Le pari de madame Einstein - Claire Wagner-Rémy - E-Book

Le pari de madame Einstein E-Book

Claire Wagner-Rémy

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Beschreibung

Tout le monde connaît Albert Einstein. Mais qui a entendu parler de Mileva, la première épouse de cet illustre physicien ? Scientifique comme son mari, elle aurait pu connaître un destin analogue à celui de Marie Curie, sa contemporaine. Pourquoi n'a-t-elle pas eu la brillante carrière à laquelle son intelligence et ses études auraient dû la conduire ? Pourquoi Albert n'a-t-il pas partagé avec sa femme le Prix Nobel qui lui a été décerné pour des travaux qu'ils ont menés ensemble ? Comment Albert et Mileva ont-ils pu se séparer si violemment après s'être aimés passionnément ? "Le pari de madame Einstein" est un roman basé sur des faits réels et des documents avérés. Il se déroule durant les années de vie commune d'Albert et Mileva. Au cours de ce récit, le lecteur suivra l'existence difficile mais captivante d'un couple de jeunes chercheurs. Il apprendra comment leurs travaux ont abouti à des découvertes scientifiques fondamentales qui ont bouleversé la physique du XXe siècle : la Relativité et la Physique Quantique.

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Un rectangle blanc se détachait sur la grande table de la salle à manger, faiblement éclairée par le soleil de cette fin d’après-midi d’été, qui filtrait à travers les rideaux épais fermés sur les deux grandes fenêtres. Lorsqu’elle entra dans la pièce, Mileva ne vit que cela. Elle crut d’abord que c’était l’enveloppe contenant la rétribution destinée à l’employée de maison, que son mari avait déposée là avant de quitter le domicile. Mais la femme de ménage était passée dans la journée, et elle avait certainement pris son dû. En s’approchant de la table, Mileva vit que sur l’enveloppe était écrit son nom, et elle reconnut la petite écriture penchée de son mari. Elle n’avait entrevu celui-ci que la veille au soir, très rapidement, entre deux portes, et ils avaient à peine eu le temps d’échanger quelques paroles. Il est vrai qu’ils ne se parlaient guère depuis plusieurs mois. Depuis qu’Albert avait fini, à contrecœur, par accepter ce fameux poste de professeur à l’université de Berlin. La Prusse, avec sa rigueur légendaire, tant de la part des hommes que du climat, cela ne l’attirait pas trop, lui qui appréciait la douceur de la Suisse et recherchait le soleil d’Italie dès que son travail le lui permettait. Maintenant qu’il occupait cette fonction importante, il allait devenir plus difficile et certainement plus rare, tant du fait de la distance que de la brièveté de ses congés, de se rendre dans ces contrées qui lui étaient chères. Bien sûr, Mileva l’avait suivi à Berlin, c’était normal, elle avait toujours tenu à le suivre dans ses déplacements chaque fois que c’était possible. Ils avaient donc emménagé dans cet appartement assez récemment, et Mileva était encore un peu perdue dans la grande ville austère, dans laquelle elle n’avait pas encore pris ses marques. Elle aussi était attachée affectivement à la Suisse, à Berne et surtout à Zurich, où il lui semblait que ses plus belles années s’étaient écoulées.

En cette après-midi d’été, elle ignorait donc où était parti son mari, d’autant qu’il ne lui avait pas encore proposé de l’accompagner à l’université pour lui montrer son nouveau lieu de travail. Elle supposait qu’il était parti très tôt le matin même, afin d’être sur place bien en avance, avant de rencontrer ses collègues ou de faire la connaissance de ses futurs étudiants, sans doute pour avoir le temps de ranger ses affaires et préparer la prochaine saison universitaire. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois qu’il partait rapidement, sans prendre le temps de dire au-revoir à son épouse. Cette fois-ci il lui avait sans doute laissé un mot pour préciser sa destination ou bien l’heure à laquelle il comptait être de retour. C’est du moins ce qu’espérait Mileva en saisissant l’enveloppe. Celle-ci n’était pas cachetée, Mileva en sortit une feuille de papier à lettres classique, datée du jour même, le 18 juillet 1914, et comportant une liste numérotée qui se présentait un peu comme une liste de commissions :

Tu veilleras à ce que :

mon linge et mes draps soient tenus en ordre ;

il me soit servi trois repas par jour dans mon bureau ;

ma chambre et mon bureau soient toujours bien tenus et ma table de travail ne soit touchée par nul autre que moi.

Tu renonceras à toute relation personnelle avec moi, excepté celles nécessaires à l’apparence sociale. En particulier, tu t’accommoderas du fait :

que je ne reste pas près de toi à la maison ;

que je ne sorte ni ne voyage avec toi.

Tu dois t’engager à observer les points suivants :

tu n’attendras de moi aucune affection, et tu ne me feras aucun reproche à ce sujet ;

tu me répondras immédiatement lorsque je t’adresserai la parole ;

tu sortiras immédiatement de mon bureau ou de ma chambre si je te le demande, sans aucune protestation ;

tu ne me dénigreras pas aux yeux de mes enfants, ni par des mots, ni par des actes.

Le papier lui tomba des mains lorsqu’elle eut achevé la lecture de cette énumération de commandements. Elle crut d’abord à une blague dont Albert était assez coutumier. Ils plaisantaient souvent ensemble dans les premières années de leur vie commune, quand, étudiants, ils se moquaient aussi bien des potaches et des ignares qui ne cherchaient pas à apprendre quoi que ce soit, que des camarades trop zélés et dociles. Son mari ne pouvait s’empêcher de tourner en dérision les sujets les plus sérieux, recherchant avant tout la provocation. « La seule chose absolue dans un monde comme le nôtre, c'est l'humour », avait-il coutume de dire. Mais depuis quelque temps, ses plaisanteries s’adressaient plutôt à ses amis et collègues à l’extérieur du domicile conjugal, tandis qu’il lui réservait, à elle, une ironie presque méchante. Il se moquait sans ménagement de son pas claudiquant qu’il disait reconnaître de loin lorsqu’elle s’approchait de son bureau, et qu’il comparait à celui d’une vieille sorcière, alors qu’il lui avait confié autrefois que sa démarche asymétrique, due à une infirmité de naissance, faisait partie de son charme.

Plutôt que de s’en vexer, Mileva préférait prendre les remarques de son mari pour de l’humour et ne pas s’en offusquer, afin que l’atmosphère du foyer conserve la sérénité nécessaire à l’activité de son mari. Vieille sorcière, elle n’en avait certainement pas l’aspect physique. À quarante ans passés, elle avait gardé un visage assez joli, bien que ses traits soient un peu épaissis par l’âge. Ses cheveux châtains étaient, comme d’habitude, remontés en un chignon dans lequel quelques fils blancs commençaient à apparaître. Passant la plupart de ses journées chez elle, elle portait moins d’attention qu’autrefois à ses vêtements. Ceux-ci étaient toujours propres et corrects, mais sans coquetterie. Pour les sorties ordinaires dans le quartier, où elle ne rencontrait que des commerçants et des inconnus, et lorsqu’elle demeurait à domicile pour s’occuper de ses enfants et s’adonner à des tâches ménagères, à quoi bon soigner davantage son apparence ? Soucieuse de cet aspect dans sa jeunesse, où elle s’habillait simplement mais avec élégance et s’efforçait aussi de boiter le moins possible, elle s’était pourtant rendu compte que celui qui allait devenir son mari, s’il daignait jeter un regard sur elle, ne faisait jamais attention à sa mise. Quant à lui, au contraire, il n’avait aucun goût pour se vêtir, assortissant une veste à carreaux sur un gilet rayé et une chemise écossaise, avec un pantalon flasque, trop court ou tire-bouchonnant sur les larges chaussures qu’il portait souvent sans chaussettes. En outre, son manque de soin lui faisait fréquemment tacher ses vêtements en mangeant, et il continuait à les porter ainsi maculés sans éprouver le moindre scrupule. Ah ! Elle avait bien réussi à ce qu’il soit correctement habillé lors de visites officielles ou d’événements importants, même s’il protestait lorsqu’elle lui nouait sa cravate et s’il se hâtait de se remettre à son aise dès son retour. « Tu ne peux pas t’empêcher de me tourner autour toute la journée pour m’arranger un peu », maugréait-il. Elle savait maintenant que, lorsqu’elle n’était pas auprès de lui, il devait éprouver un malin plaisir à négliger sa tenue, rien que pour la contrarier.

Contrariée, elle pouvait l’être, car Albert se montrait rarement ces derniers temps. Toujours prête à comprendre et à excuser son mari qu’elle admirait et dont elle pensait encore être aimée, elle mettait ses absences sur le compte de sa nouvelle activité professionnelle qui semblait l’occuper bien plus que ses précédentes fonctions. Il venait d’être nommé Directeur de l’Institut de physique Kaiser-Wilhelm et Professeur à l’université de Berlin. Absent, il l’était physiquement, mais aussi et surtout mentalement. Non seulement il ne lui parlait plus du tout de ses activités, mais durant le peu de temps qu’il passait à la maison il s’isolait dans son cabinet de travail. Peut-être avait-il cherché quelque chose avant de partir et, ne l’ayant pas trouvé, il s’était fâché, ce qui pouvait expliquer le ton cassant de sa lettre. Mileva s’était habituée à ses brusques sautes d’humeur, la colère causée par une contrariété s’effaçant aussi rapidement qu’elle était apparue. Mais cette fois les propos couchés sur ce papier dépassaient tout ce qu’elle avait pu imaginer.

En l’absence d’explication sur le départ précipité de son mari, elle essaya d’examiner toutes les éventualités. Comme d’habitude, il ne la prévenait que rarement de ses déplacements. C’est seulement vers le soir, quand elle ne le voyait pas revenir, qu’elle pouvait se douter qu’il serait probablement absent pour plusieurs jours ou même des semaines parfois. Cette fois-ci, il avait sans doute dû se hâter pour participer à une réunion ou une conférence, à moins que ce ne fût pour se rendre au domicile de ces proches parents qui l’avaient hébergé avant qu’il ne trouve un appartement à Berlin, et chez lesquels il séjournait de plus en plus souvent, prétextant que l’emplacement l’arrangeait mieux pour ses occupations. Durant ces absences, une fois passé le sentiment d’être délaissée, Mileva appréciait les longs moments de solitude où elle profitait du calme de cet appartement berlinois. Depuis sa jeunesse, elle passait souvent de longs moments seule, plongée dans des livres, absorbée dans un devoir de mathématiques, ou perdue dans ses pensées et des rêves d’avenir. À présent, elle appréciait de pouvoir sauvegarder ces quelques moments de tranquillité jusqu’à ce qu’il lui faille sortir chercher son plus jeune fils chez la nourrice et en attendant que l’aîné rentre de la garderie d’enfants, ouverte durant les vacances scolaires, et où elle avait réussi à l’inscrire pour quelques semaines. Ces moments, elle les occupait à la lecture d’un des nombreux volumes que contenait la bibliothèque familiale, étudier le travail d’un collègue, refaire une démonstration, ou bien parcourir un brouillon d’article que son mari lui demandait de relire avant de décider s’il méritait d’être envoyé à une revue scientifique, en particulier les Annalen der Physik, la plus à même de publier les résultats de ses recherches. Mais ces demandes se raréfiaient. En fait, depuis qu’ils étaient à Berlin, Albert ne l’avait plus jamais associée à son travail. Et de son côté, se sentant négligée, elle avait cessé de s’y intéresser et même d’attendre le retour de son mari.

Elle se souvenait encore de la première fois qu’Albert n’était pas rentré le soir sans l’avoir prévenue. C’était peu de temps après leur mariage. Ils vivaient alors à Berne. Elle avait d’abord imaginé que son époux avait rencontré des collègues avec lesquels la conversation s’était prolongée plus longtemps que prévu. L’inquiétude se mêlait alors à une certaine fierté : cela prouvait l’intérêt de leurs recherches aux yeux de ses pairs, ce qui ne pouvait que la réjouir. Mais lorsque onze heures, puis minuit avaient sonné à la pendule du salon, une réelle angoisse l’avait saisie. Il n’était pas possible de discuter si longtemps, même entre savants passionnés, même pour quelqu’un qui perdait facilement le contact avec les réalités, ce qui était incontestablement le cas d’Albert. Il devait lui être arrivé quelque chose. Peut-être avait-il eu un accident, peut-être avait-il éprouvé un malaise. Elle se représenta alors le grand corps de son bien-aimé étendu dans la rue, ou recroquevillé dans un couloir obscur, blessé quelque part où personne ne pouvait le voir et où il allait demeurer sans soins. Si seulement elle savait où il était allé, elle aurait pu accourir à son secours. Mais, au moment de partir, ce soir-là, à la question habituelle de sa femme pour savoir où il se rendait, il avait répondu évasivement. Des heures suivantes, Mileva avait compté chaque minute, chaque seconde, à l’affût du moindre bruit de pas, guettant le plus petit indice qui aurait pu annoncer sa venue. Au petit matin, au terme d’une nuit sans sommeil, lorsqu’elle avait entendu retentir la sonnerie de la porte d’entrée, elle s’était attendue au pire. Elle se souvenait d’avoir littéralement bondi hors du fauteuil, dans lequel elle n’avait même pas pu s’assoupir de toute la nuit, pour ouvrir. Et là, dans l’encadrement de la porte, c’était lui, son mari, hirsute et l’air un peu hagard mais nullement éprouvé. Il avait simplement oublié ses clés, prétexta-t-il, et pour ne pas déranger sa femme à une heure tardive, il avait attendu l’aube pour réapparaître. Où il avait passé la nuit, il ne daigna pas le préciser. C’était sans importance, estimait-il. Par la suite, ses absences nocturnes étaient de plus en plus fréquentes. Elle ne s’inquiétait plus de l’état de santé de son mari, mais évidemment l’idée lui était venue qu’une autre personne était entrée dans la vie d’Albert et y prenait une place grandissante, surtout depuis qu’ils vivaient à Berlin. Mileva en souffrait en silence, ne voulant pas contrarier davantage son époux dont elle connaissait la grande susceptibilité. Lui, si jaloux dans les premières années de leur amour, ne comprenait pas que son épouse ne soit pas d’humeur à le partager avec d’autres femmes.

Malgré cet éloignement que lui imposait souvent Albert et la certitude qu’elle avait que le cœur de son mari était pris ailleurs, les mots qu’elle venait de lire la laissaient complètement stupéfaite. Elle avait repris dans sa main tremblante l’horrible lettre. L’idée lui traversa à nouveau l’esprit que ces ordres ne s’adressaient pas à elle, mais à l’employée de maison. Elle regarda encore l’enveloppe portant son prénom, et le doute fut définitivement levé. Elle s’obstina ensuite à chercher dans ces commandements ce qu’elle pourrait prendre au second degré. Elle revit en pensée le visage de son mari qui savait être si avenant parfois, se souvint des mimiques qui la faisaient éclater de rire et, par réaction, déclenchaient chez lui aussi l’hilarité, de sorte que tous deux étaient pris de fou-rires qui pouvaient se prolonger durant plusieurs minutes. Leurs amis, les voyant ainsi, se joignaient à cette humeur joyeuse dont le couple s’était fait une réputation. Mais cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas connu une telle joie. L’attitude d’Albert était devenue froide, il manifestait à son égard de l’indifférence, sinon de l’agressivité, dont elle ne comprenait pas la raison. Elle se sentait déconsidérée, traitée comme une femme de ménage, et la lecture de ces commandements confirmaient son impression. Il ne voyait plus en elle une femme, son épouse, mais une domestique à l’égard de laquelle on n’éprouve aucun sentiment et à laquelle on ne doit rien, si ce n’est un salaire. Les périodes où son mari se montrait à peu près convenable à ses yeux, pour ne pas dire gentil, c’est lorsqu’il rentrait de voyage où, semblait-il, on l’avait apprécié, complimenté, célébré, voire adoré. Car Albert avait beau se dire modeste, il avait besoin d’être entouré d’une cour d’admirateurs, tandis que, de retour à la maison, il acceptait difficilement que sa personne et son mérite soient mis en question. En outre, il n’aimait guère faire face aux contingences quotidiennes, le ménage, les enfants, l’acquittement des factures, toutes choses qui lui étaient épargnées lorsqu’il était invité à faire des conférences ou à participer à des congrès, mais auxquelles il ne pouvait échapper dès que, chez lui, il s’extrayait de son travail intellectuel. Son paradis s’arrêtait au seuil de son bureau. Une pièce pas très grande, où un étroit espace de travail était ménagé sur la vaste table, entre des piles de livres, de journaux et surtout d’innombrables papiers noircis de formules entrecoupées de commentaires, avec de fréquentes ratures, réécritures, corrections, à nouveau raturées. Au sol s’entassaient d’autres livres et papiers qui constituaient le long des murs, des tours dont certaines s’élevaient jusqu’au plafond. Il restait à peine la place pour deux ou trois chaises entre la porte et la table. C’est là qu’il recevait ses plus proches amis et collaborateurs pour leur soumettre ses dernières idées, pour qu’ils l’aident à élaborer les articles qu’il s’apprêtait à envoyer aux Annalen der Physik en vue de leur publication dans cette prestigieuse revue scientifique. Afin que ces lieux demeurent paradisiaques, il fallait évidemment en interdire l’accès à quiconque ne serait pas susceptible de contribuer positivement à son œuvre, voire à quiconque pourrait le critiquer.

Une fois sorti de ce microcosme qu’il s’était créé et où il se sentait vraiment chez lui, Albert se retrouvait accablé par les problèmes du monde. En particulier, par la guerre qui venait d’éclater en Autriche-Hongrie et menaçait de s’étendre à toute l’Allemagne. Il n’avait jamais bien supporté les situations conflictuelles, et à Berlin surtout l’atmosphère devenait particulièrement pesante. Mais cela ne pouvait pas être la seule raison de son hostilité à l’égard de sa femme. Mileva avait ressenti les premiers signes d’irritation de son mari après la naissance de leur deuxième fils, Eduard, qui allait avoir son quatrième anniversaire dans quelques jours. Contrairement à son grand frère Hans-Albert, âgé de dix ans, d’une vive intelligence et d’un caractère facile, Eduard était très remuant, bruyant et criant beaucoup, difficile à comprendre et à contrôler. Mileva estimait que cet enfant n’était pas pour rien dans l’attitude irascible de son mari, et elle voyait ses déplacements de plus en plus fréquents comme une sorte de fuite devant une situation qu’il ne maîtrisait pas. Elle considérait donc devoir consacrer d’autant plus de temps à Eduard, afin de remplacer au mieux la part d’autorité et d’affection paternelles qui manquait au petit garçon.

Maintenant qu’Albert avait une bonne situation, aussi prestigieuse pour sa carrière que rémunératrice pour le ménage, ce qui n’avait pas été le cas dans les premières années de leur vie commune, Mileva avait du mal à admettre que l’ambiance familiale soit si dégradée, alors qu’ils auraient pu former tous les quatre une famille unie, comme lorsqu’ils vivaient à Berne ou à Zurich. Ah ! Comme ces premières années lui paraissaient belles ! Elle se souvenait des hésitations d’Albert lorsqu’il avait reçu, à plusieurs reprises, des propositions pour occuper un poste de professeur à l’Académie de Prusse. Cette perspective lui déplaisait profondément. D’abord, parce qu’il appréciait la vie en Suisse, dont il avait acquis la nationalité, et qu’il aimait particulièrement les deux villes où il avait séjourné. Il y avait ses habitudes, ses amis, ce n’était pas trop loin de l’Italie pour laquelle il gardait la nostalgie de séjours enchanteurs avec ses parents et sa sœur, malgré l’éloignement d’avec la femme qu’il chérissait alors. Pourtant Mileva l’avait encouragé à accepter cette proposition parce qu’elle voyait dans cette étape berlinoise un tremplin pour la carrière de son mari, le passage obligé pour se faire une réputation internationale. Mais Albert n’avait de cesse de répéter qu’il n’aimait pas l’Allemagne ni les Allemands, qu’ils étaient trop sérieux et trop rigides, qu’avec eux il n’était pas possible de rire et de blaguer, ce qui était dans ses habitudes. À force de persuasion de la part de sa femme, mais aussi de ses amis, Albert avait fini par répondre favorablement à cette offre de poste. Mileva s’en était réjouie et s’était attendue à ce qu’il lui propose aussitôt de le suivre avec les enfants. Elle avait évoqué le sujet devant lui, mais il l’avait sèchement esquivé comme il savait si bien le faire lorsqu’une question embarrassante lui était posée. Il avait de la famille à Berlin, et celle-ci pourrait le loger moyennant une très modeste contribution. Lorsque, après plusieurs mois, il avait tout de même accepté que sa femme aille à Berlin afin de prospecter pour trouver un logement convenable pour la famille, Mileva avait déniché cet appartement assez proche du centre-ville et de l’université, qui, bien que moins agréable et plus petit que celui de Zurich, lui paraissait idéal pour l’activité de son mari. Elle s’était aussi renseignée sur les écoles pour son fils aîné, sur les moyens de garde du petit, ainsi que sur la possibilité pour elle de donner des cours de mathématiques, ce qui permettait d’arrondir les fins de mois et surtout de conserver une certaine indépendance financière par rapport à son mari. Ayant obtenu l’accord d’Albert pour louer cet appartement, elle avait alors espéré que la situation familiale s’apaiserait. Or il s’avérait qu’Albert s’absentait de plus en plus souvent et semblait se détacher progressivement de sa famille.

Depuis leur installation à Berlin, quelques mois auparavant, il ne l’avait même pas questionnée, ni sur ses activités, ignorant sans doute qu’elle continuait à travailler dans ses matières favorites, les mathématiques et la physique, ni sur l’emploi du temps de ses deux fils. En fait, il ne lui avait presque pas adressé la parole. Lorsqu’il rentrait avant l’heure du coucher de ces derniers, c’est tout juste s’il passait dans leur chambre pour leur dire bonsoir et les embrasser brièvement. Mileva commençait à raconter leur journée, les progrès faits par Hans-Albert ou les soucis causés par Eduard, mais Albert cessait rapidement de l’écouter et quittait la pièce sans même attendre qu’elle ait fini de lui parler. Cela faisait si longtemps qu’il ne l’avait appelée « ma petite femme chérie » ou « mon très cher trésor » !

En serrant la lettre dans ses mains, Mileva se demanda comment un homme pouvait changer aussi radicalement, pourquoi son mari, si proche, si gentil, si affectueux, avait pu se métamorphoser ainsi en un être cynique et méprisant à son égard, alors qu’ils avaient formé un couple exceptionnel dans les premières années de leur vie commune, et partagé une vie amoureuse intense dès leur première rencontre en 1896, et au cours de leurs quatre années d’études communes à l’Institut Polytechnique de Zurich.

Ces premières années, Mileva se les rappelait avec précision. Elles représentaient une période heureuse et pleine, où elle se sentait vivre intensément. Elle se souvenait en particulier de ce début de l’année 1896. Elle avait vingt ans et le monde s’était soudain élargi pour elle. Quittant le domicile familial de Novi Sad en Voïvodine de Serbie, elle était arrivée en Suisse pour suivre l’enseignement du Polytechnikum, cette prestigieuse école scientifique zurichoise. Elle avait pu s’y inscrire en raison de ses bons résultats scolaires antérieurs et parce que c’était l’un des rares établissements d’enseignement supérieur acceptant les filles. Passionnée par les mathématiques et toutes les sciences en général, elle avait consacré du temps à chercher un établissement mixte qui puisse satisfaire sa soif de savoir. Dans son enfance, elle avait déjà fait preuve de capacités particulières dans les matières scientifiques et avait eu un parcours scolaire brillant. Son père, Miloš Marić, fonctionnaire et propriétaire terrien assez aisé, et par ailleurs bon mathématicien, avait initié sa fille toute petite aux rudiments de l’arithmétique et de la géométrie. C’est ainsi que Mileva avait obtenu à quinze ans une licence spéciale l'autorisant à étudier au Gymnase royal d'Agram (aujourd’hui Zagreb), une école de garçons spécialisée en physique et mathématique. Étant la seule fille de l’établissement, elle avait été remarquée par ses professeurs non seulement pour cette situation exceptionnelle, mais aussi et surtout pour son intelligence. La jeune fille avait effectivement terminé brillamment ses études en obtenant les meilleures notes de l'école. Ces excellents résultats lui avaient ouvert les portes du Polytechnikum de Zurich.

Partir à l’étranger pour faire des études et surtout dans une grande école scientifique, c’était totalement inédit dans le milieu provincial où vivait Mileva. Pour en arriver là, il lui avait fallu faire preuve de détermination et d’obstination afin de vaincre les préjugés de son entourage. La séparation d’avec sa famille ne lui faisait pas peur, elle avait déjà fait cette expérience durant sa scolarité, soit pour rester dans le même établissement pendant que ses parents déménageaient au rythme des déplacements professionnels du père, soit pour intégrer un lycée d’un niveau qui n’existait pas près du domicile familial. Durant les années d’internat, lorsqu’elle retournait chez ses parents, Mileva passait une bonne partie de son temps dans la pièce qui abritait la vaste bibliothèque familiale, contenant en particulier beaucoup d’ouvrages scientifiques acquis par son père. Elle parcourait les rayons et sortait une à une les dernières acquisitions paternelles, mais retrouvait aussi avec plaisir les livres d’histoire des sciences et des ouvrages plus anciens parmi lesquels des manuels de physique, chimie et mathématiques qui avaient servi à son père durant les études de celui-ci quelques décennies plus tôt. En outre, Miloš n’hésitait pas à procurer à sa fille les ouvrages qui lui manquaient et lui permettaient de compléter sa formation en physique et en mathématiques. Souvent malade à la fin de son adolescence, Mileva avait mis à profit les longs séjours de repos forcé pour fréquenter encore plus assidûment la bibliothèque familiale. Plongée dans ces volumes, elle s’imaginait être dans la peau de Galilée, de Newton ou d’Ampère, regrettant presque qu’ils aient vécu il y a si longtemps et redoutant qu’il n’y ait plus rien de nouveau à découvrir en physique. En avançant dans l’étude, elle se rendait compte, toutefois, que cette science n’était pas un édifice définitivement achevé, et qu’il existait encore de larges pans à développer et de la place pour des savants capables de faire évoluer et grandir cet édifice. Cela s’appelait « la recherche » et la jeune fille rêvait de prendre sa part dans cette noble conquête. Jusque-là, elle ne connaissait la science et ne s’était familiarisée avec l’idée de recherche scientifique qu’à travers les livres et des revues auxquelles était abonné son père. À présent qu’elle s’était découvert une âme de chercheur, sa vie avait trouvé un but : mettre au jour de nouvelles questions soulevées par la physique contemporaine et prendre part à leur résolution.

Une fois la décision prise de s’inscrire au Polytechnikum, Mileva était si heureuse de pouvoir intégrer la fameuse école zurichoise qu’elle ne pensait plus à sa santé précaire, mais seulement à sa formidable passion qu’elle allait pouvoir assouvir. Elle savait que cet établissement ne formait pas seulement des ingénieurs, mais aussi des scientifiques purs, encouragés par les excellents professeurs qui faisaient sa réputation. Certes, pour étudier et travailler dans cette partie de la Suisse alémanique, il lui faudrait renoncer à sa langue maternelle, mais cela non plus ne la rebutait pas. Elle avait étudié l’allemand très tôt à l’école. Son père, qui maîtrisait bien cette langue, lui avait appris à la lire au travers des contes de Grimm et de traductions de contes d’Andersen. Petite brune boiteuse, elle se voyait comme le vilain petit canard du grand conteur danois, se sentant profondément différente de la société de petits propriétaires bourgeois serbes de son entourage, à l’exception, bien entendu, de ses parents, mais était persuadée qu’un avenir lumineux l’attendait, comme celui du beau cygne blanc du conte, lorsqu’elle aurait rejoint la confrérie de scientifiques à laquelle elle savait appartenir depuis son plus jeune âge.

Miloš Marić, dont la fortune permettait de payer l’hébergement et les études de sa fille, avait déjà réservé un logement pour elle dans une pension de famille située dans le quartier étudiant de la ville. Le temps, durant les derniers mois avant le départ de Novi Sad, avait filé à toute allure pour Mileva exaltée par la nouvelle vie qui s’ouvrait devant elle, partageant ses journées et ses nuits entre la préparation de ses bagages et l’étude pour perfectionner son niveau de mathématiques et d’allemand. Peut-être pourrait-elle aussi poursuivre la pratique de la musique, du chant et de la danse, qui lui étaient presque aussi indispensables que l’étude des sciences.

En arrivant à Zurich, la jeune étudiante fut accueillie par un envoyé de la pension Bächtold, où son père avait pris location pour elle. Cet homme la conduisit de la gare jusqu’à la pension, dont l’hôtesse, une femme chaleureuse, lui montra sa petite chambre. Elle eut tout de suite envie de s’installer définitivement et de faire de Zurich sa nouvelle patrie. En effet, dès l’arrivée du train en gare, la jeune fille avait été séduite par cette grande ville en plein développement, qui ressemblait à une capitale, à l’instar de Zagreb, la seule ville importante dans laquelle elle avait séjourné, mais en plus propre, plus calme et plus ordonné. La population lui fit plutôt bonne impression, les gens lui paraissaient bien plus polis et disciplinés que les Serbes qu’elle avait fréquentés. Le sérieux qu’ils affichaient lui parut de bon augure pour la carrière scientifique qu’elle envisageait.

Comme elle ne pouvait pas intégrer immédiatement le Polytechnikum, qui exigeait le passage d’un examen d’entrée, il restait plusieurs mois à Mileva jusqu’à la date de l’examen et la rentrée suivante, à l’automne 1896. Afin d’obtenir un visa indispensable aux étrangers pour pouvoir prolonger leur séjour en Suisse, elle devait suivre un cursus universitaire. Elle choisit donc de s’inscrire à l’École de médecine fédérale de l’université de Zurich, matière qui l’intéressait presque autant que les mathématiques et la physique, car ses problèmes de santé l’avaient sensibilisée au fonctionnement de l’organisme humain. Elle cherchait aussi à expliquer la maladie de sa petite sœur Zorka, de huit années sa cadette, qui était, comme elle mais bien plus gravement, affectée de coxalgie. Enfin, elle espérait commencer à comprendre les mystères du cerveau. Évidemment, un semestre ne suffirait pas à étancher sa soif de connaissances dans le domaine médical, d’autant qu’il fallait en plus préparer l’examen d’entrée au Polytechnikum. À la fin de l’année universitaire, elle occupa tout le temps de l’été à travailler les matières sur lesquelles allait porter cet examen, en particulier les mathématiques et la géométrie descriptive, domaines essentiels pour la section que souhaitait intégrer la jeune fille. Elle passa l’examen avec succès. Entre-temps, le « vilain petit canard » s’était métamorphosé en une jeune fille gracieuse, séduisante, mais qui manquait toujours de confiance en elle, ce qui la faisait généralement rester en retrait des conversations enjouées qui retentissaient dans le hall de l’université ou dans la salle commune de la pension Bächtold.

Même si les jeunes filles étaient admises dans l’établissement zurichois, Mileva se trouva être le seul élément féminin au milieu de garçons, dans la section de mathématiques, ce qui ne manquait pas d’éveiller la curiosité de ses condisciples et de susciter une certaine rivalité entre eux. C’était à qui aurait le privilège de s’asseoir à côté de la jeune femme, qui serait le premier à lui adresser la parole, qui aurait droit au premier sourire, au premier baiser peut-être. Ils n’étaient pas bien nombreux à suivre le programme de mathématiques, et moins encore celui de physique, mais pas un n’échappait à la fascination de cette fille. Son joli minois encadré par des cheveux châtains, épais et bouclés, remontés en chignon et ses grands yeux sombres dans lesquels brillait une vive intelligence séduisaient tous ses condisciples. Mileva en éprouvait une certaine fierté, mais surtout un grand bonheur, elle qui auparavant avait souvent été montrée du doigt, moquée ou méprisée en raison de son infirmité physique qui la faisait boiter et de son extrême timidité, elle qui avait passé de longues heures de travail solitaire dans les matières qu’elle affectionnait, sans se laisser distraire par son entourage, seulement encouragée par son père Miloš.

Ses années d’études à Zurich, de 1896 à 1900, elle se voyait les vivre comme dans un rêve merveilleux, où elle pourrait s’adonner à ses matières favorites. Durant les premiers mois, elle s’appliqua à perfectionner son allemand scolaire, qu’elle avait déjà particulièrement travaillé l’année précédente en vue de faire des études dans une grande école ou université. Elle chercha aussi à améliorer son accent qu’elle ne devait jamais perdre complètement, mais qui ajoutait à son charme auprès du petit groupe d’étudiants dont elle faisait partie. Car, s’ils n’étaient que cinq à suivre le cours de physique, elle se retrouvait avec un seul autre candidat dans la classe de « Physique théorique » proposée en option. Cet unique condisciple était un tout jeune étudiant de 17 ans, le plus jeune de leur promotion, de trois ans son cadet, un certain Albert Einstein, qui allait devenir l’homme de sa vie. La fascination était réciproque entre la frêle jeune fille timide et le grand gaillard au regard doux et malicieux.

Mileva était remarquée non seulement par ses condisciples, mais également par ses professeurs. Dès la deuxième semaine, lorsque l’un d’eux rendit le premier devoir de mathématiques qui avait été proposé aux étudiants, il félicita la jeune étudiante pour sa résolution qu’il considérait comme la plus complète et la plus élégante. Les visages des autres étudiants s’étaient tournés d’un seul coup vers elle, et elle s’était sentie rougir. Mais au lieu d’en éprouver de la gêne, d’avoir envie de disparaître sous terre comme autrefois lorsque,