La Résidence des Ricochets - Marie Le Vaillant - E-Book

La Résidence des Ricochets E-Book

Marie Le Vaillant

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Beschreibung

« À La Résidence des Ricochets, on s'entraide comme nulle part ailleurs. »
Clara s’est promis de ne plus jamais venir en aide aux autres. Trahie par celui dont elle espérait se faire aimer, elle s’offre un nouveau départ, là où personne ne la connait et où elle est libre de devenir quelqu’un d’autre. Décidée à ne pas s’attacher, Clara découvre pourtant qu’on ne change pas si facilement… D’autant plus qu’à La Résidence des Ricochets, où elle vient d’emménager, le loyer se règle en rendant service aux autres résidents. Face à ses voisins hauts en couleur, aux élèves trop silencieux de l’école où elle travaille, à leurs fêlures et à leurs vulnérabilités, comment rester indifférente ? Elle ne s’attendait certainement pas à l’attitude extravagante de la propriétaire, à la bienveillance de son voisin psychiatre, à la fragilité du vieil homme esseulé de l’appartement du bas, ni à kidnapper un étrange chat suicidaire. Dès lors, Clara n’a d’autre choix que de reconsidérer ses nouvelles résolutions…
Une nouvelle demeure, de nouveaux voisins.
Une étrange façon de payer le loyer…
Et si le chemin de la résilience n’était pas si solitaire ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Marie Le Vaillant est une jeune étudiante angevine. Passionnée d’écriture, elle jongle quotidiennement entre ses études d'ingénieur et les histoires qu’elle aime inventer. À dix-sept ans, alors qu’elle publie le premier tome de sa série fantasy « Du sang sur les crocs » sur la plateforme Wattpad, elle voit son rêve de se faire éditer se réaliser.
Aujourd’hui âgée de vingt ans, elle publie son quatrième livre, « La Résidence des Ricochets », un roman entre comédie, romance et feelgood.


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La Résidence des Ricochets

À tous ceux qui ont perdu confiance,

À tous ceux qui doutent,

Prologue

Sud de la France, fin août

L’inconvénient des photographies, c’est qu’elles ressur-gissent toujours au moment où l’on s’y attend le moins. Elles sont rarement opportunes, parfois même malvenues. C’est le cas pour celle-ci.

Lorsqu’elle est tombée à mes pieds, j’ai sursauté en la voyant. L’espace d’un instant, j’ai même cru qu’elle n’était que le fruit de mon imagination. Mais hélas  ! non, elle est bien réelle.

Je ne veux plus la voir. Je ne veux plus y penser. Les dents serrées, je me penche et la récupère du bout des doigts. J’ouvre la vitre à ma droite et, sans réfléchir, jette la photo à l’extérieur. Les trois enfants, deux fillettes et un petit garçon, disparaissent au loin, tourbillonnant dans le vent.

— L’environnement, la pollution, tout ça, ça ne vous dit rien  ? s’insurge le chauffeur.

Je cligne des yeux pour en chasser les larmes, et il enclenche le mécanisme de fermeture tandis que je me rencogne dans mon siège, les mains tremblantes. À travers la fenêtre un peu trouble du taxi, j’observe le paysage avec attention. Le soleil brille et m’éblouit. Je ferme les yeux et inspire lentement par le nez, tentant de me calmer.

L’impatience qui gronde dans mon ventre se mélange à un autre sentiment, plus sombre, presque paralysant, une angoisse diffuse qui ne me quitte pas. Le genre de peur que l’on ressent lorsque l’on tourne la page, que l’on est sur le point de plonger dans l’inconnu. L’inconnu m’a toujours terrifiée. J’ai l’impression d’être au bord du vide, à la merci d’un gouffre sombre et profond dans lequel je m’apprête à sauter.

Je me sens à la fois excitée et terrifiée, enthousiaste et déprimée. Ce nouveau départ, je ne l’ai pas choisi, mais il me le fallait.

Le regard condescendant de Sébastien me revient en mé-moire et je serre les dents. Même sur la photo, il avait l’air hau-tain. Comment ai-je pu seulement espérer que ça fonctionne  ?

J’inspire longuement. Un nouveau départ. Voilà ce qu’il me faut. Loin de Sébastien, loin des souvenirs qui m’étouffent.

Les yeux toujours rivés au paysage, j’observe les grands immeubles se succéder. Très vite, ils disparaissent pour laisser place à de jolies maisonnettes. Certaines ont même de petits jardins. Un nouveau départ. Je quitte Paris pour une petite bourgade du Sud, remplace la pollution par le soleil, les humiliations par un espoir que j’espère ne pas être vain.

Et qu’est-ce que je souhaite, au juste  ? Je n’en suis pas certaine. Pouvoir tenir mes nouvelles résolutions serait déjà une belle victoire... «  Trop bon, trop con  », murmuré-je pour moi-même, me remémorant mon mantra.

C’est Sébastien qui m’a appris cette leçon. Les souvenirs tourbillonnent dans ma tête, menacent de me noyer. J’ai pris une décision et je compte la tenir. C’en est terminé de la gentille, la mignonne, la serviable Clara. Je ne veux plus en entendre parler.

Je ne vais plus me montrer agréable, complaisante, attentive ou sympathique. C’est terminé. La nouvelle Clara est froide et distante et surtout, surtout, pas serviable pour un sou.

Je me répète cette phrase en espérant qu’elle rentre. La Clara qui prêtait ses cours, donnait ses astuces ou même préparait la classe d’un collègue est morte et enterrée. Sébastien s’en est assuré. Il l’a ensevelie six pieds sous terre, elle n’a pas eu la moindre chance de s’en sortir.

La nouvelle Clara n’est ni serviable ni gentille.

— On est arrivés. Vous voulez de l’aide avec votre valise  ?

La voix du chauffeur me fait sursauter. Devant moi s’élève un grand bâtiment de pierre grisâtre, dont les murs sont envahis par de longs entrelacs de lierre. Tout autour, sur la pelouse, de ravissantes fleurs s’épanouissent. Un portail en bois brun délimite la propriété. Une étrange impression de calme flotte tout autour des lieux, une sérénité qui semble m’appeler.

En lisant le nom de la propriété, qui se dresse fièrement en lettres dorées, je sens pourtant mon estomac se nouer.

La bonne nouvelle, c’est que le loyer est très, très peu cher. Et croyez-moi, c’est un euphémisme.

La mauvaise, c’est qu’il se paie en services. Des services... pour rendre service. Évidemment. Ce qui est totalement à l’opposé de ma nouvelle mentalité…

La résidence des Ricochets risque de détruire tout ce que je n’ai pas encore construit.

Parce qu’à la résidence des Ricochets, on s’entraide comme nulle part ailleurs, disait l’annonce.

Eux, ils n’ont toujours pas compris.

Trop bon, trop con.

Chapitre 1 - Le dindon de la crèche ou la ravie de la farce

Lorsque j’ai lu l’annonce pour la première fois, la formulation m’a intriguée. La façon dont l’appartement était décrit, les adjectifs utilisés - ravissant jardin, chambre chaleureuse - tout semblait comme surévalué. La personne qui avait posté l’annonce paraissait avoir choisi les mots en fonction de l’effet qu’ils auraient sur le lecteur, et non de la réalité. Pourtant, un coup d’œil aux photographies proposées semblait confirmer cette charmante description.

En découvrant mon nouveau domicile, je dois reconnaître que l’annonce était tout à fait objective. Mais soyons honnêtes  : ce n’est pas pour cette description parfaite que j’ai choisi l’appartement. Il aurait tout aussi bien pu être décrit comme lugubre et délabré. Trois petits mots seulement ont vraiment retenu toute mon attention.

«  Très bon marché.  »

Voilà qui tombait merveilleusement bien, vu mon compte en banque presque à sec. Le cœur battant, j’ai téléphoné. Il fallait que je sache. Que signifiait exactement «  très bon marché  »  ? J’ignorais encore à quel point j’allais être surprise.

C’est donc à ces trois petits mots que je dois d’être là, plantée au milieu de l’appartement dans lequel je m’apprête à emménager.

Je n’ai pas apporté grand-chose. Par chance, en plus d’être très bon marché, l’appartement est également équipé. Un vrai soulagement  : lorsque j’ai accepté de vivre chez Sébastien, il m’a convaincue de vendre la plupart de mes biens. Sur le moment, cela paraissait effectivement être une bonne idée… Je n’ai donc avec moi qu’une grosse valise noire. Elle est lourde, pleine à craquer de vêtements et de quelques babioles.

— Est-ce que ça vous plaît  ? s’enquit la propriétaire derrière moi.

Âgée d’une soixantaine d’années, les cheveux colorés d’un roux cuivré savamment relevés en un extravagant chignon sur le haut de sa tête, elle semble à la fois étonnamment chic et excessivement originale. Elle est vêtue d’une très longue robe noire à froufrous, très sobre, sur laquelle elle arbore un foulard rose pétant dont une des extrémités retombe délicatement jusqu’à sa hanche. Très maquillée, elle porte de faux cils d’une longueur impressionnante et un rouge à lèvres assorti à sa couleur de cheveux.

Avec mon jean élimé et mon vieux sweat taché, je ne peux m’empêcher d’avoir vaguement honte.

— Ça me semble bien, confirmé-je.

— Parfait  !

Sa voix enthousiaste monte dans les aigus, comme lorsqu’elle s’est présentée en m’accueillant  : «  Je m’appelle madame Flaubert, comme Gustave Flaubert, mais sans rapport  ! Hélas, nous n’avons pas le moindre lien de parenté. Je me permets de vous le préciser avant que vous ne vous posiez la question  », a-t-elle péroré. La question ne me serait jamais venue à l’esprit, mais je me suis bien gardée de le lui dire.

Elle agite impatiemment une main pour capter mon attention, et je remarque qu’elle porte des gants noirs en dentelle d’une autre époque.

— Évoquons maintenant le loyer, si vous le voulez bien, ajoute-t-elle en souriant.

Le loyer. «  Très bon marché  », disait l’annonce. Et il y avait cet astérisque, tout au début  : «  *Annonce adressée à un potentiel locataire serviable, agréable et ouvert  ».

Je n’y ai pas prêté attention. Ça semblait tellement farfelu, de toute façon… Lorsque j’ai appelé, pourtant, j’ai compris que c’était tout à fait sérieux.

J’étais serviable, agréable et ouverte. Autrefois. Avant cette terrible idée de vivre à nouveau avec Sébastien.

Plus maintenant. Je ne veux plus l’être. Trop bon, trop con. J’ai fini d’être le dindon de la farce, la ravie de la crèche, l’andouille de service. Je ne serai plus non plus le dindon de la crèche ou la ravie de la farce. De toute façon, les farces ne me ravissent plus, et les dindons peuvent aller crécher ailleurs. Bon débarras  !

La nouvelle Clara n’est pas serviable.

Aussi ai-je royalement ignoré la petite précision qu’apportait l’astérisque. Au téléphone, pourtant, j’ai bien compris que je n’aurais peut-être pas le choix...

Alors je ferai semblant, une fois ou deux, et ensuite, j’arrêterai. Je me fondrai dans la masse. Je ne vais tout de même pas croire que tous les locataires sont serviables, agréables et ouverts, n’est-ce pas  ? Ce serait absurde.

Sans un mot, j’emboîte le pas de Madame-Flaubert-comme-Gustave-Flaubert-mais-sans-rapport hors de mon nouveau domicile.

Nous descendons les treize marches de l’escalier qui mènent au rez-de-chaussée, prenons sur la gauche, puis passons la porte coulissante ornée d’un écriteau de bois  : «  Accueil chaleureux des Ricochets  ». Madame Flaubert avance si vite qu’il me faut presque courir pour la suivre.

Nous arrivons enfin dans une pièce spacieuse et lumineuse, aux mêmes murs lambrissés de bois vernis que dans mon appartement. Un grand lustre au plafond attire l’œil, et tente de concurrencer la superbe table de bois sculptée qui trône au centre. Ce n’est cependant pas ce qui retient mon attention.

Le mur du fond est intégralement recouvert par un tableau noir. Sur le côté, une petite coupelle est remplie de craies colorées, des vertes, des jaunes, des roses, des rouges. En haut du mur, on peut lire, d’une magnifique écriture stylisée et de toutes les couleurs  :

Vos missions, si vous les acceptez

(il faut les accepter  !)

Je reconnais là une citation d’un film d’action, même si je ne parviens pas à m’en remémorer le nom. Un idiot s’est même amusé à rajouter un smiley à la fin de l’inscription. Je grimace. Trop bon, trop con. Bon sang, ce n’est quand même pas si compliqué à intégrer  !

Sous ce titre ridicule sont disposées en colonnes plusieurs missions, avec, à leur gauche, une petite case destinée à être cochée. Les écritures et les formulations varient selon l’auteur, les couleurs se mélangent dans un joyeux ballet.

— Comme vous le savez, je ne vous demande aucun loyer pour la location de l’appartement, seulement un petit coup de main de temps en temps. Remplissez quelques-unes de ces missions chaque mois, aidez vos voisins, montrez-vous serviable et agréable, et l’appartement est à vous  !

Je contemple le tableau avec stupéfaction, un peu sonnée. Est-ce que tous les locataires se plient vraiment à cette étrange règle  ? Au vu des cases à cocher sur le tableau, on dirait bien que oui.

Mais c’est dépourvu du moindre sens. Personne ne rend service sans rien attendre en retour, sauf les idiotes comme moi autrefois, et elles s’en mordent les doigts. Alors ensuite, elles arrêtent.

Trop bon, trop con.

Je ne veux pas retomber dans ce cercle infernal. Aider sans rien attendre en retour, et se faire jeter comme une vieille chaussette, se voir claquer la porte au nez à la seconde où on devient inutile.

La nouvelle Clara ne se laisse pas jeter comme une vieille porte. C’est elle qui claque les chaussettes à la figure des gens. Et c’est beaucoup mieux ainsi.

Mais voilà, la nouvelle Clara a aussi besoin d’un toit.

Alors je serre les dents, force un sourire crispé.

— C’est super.

Dans ma voix, il y a autant de conviction que dans celle de Sébastien quand il me disait qu’il était heureux que nous soyons à nouveau proches. Et je ne dois pas être si cruche que ça d’y avoir cru, puisque mon mensonge passe comme une lettre à la poste.

Chapitre 2 - Le monstre du pot de fleurs

Et maintenant  ?

La question s’impose soudain à moi. Debout au milieu de mon nouveau domicile, je me demande quelle va être la suite. Depuis mon départ précipité de Paris, alors que je fuyais mon ancienne vie, je n’ai jamais eu le temps d’y réfléchir. Il a fallu expliquer la situation à Chloé, ma sœur, qui a accepté de m’accueillir quelques jours, puis chercher au plus vite un nouvel emploi ainsi qu’un appartement.

À présent que l’urgence est retombée, que la situation s’est tassée, que je suis loin de Sébastien, enfin, un grand vide m’envahit. Plus de contraintes ni d’obligations. Je ne commence le travail que dans quelques jours. Et ce soudain temps libre qui m’est accordé m’est bien étranger…

Je pivote lentement sur moi-même. Mon regard parcourt machinalement l’appartement. Mon appartement.

La première chose qui me saute aux yeux, c’est qu’il est effectivement chaleureux. Le salon, empli de couleurs chaudes, comporte tout un lot de coussins douillets, fauteuils rembourrés, couvertures en pilou toutes douces. Le lampadaire diffuse une jolie lumière orangée, qui renforce cette atmosphère apaisante et confortable.

Le reste de l’appartement est construit sur le même modèle. Les oreillers moelleux sur le lit semblent m’appeler, et un joli bouquet de fleurs embaume ma chambre.

Tout le contraire du domicile de Sébastien, froid et inconfortable.

Je souris. C’est mon appartement. Vais-je enfin me sentir chez moi  ? Dans cette pièce qui semble m’envelopper comme un cocon, qui apaise enfin mon angoisse, il me semble que oui. Mon regard s’arrête sur ma valise, dernier vestige de ma vie d’avant. Combien de temps ai-je perdu à tenter d’être quelqu’un d’autre en espérant la reconnaissance d’un homme qui n’en avait que faire  ?

Trois coups frappés à la porte me font soudain sursauter. Pendant quelques affreuses secondes, je songe que c’est Sébastien. Il m’a retrouvée. Il va s’excuser, me dire qu’il n’y est pour rien, qu’il tient à moi. Et moi, pauvre gourde que je suis, toujours incapable de lui résister, je goberai tout.

La porte s’ouvre. Si c’est lui, je l’assomme avec ma malle. Inconscient, il sera beaucoup plus supportable. Et si c’est Chloé qui lui a donné mon adresse, je fourre Sébastien dans la valise, et je le lui envoie par la poste. Évidemment, d’abord, j’effacerai mes empreintes. On verra bien qui rira le dernier.

— Tout va bien, Clara  ? Vous prenez vos marques  ?

Je connais cette voix. Ce n’est pas celle de Sébastien.

Très digne dans sa robe noire, madame Flaubert me regarde avec insistance. J’esquisse un sourire forcé qui ne doit pas ressembler à grand-chose et m’efforce de reprendre contenance.

— Très bien  ! m’exclamé-je. Mes marques aussi, très bien, tout va très bien  !

Elle doit me prendre pour une folle. Si j’étais à sa place, je me ferais interner.

— Parfait  ! s’enthousiasme-t-elle en frappant joyeusement dans ses mains gantées. Je voulais seulement m’assurer que vous étiez bien installée. Et vous confier la clé.

Elle me la tend, et je la fourre dans la poche de mon jean.

— Méfiez-vous, la porte ne s’ouvre que de l’intérieur sans la clé. Votre prédécesseur, une charmante jeune femme, s’est souvent retrouvée dehors, me confie-t-elle avec un sourire de connivence.

J’acquiesce avec un petit rictus crispé.

— Tant que j’y suis, continue-t-elle, n’oubliez pas le tableau  ! Cochez deux, trois cases par mois, et je considérerai votre loyer réglé  !

Je hoche la tête. L’idée d’aider ainsi de parfaits inconnus me donne la nausée. C’est ce que faisait l’ancienne Clara, celle à qui l’on marchait sur les pieds sans hésitation. Et si la nouvelle s’y abaisse à nouveau...

Mais je ne vais pas avoir le choix, malheureusement.

Sur ces mots, inconsciente du trouble qu’elle vient de provoquer, madame Flaubert insiste pour me montrer le fonctionnement de la serrure  :

— Elle est un peu capricieuse, mais vous verrez, vous vous y ferez  !

Je l’espère, parce que ses explications m’embrouillent. Sans en tenir compte, elle me souhaite une bonne fin de journée et disparaît dans l’escalier. Je me retrouve sur le palier, juste devant ma porte qui s’est refermée, mes clés à la main. Tandis que je me débats avec la serrure, j’aperçois pour la première fois une de mes voisines. Elle passe devant moi sans me remarquer, m’ignorant royalement.

Je lui jette un regard vaguement agacé. La gamine, âgée d’environ seize ans, frappe trois petits coups à la porte en face de la mienne. Ses longs cheveux bruns sont rassemblés en une queue-de-cheval basse, elle porte un jogging trop large pour elle et un tee-shirt gris clair qui ressemble à un haut de pyjama. L’air nerveux, elle frotte ses mains l’une contre l’autre en attendant que la porte s’ouvre.

— Morgane, entre, la salue mon voisin en la voyant.

Il ne m’a pas remarquée. J’en profite pour le détailler rapidement. L’homme est plutôt grand et maigre, comme longiligne. Il a les cheveux châtain clair coupés un peu trop courts, ce qui lui donne des épis sur le sommet du crâne. Il dévisage l’adolescente avec une bienveillance presque paternelle. Sa stature le fait paraître imposant et je lui devine un certain charisme, derrière son costume sombre impeccablement coupé qui le met en valeur.

L’adolescente, Morgane, donc, danse d’un pied sur l’autre. Lorsqu’elle pénètre chez lui, elle a l’air toujours aussi nerveuse. Mon voisin referme la porte derrière elle.

Je me retrouve à nouveau seule sur le palier. Qu’est-elle allée faire chez lui  ? La question me laisse un instant perplexe. Et si mon voisin était un tueur en série  ? Un dangereux meurtrier qui découpe les adolescents en morceaux  ? Ou pire  ? Tout un scénario prend forme dans mon esprit. Je m’inquiète pour la gamine. Et si elle était en danger  ?

Dans le silence du couloir, le bruit de ma respiration me paraît assourdissant. Je me fais sans doute des films, pensé-je. Je suis nerveuse, épuisée, je n’ai pas dormi depuis presque deux jours, j’ai tout quitté, ma vie, mon appartement, Seb, j’ai perdu mon emploi, je n’ai plus rien. Je suis épuisée, moralement et physiquement. Mon cerveau n’en peut plus, alors il s’emballe, me raconte n’importe quoi, invente des histoires sans queue ni tête, voilà tout.

Soudain, j’entends comme un frottement sur le parquet. Je sursaute violemment et pivote lentement sur moi-même. Rien. Il n’y a personne.

Mais le bruit, angoissant, s’amplifie. La gorge sèche, j’hésite. Dans le couloir, posé sur une jolie colonne blanche, le pot de fleurs s’écrase soudain au sol dans un bruit sourd. J’étouffe un cri de surprise.

Il n’y a pourtant rien ni personne. Le pot de fleurs, miraculeusement intact, roule sur lui-même et s’immobilise non loin de moi.

Il y a un temps pour l’altruisme et un temps pour l’égoïsme. Le cœur battant la chamade, je me précipite sur ma porte, me bats avec la serrure. J’imagine déjà une sombre créature dans mon dos, prête à me déchiqueter. La respiration saccadée, je lutte contre la panique.

La serrure cède enfin, et je m’engouffre à l’intérieur de chez moi sans demander mon reste.

Il me faut plusieurs secondes pour reprendre mon calme. Pour me rendre compte que je viens de réagir comme une enfant qui a peur du noir. Pour songer que les monstres n’existent que dans les films. Que la chute du pot de fleurs doit avoir une explication tout à fait rationnelle.

Prenant mon courage à deux mains, je jette un œil à travers le judas optique. Je ne distingue pas grand-chose, si ce n’est la porte de mon voisin et une partie du parquet. Soudain, une forme blanchâtre apparaît. Je plisse les yeux.

— Pignon  ? Pignon, t’es là  ?

La voix enfantine me fait sursauter à nouveau. La forme blanche disparaît, et la silhouette d’un petit garçon apparaît. Il frappe quelques coups chez mon voisin en criant  :

— Morgane, tu sais où est Pignon  ?

— Non, j’en sais rien, et je suis pas sa mère ni la tienne, que je sache  ! hurle l’adolescente à travers la porte.

Je plisse les yeux. De toute évidence, c’est ce truc, là, Pignon, qui a dû faire tomber le pot de fleurs.

— Grognasse, marmonne le petit garçon en représailles.

Il tourne la tête dans la direction du pot de fleurs. Son visage s’illumine aussitôt. Par le judas, je le vois s’agenouiller en appelant  :

— Pignon  ! Pignon, je sais que t’es là, espèce de lâcheur  ! Allez, ramène-toi  !

À la place de Pignon, je n’aurais pas bougé. Mais la bestiole ne doit pas avoir un ego très développé, puisque la forme blanchâtre que j’ai aperçue un peu plus tôt file vers son maître.

C’est alors que je vois que Pignon, le monstre du pot de fleurs qui m’a flanqué la frousse de ma vie, est un petit lapin blanc.

***

Avec mes cheveux blonds hirsutes, mes yeux verts affreusement cernés, mon nez légèrement retroussé et mes pommettes un peu trop hautes, j’ai vaguement l’air d’un zombie. À l’autre bout de l’écran, je sais que ma sœur fera mine de ne pas le remarquer, évidemment. Peut-être même qu’elle mentira et prétendra que j’ai bonne mine. J’aurai beaucoup de mal à y croire. La caméra aussi. Elle me renvoie mon image sans fioritures, me laissant tout le loisir d’observer mes défauts. Je retiens un soupir.

Je me redresse afin de bien faire face à la caméra, pour éviter que ma sœur ne voie ma tenue décontractée - qu’elle qualifierait plutôt d’abominable. Il faut dire que Chloé est toujours sur son trente-et-un. Je lui ai bien fait remarquer qu’elle n’a plus besoin de séduire personne, puisqu’elle a déjà passé la bague au doigt de Nathaniel, mais elle m’a riposté qu’une femme digne de ce nom se devait d’être présentable en toutes circonstances.

— Clara, quoi de neuf  ? s’exclame ma sœur en décrochant enfin. Tu es bien arrivée  ? L’appart est correct  ?

— Oui, oui, tout va bien, marmonné-je, toujours sous le coup de ma rencontre avec Pignon. L’appartement pourrait en accueillir deux comme moi, le loyer se règle en cases cochées à la craie de couleur et je soupçonne mon voisin de palier d’être pédophile. À part ça, la propriétaire n’est pas de la famille de Flaubert et le monstre du pot de fleurs est un lapin. Qui s’appelle Pignon. Franchement, t’aurais appelé ton lapin Pignon, toi  ?

— J’en aurais fait un civet, rétorque Chloé. Ton voisin est comment  ? Genre beau brun ténébreux ou petit rabougri  ?

Je hausse les épaules, ce qu’elle ne peut pas voir puisque j’ai réglé la caméra le plus haut possible, de sorte qu’elle ne filme que mon visage.

— Genre psychopathe meurtrier, peut-être.

Chloé éclate de rire.

— T’es qu’une rabat-joie  ! C’est quoi, cette histoire de craie  ?

Je lui explique rapidement le tableau, les services, tout le toutim.

— C’est plutôt chouette, comme concept, commente-t-elle, ignorant le regard assassin que je lui lance.

Chloé est au courant de ma nouvelle politique trop-bon-trop-con, et elle n’approuve pas. Selon elle, on obtient toujours la monnaie de notre pièce. Je me demande bien où est passée la mienne, de monnaie. Sébastien a dû la garder, en même temps que l’appartement et mon boulot.

— De toute façon, t’as pas le choix. T’as qu’à choisir la tâche la plus simple et rapide, et tu seras débarrassée  !

Je grimace. Ça a l’air plus simple à dire qu’à faire. On voit bien que ce n’est pas elle qui s’est fourrée dans un pareil guêpier  ! Je me remémore le tableau. Décharger un carton d’approvisionnement, participer à l’entretien du jardin, aider à réaliser un devoir de mathématiques, apprendre à coudre à Morgane. Il y a même une tâche qui tient en un seul mot  : photos. Qu’est-ce que c’est supposé dire  ? L’auteur veut acheter un appareil photo  ? Devenir un pro des clichés  ?

Ainsi sorties de leur contexte, pour moi qui ne sais rien de mes voisins, ces demandes me paraissent bien étranges. Les autres habitants des Ricochets sont des inconnus aux drôles d’activités. Qu’est-ce qu’ils approvisionnent  ? L’adolescente aperçue un peu plus tôt veut-elle vraiment se mettre à la couture  ? Je ne sais pas coudre non plus, je risque d’avoir du mal à lui apprendre le moindre point. Les points sur les «  i  », je connais, les points de croix, c’est une autre histoire.

Chapitre 3 - Sur la défensive

Assise devant une tasse de café fumant, déplorant l’absence de pain à me mettre sous la dent, je tente d’organiser ma journée. Le problème, c’est que pour s’organiser, il faut avoir des occupations. Et à part espionner mon voisin par le judas optique pour m’assurer qu’il n’est pas un dangereux psychopathe, je n’ai rien à faire.

Comment vais-je remplir les journées qui me séparent de mon nouveau travail  ? Je suis bien décidée à attendre un peu avant d’essayer de cocher une case de ce fichu tableau, d’autant plus que j’espère que la propriétaire m’oubliera.

Autrefois, j’aurais couru vers le tableau de madame Flaubert et me serais empressée de venir en aide à mes voisins. Mais plus maintenant. La nouvelle Clara n’est pas serviable, et elle ne s’empresse plus de venir en aide à qui que ce soit.

Lorsque je sors de chez moi, vêtue des mêmes vêtements que la veille, un sac sous le bras, je glisse un coup d’œil méfiant à la porte de mon voisin. Elle est fermée. Est-ce qu’il dort encore  ? Et l’adolescente qui est entrée hier  ? Je ne cesse de me demander à quoi ça rimait...

Je chasse tant bien que mal ces pensées et me concentre sur la suite. Faire les courses a toujours été un calvaire pour moi. Comme toujours, j’ai beau faire une liste, je me retrouve sans cesse à multiplier les allers-retours. Au rayon lecture, j’achète au hasard un livre, sans même prendre la peine de lire le résumé.

Chargée de trois énormes sacs, je claudique tant bien que mal jusqu’à la résidence, puis entreprends de les traîner dans l’escalier. J’arrive enfin à mon étage et pousse un soupir de soulagement. Les trois sacs à mes pieds, je me débats avec la serrure de la porte.

— Vous avez besoin d’aide  ? s’enquiert soudain une voix masculine dans mon dos.

Je sursaute et tourne la tête vers lui. Je sens mon cœur accélérer. Mon voisin m’observe de son regard bleu glacial.

— James, se présente-t-il en me tendant la main. Votre voisin. Bienvenue parmi nous  !

— Clara, marmonné-je avec un sourire crispé.

Je prends nerveusement sa main. Sa poigne est ferme. Comme la veille, sa stature m’impressionne, et je recule machinalement. Mon dos heurte la porte.

— Vous avez besoin d’aide  ? répète-t-il en désignant ma serrure.

— Je peux me débrouiller, rétorqué-je froidement.

— J’espère que vous ne m’en voulez pas de ne me présenter que maintenant. J’aurais aimé venir hier, mais j’étais occupé, s’excuse-t-il d’un ton charmant.

Je frissonne. Il a l’air sincère. Sébastien aussi a toujours l’air sincère. Ça ne veut rien dire. Peut-être qu’il joue la comédie. Ce type n’est pas net. Il se tient trop droit, porte un costume trop soigné. Il ne m’inspire pas confiance. Je secoue la tête.

— Je sais, laissé-je échapper sans réfléchir.

Devant son regard interrogateur, mes joues deviennent brûlantes. Je maudis en silence ma propension à dire tout et n’importe quoi quand je suis stressée.

— J’ai vu la jeune fille entrer chez vous, hier, marmonné-je.

James hausse les sourcils, l’air surpris.

— Vous parlez de Morgane  ! comprend-il.

J’acquiesce en silence. Pourvu qu’il s’en aille  !

— Oui, la séance d’hier a été compliquée, soupire-t-il. Très intense.

Je le dévisage avec de grands yeux. Intense  ? Comment ça, intense  ? L’angoisse me serre la gorge. Et si mon voisin était réellement dangereux  ?

— Ah bon, balbutié-je. Mais vous êtes sûr que c’est… euh… eh bien… légal  ?

La question est sortie toute seule. Le regard perplexe de mon voisin se pose sur moi. Je vire au rouge écrevisse. Mon Dieu, mais qu’est-ce que j’ai dit  ? Quand j’angoisse, les mots sortent tout seuls, sans que je parvienne à les contrôler.

— Comment ça, légal  ? C’est mon métier  !

— Ah bon, répété-je.

— Enfin, plus ou moins. On n’est pas tout à fait censés faire ça chez moi, mais comme elle ne paie pas, on ne peut pas considérer ça comme une vraie séance. C’est plutôt une aide que j’accorde à une amie, vous voyez  ?

Non, je ne vois pas. Mais alors, pas du tout. Ce type est fou.

— Mais elle… Enfin, vous…

Tais-toi, Clara, pensé-je. Tais-toi. Tu t’enfonces. Si cet homme est vraiment aussi dangereux qu’il en a l’air, mieux vaut ne pas le contrarier. Son regard pèse sur mes épaules, mais il a l’air lointain. J’ai l’impression étrange qu’il se repasse l’intégralité de notre conversation dans la tête, ce qui n’est pas pour me rassurer.

— Oh, lâche-t-il soudain, comme s’il venait de comprendre quelque chose. Dites, je ne suis pas certain qu’on parle de la même chose.

Je lui adresse un sourire crispé. Qui sait ce dont il est capable  ?

— Vous ne seriez pas en train de m’accuser de… enfin, vous voyez  ?

Je secoue la tête, les yeux baissés. Non, je ne vois pas. Je veux juste qu’il s’en aille  !

— De pédophilie  ? complète-t-il.

Il tire une drôle de tête. Bon sang, il sait que je l’ai démasqué  ! Et s’il s’en prend à moi, je fais quoi  ?

— Non  ? tenté-je, dans une vaine tentative de lui échapper.

Hélas, mon affirmation sonne comme une interrogation. Mon voisin écarquille les yeux et pince les lèvres. Il ne me croit pas.

— Vous êtes complètement folle, ma parole  ! Bon sang, je ne ferais jamais de mal à Morgane  !

Je suis muette, tétanisée. Je veux disparaître.

— Je suis psychiatre, Clara. Morgane est seulement ma patiente. C’est tout.

Clara n’est plus là. Elle s’est liquéfiée de honte sur le carrelage, ce qui lui a permis de passer sous la porte et de s’enfuir par les égouts. Adieu, voisin.

— Ah, couiné-je, écarlate. Ah, oui. D’accord.

Je me mords la lèvre, affreusement embarrassée. Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il doit penser de moi  ? Et s’il demande à madame Flaubert de me virer  ? J’ai envie de lui présenter mes excuses, de lui dire que je suis désolée, que mon départ précipité de Paris m’a épuisée, que je n’ai jamais voulu le vexer. Que j’aimerais que nous reprenions sur de meilleures bases, que j’ai perdu tous mes amis à cause de Sébastien, mais que j’espérais que tout change ici, que j’espérais faire des rencontres. Mais je n’ose pas. Je suis tétanisée, incapable de parler ni bouger. Notre conversation tourne en boucle dans ma tête. Quelle gourde je fais  !

James m’observe avec attention. Il n’a pas l’air en colère. Non, ses yeux sont pleins de douceur et de compassion, ce qui me donne encore plus envie de fondre en larmes. J’inspire doucement pour me retenir.

— Qu’est-ce qui vous amène ici  ? questionne-t-il avec gentillesse, comme si je ne venais pas de l’accuser d’un horrible crime.

Mortifiée, désireuse d’échapper à son regard intense, je me tourne vers ma porte. Moi aussi, je peux faire comme si de rien n’était, n’est-ce pas  ? Je tente d’effectuer la manipulation que m’a montrée madame Flaubert. Mes mains tremblent.

— Le travail.

Ce n’est qu’un demi-mensonge. Pourtant, j’ai l’impression qu’il n’y croit pas.

— Le travail, répète-t-il. Clara, si vous craignez quelqu’un...

La clé m’échappe des mains. Je pivote sur moi-même. Mon regard croise le sien, et j’ai soudain l’impression terrifiante qu’il lit en moi comme dans un livre ouvert.

— Quoi  ? m’étranglé-je. Mais de quoi est-ce que vous...

— Vous êtes nerveuse, sur la défensive, comme si...

— Arrêtez de me psychanalyser  !

Mon cœur bat la chamade. James se tait et esquisse une légère grimace.

— Excusez-moi, dit-il enfin, déformation professionnelle. Laissez-moi donc vous ouvrir cette porte pour me faire pardonner.

Je l’ai pratiquement accusé de pédophilie et il estime que c’est lui le coupable  ? L’ancienne Clara se serait confondue en excuses. La nouvelle voudrait disparaître de la surface de la Terre. À défaut, comme pour repartir sur de meilleures bases, je ramasse la clé et la lui tends en m’écartant. Il enjambe mes sacs et la glisse dans la serrure. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvre.

— Merci, marmonné-je en baissant les yeux pour ne pas avoir à soutenir son regard inquisiteur.

— Je vous en prie. N’hésitez pas à venir me trouver si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Alors là, tu peux toujours rêver. Mourir de honte une fois m’a suffi, je ne compte pas retenter ma chance. Je suis peut-être longue à la détente, mais j’ai compris la leçon.

***

En rangeant mes achats, j’ai posé le livre sur ma table de chevet. Depuis combien de temps n’ai-je pas lu pour mon simple plaisir  ? Je m’avachis dans un fauteuil et ouvre l’ouvrage. Un mince sourire aux lèvres, je laisse les mots me bercer, me conter une histoire, m’emporter loin du présent. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens en sécurité, apaisée.

Les livres ont toujours eu ce pouvoir sur moi. En quelques mots, quelques lignes, ils m’emportent, m’aident à m’évader. Enfant, j’étais capable de passer des journées entières plongée entre leurs pages.

Plus tard, j’avais même envisagé d’écrire. J’avais fait quelques essais, les avais montrés à Sébastien. Il m’avait ri au nez  : «  Ça manque de style et le contenu est plat, tu ne penses pas  ?  », avait-il commenté. Il ne se voulait pas méchant, seulement honnête. Profondément blessée, j’avais abandonné toute prétention à l’écriture.

Les heures passent sans que je les voie défiler, plongée dans l’histoire. Je ris, je pleure, j’oublie tout. Je ne m’arrête que pour prendre le temps d’avaler un morceau à l’heure du déjeuner.

Soudain, la sonnette de l’appartement me ramène à la réalité. Je pose mon livre à regret. Décidée à ne pas paniquer comme la veille, je ne m’autorise qu’un rapide coup d’œil à travers le judas. Il me faut quelques secondes pour reconnaître le petit garçon au lapin. J’ouvre la porte.

— Oui  ?

Il me regarde avec surprise.

— J’avais oublié que Sofia était partie, dit-il en fronçant le nez. Moi, c’est Zack.

Je l’observe. Il doit avoir une dizaine d’années, guère plus.

— Clara. Je peux faire quelque chose pour toi  ?

— Est-ce que tu sais où est Pignon  ? Pignon, c’est...

— Non, je n’ai pas vu ton lapin, le coupé-je sans réfléchir.

— Comment tu sais que c’est un lapin  ?

J’ouvre la bouche et la referme. Je peux difficilement lui dire que je l’espionnais la veille...

— Parce que Pignon, c’est un nom de lapin  ! s’exclame-t-il soudain.

Je hoche la tête.

— Exactement  ! C’était forcément un lapin  !

Il acquiesce le plus sérieusement du monde.

— Il fugue tous les soirs à cette heure-ci. Je vais le chercher ailleurs, alors. Au revoir.

    Au moment où je referme la porte, j’entends quelqu’un crier  :

— Zack, ton lapin débile s’est planqué sous ma coiffeuse  ! Dégage-le de là ou je lui fais un brushing  !

Le petit garçon explose de rire. Un rire sincère, comme le sont ceux des enfants, un rire qui me touche, me remue, un rire comme je n’en ai plus entendu depuis longtemps.

— Morgane est tarée, glousse-t-il en me faisant un clin d’œil.

Et il se carapate à la recherche de sa bestiole.

Je reste plantée sur le seuil, la porte entrebâillée, un vague sourire aux lèvres. Je la referme et m’y adosse.

Finalement, peut-être que venir ici n’était pas une si mauvaise idée.

Chapitre 4 - Narcoleptique

En femme adulte, mature et responsable que je suis, j’ai passé les trois derniers jours à éviter mes voisins. Je m’en suis plutôt bien tirée, mis à part la visite quotidienne de Zack qui cherche sa bestiole tous les soirs. Je ne comprends vraiment pas comment on peut perdre un lapin réglé comme du papier à musique…

Je suis restée sagement cloîtrée dans mon appartement, ne mettant un pied dehors que pour aller faire quelques courses supplémentaires, tout en m’assurant de ne croiser personne. Je crois qu’après tout ce temps auprès de Sébastien, puis à vivre chez ma sœur, j’ai envie d’un peu de solitude, de temps pour me retrouver. N’importe qui en aurait besoin après quelques heures à supporter Seb, alors après un an...

J’ai fini le livre que j’avais acheté, puis j’ai lu tous les autres de cet auteur. J’ai pris soin de moi, chose que je n’avais pas faite depuis trop longtemps. Je me sens mieux. L’histoire du tableau m’angoisse moins, même si je suis déterminée à aider mes voisins le moins possible. Raison pour laquelle je les évite autant que faire se peut.

Dans quelques jours, je reprends le travail. Mon nouveau poste n’est pas aussi bien payé que celui que Sébastien m’a volé, mais il a l’air tout aussi intéressant. Je dois m’occuper de quelques enfants de l’école considérés comme trop renfermés. Je n’en sais pas plus, si ce n’est que la directrice a un projet très précis en tête.

Désireuse de me montrer sous mon meilleur jour, j’ai pris rendez-vous chez le coiffeur. Je veux faire bonne impression.

Le plus silencieusement possible, je colle mon œil au judas optique et vérifie que la voie est libre. Depuis ma rencontre avec James, je m’assure de ne plus le croiser. J’ai remarqué qu’il partait tôt le matin et rentrait à des horaires variables le soir. Morgane est retournée chez lui hier. Zack lui demande quotidiennement s’il a vu son lapin, toujours avant de frapper chez moi.

Il est parti il y a quelques heures, si bien que je suis certaine de ne pas le croiser. La voie est libre. Sans bruit, je sors de chez moi et descends les escaliers le plus doucement possible. À mon grand soulagement, le rez-de-chaussée est tout aussi désert. En quelques secondes, j’atteins la porte d’entrée et me glisse dehors.

Il ne me faut qu’une dizaine de minutes pour arriver dans le centre du village. L’église se dresse devant moi. Dans les rues adjacentes, quelques commerces suffisent aux besoins des habitants. Je suis très loin de Paris  : le centre, minuscule, ne compte qu’une petite dizaine de boutiques, une pharmacie, un coiffeur, un supermarché où je fais mes courses, une boulangerie, un bar et un cabinet médical.

Je passe devant ce dernier lorsqu’un nom attire mon attention. Trois plaques indiquent aux passants les noms des professionnels y travaillant. L’une d’elles m’est familière  :

«  Dr James Donb, psychiatre  ».

Il me faut un moment pour faire le lien. Quelles sont les chances pour que ce psychiatre soit mon voisin  ? Vu la taille du village, elles doivent être nombreuses...

Notre première et dernière discussion me revient en mémoire, et je presse le pas avec une grimace. Quelques instants plus tard, je m’arrête au niveau de la devanture du salon de coiffure. Je jette un œil aux fauteuils dans lesquels sont déjà assis quelques clients, aux coiffeuses qui travaillent, et j’inspire profondément. Depuis combien de temps ne me suis-je pas offert une nouvelle coupe  ?

— Bonjour, vous avez rendez-vous  ? questionne une des deux coiffeuses lorsque je me décide enfin à pousser la porte.

J’acquiesce, et me retrouve presque aussitôt assise sur un fauteuil de cuir noir. Quelques mèches de cheveux tombent autour de moi, tandis que j’évite machinalement de regarder dans le miroir.

— Vous êtes nouvelle.

La voix me tire de mes pensées. Ma voisine, une vieille dame dont la tête est hérissée de bigoudis, me regarde avec une curiosité non dissimulée.

— Je viens d’arriver, confirmé-je.

— C’est la nouvelle des Ricochets, intervient une autre dame, qui doit avoir une dizaine d’années de plus que moi.

Ses cheveux sont couverts d’une bouillie maronnasse. Elle patiente, attendant que sa couleur prenne, un magazine à la main.

— Vraiment  ? s’étonne la petite dame aux bigoudis. Il paraît qu’ils ont refusé trois candidats avant de vous accepter.

— Ils m’ont refusée, moi, siffle la seconde femme.

Gênée, je me mords la lèvre.

— Sous prétexte que je n’avais pas le profil  ! Je me demande bien de quel profil ils parlaient. Le style négligé, peut-être  ? continue-t-elle en dévisageant avec un mépris évident mon vieux jean élimé et mon sweat abîmé.

Je n’ai qu’une envie, m’enfuir en courant. Mais la coiffeuse n’a pas terminé, et je n’aimerais pas vraiment me retrouver avec le côté droit beaucoup plus long que le gauche...

— Voyons, Josiane, la réprimande la vieille dame, soyez donc un peu plus polie  ! Madame Flaubert aura préféré nous apporter un peu de sang neuf, voilà tout.

Derrière moi, la coiffeuse acquiesce avec un sourire embarrassé. Elle a l’air de ne plus savoir où se mettre. La présence de Josiane et de la vieille dame ne doit pas être très bonne pour la clientèle.

— Depuis la mort de son mari - paix à son âme - elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, de toute façon, rétorque la dénommée Josiane, qui n’a apparemment pas fini de médire. Elle n’a plus toute sa tête, c’est évident  ! Aucune personne saine d’esprit n’aurait inventé ce genre de résidence.

À l’entendre, j’ai l’impression que la résidence des Ricochets est un lieu de débauche et de dépravation, et que la propriétaire trempe en prime dans le blanchiment d’argent ou le trafic de drogue. La gentillesse de madame Flaubert, qui n’a rien d’un dangereux dealer, me revient en mémoire, et je jette machinalement un regard glacial à Josiane.

— Madame Flaubert m’a paru être une femme adorable, répliqué-je sèchement.

— Personne ne prétend le contraire, très chère, intervient la vieille dame aux bigoudis dans une vaine tentative d’apaisement.

— On peut être adorable sans avoir toute sa tête. L’un n’empêche pas l’autre. Et puis vous admettrez que la résidence des Ricochets est plutôt... atypique.

Le dernier mot sonne comme une insulte.

— Enfin, si ça l’amuse de gaspiller ainsi la fortune de son défunt mari - paix à son âme - j’imagine que ça la regarde. Il n’était guère plus sain d’esprit qu’elle, de toute façon. Certains racontent même que cette stupide résidence était son idée, et qu’il serait décédé - paix à son âme - avant d’avoir pu la mettre à exécution.

— Paix à son âme, répète la vieille dame aux bigoudis avec une certaine ferveur qui me paraît un peu risible.

Malgré tout l’agacement que m’inspire cette bonne femme, elle a piqué ma curiosité. Les origines de la résidence me paraissent bien mystérieuses, et j’aimerais en savoir plus. J’hésite à l’interroger, mais le mépris dans son regard m’en dissuade.

 Pour moi qui ai décidé de ne plus rendre service à personne, l’idée de créer une résidence comme celle de madame Flaubert me paraît tout à fait incongrue. Qu’est-ce qui a bien pu l’y pousser  ? Et qu’est-ce qui a décidé mes voisins à venir y habiter, si ce n’est pas l’absence de loyer  ? Autant de questions auxquelles je n’ai pas de réponses, et qui me turlupinent.

Ma nouvelle coupe terminée, je pousse la porte de la résidence et commence à monter les escaliers lorsqu’on m’interpelle  :

— Mademoiselle  ! Mademoiselle  !

Je me fige. Quelle idiote  ! J’ai complètement oublié de vérifier que la voie était libre. Les cris se font plus insistants et je me retourne de mauvaise grâce.

— Ma-de-moi-selle  ! Enfin, j’ai bien cru que vous alliez déguerpir comme ce garnement de Zack  !

Mon interlocuteur est un homme au crâne dégarni et au visage envahi par les rides. Âgé d’environ quatre-vingts ans, il me dévisage avec un profond agacement et tapote le sol de sa canne.

— J’étais perdue dans mes pensées.

Le sourire que je lui adresse semble l’amadouer un instant.

— Vous êtes la nouvelle  ? Édouard, j’habite l’appartement sous le vôtre.

Je cligne des yeux, sans savoir quoi répondre.

— J’imagine que madame Flaubert vous a mise au parfum  ?

— Au parfum  ?

Il lève les yeux au ciel en percevant l’incrédulité dans ma voix.

— Le tableau, je suppose qu’elle vous en a parlé  ?

— Oui, oui, évidemment, m’empressé-je de répondre.

— Bien  ! En ce cas, voilà votre première mission  : savez-vous vous servir d’un téléphone  ?

Je me fige en comprenant où il veut en venir. Il veut m’obliger à lui rendre service en utilisant le tableau comme prétexte  ! Trop bon, trop con, fait la voix de Sébastien dans mon esprit, résonnant comme un mantra. Aide les autres et tu le regretteras. Ça va se retourner contre toi.

— Pas vraiment, lâché-je sans réfléchir. Vous savez, la technologie, moi, ça me passe par-dessus la tête  !

Je lis dans son regard soupçonneux qu’il ne me croit pas.

— Vous pouvez jeter un œil, tout de même.

— Une autre fois, peut-être  ? Je suis épuisée, je pensais aller me coucher  !

Le stress me fait dire n’importe quoi, et il me regarde avec stupéfaction.

— Vous allez vous coucher à dix-huit heures  ?

Je cligne des yeux.

— Je suis certain que vous pouvez attendre quelques minutes avant de vous engager pour une nuit de sommeil de…

Il s’interrompt, jette un coup d’œil à sa montre.

— …treize heures consécutives, complète-t-il. En supposant que vous vous leviez aux aurores.

— Non, justement, je...

Une excuse, il me faut une excuse, et vite. Un vieux film me revient en mémoire et je lance sans réfléchir  :

— Je suis narcoleptique  !

Il se gratte la tête avec perplexité. Je suis une cause perdue. D’abord, je me ridiculise auprès de mon voisin de palier, et maintenant, je passe pour une folle auprès de ce vieux monsieur  ! Si je ne suis pas virée de la résidence avant la fin de la semaine, ce sera un miracle.

— Il faut que j’y aille  ! À la prochaine  ! conclus-je à toute vitesse.

— Bonne nuit, fait-il machinalement en me regardant disparaître, un air de profonde stupéfaction sur le visage.

Chapitre 5 - Édoucation

— Clara, j’aimerais vous dire un mot.

La demande de madame Flaubert me prend par surprise. Je me tourne vers elle, mes clés à la main. Une fois de plus, la porte de mon appartement fait des siennes. Impossible d’entrer. Je me demande bien comment se débrouillait l’ancienne occupante pour s’en sortir.

— Bien sûr, qu’y a-t-il  ?

Ma voix est assurée, mais je n’en mène pas large. Madame Flaubert me prend les clés des mains. Cette fois-ci, elle porte des gants en dentelle d’un rouge profond, une robe blanche très simple et un large chapeau à plumes dont les bords dissimulent son visage. Une rose rouge semble miraculeusement tenir sur sa poitrine. Encore une fois, face à madame Flaubert, j’ai l’impression très désagréable de ne ressembler à rien.

Il ne faut que quelques secondes à la propriétaire pour ouvrir la porte récalcitrante. Sans me demander la moindre permission, elle s’introduit dans mon appartement, retire son chapeau qu’elle pose sur la table basse et s’assied sur le canapé. De sa main gantée, elle tapote le fauteuil en face d’elle, m’invitant à m’asseoir dans mon propre salon. Je lui adresse un sourire crispé.

— Je vous en prie, Clara, faites comme chez vous, me prie-t-elle.

Le regard stupéfait que je lui lance passe inaperçu. Je suis chez moi  !

— Clara, si je vous ai acceptée comme nouvelle locataire, c’est parce que vous m’avez assuré être prête à venir en aide à vos voisins, et ainsi payer votre loyer, commence-t-elle. Vous m’aviez l’air d’être une femme altruiste, pleine de compassion et de bon sens.

Cette description correspond sans aucun doute à l’ancienne Clara. Une fille bête et naïve, prête à tout pour se faire apprécier. Ridicule de bonté. Je ne peux pas redevenir cette fille lâche dont tout le monde profite  !

Je sens ma gorge se serrer. Édouard a dû se plaindre de mon comportement d’hier. Moi qui pensais qu’il avait cru à cette histoire de narcolepsie  ! L’angoisse s’insinue en moi. J’ai besoin de cet appartement. Si je le perds...

— C’est pourquoi j’ai réellement été surprise lorsque j’ai entendu dire que vous refusiez de vous prêter au jeu... Quant à cette histoire de narcolepsie, franchement  ! me réprimande madame Flaubert en me fixant droit dans les yeux.

Je baisse la tête. Sans que je comprenne pourquoi, je sens la honte m’envahir. Une réaction de l’ancienne Clara, probable-ment, qui continue parfois à refaire surface. Sous le regard scrutateur de la propriétaire, je me sens virer au rouge écarlate.

— Pourquoi avoir refusé d’aider Édouard  ? C’est quelqu’un de bien, vous savez. Il mérite un peu d’attention, et ce n’est pas sa famille qui lui en octroiera...

Les sourcils froncés, les mains jointes sur ses genoux, le dos raide, madame Flaubert attend mon explication avec un sérieux mortel.

Je prends une profonde inspiration.

— Pourquoi faites-vous cela  ? questionné-je. Pourquoi pousser les autres à s’entraider ainsi  ? Dans la vraie vie, ça n’arrive pas…

Madame Flaubert sursaute. Elle porte une main à la rose sur sa poitrine.

— Ça n’arrive pas  ? répète-t-elle, incrédule. Par tous les saints, mais qu’est-ce que vous racontez  ? Clara, si c’est vraiment ce que vous pensez, alors j’ai bien peur que votre place ne soit pas ici...

— J’ai besoin de cet appartement  !

C’est un cri du cœur, et elle le sait. Je me suis levée d’un bond, et je me tords les mains en la regardant.

— Je vais faire des efforts, je vous le promets, débité-je à toute vitesse, en proie à une vive angoisse. Je vais cocher les cases du tableau, aider Édouard, tout ce que vous voulez, mais je vous en prie, madame Flaubert, laissez-moi une chance  !

Elle hésite. La peur au ventre, j’attends. Vais-je perdre le foyer que je viens juste de trouver  ? Je n’ai pas fait tous ces kilomètres, fui aussi loin, pour tout perdre de cette manière  !

— Considérez cela comme une seconde chance, Clara, dit-elle finalement en se levant, le port altier. Ceux qui vivent ici n’hésiteront jamais à vous aider, à vous accueillir comme il se doit, mais si vous n’êtes pas prête à faire pour eux ce qu’ils feraient pour vous, alors vous n’avez pas votre place ici. Nous sommes comme une famille, Clara. Nous sommes là les uns pour les autres, et il ne tient qu’à vous d’en faire partie.

***

Après le départ de madame Flaubert, je me laisse tomber sur mon lit. Je rejoue la scène dans mon esprit et sens les larmes me monter aux yeux. Je ferme les paupières, de toutes mes forces, tentant de les retenir, sans succès. Je suis perdue, vulnérable. Secouée de sanglots, j’attrape mon oreiller et le serre contre moi, dans une vaine recherche de réconfort.

Sébastien s’est joué de moi. Il m’a fait croire qu’il tenait à moi, mais en réalité, qu’il s’en soit ou non rendu compte, il s’est servi de moi. J’étais prête à tout pour me créer une place dans son cœur. Il ne l’a sans doute même pas remarqué.

Sans le vouloir, Seb m’a appris qu’aider était faire preuve de faiblesse, que tout le monde m’utilisait, mais qu’au bout du compte, j’étais seule.

Et madame Flaubert est persuadée du contraire.

Je n’ai pas le choix. Je dois aider Édouard et les autres. L’idée me déplaît terriblement. Elle va à l’encontre de ma décision. Je voulais être plus forte, changer, cesser d’aider tous ceux qui se servent ensuite de moi. Mais cette résolution est impossible ici, et j’ai le sentiment de trahir cette promesse silencieuse que je me suis faite.

Je me redresse et essuie mes joues trempées de larmes. Je ne peux pas me permettre de perdre cet appartement. Pourtant, j’entends d’ici Sébastien me dire  : «  Je savais bien que tu ne tiendrais pas deux semaines  ! Les gens ne changent pas, tu devrais le savoir.  » Il enfoncerait sans doute le clou en me sortant un théorème pour le prouver, ou une étude scientifique. Que pourrais-je répondre à cela  ? J’ai appris à mes dépens que l’amour ne s’achète pas, que rendre service n’est certainement pas un moyen de se faire accepter.

En revanche, les appartements, eux, s’achètent. Je passe de l’eau fraîche sur mon visage, espérant faire disparaître les traces de larmes, et sors de chez moi. Je dévale les escaliers jusqu’à l’appartement d’Édouard, craignant de changer d’avis si j’attends encore. J’ai les mains moites de nervosité, mais je n’ai pas le choix. Je frappe à la porte.

Édouard m’ouvre. Vêtu d’un costume très chic, il hausse un sourcil. Sa tenue, quoique très classique, me paraît parfaitement associée à celle de madame Flaubert. Sa canne de bois vernis fait d’ailleurs très aristocratique.

— Oui  ? lâche-t-il froidement.

J’inspire profondément.

— Monsieur Édouard, je tenais à m’excuser pour mon comportement d’hier. Je n’aurais pas dû vous mentir ni refuser de vous aider.

Il me dévisage pendant un long moment.

— On ne m’avait pas appelé monsieur Édouard depuis au moins dix ans, commente-t-il.

Je me sens rougir. Il reprend son sérieux.

— Vous êtes sincère  ?

La question me surprend. Je ne sais pas si je suis sincère. J’ai besoin de garder mon appartement, et je fais ce qu’il faut. C’est tout.

— Je peux vous aider, si vous le désirez, esquivé-je.

Dans son regard orageux, je lis qu’il n’est pas dupe.

— J’imagine que vous serez plus claire que ces deux garnements, déclare-t-il en désignant, d’un geste du menton, l’intérieur de son appartement.

J’aperçois Zack et Morgane qui chuchotent à voix basse. Les deux enfants sortent en courant, et Zack se retourne pour crier  :

— Y a pas plus claire que Clara  !

Face à notre air perplexe, il ajoute  :

— Vous avez compris  ? Claire, Clara...

Édouard secoue la tête avec agacement.

— Hors de ma vue, grogne-t-il.

Zack obéit sans demander son reste.

— Ces deux chenapans, sous prétexte de m’expliquer, ont tenté de m’inscrire sur je ne sais quel site idiot.

Il me fait signe de le suivre à l’intérieur. Son appartement est plus sombre que le mien, les meubles ont l’air plus anciens. Il me paraît froid, presque lugubre. Il n’y a pas de photos, aucune touche personnelle qui prouve qu’il vit ici. Tout est impeccablement rangé. Sur une table ronde en bois est posé un ordinateur.

— Asseyez-vous.

J’obéis et nous nous retrouvons de chaque côté de l’ordinateur. Je m’agite sur ma chaise, mal à l’aise.

— Vous désirez apprendre quoi, exactement  ? m’enquiers-je.

Il hésite un instant. Son regard s’est assombri.

— Ma fille m’envoie des photos sur un de ces sites dont se servent les jeunes, vous savez, Facebook. Je ne sais pas comment m’y prendre pour les recevoir.

Je hoche la tête, soulagée. Ça, au moins, c’est dans mes cordes.

— Zack et Morgane vous ont créé un compte  ? questionné-je.

Il secoue doucement la tête.

— Je ne sais pas. Ils n’ont pas arrêté de parler de profil, de couverture, je n’y comprends rien.

— Je vais regarder ça.

Je me penche sur l’écran. La page Facebook est ouverte et Édouard est connecté sous le pseudo Édoucation, avec Pignon comme photo de profil, sans doute une blague des enfants.

— Je vais en prendre un pour taper sur l’autre, peste le vieil homme.

Je lui explique le fonctionnement, change sa photo de profil. Malgré ce que lui a affirmé sa fille, il n’a reçu aucun message. Il me faut plusieurs minutes pour comprendre  : Édouard ne reçoit pas de photos de ses petits-enfants. Sa fille n’a pas pris la peine de lui envoyer quoi que ce soit, estimant que son père n’aurait qu’à la suivre sur Facebook, où elle raconte toute sa vie. Pourtant, elle devait savoir qu’il n’y comprendrait rien...

— Pourquoi n’avez-vous pas demandé à votre fille de vous montrer  ? questionné-je.

— Elle est très occupée.

— Vous la voyez souvent  ?

— Elle est très occupée, répète-t-il avec insistance.

Je croise son regard. Pour la première fois, je n’y vois pas le vieil homme irascible qui s’est amusé à me dénoncer, mais un homme seul qui recherche un peu de compagnie auprès d’une famille qu’il ne voit qu’en photo. Sébastien m’a trahie et abandonnée, alors que la famille d’Édouard le délaisse. Je sens mon cœur se serrer. La nouvelle Clara n’est pas censée compatir, mais ne pas être touchée par ce vieil homme solitaire m’est tout simplement impossible.

— Vous avez compris  ? questionné-je à la fin de mes explications.

Il cligne des yeux.

— Je... Oui, ça ira.

Il ment. Je le sais. Il plisse les yeux de la même façon que ma grand-mère, la même lueur interrogative dans le regard.

— Vous savez, à mon âge, les explications de ce genre, on les oublie vite. Pourquoi croyez-vous que Zack et Morgane ont abandonné depuis longtemps l’idée de m’aider  ?

L’amertume dans sa voix me touche. Il pourrait être mon grand-père. Je me rends compte qu’il m’a fait oublier toutes mes réticences à l’idée de l’aider. Je me sens à l’aise avec lui. En un certain sens, il me ressemble. Je comprends sa solitude.

Je lui souris. La nouvelle Clara peut bien attendre. De toute façon, elle a déjà failli me faire virer de mon appartement. Je crois que l’ancienne Clara a besoin de revenir un peu. J’ai envie d’aider Édouard, et tant pis pour Sébastien et ses remarques.

Alors je reprends tout, autant de fois que nécessaire. Nous passons plusieurs heures à répéter les manipulations, à écrire les étapes sur un vieux cahier dans lequel il note habituellement tout et n’importe quoi.

Lorsqu’il parvient enfin à ouvrir seul les photos, sur lesquelles deux enfants, un garçon et une fille, rient aux éclats, Édouard me regarde.

— Merci, souffle-t-il.

Toute la reconnaissance du monde brille dans ses yeux. C’était la raison pour laquelle j’aimais aider les autres, autrefois. Pour cette étincelle dans leur regard. Seulement, tous ne l’ont pas.

— Je vous en prie. Vos petits-enfants sont adorables.

Édouard semble hésiter.

— J’aurais bien aimé avoir une fille comme vous, murmure-t-il après un long silence.