’une machine à traduire de l’anglais au chinois, partant de la devise « Out of sight, out of mind » (« Loin des yeux, loin du cœur »), a généré une expression chinoise signifiant « Invisible idiot » ! Nous pourrions encore évoquer les nombreuses notices d’appareils fabriqués en Asie, dont le mode d’emploi dans une langue européenne est parfaitement saugrenu.

A ce jour, après plus d’un demi-siècle de recherche, la traduction automatique, et plus généralement le traitement du langage naturel, ne donne pas encore des résultats complètement satisfaisants. C’est que, pour faire une bonne traduction, il faut de l’intelligence, c’est-à-dire une certaine capacité à raisonner. Un concept bien difficile à définir, une fonction délicate à cerner et à reproduire, et un problème fondamental sur lequel se sont penchés les chercheurs en intelligence artificielle.

Un essai de définition de l’intelligence artificielle

Signalons en préambule que le terme « intelligence artificielle » (Artificial Intelligence) a été inventé par l’Américain John McCarthy. A ses débuts, ce terme a suscité de vives polémiques quant à la possibilité d’appliquer l’intelligence, cette caractéristique des êtres pensants, à des machines. Notre propos n’est pas ici d’entrer dans ce débat, que nous considérons d’ailleurs comme un combat d’arrière-garde. En effet, il ne s’agit nullement d’une sorte d’ « intelligence » qui serait synthétisée par l’ordinateur et il faudrait être un « savant fou » pour chercher à ravir cette particularité de l’homme qu’est l’intelligence pour l’incarner dans un objet mécanique ou électronique.

Avant d’aborder le fonctionnement de la pensée humaine, nous commençons donc par nous intéresser à celui des ordinateurs. A l’origine, l’ordinateur n’est autre qu’un calculateur évolué, comme en témoigne le terme anglo-saxon computer, venant d’un ancien mot français relatif aux comptes. Lorsque, dans la suite de ce développement, nous parlerons d’ordinateurs, nous entendrons ce terme au sens large, sachant que le fonctionnement de tous les dispositifs électroniques que nous utilisons, du téléphone mobile au lave-linge, en passant par l’automobile et les moteurs de recherche, est régi par un ordinateur qui constitue le cœur de ces dispositifs.

L’ordinateur est un outil particulièrement intéressant pour aborder le sujet du raisonnement qui nous occupe ici car, dans la mesure où il est utilisé pour résoudre ou aider à résoudre des problèmes, il permet de comprendre ce que nous entendons par « raisonnement » en obligeant à décomposer celui-ci, ainsi que les capacités dont un individu (ou une entité) doit être doté pour raisonner. Capacités que nous désignons sous le terme générique d’« intelligence », sans prétendre définir ce dernier terme.

Pour schématiser, il existe trois manières de poser un problème et de le résoudre ou le faire résoudre par un ordinateur :

Étant donné des valeurs numériques définies, le problème consiste à calculer une valeur dérivée. Par exemple, nous connaissons les dimensions d’un cube et sa densité, et voulons obtenir sa masse. Nous appliquons une formule, remplaçons les paramètres par des valeurs numériques et obtenons un et un seul résultat. C’est le calcul numérique.

Étant donné un problème que nous savons résoudre, et dont la résolution consiste dans une suite d’opérations (algorithme), à chaque jeu de données en entrée correspond une donnée en sortie, après application de la formule ou de l’algorithme. C’est le calcul formel ou algorithmique.

Étant donné une catégorie de problèmes dans un certain domaine de compétences, nous ne connaissons pas a priori la manière de le résoudre (traitement, suite d’opérations ou algorithme), mais savons quelles sont les lois ou les règles (base de connaissances) qui régissent ce domaine. Nous entrons dans le domaine de l’« intelligence ».

A partir de ces trois problèmes se dégagent les différents types de traitements automatiques. Le premier est résolu à l’aide d’une simple calculatrice (calculette). Le deuxième fait l’objet d’un traitement informatique classique, c’est-à-dire d’un programme algorithmique ou procédural. Le troisième problème peut également être résolu par traitement informatique, mais d’un type spécial que l’on désigne par « intelligence artificielle » (IA), « système expert » ou « système à base de règles » ; une règle s’énonce souvent sous la forme « si P1, alors P2 » ; c’est un mode de raisonnement classique, appelé « inférence », qui consiste à inférer une nouvelle proposition P2 (conclusion) à partir d’une proposition initiale P1 (prémisse).

Le cœur d’un programme d’IA est une sorte de programme informatique appelé « moteur d’inférence », qui consiste à articuler les propositions entre elles. Ainsi, un programme d’IA peut se dérouler des prémisses vers les conclusions (chaînage avant) ou des conclusions vers les prémisses (chaînage arrière), ce dernier mode servant à vérifier si une situation finale est possible et quelles conditions initiales doivent être remplies à cet effet.

Un tel programme simule une forme d’intelligence, dans la mesure où il n’exécute pas une séquence d’opérations définie a priori par le programmeur, mais grâce à son « moteur d’inférence », qui se charge d’enchaîner les règles de la base de connaissances à partir d’une situation donnée en entrée (base de faits), il parvient à une situation finale en sortie, en réponse à la situation initiale. La sortie correspond à la résolution du problème, ce dernier étant exprimé dans la base de faits. Pour cela, le programme peut procéder par tâtonnement, en avançant pas à pas vers la solution comme s’il naviguait dans un labyrinthe, revenant en arrière dès qu’il se heurte à une impasse. La principale difficulté de ce type de procédure réside dans le fait que, pour beaucoup de problèmes, le nombre de chemins possibles vers la solution est excessivement grand, c’est la fameuse « explosion combinatoire ». Pour limiter l’espace de recherche, plusieurs pistes ont été explorées. Dans certains cas, le programme trouve par lui-même la manière de résoudre le problème, d’où le nom de ce type de programmation : « heuristique » (du grec ευρισκειν, euriskein, trouver). Dans d’autres cas, le programme calcule l’action optimale à effectuer dans une situation donnée pour parvenir à une solution. Ce dernier type d’approche s’appuie sur des théories plus anciennes, comme la cybernétique (du grec κυβερνησις, kubernèsis, action de gouverner, de diriger à l’aide d’un gouvernail), conçue par Norbert Wiener dans les années 1940 et développée par McCulloch et Pitts. Ces programmes peuvent être complétés par des capacités d’apprentissage ou de reconnaissance – notions nécessitant une certaine intelligence. Par exemple, la loi d’apprentissage de Hebb et le perceptron de Rosenblatt dans les années 1960, et les réseaux de neurones formels de Hopfield dans les années 1980, ont été utilisés pour la reconnaissance d’image ou plus généralement de signal.

D’une manière générale, l’IA se fonde sur l’hypothèse que le raisonnement humain est un processus qui peut être automatisé. Ses premières applications ont été la démonstration de théorèmes, la résolution de problèmes mathématiques, les jeux de stratégie (échecs), le déchiffrement de codes secrets, la traduction automatique, la reconnaissance de la parole, la compréhension de la langue naturelle, la vision et la reconnaissance d’images, la robotique… tous processus ou dispositifs nécessitant une certaine autonomie. Pour certaines de ces applications, les recherches commencées depuis plusieurs décennies n’ont toujours pas abouti à des systèmes réellement efficaces. Dans d’autres cas, comme le diagnostic médical ou mécanique, l’aide à la décision dans une situation bien définie, certains jeux de stratégie, bref dans les domaines où les connaissances sont explicites et peuvent être énoncées à peu près exhaustivement, les résultats sont assez concluants.

Par exemple, dans le jeu d’échec, les positions de toutes les pièces sont connues et les règles du jeu sont bien déterminées et complètes. Le but est de prendre le roi de l’adversaire, étant donné une situation initiale (l’état du jeu à l’instant t), avec une contrainte majeure : ne pas mettre son propre roi en échec. Le joueur peut se fixer des sous-but, par exemple prendre d’autres pièces sans se faire prendre des pièces de valeur supérieure, ce qui nécessite l’utilisation d’une fonction d’évaluation. Un programme pourrait, en théorie, traiter le problème de manière algorithmique, mais le processus serait extrêmement long : il faudrait calculer pièce par pièce et tour après tour le mouvement optimal parmi un nombre astronomique de mouvements possibles. D’où la nécessité de compléter le raisonnement d’IA par des capacités d’apprentissage, consistant d’une part à déceler les mécanismes de la partie adverse, et d’autre part à observer comment joue un très bon joueur et reproduire des tactiques dans diverses situations.

Depuis la fin du XXe siècle, les informaticiens ne parlent plus guère d’intelligence artificielle, même si celle-ci est omniprésente dans les dispositifs électroniques et notamment dans les interfaces homme-machine. Le terme proprement dit a d’ailleurs souvent posé problème aux théoriciens qui peinent même à définir l’intelligence tout court. Aujourd’hui, les utilisateurs d’ordinateurs, téléphones mobiles, tablettes et autres dispositifs dits smart n’en entendent pratiquement pas parler. De toute façon, ce qui les intéresse, c’est que leur petite machine réponde à leurs besoins de la manière la plus conviviale possible, c’est-à-dire sans qu’ils aient besoin de modifier leur comportement pour s’adapter au fonctionnement d’un artefact.

Algorithmique

Il n'existe pas de définition universellement admise du mot « algorithme ». En voici quelques-unes, dont la plus générale : « Un ensemble d'instructions pour résoudre un problème » ; mathématiquement parlant, c’est « Une suite finie et non ambiguë d’opérations ou d'instructions permettant de résoudre un problème » ou bien « Une prescription exacte, définissant un processus de traitement qui mène, à partir de données initiales variées, au résultat voulu... » (Andreï Markov, 1954) ou encore « Un ensemble de règles qui définit précisément une séquence d'opérations de sorte que chaque règle soit effective et définie et que la séquence se termine dans un temps fini » (Marshall Harvey Stone, 1972) ; en informatique ou en robotique, c’est « Un automate déterministe pour l'accomplissement d'un but qui, à partir d'un état initial donné, va s'achever dans un état final. » Plus simplement et plus généralement, nous dirons qu’un algorithme est une manière d’exprimer, d’écrire ou d’expliciter précisément un raisonnement, en en énumérant toutes les étapes successives, dans la mesure où celles-ci sont accessibles, c’est-à-dire dans la mesure où le raisonnement peut se prêter à une telle décomposition en étapes, puis que celles-ci peuvent être exprimées, décrites, explicitées. Nous verrons par la suite que cette condition n’est pas remplie par tous les raisonnements.

Après cette tentative de définition, nous admettrons (d’après Knuth, 1968, 1973) qu’un algorithme est caractérisé par les propriétés suivantes :

Finitude : Un algorithme doit toujours se terminer après un nombre fini d'étapes.

Définition des étapes : Chaque étape d'un algorithme doit être définie précisément ; les actions à transposer doivent être spécifiées rigoureusement et sans ambiguïté pour chaque cas.

Entrées : Données avant qu'un algorithme ne commence, ces entrées sont prises dans un ensemble d'objets spécifié.

Sorties : Ce sont des quantités qui ont une relation spécifiée avec les entrées.

Rendement : Toutes les opérations que l'algorithme doit accomplir doivent être suffisamment basiques pour pouvoir être en principe réalisées dans une durée finie par un homme utilisant du papier et un crayon.

Trois propriétés complémentaires (d’après A. A. Markov, 1954) déterminent le rôle d’un algorithme en mathématique :

Définition rigoureuse : La prescription doit être précise, ne laissant aucune place à l'arbitraire, et universellement compréhensible.

Généralité : L’algorithme peut démarrer avec des données initiales, pouvant varier dans des limites définies.

Conclusion : L’algorithme est orienté dans la recherche d'un résultat voulu, qui doit être obtenu à partir de ses données initiales propres.

Raisonnement et informatique

La décomposition du raisonnement en algorithmes a permis le développement de l’informatique, de même que la formalisation du raisonnement, et en particulier la logique formelle, a fourni l’essentiel des avancées qui a rendu possible l’IA. Les premiers ordinateurs ont même été appelés « cerveaux électroniques ». Or le présent traité n’étant pas un manuel d’informatique ou d’IA, nous n’allons pas nous étendre sur ces applications, mais, à l’opposé, souligner ce que l’informatique et surtout l’IA ont apporté à l’étude de la pensée humaine et du raisonnement.

Les algorithmes peuvent être transcrits sous diverses sortes de notations :

- La transcription en langage naturel tendant à être verbeuse et ambiguë, elle est rarement utilisée pour les algorithmes complexes.

- Les pseudocodes et organigrammes sont conçus pour éviter ces ambiguïtés et sont indépendants de toute implémentation.

- Les langages de programmation servent à décrire les algorithmes sous une forme standard, susceptible d’être traitée par ordinateur.

Le truchement de l’ordinateur et de l’informatique est aussi un moyen de prendre du recul par rapport à notre propre pensée : le raisonnement – toutes proportions gardées, sachant que l’ordinateur ne « pense » ni ne « raisonne » par lui-même – devient dès lors un objet que nous pouvons contempler et analyser de l’extérieur. L’objet de ce premier chapitre est d’amener le lecteur à s’interroger sur le fondement même de sa propre pensée, de son intelligence, de sa mémoire, des mécanismes du raisonnement humain.

CHAPITRE 2.

« Si tout sur Terre était rationnel, rien ne se passerait. » (Fiodor Dostoïevski)

Raison et logique, le latin et le grec

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe de rappeler des définitions de termes fondamentaux pour notre étude, auxquelles il sera fait référence tout au long de cet ouvrage. Notamment les mots de « raisonnement » et de « logique ». Le premier est dérivé de « raison » auquel se rattache l’adjectif « rationnel ». Ces termes sont issus du latin ratio, dont le premier sens est « calcul », « compte », et les sens dérivés « méthode », « procédé », puis « raison », « raisonnement », enfin « domaine », « champ ». En français, le « ratio » est un rapport de deux nombres ou de deux quantités de même nature, ou bien une proportion.

Le second, « logique », a pour étymologie le grec λογος (logos), lui-même dérivé de λεγειν (legein, « parler »), qui a pour sens premier « parole » ou « discours », et seulement comme deuxième sens « raison » ou « faculté de raisonner ». L’adjectif dérivé, λογικος (logicos), désigne ce qui est relatif à la parole ou au raisonnement. En découlent d’autres termes français comme « loi », mais aussi les suffixes « -logie » et « -logique » qui désignent respectivement « science » ou « étude », et l’adjectif relatif à cette science. Bizarrement, le terme « logique » seul, c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas suffixe, est aussi bien un substantif qu’un adjectif. Nous reviendrons sur ce terme dans les chapitres 10 et suivants qui lui sont consacrés.

Le mouvement de la pensée : la fin et les moyens

Dans le titre même de ce traité, nous ne saurions trop insister sur le qualificatif « dirigée » que nous appliquons à la pensée. Ce terme implique une direction (sans aucune connotation de domination ou d’autorité), un mouvement déterminé, un développement, une évolution, comme une flèche qui relie un point de départ à un point d’arrivée ou à un but que nous espérons atteindre, un chemin que parcourt la pensée entre deux « lieux ».

Le raisonnement nécessite de poser une fin et de mettre en place les moyens pour y parvenir, ou de suivre un chemin qui nous permettra d’atteindre cette fin. Démarche qu’un des grands théoriciens du raisonnement, Descartes, a développée dans son fameux Discours de la méthode. Le terme même de « méthode » employé ici, du grec μεθοδος / μετα-οδος (methodos / meta-hodos), fait référence à la notion de chemin, οδος (hodos). « Méthode », littéralement « après le chemin » ou « derrière le chemin », peut se traduire par « le chemin qui mène à ce qui vient après » ou « au-delà du chemin », ou encore « le chemin qui mène à l’étape suivante ». Le substantif grec lui-même a deux sens : (1) celui d’étude méthodique d’une question de science, et (2) celui de voie détournée, fraude, artifice. Les philosophes grecs depuis Aristote et la plupart des penseurs européens se sont cantonnés à la première définition, et c’est bien celle-ci qui est développée dans l’ouvrage de Descartes. La seconde acception du terme a été négligée en 0ccident, mais nous y reviendrons à la fin de cet ouvrage (chapitre 15).

Martin Heidegger semble être celui qui a étudié le plus profondément cet aspect que nous avons appelé « la pensée dirigée » ou « la pensée en mouvement » : « Poser des fins, constituer et utiliser des moyens, sont des actes de l’homme », affirme-t-il au sujet de la technique. Le propos est valable également pour la pensée. Rappelons ici la réflexion de Pascal Picq citée dans le prologue de ce traité : « Les gestes impliqués dans les chaînes opératoires, dont la séquence se tend vers un but, le biface, sont tout à fait homologues d’un point de vue cognitif à la construction des phrases dans le langage humain. »

Ce mouvement de la pensée peut aussi être compris, à l’inverse, comme une « prise en main » des moyens pour les orienter vers la fin que nous souhaitons. A cet égard, est exemplaire le recueil de stratagèmes réunis par Schopenhauer sous le titre L’art d’avoir toujours raison.

Les trois derniers textes des Essais et conférences de Martin Heidegger empruntent leurs titres respectivement aux philosophes grecs Aristote, Héraclite et Parménide : Λογος (Logos), Μοιρα (Moïra), Αληθεια (Alèthéia). Ces trois termes grecs, à la base de la philosophie classique, vont aussi nous guider au long de ce traité sur le raisonnement. Tous les trois dénotent des processus évolutifs, orientés, comme ce que nous avons appelé raisonnement : la parole (λογος) se déroule dans le temps ; la destinée (μοιρα) est la projection dans le futur ; la vérité, la franchise (αληθεια) est l’aboutissement d’une recherche, dont le mouvement ou le développement est rendu évident par le verbe apparenté, αληθειν (alèthein, « moudre »). Par ailleurs, dans sa préface à ce fameux traité, Heidegger souligne la parenté entre le mot « auteur » (auctor, en latin) et augere, signifiant augmenter, développer.

Même si certaines parties de cet ouvrage ne le mettent pas en évidence, ce mouvement de la pensée existe toujours, sous-jacent à toutes les formes de raisonnement et toute la matière que nous avons développée autour de notre sujet.

Transcrire le raisonnement

A la fin du chapitre précédent, nous avons évoqué un type de mise en forme du raisonnement : l’algorithme. Nous étudions dans le présent paragraphe les différentes manières de transcrire le raisonnement, ou plus généralement les supports de la pensée humaine, afin de rendre le raisonnement ou la pensée intelligibles et éventuellement communicables. Ce dernier aspect sera plus amplement développé dans les chapitres 6 et 7.

La représentation de la réalité implique une symbolisation du monde, étape indispensable pour comprendre les objets du monde et éventuellement manipuler les symboles correspondants. Précisons ici le terme de symbole, dérivé du grec συμβολειν (sumbolein, « se rencontrer avec »), lui-même dérivé de συν + βαλλω (sun + ballo, « je lance avec ») de la même famille que συμβολη (sumbolè) signifiant « rencontre » (ajustement, jonction, carrefour, engagement), « convention » ou « contrat », et que συμβολον (sumbolon) signifiant « signe de reconnaissance ». Un symbole peut avoir de nombreux sens, qui dépendent de la culture dont il émane et du niveau de connaissance de son destinataire.

La représentation symbolique a généralement pour fonction de simplifier ou de rendre plus concise une vision ou une conception d’une réalité complexe. La carte géographique ne représente pas seulement une réduction d’une région, elle supprime certaines caractéristiques pour en faire ressortir d’autres, en nombre et densité très limités, afin d’optimiser la lisibilité de la carte. L’écriture alphabétique permet de composer à partir de quelques dizaines de signes une quasi-infinité de mots dans une langue donnée. Les scientifiques se sont emparés de cette volonté de simplification. Ainsi, les biologistes ont trouvé que tout être vivant peut être codé par l’ADN (acide désoxyribo nucléique) : basé sur une longue combinaison de seulement quatre molécules différentes, ce code permet d’identifier un être vivant de manière pratiquement univoque. De même, les physiciens ont cherché à décrire la matière, dans toute sa diversité, à partir d’un nombre limité de types d’atomes différents, et chaque atome peut, à son tour, être décomposé en un relativement petit nombre de particules dites élémentaires, lesquelles se ramènent à quelques paramètres ne pouvant prendre qu’un nombre de valeurs restreint.

L’utilisation de petits cailloux (calculi), de coquillages ou d’autres objets plus ou moins banals peut être considérée comme une forme de raisonnement, dans la mesure où ces objets sont des supports de calcul ou de comptabilité. L’introduction de monnaie pour représenter, symboliser et faciliter toutes sortes de troc peut être vue comme un support ou une trace de raisonnement partagé et agréé entre partenaires d’échanges commerciaux.

Les dessins retrouvés dans les grottes préhistoriques de Lascaux ou Chauvet sont-ils les ancêtres des idéogrammes ? des éléments de langage et donc des marques d’un embryon de raisonnement ? En tant que mode de représentation d’objets de la réalité, abstraction par rapport à cette réalité, ce sont déjà des modèles, des signes qui peuvent avoir un caractère symbolique. Comme une écriture, ou même comme un objet façonné par nos ancêtres du paléolithique, un dessin est un processus orienté vers un résultat qui est la forme souhaitée, et qui sera la forme finale si le processus a abouti.

Ces pictogrammes sont en nombre limité dans les premiers embryons d’écriture que nous ont légués les civilisations anciennes. Lorsque ces pictogrammes ont un caractère sacré, comme en Egypte où ils ornent les temples et les sépultures, ils sont appelés hiéroglyphes, du grec ιερος (hieros, « sacré ») et γλυφη (gluphê, « gravure »). Une combinaison de pictogrammes est appelé « idéogramme » dans la mesure où il exprime une idée. Par exemple, l’idéogramme chinois signifiant lumière combine les deux signes représentant le soleil et la lune. Certains pictogrammes sont assemblés pour être lus comme un rébus.

La combinaison de signes ou de pictogrammes implique un sens d’écriture et de lecture. Celui-ci peut être de gauche à droite, de droite à gauche, de haut en bas, circulaire, en spirale ou « boustrophédon » (du grec βους, « bœuf », et στροφή, « action de tourner »), c’est-à-dire en alternant le sens du tracé ligne après ligne, à l’instar du bœuf traçant des sillons dans un champ. Le simple fait d’écrire ou de lire dans un sens évoque immédiatement l’objet de notre étude : « la pensée dirigée », c’est-à-dire « orientée vers ». Le lecteur est capable de détecter le début et la fin de la phrase, donc le cas échéant l’hypothèse et la conclusion d’un raisonnement. Plus que la parole, l’écriture permet de reproduire le raisonnement, pour soi aux fins d’analyse, ou pour autrui en vue de convaincre. Maîtriser l’écriture, c’est détenir les moyens de « conquérir le monde », affirme Sartre dans Les Mots.

Outre le langage, nous évoquerons quelques-unes des représentations qui peuvent être utilisées pour illustrer le raisonnement. Sous réserve, toutefois, que le raisonnement soit explicite ou explicitable. Lorsque différents pictogrammes ou idéogrammes, ou autres représentations d’objets, sont reliés deux par deux ou plus, on parle de graphe, diagramme ou réseau. Les pictogrammes sont appelés « sommets » ou « nœuds », et les liaisons « arêtes ». Comme la liaison est orientée, elle peut être figurée par un symbole spécifique : la flèche. Celle-ci relie un « antécédent » à son « successeur », et chaque sommet, sauf le(s) premier(s), a au moins un antécédent direct.

Le raisonnement se prête ainsi à divers modes de représentation : graphes orientés, chaînes, arborescences, organigrammes, etc. Certains ont des applications précises, comme les réseaux bayésien, PERT ou de Petri, par exemple. Lorsqu’un sommet a un seul antécédent et un seul successeur directs, le réseau se réduit à une « chaîne ». Une arborescence, comme son nom l’indique, est un schéma évoquant un arbre comportant un sommet particulier, initial, nommé « racine de l'arborescence » à partir duquel il existe un chemin unique vers tous les autres sommets. Un « arbre de décision » représente le processus par lequel se prend une décision en explorant les différentes branches avant d’en éliminer un certain nombre (« élagage »), afin de n’en garder qu’une (ou éventuellement un petit nombre). Un organigramme est une sorte de réseau représentant de façon séquentielle les actions à mener et les décisions à prendre pour atteindre un objectif défini.

Exemple d’arbre de décision :

Exemple d’organigramme :

Même si le raisonnement est exprimé par le langage, par un algorithme, par un schéma ou tout autre medium, et n’est donc pas une activité « immédiate » de la pensée, nous ne nous attacherons pas au temps que peut prendre le raisonnement, à sa durée : cette durée nous paraît nulle lorsque nous reconnaissons un objet familier, alors qu’elle peut sembler démesurément longue lorsque nous effectuons une démonstration mathématique ou élaborons une théorie scientifique.

Raisonnement et construction du monde

Le raisonnement vise à étendre le champ de connaissance ou d’intelligence, c’est-à-dire soit à produire, à partir de faits, observations ou autres données, des informations qui étaient absentes, ou du moins pas explicitement présentes, dans ces données, soit à expliquer ou expliciter les liens pouvant exister entre ces données.

Au cours de l’histoire de l’humanité, nous avons pu disposer d’instruments de plus en plus élaborés, qui nous ont permis d’élargir le domaine d’observation et d’affiner notre image du monde. Dans sa confrontation avec la nature, l’homme a d’abord observé des événements à son échelle : il a expérimenté les effets de la pesanteur, de l’inertie, de l’équilibre, sur son propre corps et sur les objets qui l’environnent. Il a appris à associer différents événements qui se succèdent toujours dans le même ordre temporel et a inventé des « principes » tels que la causalité, le déterminisme, la continuité… et des lois pour en rendre compte exactement. Il a ainsi édifié un corpus scientifique, structuré, cohérent qui, à terme, devait pouvoir expliquer tous les phénomènes naturels – la physique – et un langage pour exprimer ces faits – les mathématiques –, tel que nous le connaissons aujourd’hui, et dont le point de départ peut être situé à l’époque de Pythagore. Ce corpus se substituant progressivement à la nature dans la pensée humaine, comme le constate Georges Gusdorf (« Mythe et métaphysique ») : « La raison triomphante se donne pour tâche de substituer au monde vécu, dans son incohérence, dans son opacité sensible, le monde intelligible d’un univers du discours. » Le raisonnement fait ainsi le lien entre la nature et la science, entre la nature et la culture. C’est ce que font les anciens, notamment les Grecs Euclide et Ératosthène, en « inventant » la démonstration. Et ce que Heidegger entend par le verbe stellen dans le sens d’« interpellation » : « Interpeller quelqu’un pour lui demander des comptes, pour l’obliger à rationem reddere » [pour lui réclamer sa raison suffisante].

Peu à peu, l’homme a été confronté à d’autres types d’objets. Les mesures sont devenues plus indirectes, mais, par le biais des