Les rêves ne s’envolent pas - Marie Le Vaillant - E-Book

Les rêves ne s’envolent pas E-Book

Marie Le Vaillant

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Beschreibung

Suzanne, bouquiniste en bord de mer, lutte contre la solitude depuis qu’elle a perdu son mari. Pourtant, la boutique ne désemplit pas. Parmi les habitués, Madeleine se débat pour maintenir à flot un projet qui lui tient à cœur, tandis que Yoan s’efforce de noyer les souvenirs douloureux, incapable de les oublier. À quelques mètres de là, Léna et Maxime, propriétaires de la boulangerie, ont laissé sombrer leurs espoirs depuis bien longtemps.

Et puis, il y a Lou. Guidée par la mystérieuse Suzanne, la jeune fille doit apprendre le pouvoir des livres et des mots qu’ils contiennent. Mais comment s’ouvrir aux autres, alors que les douleurs du passé refusent de cicatriser ? Au fil des rencontres, elle réalisera qu’il n’est jamais trop tard pour réaliser ses rêves…



À PROPOS DE L'AUTEURE


Marie Le Vaillant est une jeune étudiante angevine. Passionnée d’écriture, elle jongle quotidiennement entre ses études et les histoires qu’elle aime inventer.
À dix-sept ans, alors qu’elle publie le premier tome de sa série fantasy « Du sang sur les crocs » sur la plateforme Wattpad, elle voit son rêve de se faire éditer se réaliser. Aujourd’hui âgée de vingt et un ans, après « La Résidence des Ricochets », un roman entre comédie, romance et feelgood, elle publie à présent « Les rêves ne s’envolent pas ». De quoi raviver les espoirs brisés et les rêves endormis…

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Les Rêves ne s’envolent pas

Marie le Vaillant

Dimanche

Lou

Ses vieilles baskets mauves sont usées jusqu’à la corde, son ciré jaune a décoloré depuis longtemps. Ses cheveux, humides et frisés, tombent sur ses yeux. Tête baissée, Lou balance doucement ses jambes maigres. Du regard, elle suit le ballet hypnotisant de ce mouvement qu’elle instaure. Vers l’avant, vers l’arrière. À droite, à gauche. Des lignes, des cercles. Plus vite, plus lentement. À son pied droit, une socquette vert pâle ne dépasse pas sa cheville. Sur sa jambe gauche, la grande chaussette bleu ciel monte jusqu’à son mollet.

Aussi loin qu’elle se souvienne, Lou a toujours porté des chaussettes dépareillées. À quoi bon en enfiler deux pareilles ? Elle possède deux pieds, c’est pratique. Ça permet de changer, de marier les couleurs. Et puis, deux mêmes chaussettes, c’est ennuyant.

L’angoisse serre le cœur de la jeune fille, dont la respiration est irrégulière. Personne ne fait attention à elle. On passe devant sa frêle silhouette sans vraiment la remarquer. Ça ne va pas durer, Lou le sait. Il va falloir faire face aux conséquences.

Une femme se plante devant elle. Son uniforme bleu fait frissonner Lou. De son regard sévère, la policière la détaille et s’arrête sur ses chaussettes. Elle ne dit rien, hausse les épaules et fait signe à Lou de se lever. La jeune fille obéit, le cœur battant la chamade.

Est-ce qu’on peut s’évanouir de frayeur ? Elle aimerait bien. Si elle perdait connaissance, au moins n’aurait-elle pas à affronter la suite.

Les deux femmes longent le couloir. Lou se sent affreusement mal à l’aise. Première fois qu’elle franchit la porte d’un commissariat, elle n’est pas près de l’oublier. Elle n’a qu’une envie : rentrer chez elle, dans son village en bord de mer, loin de tout ça. La policière lui désigne une petite salle sombre et lui fait signe d’entrer, avant de retourner sur ses pas. Lou la regarde disparaître, se sentant soudain très seule.

La jeune fille pénètre dans la pièce. Sa mère est là. Elle a pleuré. Les larmes ont laissé des traces sur ses joues, et Lou détourne les yeux, le cœur serré. Le policier qui l’a arrêtée est présent, lui aussi, ainsi qu’une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux d’une jolie couleur cuivrée, souriant d’une oreille à l’autre.

De toute évidence, ce n’est pas elle qui vient de se faire appréhender pour vol, songe Lou. Elle avance, peine à s’asseoir sur la chaise qu’on lui désigne. Elle tremble.

— Lou… laisse échapper sa mère, visiblement secouée par la tournure des événements.

— Pardon, chuchote la jeune fille.

Lou n’ose plus regarder personne. La femme souriante, le policier et sa mère discutent à voix basse, et Lou n’écoute pas. Elle attend, terriblement angoissée, que l’on décide de son sort. Est-ce qu’à dix-sept ans, on peut aller en prison ? Ce serait toujours mieux qu’une amende. Ni elle ni sa mère ne pourraient s’en acquitter. Au moins, en prison, elle aurait le gîte et le couvert. Ça ferait une bouche en moins à nourrir, mais elle ne pourrait plus travailler. Est-ce que son patron la laissera reprendre son poste, lorsqu’elle sortira ? Pas sûr… Et s’il la vire en apprenant qu’elle a commis un vol ? Enfin, tenté d’en commettre un…

— Lou ? l’appelle sa mère. Lou ?

Elle sursaute et relève les yeux.

— Est-ce que tu es d’accord ? demande la femme souriante, dont les lèvres restent figées dans cette position.

— Euh…

Le policier l’observe. Il paraît plutôt jeune, les cheveux bouclant sur sa nuque, l’air sérieux. Il incline la tête, l’incite à accepter. Sa mère la supplie du regard. Lou hausse les épaules, force un sourire.

— Oui, d’accord.

Madeleine

La gamine n’a pas la moindre idée de ce qu’elle vient d’accepter, Madeleine en mettrait sa main à couper. Elle n’a rien écouté, le regard fixé sur ses drôles de chaussettes. Ses cheveux bruns lui arrivent dans le bas du dos, ses yeux verts fuient les siens. Elle se mord la lèvre inférieure avec angoisse. Madeleine ne dit rien, revoit les derniers détails avec la mère, qui paraît dépassée par la situation. Yoan, le policier qui a arrêté Lou, s’assure que tout est en règle. Lorsque c’est terminé, il raccompagne la gamine et sa mère à l’extérieur. Le commissariat est à plusieurs kilomètres du village, et Yoan, qui fait la navette chaque jour, leur propose de les ramener en rentrant chez lui.

Madeleine se lève et quitte la pièce. Son rôle ici est achevé. Elle contourne le bâtiment et monte dans sa voiture. Retournant au village, elle se gare devant chez elle, puis récupère son vélo et l’enfourche. Parfois, il lui arrive de se sentir un peu trop vieille pour continuer à se déplacer à bicyclette, alors pour se motiver, elle se dit que c’est bon pour entretenir ses muscles et son cœur.

Madeleine pédale vite et fort, traverse le centre-ville et débouche sur la promenade qui longe l’océan Atlantique. Là, les flots se déchaînent. Il fait froid et il bruine. Le vent souffle, agitant les vagues sans pitié. Les bateaux sont rentrés au port, les quelques courageux ayant bravé le temps pour profiter de la plage ont rebroussé chemin, pressés de retrouver leurs proches. Madeleine n’a personne à rejoindre, elle n’est attendue nulle part, aussi descend-elle de vélo. À pas lents, elle s’engage dans les escaliers qui mènent à la plage. La marée ne lui laisse que quelques mètres de sable humide, sur lesquels elle pose ses pieds nus, chaussures à la main. L’endroit l’apaise et la calme.

Elle ferme les yeux et prend une profonde inspiration, humant l’odeur iodée des embruns et celle, moins appréciée, des algues échouées çà et là. Finalement, elle s’assied à même le sol et sort son portable de sa poche. Elle compose un numéro, compte les sonneries.

— Allô ?

Si Madeleine regrette parfois de n’avoir pas plus voyagé, Suzanne, quant à elle, n’a jamais quitté sa Bretagne natale. Jamais elle ne l’a déploré, la mer lui suffit, l’immensité des vagues et les cris des mouettes ont toujours fait partie de sa vie, telle une musique de fond intemporelle.

— Suzanne, c’est Madeleine.

— Madeleine, ma chère ! Je suis ravie de t’entendre. Mon dernier client vient de partir, je m’apprêtais à fermer boutique.

— Il est ressorti aussi estomaqué que les autres, j’imagine ? s’amuse Madeleine.

Suzanne confirme, un sourire dans la voix. Madeleine balaye l’océan des yeux, guettant la lueur du phare au loin, avant de reprendre :

— Je t’ai trouvé la candidate parfaite. Elle a essayé de voler des vêtements chez le vieux Arthur.

— Le vieux Arthur ! Juste ciel, j’espère qu’il n’en a pas fait un arrêt cardiaque !

— C’est plutôt elle qui a fait un arrêt au commissariat… Yoan m’a appelée, je me suis occupée de tout. Si tu es d’accord, elle commence dès demain.

Suzanne semble hésiter un instant. Madeleine imagine son amie, âgée d’un peu plus de soixante-dix ans, seule dans sa grande bouquinerie, au milieu des livres qu’elle abrite.

— Dis-m’en plus sur elle, demande Suzanne au bout d’un moment.

— Elle s’appelle Lou, sa mère est venue la récupérer, elle a fondu en larmes en apprenant que sa fille avait failli commettre un larcin. Lou n’a pas dit un mot pour se défendre.

— Tu penses qu’elle fera l’affaire ?

— Elle avait l’air toute timide et perdue, au commissariat, elle m’a fait de la peine, avoue Madeleine. Et puis, Yoan n’a pas son pareil pour cerner les gens, et s’il m’a contactée, c’est certainement qu’il la juge digne de confiance.

— Tant qu’elle met du cœur à l’ouvrage, songe Suzanne à voix haute, c’est le principal. Elle commence demain, dis-tu ?

— Demain, oui, répète Madeleine.

— Bien, bien. Ça rassurera mon fils, il est d’une humeur épouvantable, ces derniers temps. Et Léna, tu sais comment elle est.

— C’est elle qui t’a retrouvée après ton malaise, c’est normal qu’elle s’inquiète.

— Tout le monde s’inquiète, ça m’insupporte, si tu savais !

En raccrochant, Madeleine songe qu’elle aussi aura l’esprit plus tranquille si Suzanne n’est pas seule. Au cas où, elle veillera à ce que la gamine connaisse les numéros d’urgence. On n’est jamais trop prudents.

Première semaine

Lundi

Léna

L’odeur du pain qui cuit embaume la pièce. La boulangère sourit et le sort du four, testant machinalement du doigt la croûte brûlante. Elle rejoint l’espace de vente pour y glisser les baguettes et, du regard, vérifie que tout est bien à sa place. Les brioches, nature et au chocolat, sont soigneusement disposées à l’avant du présentoir, à côté des viennoiseries encore tièdes, des pains au chocolat, des croissants, des pains aux raisins, des chaussons aux pommes. Derrière, des muffins et des cupcakes colorés attireront l’œil des clients dès que la boutique sera ouverte. Toutes sortes de pâtisseries sont exposées dans la vitrine, il y en a pour tous les goûts : les fondants au chocolat et les roses des sables côtoient les fraisiers et les tartes aux abricots, les financiers à la cannelle embaument l’air, et les fameux gâteaux aux pommes et au cidre de Maxime trônent fièrement aux côtés des kouign-amanns et des fars bretons. L’espace dédié aux sandwichs, quant à lui, est encore vide, Léna s’en occupera plus tard. En cuisine, son cher et tendre prépare les dernières viennoiseries et vérifie la cuisson de la prochaine fournée de pain. L’odeur est enchanteresse, chatouillant les narines, effleurant les papilles, telle une promesse faite au client.

Léna se dirige vers la porte et la déverrouille, puis tourne la petite pancarte pour indiquer l’ouverture. Il est tôt, le jour n’est pas encore levé, et le froid du mois d’octobre la prend presque par surprise. Elle frissonne, puis soupire en remarquant le mobilier renversé. Maxime et elle ont omis de l’attacher la veille, et le vent n’a rien épargné durant la nuit.

La boulangère enfile une veste avant de se mettre à l’ouvrage, redressant les tables, essuyant les chaises. Un petit groupe de pêcheurs, qui passe chaque matin dès l’ouverture, lui vient en aide. Elle les remercie chaleureusement, leur offre un café qu’ils dégustent à l’intérieur en choisissant quelques douceurs encore chaudes. Maxime quitte brièvement sa cuisine pour les saluer, tout sourire. Léna le laisse faire la conversation et s’approche de la fenêtre qui donne sur la rue. Juste en face, la bouquinerie attend son heure. Bientôt, Suzanne, la propriétaire, surgira dans sa voiture, antique véhicule bringuebalant, et ouvrira la boutique.

La boulangère frissonne. Elle la revoit étendue au sol, sans connaissance, elle se remémore la voix calme de l’homme qui a répondu à son appel, se souvient des ambulanciers venus chercher Suzanne pour la conduire à l’hôpital. Rien de grave, plus de peur que de mal, heureusement.

Léna se sert une tasse de café brûlant en souriant aux blagues des marins. Maxime retourne en cuisine, pour en ressortir aussitôt.

— Voilà pour toi, lance-t-il avec un clin d’œil, en lui glissant dans les mains un éclair au chocolat.

Les heures passent, les clients défilent. Certains s’installent sur la petite terrasse, malgré le froid, enveloppés dans de chaudes doudounes. Léna court, de la cuisine à la boutique, de la boutique à la terrasse, de la terrasse à la cuisine. Maxime n’est pas en reste.

La boulangère s’arrête soudain devant la fenêtre. Assise sur les trois marches menant à la bouquinerie, une gamine attend. Maigre, la peau sur les os, emmitouflée dans un ciré usé, elle a l’air gelée. Elle ne bouge pas.

Léna fronce les sourcils, étonnée. Elle se faufile à l’extérieur, traverse la terrasse et se dirige droit vers la jeune fille. Ses cheveux bruns sont rassemblés en un chignon vague, ses yeux verts ressortent sur son visage pâle.

— Bonjour, lance Léna, je peux savoir ce que tu fais là ?

La gamine paraît soulagée de voir quelqu’un. Elle se lève et glisse ses mains dans ses poches.

— C’est bien ici, la bouquinerie de madame Suzanne ?

Elle a la voix fluette et hésitante.

— Qu’est-ce que tu lui veux, à Suzanne ?

— Je travaille pour elle. Je commence aujourd’hui. Vous savez à quelle heure elle arrive ?

La jeune fille tremble de froid, son nez coule un peu. Prise de pitié, Léna esquisse un mouvement vers elle.

— Suzanne a enfin embauché, alors ? Il était temps ! Elle ne devrait pas tarder. Tu veux venir dans la boulangerie te réchauffer ?

— J’ai pas d’argent.

Léna hausse les épaules.

— Ça ne fait rien, ne t’inquiète pas pour ça.

Elle va offrir à cette gamine transie un chocolat chaud. La générosité, c’est mauvais pour le compte en banque, mais c’est bon pour le karma, disait parfois son père, à l’époque où il tenait encore la boulangerie. Plus tard, Léna et Maxime ont repris le flambeau, perpétuant ainsi la tradition familiale. L’histoire se répétait, à un détail près : Léna et Maxime, eux, ne deviendraient jamais parents.

— C’est bon pour le karma, ajoute-t-elle en souriant, et la gamine la regarde avec un drôle d’air.

Lou

Aussi loin qu’elle se souvienne, Lou a toujours adoré lire. Plus jeune, elle empruntait des dizaines de livres à la bibliothèque du collège, puis du lycée. Lorsqu’elle a arrêté d’aller en cours, elle a dû abandonner la lecture, faute d’ouvrages à dévorer. Elle ne rentre pas dans les librairies, de peur de ne pas résister à la tentation, et se contente de jeter un œil envieux aux devantures en plissant les paupières pour apercevoir quelques titres. Aujourd’hui, pourtant, elle va non seulement pénétrer dans une bouquinerie, mais également y travailler. Entourée de livres, pendant tout un mois.

— Ça va, ça aurait pu être pire ! s’est exclamé son petit frère, en apprenant la nouvelle.

Elle en a convenu du bout des lèvres. Mais en cet instant, alors qu’elle fait le pied de grue devant la bouquinerie, toute velléité de lecture l’a quittée, pour ne laisser place qu’à une sourde angoisse.

Lou regarde le ciel, gris et nuageux, bas, presque menaçant. Elle songe à son emploi au supermarché du coin, qu’elle vient de perdre. Le propriétaire l’a congédiée en apprenant qu’elle devait s’absenter pendant un mois. Elle est sortie de la boutique la tête haute, a annoncé la mauvaise nouvelle à sa mère d’une voix ferme, puis est montée dans sa chambre et s’est effondrée, seule.

Plongée dans ses pensées, elle ne remarque pas la femme qui s’approche et sursaute en l’entendant s’adresser à elle. Sans rien ajouter, elle lui emboîte le pas jusqu’à l’intérieur de la boulangerie. Assise près du chauffage, Lou détaille les lieux du regard. L’étalage de viennoiseries fait gargouiller son ventre vide. Plusieurs autres tables, entourées de banquettes comme celle où elle se trouve, accueillent les clients souhaitant profiter de la chaleur réconfortante de la pièce.

La boulangère revient avec une boisson chaude et un pain au chocolat qu’elle pose sur la table. L’estomac de Lou émet un grondement sonore qui lui tire sourire.

— Merci, madame, murmure la jeune fille, intimidée.

— Léna. Je m’appelle Léna.

Lou hoche la tête et plonge le nez dans sa tasse, séduite par la délicieuse odeur de chocolat qui s’en échappe.

— Et toi ? relance la femme.

Sa voix est presque froide, mais la chaleur de ses yeux bruns compense. De longues boucles noires tombent dans son dos et ondulent au rythme de ses mouvements.

— Lou.

Léna la détaille discrètement. Son ciré ouvert laisse apercevoir un gros pull de laine à col roulé, son jean est usé au niveau des genoux. Ses chaussettes, une orange montante et une petite jaune, attirent le regard et lui arrachent un sourire.

— Jolies chaussettes.

Lou ne sait pas quoi répondre, incertaine quant au ton de la remarque.

— Mange, ça va te faire du bien, assure la femme.

Sur ces mots, elle se lève et disparaît. Lou obéit, guettant l’arrivée de la propriétaire de la bouquinerie par la fenêtre. Elle veut faire bonne impression, avec le souhait secret de pouvoir tirer un maigre salaire de son mois de travail.

Sa famille a besoin de cet argent.

— Lou, c’est ça ? fait soudain un homme de haute stature au crâne légèrement dégarni, en s’asseyant face à elle. Moi, c’est Maxime. C’est toi, la gamine qui a commis un vol chez le vieux Arthur ?

Lou sent le rouge lui monter aux joues. Angoissée, elle baisse la tête et dissimule son visage tant bien que mal derrière sa tasse.

— Tant que tu voles rien chez Suzanne, personne t’en tiendra rigueur. On a tous déjà pensé à jouer un tour à ce vieux croulant…

Surprise, Lou le fixe. Il a l’air sincère.

— Mais le vol, c’est mal, ajoute-t-il précipitamment.

La jeune fille ne peut retenir un sourire.

— Tu veux un autre pain au chocolat ?

Du coin de l’œil, Lou repère une antique voiture décolorée qui se gare devant la bouquinerie. Elle secoue la tête.

— Je ferais mieux d’y aller.

Elle se lève et rejoint la porte d’un bond. À la dernière seconde, elle se retourne, embrasse la pièce du regard. Elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis longtemps.

— Merci, lance-t-elle avant de disparaître.

Suzanne

Suzanne s’est pomponnée. Elle a posé une touche de rose sur ses joues creuses, un peu de fard sur ses paupières ridées. Elle jette un œil dans le miroir. Son corps, plus aussi mince ni souple qu’avant, ses mains fines dont les veines bleutées ressortent sur la peau, et ses iris d’un brun pâle, fatigué.

D’un regard, elle décide qu’elle fera l’affaire, et qu’elle est suffisamment apprêtée pour ne pas faire peur à la jeune fille qui commence aujourd’hui. Elle quitte sa chambre, s’arrête un instant devant la table d’entrée, dans le vestibule. Là, Armel semble lui sourire, le visage figé pour l’éternité. La photo est un peu passée, les couleurs ne sont plus ce qu’elles étaient. Suzanne l’effleure du bout des doigts.

— À ce soir, mon amour, souffle-t-elle à celui qui lui manque tant.

La grande horloge du salon lui apprend qu’elle n’est pas en avance. Suzanne se dépêche d’attraper son long manteau noir et de couvrir sa tête d’un joli chapeau assorti, qui se marie à merveille avec son pantalon sombre et son pull fin d’un délicat rose pastel. Ses clés à la main, elle se glisse dans le véhicule. Là, elle marque une pause, soufflant un peu.

Depuis sa chute, elle fatigue vite. Suzanne reste un instant le regard dans le vague, avant de se ressaisir. Elle démarre la voiture qui s’engage, cahin-caha, dans les ruelles étroites qui mènent à la charmante place des Rêves Envolés. Le nom paraît toujours nostalgique à la bouquiniste, qui prend un moment pour détailler les quelques bâtiments qui s’y dressent. La boulangerie de Léna et Maxime, chaleureuse et pleine de vie malgré l’heure matinale ; le fleuriste, dont Suzanne ne retient jamais le prénom, parce qu’il est arrivé récemment ; l’appartement loué par Tristan ; la ravissante promenade qui mène en bord de mer et sa fameuse crêperie qui met l’eau à la bouche. La place des Rêves Envolés, en dépit de son nom, est tout à fait charmante.

Suzanne se gare à côté de la bouquinerie. La boutique, d’un profond rouge corail, propose une jolie devanture aux regards des passants, soigneusement aménagée par sa propriétaire. La Bouquinerie des Doux Rêveurs, l’a appelée Suzanne. Elle en est particulièrement fière : c’est elle qui a trouvé ce nom si évocateur, et Armel l’aimait beaucoup. Ces quelques mots attirent l’attention des curieux, et les invitent à pousser la porte pour entrer dans cet univers qu’elle a créé.

Alors que Suzanne se débat quelques secondes avec la serrure, toujours capricieuse quand il fait froid, une voix s’élève timidement derrière elle. La bouquiniste se retourne. Elle chausse ses lunettes et cligne des yeux. La jeune fille qui vient de la saluer la regarde d’un air nerveux, en se dandinant d’un pied sur l’autre.

— Oh, tu dois être Lou ! Ma chère petite, je suis ravie de te rencontrer.

Elle lui tend la main, que la gamine serre maladroitement.

— Il faut que je pense à prévenir mon fils que tu es là, il en sera rassuré.

Elle continue à pérorer joyeusement tout en invitant Lou à entrer. Elle obtempère, visiblement intimidée, tout en jetant de furtifs coups d’œil à la boutique.

— Donne-moi ton manteau, je vais le suspendre avec le mien.

Lou obéit sans mot dire. Suzanne commence à croire qu’elle aurait peut-être dû forcer un peu plus sur le maquillage. Est-ce elle, une vieille dame dont les souvenirs sont parfois aussi flous que le monde lorsqu’elle retire ses lunettes, qui l’impressionne ainsi ?

— J’espère que tu es prête à mettre la main à la pâte, ma chère petite, parce qu’on a du pain sur la planche, reprend gaiement Suzanne, souhaitant lui transmettre son enthousiasme.

Lou acquiesce d’un signe de tête. La bouquiniste lui fait visiter les lieux, tout en l’observant discrètement. Cette gamine, dans ses vêtements trop grands pour elle, la touche. Elle a dans le regard un sérieux qui n’est pas de son âge.

Suzanne lui montre les rayonnages, les étagères de bois laqué, les ouvrages qui s’y cachent, l’espace dédié aux livres d’amour, celui pour les romans policiers, le coin lecture, les manuels de cuisine et de développement personnel, la devanture ornée de fleurs séchées et de coquillages. Elle l’invite à prendre un livre pour respirer l’odeur des pages jaunies, à passer doucement son doigt sur les feuillets cornés par les anciens propriétaires, à écouter le craquement délicat des pages qu’on tourne.

La gamine ne parle pas, mais ses yeux brillent.

— Tu aimes lire ? questionne Suzanne, consciente qu’elle tient quelque chose.

Lou hoche la tête.

— Quel genre de livres ?

La jeune fille lève vers elle un regard troublé.

— Je ne sais pas vraiment…

Sa voix est douce, hésitante, pétrie de doutes. Suzanne esquisse un sourire.

— Vraiment ? Que préfères-tu ? Sentir la peur t’enserrer de ses griffes, te plonger dans un monde magique, imaginer battre ton cœur aussi vite que celui de l’héroïne amoureuse ?

Lou a l’air perdue. Elle hausse les épaules.

— Je ne lis plus beaucoup, dit-elle, sur un ton d’excuse.

— Tu restes un mois, n’est-ce pas ? répond Suzanne. Ça nous laisse le temps de te faire découvrir tous ces genres merveilleux !

Au fil de la journée, la bouquiniste songe qu’il y a quelque chose de délicieusement enivrant à ne pas être seule. Pour la première fois depuis longtemps, elle partage son savoir, sa boutique, avec quelqu’un. Elle ne se parle plus à elle-même, ne guette plus le moindre client avec impatience, dans l’espoir d’échanger quelques mots.

Pour la première fois depuis si longtemps, Suzanne n’est pas seule au milieu de ses livres.

Lou

Lou ne croit pas en Dieu. Elle ne croit pas à grand-chose, d’ailleurs. Si elle était pieuse, toutefois, il ne fait aucun doute que cet endroit serait pour elle le paradis. Le parfum des livres l’enivre, la voix douce de Suzanne l’aide à se détendre et à prendre ses marques. La bouquiniste lui donne un carton de livres apporté la veille par une cliente, repartie en échange avec de nouveaux ouvrages à découvrir. Sur la table, elle pose également une grille indiquant le prix qu’elle attribuera à chaque livre en fonction de son état.

— Sauf s’ils sont vraiment trop abîmés, lui rappelle Suzanne pour la troisième fois. S’ils sont trop abîmés, mets-les de côté. Tu as tout compris ?

Pour la troisième fois, Lou promet que oui, elle a tout compris.

Si elle était payée, songe-t-elle, elle ne pourrait rêver meilleur endroit pour travailler. Mais elle ne l’est pas. C’est elle qui règle sa dette à la société, a dit la femme souriante en la quittant, la veille. Lou ne regrette toujours pas le vol, mais elle déplore de s’être fait prendre.

Appliquée, la jeune fille trie rapidement les livres. Certains sont en parfait état. Lou trouve malheureux de les revendre à moitié prix, alors qu’ils paraissent neufs. Elle imagine, elle rêve, la tête dans les nuages, perdue dans ses pensées. Et si elle découvrait cinq euros, un joli billet, et venait ici s’acheter un livre à elle ? Ne serait-ce pas délicieux ?

Dans une caisse prévue à cet effet, Lou dépose les ouvrages les plus abîmés, ceux dont la couverture tombe en lambeaux, dont les pages glissent au sol, ou dont les précédents lecteurs ont cru bon de se servir comme torchon, bavoir, ou que sait-elle encore.

— Qu’est-ce que vous allez en faire ? ose-t-elle demander à Suzanne lorsqu’elle s’approche pour vérifier son travail.

— Je confierai ceux qui paraissent réparables à un vieil ami qui sait y faire, si le prix en vaut la peine. Les autres seront jetés, malheureusement.

Lou se mord les lèvres pour ne pas réagir. Tous ces livres condamnés, quel gâchis ! La jeune fille passe machinalement ses doigts fins au-dessus d’un ouvrage particulièrement abîmé. Les pages menacent de s’en échapper, la couverture a été griffonnée.

— C’est fini pour celui-ci, acquiesce la bouquiniste, la mine attristée.

Le cœur de Lou bat vite dans sa poitrine, alors qu’elle s’imagine glisser le livre sous sa veste, comme elle l’a fait avec les vêtements la veille. Quel mal y aurait-il à cela ? Puisque l’ouvrage est condamné, de toute façon…

Avant que Lou ne puisse se décider, le carillon de la porte retentit. Le client, âgé d’une trentaine d’années, porte un costume sur mesure très chic et boite de la jambe gauche. Visiblement hésitant, il se dirige un peu au hasard des rayonnages. La bouquiniste adresse un clin d’œil complice à Lou et s’approche de lui.

— Bonjour, monsieur, le salue-t-elle chaleureusement. Puis-je vous aider ?

L’homme a l’air vaguement surpris, puis secoue la tête.

— Non merci, je regarde juste.

Suzanne lui fait un grand sourire. Elle le détaille de la tête aux pieds, presque lentement, avec une telle insistance qu’elle paraît impolie à Lou.

— Puis-je vous proposer un titre en particulier ?

La mystérieuse bouquiniste n’attend pas la réponse. Elle part d’un pas sautillant, presque surprenant pour son âge, et disparaît entre les étagères des romans policiers et celles des histoires vraies. L’homme hésite, l’air incertain, et jette un coup d’œil interrogateur à Lou, qui n’en sait pas plus que lui. Quelques secondes plus tard, la propriétaire refait surface, toute guillerette, un livre de poche à la main.

— Voilà pour vous. Voulez-vous un sac ?

Il cligne des yeux, alors que, déjà, Suzanne passe à la caisse.

— Ça vous fera 3,80 €, annonce-t-elle.

— Mais…

— C’est le bon livre, je vous assure.

Le ton de la bouquiniste, si plein de convictions, ébranle l’homme. Il s’empare de l’ouvrage et le retourne pour en découvrir le résumé. Lou ne perd pas une miette de la scène. Elle le voit pâlir, lever un regard déboussolé sur son interlocutrice, hésiter.

— Je ne suis pas sûr… bredouille-t-il.

— Faites-moi confiance, c’est le roman dont vous avez besoin, promet-elle avec bienveillance.

Stupéfaite, Lou observe l’homme payer, prendre le livre et disparaître. Les questions se bousculent sur ses lèvres, mais elle n’ose pas les poser et se remet à l’œuvre.

Pourtant, Lou ne parvient plus à se concentrer. Elle rejoue la scène dans son esprit, s’efforce de comprendre. Enfin, n’y tenant plus, elle relève les yeux.

— Madame ? hasarde-t-elle timidement.

Aussitôt, la propriétaire se dirige vers elle.

— Tu peux m’appeler Suzanne, tu sais. Tout va bien ? Tu t’en sors ?

La jeune fille hésite, tourne la phrase dans sa tête.

— L’homme qui vient de partir, dit-elle finalement, que s’est-il passé ?

Pour toute réponse, Suzanne la regarde et sourit. Un sourire doux, plein de tendresse et de mystère. Lou brûle de curiosité, mais n’ose pas insister. Déjà, la bouquiniste passe à autre chose, l’entraînant vers les vitrines qu’elle met tant de soin à préparer, et dont le charme attire souvent les clients.

Éric

Éric ne sera jamais à l’heure, il en est conscient. Il jure à mi-voix, soulagé que son fils ne soit pas là pour l’entendre. Son pied se crispe sur la pédale d’accélérateur, faisant rugir le moteur, afin de bien montrer son mécontentement aux autres automobilistes. Comme ça ne fait pas plus avancer la voiture qui le précède, il klaxonne. Cette fois-ci, ça fonctionne. Le conducteur semble enfin se réveiller et se souvenir qu’au feu vert, il faut passer. Éric s’engage à sa suite, un peu trop vite. Tant pis pour les limites de vitesse. De toute évidence, ça a été inventé pour ceux qui ont du temps devant eux, et non pas pour les pères divorcés, débordés et continuellement pressés.

Il arrive avec presque un quart d’heure de retard, et soupire en voyant le petit garçon, seul sur le parvis de l’école. Les mains dans sa doudoune bleue, l’enfant a le nez en l’air, la tête ailleurs. Il ne remarque pas Éric, qui klaxonne à nouveau.

Théophile sursaute et, reprenant ses esprits, court vers la voiture. Il s’engouffre à l’intérieur, à côté de son père, parce qu’à dix ans, il est assez grand.

— Tu m’as pas oublié ! s’écrie-t-il.

Le ravissement dans sa voix vexe Éric.

— Bien sûr que non, grogne-t-il, bourru.

Le lundi en semaine A est le seul jour où ils peuvent déjeuner ensemble, le seul jour où ils se croisent à un autre moment que pour se dire bonjour ou bonne nuit. Le seul midi où Théophile ne mange pas à la cantine.

Le lundi en semaine A, décidément, c’est le meilleur jour de la semaine. Il y a le week-end, aussi, mais Éric travaille le samedi, et le dimanche, ce n’est pas mieux : il ramène tant de dossiers que Théophile le voit à peine.

Et puis il y a les semaines B, celles où Théophile est chez Manon, sa mère, les semaines où la maison est vide quand Éric rentre le soir, les semaines où il déjeune en solitaire le lundi. Lorsqu’il ne saute pas purement et simplement le repas…

— Nanou vient me chercher, ce soir ? s’assure Théophile qui, contrairement à son père, n’oublie jamais ce genre de détails.

Éric lui garantit que c’est bien le cas. La nounou, surnommée Nanou par Théophile alors qu’il avait à peine deux ans, est presque aussi proche de l’enfant qu’Éric. Peut-être plus, même, il doit bien se l’avouer…

Quelques minutes plus tard, le père se gare devant chez eux, un luxueux appartement dans un quartier branché de la ville. Le petit garçon bondit hors de la voiture, ravi.

— J’ai super faim, papa ! prévient-il.

Éric sourit et se dépêche d’ouvrir la porte, de mettre les pâtes dans l’eau bouillante. Théophile regarde le cadre accroché dans le salon, celui qui représente la mer et les mouettes.

— Pendant les vacances, on pourra aller chez mamie ?

Le père fait la moue en songeant à sa propre mère, proprié-taire d’une bouquinerie en Bretagne. Il a quitté la région pour les Pays de la Loire, il y a des années de cela, et ne l’a jamais regretté. Théophile, en revanche, rêve de vivre près de l’océan.

— Je ne sais pas, mamie est très fatiguée depuis son malaise. Et puis, elle refuse d’arrêter de travailler. Ça n’aide pas.

Éric s’en veut un peu de manipuler ainsi son fils, mais il est également convaincu que, si quelqu’un peut persuader Suzanne de prendre des vacances, c’est bien son petit-fils qu’elle adore.

— Je l’appellerai pour lui dire d’arrêter de travailler, alors, lance Théophile, qui n’est pas né de la dernière pluie.

— Excellente idée.

Tout en parlant, Éric remet en ordre le salon, range les jeux de Théophile, trie le courrier.

— Papaaa, ça déborde ! crie soudain son fils en bondissant vers la casserole.

— Ne touche pas !

Trop tard, le gamin a saisi le manche à pleines mains pour l’éloigner de la plaque.

— Ça brûuuule ! hurle-t-il, paniqué.

Éric l’attrape par la taille, le soulève dans ses bras et ouvre le robinet, faisant couler de l’eau fraîche sur la blessure. Ce n’est rien, constate-t-il avec soulagement. Plus de peur que de mal. Théophile se calme, un peu tremblant, et profite de cette proxi-mité inattendue pour glisser son visage dans le cou de son père.

Éric s’en veut. S’il avait été plus attentif, moins débordé… Il chasse cette pensée. Il n’y peut rien. Son travail est très exigeant, mais il est tout de même un bon père, songe-t-il pour se rassurer.

Tous deux s’installent à table pour manger leurs pâtes au fromage. Elles sont trop cuites, mais ils font mine de ne pas le remarquer. Le silence s’est installé entre eux, Éric cherche vainement quelque chose à dire, une question à poser sur l’école, pourquoi pas. Alors qu’il ouvre la bouche, il est coupé dans son élan par la sonnerie de son portable. Éric le sort de sa poche et grimace.

— C’est mamie ! s’écrie Théophile, ravi.

L’épisode de l’eau bouillante semble déjà oublié.

— Maman, ce n’est pas le moment, prévient Éric en décrochant. Je suis à la bourre, et Théophile s’est brûlé avec la casserole.

— Est-ce qu’il va bien ? s’inquiète immédiatement sa mère.

Le père serre les dents.

— Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?

Un silence au bout du fil.

— Je voulais seulement te dire que j’ai trouvé quelqu’un pour tenir la boutique avec moi. Une jeune fille de dix-sept ans. J’ai pensé que tu serais content de l’apprendre…

Éric fait un effort pour se calmer. Il glisse une main dans les cheveux de son fils, jouant avec ses bouclettes.

— C’est bien, très bien. Tu la connais, cette fille ? Elle a de bonnes références ? Elle n’est pas un peu jeune ?

Il devine sans peine l’agacement de sa mère face à cette avalanche de questions.

— Je l’ai rencontrée aujourd’hui, mais ne t’en fais pas, Yoan lui a parlé lorsqu’il l’a arrêtée pour vol hier.

Éric se fige sur sa chaise. Il a probablement mal entendu.

— Yoan lui a parlé quand ?

— Il l’a arrêtée, mon chéri, elle a essayé de voler des vêtements chez le vieux Arthur. Il l’a prise sur le fait et a appelé le commissariat. Ne t’en fais pas, elle a l’air adorable. Je l’ai invitée à déjeuner, on a acheté des sandwichs à la boulangerie, elle était affamée. Enfin, je ne veux pas t’embêter avec mes histoires. Bonne journée !

— Quoi ? Attends, maman ! Tu as engagé une voleuse ? Mais t’es complètement folle !

Seul le silence lui répond. La malicieuse Suzanne a déjà raccroché. Éric serre les poings en l’imaginant, ravie de son petit effet.

— Je vais la tuer, marmonne-t-il.

Théophile lève vers lui un regard consterné. Il a hérité des cheveux blonds de son père et de sa silhouette mince, un brin dégingandée. Ses yeux noirs, en revanche, semblables à ceux de sa mère, n’ont rien à voir avec ceux d’Éric, marron clair.

— Tu peux pas, sinon tu iras en prison, papa, signale-t-il.

Éric soupire et passe un bras autour des épaules de son fils, le serrant contre lui.

— T’inquiète pas, bonhomme. Je ne vais nulle part, on reste ensemble.

Un coup d’œil à la pendule lui indique qu’ils ne vont pas pouvoir rester ensemble, finalement. Pas aujourd’hui.

— Il faut qu’on y aille, lance-t-il en sautant sur ses pieds.

Sans même débarrasser la table, tous deux courent vers la voiture. Au moment de monter, Théophile soupire.

— Tu sais, papa, le temps, ça fond comme neige au soleil.

Lou

Lou avance à grandes enjambées. Elle a rapidement rejoint la plage, et trottine en contemplant l’océan, non loin d’elle. Dans sa tête se rejoue la journée.

La rencontre avec Léna et Maxime, les boulangers, la gentillesse de Suzanne, l’odeur du papier imprimé et des vieux bouquins. Les clients, auxquels Suzanne réserve systématiquement le même accueil, du style : « Bonjour, vous cherchez quelque chose ? Non ? Peu importe, j’ai trouvé ! » Et les voilà qui achètent, puis repartent. Lou n’en revient toujours pas.

— Vous êtes sûre qu’elle va aimer ? s’est-elle étonnée après le départ d’une jeune femme qui serrait son livre sous le bras.

Une fois de plus, la question est restée sans réponse. Déconcertée, Lou s’est appliquée toute la journée. Elle a été irréprochable, elle le sait. Secrètement, elle espère pouvoir demander à être payée. Sa famille a besoin de cet argent, se répète-t-elle en boucle. Et à cause d’elle, le salaire qu’elle touchait en travaillant dans le supermarché représentera un réel manque à gagner pour ce mois-ci.

Dans sa tête, le film de la journée continue de se dérouler. Elle repense au déjeuner avec Suzanne, à la boulangerie, qu’elle a tenu à lui offrir.

— Je n’ai pas faim, a pourtant menti Lou, qui n’avait pas d’argent, mais ne voulait surtout pas être redevable.

— Trêve d’âneries, j’entends ton ventre crier famine d’ici !

Et Lou s’est retrouvée à mordre dans son énorme sandwich préparé par Maxime, avec des concombres et de la moutarde.

— Merci, a-t-elle murmuré timidement au moment de retourner travailler.

Suzanne lui a adressé un sourire plein de douceur.

Lou se remémore l’après-midi, les clients plus nombreux, ceux qui repartaient, un livre à la main, bouche bée, et aussi ceux qui n’avaient pas l’air surpris. Il y a un mystère là-dessous, songe-t-elle en pressant le pas.

Le soir venu, les deux femmes ont fait le ménage, passé l’aspirateur, épousseté les étagères, réarrangé la vitrine, vérifié l’emplacement des livres, souvent déplacés par des clients maladroits. Suzanne a montré à Lou le système d’étiquetage, et le logiciel qui garde les livres en mémoire. Lorsqu’elle explique, la bouquiniste a une voix calme et apaisante que la jeune fille apprécie beaucoup. Lou a écouté, attentive, concentrée, intéressée.

— Ta journée t’a plu ? a questionné Suzanne, lorsque est venu le temps de fermer boutique.

Lou a souri. Un sourire sincère, honnête, heureux.

— Si je pouvais, je travaillerais ici pour de vrai !

Elle n’a rien ajouté, n’osant pas demander, pour l’argent.

— Espèce de lâche, murmure Lou pour elle-même.

Ses pieds laissent des empreintes régulières dans le sable, le froid lui fouette le visage. Elle est bientôt arrivée chez elle.

Lou glisse une main dans son ciré. À l’intérieur, enveloppé dans du papier kraft, le livre condamné aux pages déchirées lui chatouille les côtes.

Yoan

Entouré des deux femmes, Yoan n’est pas spécialement à l’aise. Le policier, âgé d’une trentaine d’années, les écoute d’une oreille distraite. La journée a été calme, sans histoire. Il se souvient de l’appel du vieux Arthur, la veille, après qu’il a choppé une jeune fille à vouloir voler dans sa boutique. Il était furieux. Yoan a eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison, à le convaincre de ne pas porter plainte.

Madeleine lui a promis de garder un œil sur la gamine, et lui a assuré qu’elle en serait quitte pour un mois entier de dur labeur. Yoan a pensé que c’était une drôle de façon de désigner son projet un peu fou de repêcher de jeunes délinquants. La petite Lou n’est pas la première à en bénéficier. Le programme, qui est toujours à la recherche d’un nom convenable, a déjà aidé plusieurs jeunes. Certes, il a parfois échoué, aussi. Mais, pour la plus grande fierté de Yoan, tous ceux qu’il a proposés se sont montrés à la hauteur de leurs attentes.

Au poste, on lui a demandé pourquoi il participait à ce programme. Yoan a haussé les épaules, esquivé les questions. Il ne voulait pas en parler.

Encore aujourd’hui, il ne parvient toujours pas à trouver les mots.

Alors il garde le silence.

Yoan jette un œil aux deux femmes. Quels phénomènes, celles-là ! Madeleine, qui n’a jamais perdu le sourire, la cinquantaine, dont le métier reste un mystère pour Yoan et beaucoup d’autres – est-elle au chômage ? ou assistante sociale ? –, mais dont la persévérance devrait être un exemple pour tous. Et Suzanne, soixante-douze ans, veuve éplorée qui s’efforce d’avancer, ancrée à sa bouquinerie comme le bateau l’est au port, dont le fils vit loin de la côte. Deux femmes, deux solitudes, deux forces de la nature qui rappellent à Yoan sa grand-mère, partie alors qu’il était enfant.

— Et voilà, conclut Suzanne avec un sourire. Je lui ai offert le bouquin, il était trop abîmé pour être revendu. Vous auriez vu la joie dans ses yeux ! Cette petite, c’est un rayon de soleil noyé sous une pluie battante.

Yoan a perçu ça, lui aussi. La lumière derrière son attitude fuyante et son air sombre, la bonté derrière les habits volés.

— Je suis bien déçue qu’elle ne reste qu’un mois, soupire la bouquiniste.

Madeleine se redresse.

— Ça, c’est encore à voir ! riposte-t-elle.

Yoan hausse un sourcil.

— Ce n’est pas faux, admet Suzanne en souriant.

— À quoi vous pensez, au juste ? questionne Yoan, un brin méfiant.

Suzanne lui tapote le genou avec familiarité.

— Tu as bien dit qu’elle avait perdu son poste au supermarché ?

— Oui, elle a été virée, confirme-t-il.

— Elle va probablement chercher un autre travail. Je lui pourrais lui proposer de l’embaucher.

— Est-ce que ce n’est pas un peu prématuré ? s’inquiète le policier. Tu la connais à peine, pour l’instant, et on ignore encore comment elle va évoluer…

— Ne t’en fais pas, réplique Suzanne, à la fin du mois, cette petite sera remise sur le droit chemin.

— Comment ?

Pour toute réponse, la bouquiniste esquisse un sourire insondable. Yoan ignore ce qu’elle a en tête, mais ça ne fait rien. Suzanne sait ce qu’elle fait, toujours.

Sauf quand elle a refusé de demander de l’aide malgré ses vertiges, et qu’elle a finalement fait un malaise, seule dans sa bouquinerie.

Mais Lou veillera sur elle, tâche de se rassurer le policier. Lou veillera sur elle.

Suzanne a raison, cette petite, c’est un rayon de soleil submergé par une pluie battante. Il prie pour qu’elle ne finisse pas par s’y noyer.

Mardi

Suzanne

Lou est revenue. Suzanne, sans trop savoir pourquoi, craignait qu’elle ne disparaisse et en est soulagée. Elle offre à la jeune fille une tasse de chocolat chaud, se délecte du sourire qui s’épanouit sur son petit visage fatigué.