Tous les phares de nos coeurs - Marie Le Vaillant - E-Book

Tous les phares de nos coeurs E-Book

Marie Le Vaillant

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Beschreibung

Lorsque Maelan rencontre Lucien Poissard et sa fille, Elea, la tempête gronde de toutes parts. Contraint de poser ses valises chez eux, Maelan réalise rapidement que, chez les Poissard, la vie n'a rien d'un long fleuve tranquille. Le grand-père, intransigeant, mène tout le monde à la baguette. Le père, anéanti par la disparition de celle qu'il aimait plus que tout, n'a plus goût à rien. La fille, enfin, compte sur lui pour résoudre un mystère vieux de presque quinze ans.

Au fil des marées qui se succèdent, Maelan se lie d'amitié avec Lucien et Elea. Mais tandis qu'il s'efforce de convaincre le premier de vivre et d'aider la seconde à donner un sens à ses rêves, le passé revient le hanter. Lui aussi navigue en eaux troubles...

Une histoire d'amitiés et de secrets, de rêves et de résilience. Tel le phare qui éclaire les marins, ceux qui nous sont chers peuvent-ils nous guider ?


À PROPOS DE L'AUTRICE

Auteure angevine, ingénieure qualité, lectrice compulsive, Marie Le Vaillant n'a de cesse de créer des mondes de papier qui nous font rêver. Avec Tous les Phares de nos cœurs, elle nous propose de retrouver l'univers de son précédent roman, Les Rêves ne s'envolent pas. Lauréat du prix Wattys 2022 dans la catégorie New Adult, ce nouveau roman doux-amer dépeint des personnages profondément humains, avec leurs joies, leurs peines, leur faculté de résilience.

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Tous les Phares de nos cœurs

 

 

Marie le Vaillant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Crédit dessins : Anaëlle Megrat

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a toujours un phare dans nos obscurités.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prologue

 

Après la pluie, le déluge, songe Lucien. Il avance d’un pas ferme, rapide, pressé. Son pull en coton ne le protège guère, les verres de ses lunettes sont recouverts de gouttelettes. Le vent s’engouffre dans ses vêtements, tourbillonne autour de lui, si puissant qu’il le déséquilibre parfois. Lucien ne s’en soucie guère. La pluie s’abat sur ses épaules, glaciale. Trempé jusqu’aux os, l’homme serre la mâchoire. Un pas après l’autre. Devant lui, le paysage se précise. La falaise s’arrête à quelques mètres de là.

Après la falaise, l’océan. Après la terre ferme, le vide. Le Précipice de la Pointe, comme le nomment les habitants, se dresse devant lui, majestueux et lugubre à la fois. Combien y ont laissé la vie, s’approchant pour voir un peu mieux, perdant l’équilibre sur le sol inégal et glissant ?

Lucien s’avance encore. Ses mains tremblent un peu, ses jambes menacent de le trahir. Il n’en tient pas compte.

Après l’amour, le vide. Après la vie, l’au-delà. Le précipice s’étend sous ses yeux. Lucien s’accroupit, pose un genou au sol, ou plutôt dans le vide. Un pied ancré sur la terre ferme, le second prêt à partir. Est-il mort ou vivant, à cet instant ? Un peu des deux, sans doute. Mort à l’intérieur, vivant à l’extérieur. Il effleure la frontière entre les deux mondes, celui, glacial, qui accueille les vivants, et l’autre, inconnu, mystérieux, où se trouvent les disparus. Il joue avec la mort, la défie, comme impatient d’en découdre enfin.

Lucien se penche encore, tente d’essuyer ses lunettes avec la manche de son pull, plisse les yeux pour mieux voir. En contrebas, les lames se brisent sur les rochers dans un vacarme assourdissant.

Un vacarme de fin du monde.      

Autrefois, avant l’effondrement partiel de la falaise, les rocs ne se trouvaient pas là. Autrefois, on pouvait plonger sans crainte, tant que l’on savait nager. On sautait du haut de la falaise pour rire ou frimer, sans risquer de se rompre le cou sur les récifs.

Aujourd’hui, le paysage a changé. L’océan et ses gardiens de granit ne pardonnent pas. Comme les sirènes dans le mythe que Lucien affectionnait tant enfant, les vagues appellent de leur chant irrésistible ceux qui ne peuvent plus écouter la mélodie de la vie.

— Cathy, regarde-moi : j’y suis, ça y est. Tu rêvais de plonger à nouveau du haut de la falaise pour nager avec les poissons, à présent, c’est mon tour. Je vais le faire pour toi.

Lucien se relève. Il retrousse ses manches, réflexe inutile, fait un pas en arrière pour gagner un peu d’élan. Il ne perçoit pas les bruits de course derrière lui. Il ne rencontre pas le regard plein d’effroi de son père, ni n’écoute les appels paniqués de la silhouette aux yeux vairons. Il ne voit plus rien, il n’entend plus rien, si ce n’est le précipice devant lui et le fracas de la tempête.

— Cathy…

Après la pluie, le déluge, après la vie, l’au-delà, après l’amour, le vide.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

01. Elea

 

Il y a plusieurs phases dans la peur. D’abord, la prise de conscience, et le sentiment d’horreur, d’une violence rare. Et puis la stupeur, qui saisit tout entier, empêche tout mouvement. Ensuite, c’est la respiration qui s’accélère, et le cœur qui s’emballe, tel un cheval paniqué.

Elea connaît bien ces phases. Parfois, à la fin, lorsque la terreur reflue, le chagrin ou la colère prennent sa place, l’étourdissant sans pitié.

Ce jour d’octobre, alors que le froid était éclipsé par le soleil qui s’obstinait à briller malgré l’arrivée de l’automne, Elea a été pour la première fois engloutie par la peine et la douleur. Pour la première fois, elle a compris ce que le mot « perdre » signifiait réellement. Elle a assisté, impuissante, au départ de sa mère, son souffle qui faiblissait, son cœur qui fatiguait.

Aujourd’hui n’a toutefois rien à voir. La terreur n’a pas laissé place à l’affliction, mais à une colère noire. Elea court, sans se soucier de la pluie battante ni du tonnerre qui gronde. Ses pieds glissent sur les pavés humides. Elle trébuche, manque de tomber, se redresse de justesse. Enfin, elle arrive au port, ce port qu’elle aime tant, et se dresse sur la pointe des pieds, au bord de l’eau. Un sanglot la secoue, pluie et larmes se mêlent sur son visage.

— Mais comment t’as pu me faire ça ? Comment t’as pu me faire ça, hein ?

Elle hurle, personne ne l’entend. Nul être n’est là pour l’écouter.

— Je te déteste ! vocifère-t-elle au vent, aux bateaux qui tanguent, à la mer déchaînée, à qui pourrait tendre l’oreille. Je te déteste !

Les sanglots se font plus violents, et la jeune fille recule en chancelant, luttant contre les bourrasques. Les larmes ruissellent sur ses joues. Dans sa poche, son portable sonne sans discontinuer. Depuis qu’elle a quitté la maison en courant, il ne s’est plus arrêté. Elea s’en fiche. D’un geste furieux, elle s’en saisit, et le lance derrière son épaule. Elle ne veut plus le voir, elle ne veut plus l’entendre.

— Aïe ! Ça va pas, non ?

Elle sursaute. Il fait sombre, presque nuit. Elle se retourne, mais ne distingue rien d’autre qu’une silhouette trempée portant un sac de voyage.

— On jette pas des portables sur les gens comme ça, enfin !

— Pardon, bredouille la jeune fille entre deux sanglots.

L’homme avance d’un pas, Elea recule machinalement.

— Attention, tu t’approches du…

Trop tard. Elea dérape sur les pavés glissants, pousse un cri paniqué en se sentant partir en arrière. Une poigne solide la rattrape et la tire vivement vers la terre ferme, avant de l’entraîner de force à l’écart du bord.

— Bon sang, mais qu’est-ce que tu fiches dehors à cette heure-là et par un temps pareil ?

Le vacarme de la tempête est tel qu’elle l’entend à peine. Tout en parlant, l’inconnu lui fourre son téléphone dans les mains. Il sonne toujours, dégoulinant de pluie.

— Ça vous regarde pas, réplique Elea, la voix tremblante.

L’homme semble en convenir d’un signe du menton, désigne le portable des yeux et demande :

— Tu ne réponds pas ?

Elle secoue la tête.

— Comment tu t’appelles ?

— Ça vous regarde pas.

— Rien ne me regarde, gamine, mais si je ne m’en étais pas mêlé, tu nagerais avec les poissons, à l’heure qu’il est. C’était ça, le plan ? Te noyer au fond du port ? Tu veux en finir ?

Elea le dévisage. Les mots de l’homme la bouleversent, font écho avec ceux de son grand-père, avec les larmes de son père.

Incapable de se retenir, elle éclate en sanglots.

02. Maelan

 

Maelan ne sait vraiment pas quoi faire de la gamine en larmes qu’il a rattrapée. La jeune fille s’accroche à lui comme à une bouée de sauvetage, sauf qu’elle n’est pas tombée à l’eau, et que Maelan n’est pas sûr de flotter plus qu’elle. Lui aussi coule, depuis déjà bien longtemps.

— C’est bon, c’est terminé, dit-il maladroitement.

Le téléphone n’en finit pas de sonner, et Maelan, même si ce ne sont décidément pas ses affaires, lâche son sac pour s’en emparer. La gamine tente de le rattraper, mais il est plus rapide et parvient à décrocher.

— Elea, mon Dieu, dis-moi que tu vas bien !

Maelan jette un œil à la jeune fille, remarque qu’elle a les yeux vairons, l’un bleu comme la peine, l’autre noir comme la colère. Malgré le temps, elle n’est vêtue que d’un short en jean troué au niveau des cuisses et d’un tee-shirt ample. Elle claque des dents, de froid ou de peur, il n’en est pas certain.

— Je suppose qu’Elea est la gamine trempée que je viens de repêcher, lance-t-il. Si vous pouviez la récupérer, ça m’arrangerait, je ne sais pas quoi en faire.

Un silence stupéfait l’accueille au bout du fil, et Elea en profite pour lui arracher le portable des mains. Elle raccroche et, dans un geste furieux, le fourre dans sa poche arrière.

— Foutez-moi la paix ! hurle-t-elle, à lui, à l’homme du téléphone ou peut-être même au monde entier.

— Bon, ça suffit, grogne Maelan. J’ai pas toute la nuit devant moi. Tu habites où ? Je te ramène.

La gamine recule et lui décoche un regard glacial.

— Je rentre pas chez moi.

— Oh, si, tu rentres chez toi, et immédiatement. Tu habites où ? Si tu ne réponds pas, je te laisse au commissariat.

— Ça va pas, non ?

Maelan s’avance vivement, la saisit par la taille et la jette sur son épaule. Elea se met à hurler, il ne s’en soucie pas.

— Si tu ne me dis pas où t’emmener, je te préviens, c’est le commissariat !

La gamine tempête, se débat, Maelan tient bon. Elle finit par lui crier une adresse, il récupère ses affaires et se met tranquillement en route. Lorsqu’ils arrivent enfin, Maelan la pose sur le sol, la maintenant fermement par le poignet. Elea ne bouge plus. Les larmes ont creusé son petit visage fin, ses cheveux châtains collent sur ses tempes.

— Je veux pas y aller…

— C’est quoi, le problème ? s’agace Maelan.

Elle déglutit avec difficulté. Sa lèvre inférieure tremble, comme si elle s’efforçait de ne pas pleurer. Quel âge a-t-elle ? Seize ans, dix-sept, peut-être, guère plus.

— Mon père…

— Oui ? Ton père ?

— Il a… Il a failli…

Entre deux sanglots, la gamine parvient tant bien que mal à finir sa phrase. Maelan la dévisage et pousse un profond soupir.

— Je suis vraiment désolé, murmure-t-il de sa voix grave.

— Je veux pas le voir. Je veux plus jamais le voir. Je le déteste !

Maelan la prend par les épaules et plie les genoux pour être à sa hauteur.

— Écoute-moi bien, dit-il fermement. Ton père a peut-être commis une grosse erreur, mais il avait sans doute ses raisons. Et à l’intérieur, il y a des gens qui te cherchent et qui s’inquiètent pour toi. Crois-moi, ça, ça n’a pas de prix.

Elea le dévisage, essuyant ses joues humides d’un revers de manche.

— Comment tu t’appelles ? questionne-t-elle, passant subitement au tutoiement.

— Maelan.

— Si je rentre, tu rentres avec moi ?

Maelan appuie sur la sonnette, plusieurs fois, avec insistance. Il l’attrape à nouveau par le poignet, de crainte qu’elle ne s’enfuie. La pluie redouble autour d’eux, un éclair déchire le ciel, le vent hurle sa colère, promettant une nuit redoutable.

— Non.

— Alors je rentre pas.

 

 

 

03. Maelan

 

Maelan est mal à l’aise, dans cette demeure trop luxueuse. Il lui semble que la cuisine pourrait à elle seule accueillir un petit régiment. Collée à son grand-père, un homme aux cheveux gris peignés vers l’arrière, à la moustache soigneusement taillée et au regard profond, Elea a cessé de pleurer. Avant qu’il n’ait eu le temps de dire « ouf », ou même de leur signaler qu’il n’a pas la moindre intention de rester ici, Maelan s’est retrouvé attablé devant une infusion au citron, à écouter les remerciements éperdus de reconnaissance d’un grand-père paniqué.

Une femme entre à son tour. Vêtue d’une blouse blanche dont elle a roulé les manches jusqu’aux poignets, elle salue Maelan d’un signe de tête. Il n’aime pas les médecins, aussi se contente-t-il de lui adresser un regard méfiant. Sans en tenir compte, elle s’approche d’Elea.

— Tout va bien ? questionne-t-elle.

La gamine acquiesce en silence, les yeux humides.

— Comment va mon fils ?

Sous l’éclairage artificiel de la cuisine, le grand-père paraît plus blême encore que sa petite-fille.

— Je lui ai administré un calmant, il ne devrait pas tarder à dormir. Vous pouvez aller le voir, si vous voulez.

— Non, grogne Elea. Je veux pas le voir.

— Elea… tente-t-il.

— Vas-y, toi, moi je reste avec Maelan.

Maelan n’a rien demandé, mais acquiesce machinalement lorsqu’on lui enjoint de garder un œil sur la jeune fille.

Dans cette maison trop grande, avec ses habitants en pleine tourmente, Maelan se sent de trop. La petite famille est au beau milieu d’une tempête, un cyclone de souffrances et d’angoisses. Que fait-il là, lui qui essaie justement d’oublier son propre naufrage ? L’espace d’un instant, il songe qu’il aurait dû abandonner Elea sur le port, la laisser plonger, ou tomber, il ne sait pas trop. La planter là et, surtout, rentrer chez lui, pour ne plus avoir affaire à cette famille brisée.

— Tu habites loin ? questionne Elea, jetant un œil au sac de voyage d’un marron douteux qui gît dans un coin.

— Tu as quel âge ? demande Maelan, sur le même ton.

— Dix-sept ans. Tu habites loin ?

Il esquisse un sourire.

— Ça ne te regarde pas.

Elle fronce le nez. Aucun d’eux ne s’est changé, et leurs vêtements dégoulinent sur le sol lustré. Le long manteau de Maelan, gorgé d’eau, pèse sur ses épaules.

— Tu faisais quoi, sur le port, à cette heure-là ?

— Aucune importance. Où est ta mère ?

La gamine pâlit. Maelan comprend qu’il aurait mieux fait de se taire, cette fois-ci.

— Morte, lâche Elea d’une voix sans timbre.

Mal à l’aise, Maelan se mord les lèvres. Finalement, comme pour se faire pardonner son indélicatesse, il dit doucement :

— Je comptais prendre un taxi. Mais avec la tempête, plus rien ne circule…

Elea hoche la tête. Ils ne sont pas sur une île, mais parfois, c’est tout comme.

— T’es bloqué ici. Tu vas dormir où ?

— Je vais attendre le matin, en espérant que le temps se calme.

— Tu vas dormir où ?

— Ça ne te regarde pas.

La gamine le dévisage, puis expire subitement en faisant gonfler ses joues, dans un semblant de rire un peu trop triste pour en être réellement un.

— Tu dis ça parce que t’as nulle part où aller, pas vrai ?

— Je dis ça parce que ça ne te regarde pas. La vie privée, ça te dit quelque chose ?

— Ça va, te fâche pas.

Agacé, Maelan se lève et effectue quelques pas dans la cuisine. Il se poste devant la fenêtre et détaille la nuit noire et les éclairs qui la déchirent par instant. Perdu dans ses pensées, il sursaute lorsque la porte s’ouvre brusquement et que le grand-père et le médecin font leur apparition.

— Vous ne pouvez pas… commence la femme en blouse blanche.

— Si vous avez une solution, je vous écoute !

Il se tourne vers sa petite-fille.

— Ton père va bien.

Un éclair de soulagement passe sur le visage d’Elea, qui hausse les épaules.

— Je m’en fous.

Devant le regard las du patriarche, elle ajoute, cinglante :

— Il s’en fout aussi, de nous, t’as bien vu qu’il était prêt à nous abandonner, non ?

— Elea…

— Maelan peut rester dormir ? coupe-t-elle.

L’intéressé relève vivement la tête.

— Je ne peux pas, ment-il rapidement.

— Exactement, il ne peut pas rentrer chez lui à cause de la tempête, rétorque la jeune fille.

Son grand-père hésite. Maelan tente de protester, mais il sait déjà que la partie est perdue d’avance. L’homme est habitué à être écouté, et non à être celui qui écoute. Il donne les ordres, il ne les reçoit pas, et il ne souffre pas de discussion.

— Vraiment, je ne crois pas que… amorce pourtant Maelan, qui se sent comme un éléphant au milieu d’un magasin de porcelaine.

Ses protestations sont balayées d’un geste de la main un peu dédaigneux.

— Très bien, vous avez gagné.

Maelan hausse un sourcil, perplexe. Qu’a-t-il gagné, au juste ? Une nuit de tourmente dans une maison de fous ? Quelques heures de sommeil agité, troublées par la tempête qui règne aussi bien dehors que dedans ?

— C’est décidé, vous restez pour la nuit !

04. Elea

 

On a essayé de la convaincre d’aller voir son père, avant que le calmant ne le plonge dans un profond sommeil. Elea a tenu bon, le regard incandescent et la voix tranchante. Son grand-père n’a rien dit. À la place, il l’a serrée contre lui en lui murmurant que tout irait bien, ce qui n’a fait qu’énerver la jeune fille plus encore.

— Arrête de mentir ! a-t-elle sifflé, furieuse. Ça ne va pas, ça n’ira pas mieux, et tu le sais !

Il a soupiré. Elea a eu l’impression qu’il se dégonflait, comme les ballons d’hélium. Il avait l’air beaucoup plus vieux, soudain.

— Tu pars, demain ? a-t-elle demandé.

Il n’a pas le choix. Examens médicaux. Il n’a rien dit d’autre, et Elea a tant bien que mal essayé de museler son inquiétude. D’abord sa mère, puis son père, et maintenant… maintenant, son grand-père, aussi ? Va-t-elle vraiment perdre tous ceux qu’elle aime ? Seule dans sa chambre, recroquevillée sur son lit, dans le noir, elle se repasse la soirée. L’impression que quelque chose cloche. La maison vide. La tempête. Son père, debout, près du bord, si près du bord. Le regard bouleversé de son grand-père. Le rescapé, enroulé dans des couvertures, pleurant sur le canapé. Et puis la fuite dans la nuit, sous la pluie et les éclairs, et Maelan, Maelan qui la rattrape. Sans lui…

Elea baisse les paupières pour tenter de contenir les émotions qui l’assaillent sans pitié.

— Non, je vais annuler mon rendez-vous, je ne peux pas te laisser seule avec ton père, a-t-il répondu.

Elea lui a lancé une œillade terrifiée.

— Tu dois y aller ! a-t-elle paniqué. Papi, s’il y a quoi que ce soit…

Il l’a regardée, les yeux brillants de larmes, reflets des siens.

— Je vais me débrouiller, a promis Elea. Je surveillerai papa.

Les trois derniers mots ont flotté un instant entre eux, lourds de sens, criants d’injustice.

— Ma puce, je ne peux pas…

— S’il te plaît, papi. S’il te plaît.

Les larmes ont débordé, elle les a essuyées d’un geste vif. La voix étranglée, elle a ajouté :

— Je ne veux pas te perdre toi aussi…

Écartant les couvertures pour se glisser au chaud sous la couette, Elea ferme les yeux, s’accroche machinalement aux draps. Tandis que ses pleurs sèchent sur sa peau, elle se sent lentement sombrer dans le sommeil, bercée par les trombes d’eau qui s’abattent sur la ville.

 

Lorsqu’elle émerge, le jour commence à poindre. La jeune fille se lève. Elle enfile un sweat et sort de sa chambre sur la pointe des pieds. Un rai de lumière pointe sous la porte de celle de Maelan.

Sans un bruit, Elea se glisse au bout du couloir. Elle pousse le battant et s’introduit à l’intérieur. La gorge serrée, elle observe son père, toujours endormi, pâle dans ses draps blanc cassé. Elle n’ose pas s’approcher. La colère gronde dans son ventre, dans son cœur, dans tout son corps. Après un dernier regard lourd d’angoisse et d’amertume mêlées, elle fait demi-tour.

Elle refuse de le voir ou de lui parler. Pieds nus, elle fait le chemin en sens inverse. La porte de Maelan est entrouverte, cette fois-ci, et il lui semble percevoir des paroles.

— Arrête de me fixer comme ça. Et pousse-toi ! Qu’est-ce que tu me veux, d’abord ? Fiche-moi le camp !

Un miaulement plaintif lui répond et Elea, sans réfléchir, pénètre dans la pièce.

— Ancre, laisse-le tranquille !

Maelan sursaute, tandis que le chat, avec son pelage d’un noir d’encre, tourne vers elle un regard désabusé. Elea s’agenouille sur le sol et attend qu’il la rejoigne. Elle le prend dans ses bras, le serre contre elle, enfouit son visage dans sa douce fourrure. Finalement, elle lève les yeux vers Maelan pour le saluer.

Contrairement à elle, il est déjà habillé de pied en cape. Prêt à partir depuis les premières lueurs du jour. Le vent est tombé, la pluie s’est tarie, il ne reste presque plus trace de la tempête. À croire que la soirée de la veille n’était que le fruit de leur imagination…

— Bien dormi ? s’enquit-il, plus pour faire la conversation que parce qu’il s’en inquiète.

Elea acquiesce et ajoute timidement :

— Merci, pour hier.

L’homme hoche la tête. Il a les cheveux ébouriffés, de la même couleur que le pelage d’Ancre, et une barbe de quelques jours qui tire sur le gris. Elea détaille ses chaussures épaisses, la polaire qu’il porte, son jean usé auquel il a dû faire un revers pour le raccourcir.

— Je vous présente Ancre, dit-elle en désignant l’animal.

Maelan grimace. Il note qu’elle est repassée au vouvoiement.

— Personne ne t’a jamais dit que les chats noirs portent malheur ?

Elea ne peut retenir un petit rire.

— Vous êtes superstitieux ?

— Bien sûr que non !

Elle hausse un sourcil, il lève les yeux au ciel.

— Je n’aime pas les chats, voilà tout.

La jeune fille baisse les yeux sur le félin qui agite ses pattes arrières, réclamant qu’elle le repose sur le plancher des vaches.

— Je m’apprêtais à partir. Tu remercieras ton grand-père pour moi ?

— Vous partez ? répète Elea.

Elle déglutit avec difficulté. Son père dort, comme la Belle au bois dormant, et elle préférerait plonger dans le port plutôt qu’aller lui parler. Aujourd’hui, toutefois, elle sera seule avec lui. Comme si elle pouvait veiller sur lui, elle qui n’est même pas une raison suffisante pour qu’il reste en vie ! Son cœur s’emballe, Elea tente de ne rien en montrer. Maelan, qui semble pourtant le comprendre, se penche pour être à sa hauteur.

— Prends soin de toi, lui souffle-t-il.

Elea déglutit avec difficulté.

— Vous devez vraiment partir si tôt ? Vous ne pouvez pas attendre que mon grand-père se réveille ? Je ne veux pas être seule avec lui, chuchote-t-elle en désignant la porte de son père.

Maelan hésite.

— J’ai un entretien pour un travail, confie-t-il finalement. Je ne peux pas me permettre de le louper.

— Vous faites quoi, dans la vie ?

— Rien, pour le moment, c’est bien le problème. Mais si tout se passe bien, peut-être que j’aurai une réponse différente à t’apporter d’ici quelques heures.

Il lui adresse un clin d’œil qui se veut réconfortant, mais qui ne l’est pas. Elea le détaille. Son père est généralement tiré à quatre épingles, Maelan ne lui ressemble absolument pas. Il est un peu plus âgé, la cinquantaine, peut-être. Il a l’air aussi fatigué que Lucien, mais son regard, d’un bleu profond, brille de vie.

Son père, ces derniers temps, a plutôt le regard d’un poisson mort.

— Mon grand-père pourrait vous aider à trouver du travail. Il a beaucoup de relations.

— C’est gentil, Elea, mais je vais m’en sortir, ne t’en fais pas.

Elle ne s’en fait pas. Elle suit simplement le plan qui se dessine dans son esprit.

Maelan a besoin d’un emploi, probablement d’argent aussi.

Elle ne veut pas rester seule avec son père.

— Je peux vous demander une faveur ? questionne-t-elle prudemment.

Maelan a l’air vaguement agacé, mais finit par acquiescer. Elea lâche Ancre et s’élance dans le couloir.

— Attendez-moi là, je reviens ! Attendez-moi !

05. Armand

 

Lorsque sa femme est partie, des années plus tôt, Armand est resté fort. Il a tenu bon. Il a séché les larmes de son fils, s’est efforcé de maîtriser sa propre peine. Il n’a jamais oublié la douleur, toutefois, et le manque ne s’est jamais totalement éclipsé.

Mais contrairement à son fils, lui s’est relevé. Alors que Lucien semble bien parti pour finir au fond de l’océan, à servir de plancton aux poissons.

Armand appréciait beaucoup sa belle-fille. Cathy comprenait son amour pour l’océan, partageait son émerveillement pour la Dame Bleue, comme il la surnomme parfois. Ce n’est pas vraiment le cas de Lucien, qui a quitté le nid après le lycée pour entrer dans une fac de droit nantaise. Né près de l’océan, il découvrait la vie en métropole avec une certaine fascination.

Ils sont revenus quand Cathy est partie. Lucien disait avoir besoin d’aide pour s’occuper d’Elea, mais Armand a très vite réalisé que sa petite-fille n’était pas celle dont il fallait s’inquiéter le plus.

Le grand-père soupire. D’un geste lent, il enfile ses chaussures, à l’aide du chausse-pied accroché au mur. Sa femme est partie depuis longtemps. Cathy s’est éclipsée quelques mois plus tôt. Combien de temps encore avant qu’Armand ne les rejoigne ? À moins que Lucien n’y parvienne avant lui…

Le cœur lourd, Armand se lève et sort de sa chambre. L’angoisse l’empêche de continuer à se reposer. Il jette un œil dans la chambre de son fils, toujours endormi. Il descend dans la cuisine et entreprend de confectionner le petit déjeuner. Un long manteau noir sur le portemanteau lui rappelle qu’ils ont un invité.

Un drôle de bougre, ce Maelan. Mais il a ramené Elea saine et sauve, lui offrir l’hospitalité était la moindre des choses.

Autrefois, lorsque Lucien et sa petite famille venaient passer le week-end au village, c’était Cathy qui se chargeait du premier repas de la journée. Le dimanche, elle préparait des crêpes. Elle achetait du miel au marché, et s’il en restait, après en avoir tartiné les crêpes, elle faisait un pain d’épices.

Des bruits de pas lui font dresser l’oreille. Elea apparaît, pâle et amaigrie. Elle mange si peu, depuis la mort de sa mère ! Elle est pieds nus, et Armand peut presque entendre Cathy l’enjoindre de mettre des chaussures.

Armand n’en pense pas moins, mais garde le silence. Il le lui dira un autre jour.

— Papi, il faut qu’on parle, lance Elea, essoufflée, sans même le saluer.

Elle a le regard sérieux et la mine inquiète. Armand se demande s’il peut vraiment la laisser en tête-à-tête avec son père. Si seulement il pouvait se permettre d’annuler son rendez-vous !

Sa mère est partie, son père n’est plus que l’ombre de lui-même. S’il arrive quelque chose à Armand, qui s’occupera d’Elea ?

— Je ne veux pas rester seule avec papa, dit très vite la jeune fille, tu ne peux pas rester avec nous. Maelan cherche du travail. Je lui ai dit que tu pourrais l’aider. En échange, propose-lui de rester avec nous aujourd’hui !

Armand se gratte la tête. Réfléchis longuement au sens des mots emmêlés qui se bousculent sur les lèvres d’Elea. Réprime le refus spontané qu’il s’apprête à émettre.

— On ne le connaît pas…

Il croise le regard de sa petite-fille. Non, décidément, il ne peut pas la laisser seule. Il se baisse avec lenteur pour sortir la planche à pain et la déposer sur le plan de travail, puis entreprend de trancher des tartines, plongé dans ses pensées. Enfin, il se redresse, les lèvres pincées en un rictus contrarié.

— Passe-moi le téléphone.

06. Maelan

 

La petite lui a demandé de patienter, elle n’a pas précisé combien de temps. Et qu’est-ce qu’il attend, d’abord ? Le déluge ? La Saint Glinglin ?

— Fichue gamine, marmonne-t-il, avant de remarquer que le chat est de retour. Ouste ! Fiche-moi le camp !

La bestiole ne bouge pas d’un poil, le fixant de son regard noir, pas impressionnée pour un sou. Maelan fait mine de lui décocher un coup de pied, Ancre lui adresse un rictus qu’il juge dédaigneux.

— Satané sac à poils, peste-t-il.

D’un geste nerveux, il consulte l’heure. Il ne peut pas se permettre d’arriver en retard. S’il a de la chance, dès aujourd’hui, il travaillera dans un hôtel à Brest. Non pas que nettoyer les chambres des clients lui plaise particulièrement, mais pour Maelan, un boulot est un boulot, qu’il l’apprécie ou non. Bientôt deux ans qu’il erre d’un bout à l’autre du pays, la Bretagne lui manquait.

Le but, après tout, est seulement de toucher un peu d’argent, pas de faire carrière dans l’hôtellerie.

— Ta maîtresse m’a oublié, dit-il à Ancre, qui s’en moque comme de sa première souris.

Agacé, il quitte la pièce, y abandonnant la bestiole. Du bruit dans une chambre voisine attire son attention.

Le père d’Elea, chancelant, se retient tant bien que mal au chambranle de la porte. Ses cheveux blond foncé tombent sur son front, il semble nager dans son pyjama rayé. Ses lunettes sont posées de travers sur son nez, il plisse les yeux pour mieux voir. Il se fige en apercevant Maelan.

— Qu’est-ce que… Qui…

Il s’interrompt en portant une main à sa tête, visiblement pris de vertiges. Maelan, qui n’a qu’une hâte, quitter cet endroit, envisage un instant de le planter là.

— Bon sang de bois, maugrée-t-il en rattrapant tout de même l’homme par les épaules avant qu’il ne s’effondre.

Ce dernier tente de se dégager, mais assommé par les médicaments, manque de perdre l’équilibre.

— Tout doux, lâche Maelan, un peu comme s’il s’adressait à un cheval.

Lentement, il le traîne vers son lit et le force à s’y asseoir.

— Restez là, ordonne-t-il en tournant les talons.

Le père, qui semble reprendre ses esprits, se redresse plus ou moins avant de crier :

— Mais vous êtes qui, vous ?

— Maelan, dit Maelan, sur le pas de la porte.

— C’est un prénom, ça ? Malea… Meale…

— La prochaine fois, je vous laisse finir en carpette sur le parquet, rétorque-t-il, sortant de la chambre avec agacement.

— Ma fille… Je veux la voir…

Maelan s’arrête à nouveau avec un soupir exaspéré.

— Je ne suis pas garde-malade, bon sang !

Son coup d’éclat semble tirer Lucien de son état d’hébétude. Il bombe machinalement le torse.

— Qu’est-ce que vous faites chez moi ?

— Votre père et votre fille m’ont forcé à passer la nuit ici.

Des bruits de pas dans l’escalier annoncent l’arrivée d’Elea et de son grand-père.

— Il est là à l’insu de son plein gré, ricane la jeune fille.

Elle remarque soudain que son père est bel et bien réveillé, et lui lance un regard furieux.

— Je vais dans ma chambre.

Armand soupire, avant de se tourner vers Maelan.

— Il faut qu’on parle.

Avec un peu de chance, ça signifie qu’on va enfin le mettre dehors.

— Lucien, je reviens dans deux minutes, ne bouge pas, ordonne le patriarche, sévère.

Son fils tente de protester, mais il ne l’écoute pas, et entraîne Maelan vers l’escalier. Il regarde quelques secondes la silhouette longiligne de son hôte descendre les premières marches avant de lui emboîter le pas. Une fois dans la cuisine, Armand lui met d’autorité une tasse de café entre les mains. Ses yeux verts le dévisagent sans ciller.

— Dans quoi est-ce que vous voulez travailler ?

La question prend Maelan au dépourvu. Il hausse les épaules, passant machinalement les doigts dans ses cheveux courts.

— N’importe. Tant que ça paye.

Le grand-père lève un sourcil désapprobateur.

— Goulven cherche un nouveau serveur. Il accepte de vous prendre à l’essai.

Devant le regard vide de son interlocuteur, Armand ajoute :

— Goulven tient le bistrot près du centre.

Ça n’aide guère Maelan, qui ne connaît pas vraiment la ville. Travailler au bistrot est plus alléchant qu’à l’hôtel, mais il y a anguille sous roche, c’est évident. Il sent venir le coup fourré. Il pose sa tasse sur la table et croise les bras.

— D’accord. C’est quoi, l’arnaque ?

Armand marmonne quelque chose d’inintelligible. Maelan le fusille du regard.

— Vous aurez le gîte et le couvert ici. Et vous ne quitterez pas Lucien d’une semelle. Vous l’emmènerez avec vous au bistrot, et partout où vous irez. Ne vous en faites pas pour Elea, elle est assez grande pour se débrouiller.

Maelan ouvre et referme la bouche plusieurs fois. Avale son café d’une traite.

— Hein ? lâche-t-il finalement, stupéfait. Je dois baby-sitter votre fils ?

— Lucien a failli mettre fin à ses jours, souffle Armand, l’air profondément peiné. Je ne peux ni rester ici ni le laisser seul avec Elea. S’il lui arrivait quelque chose pendant mon absence…

Il ne termine pas sa phrase, et Maelan hausse les épaules.

— Il y a des centres, vous savez. Placez-le. Ils veilleront sur lui.

— Mon fils n’ira nulle part ! tonne Armand, si vivement que le chat, qui s’était approché de la table en lorgnant sur le beurre, sursaute et fuit sans demander son reste. Il a perdu sa femme. Il souffre. Vous pouvez comprendre ça, non ? Vous mieux que personne !

Maelan se raidit. Il avance d’un pas, presque menaçant.

— Pardon ?

— Qu’est-ce que vous croyiez, que je laisserais un inconnu seul chez moi avec mon fils et ma petite-fille ? Je suis au courant pour…

L’éclair de colère qui traverse les prunelles de Maelan est tel qu’Armand se tait. L’homme secoue la tête, pose si violemment la tasse sur la table qu’elle manque de se briser.

— Allez au diable ! siffle-t-il.

Et, sans un regard en arrière, il s’empare de son sac et de son long manteau noir, et quitte la demeure.

07. Elea

 

Elea court vers le port. Ça ne la change pas beaucoup de la veille, songe-t-elle, tandis que ses pieds martèlent les pavés. Cette fois-ci, il ne pleut pas. Un mince rayon de soleil a fait son apparition, réchauffant vaguement les passants. Elea file comme une flèche, le cœur battant.

Elle ne veut pas — ne peut pas — demeurer seule avec son père. Elle refuse de lui parler ou de le voir. Elle ne peut tout simplement pas veiller sur lui.

S’ils se retrouvent uniquement tous les deux, c’est sûr et certain, il ne résistera pas longtemps. Il préférera rejoindre sa femme, la mère d’Elea, plutôt que de rester avec elle. Après tout, il a tenté une fois, il essaiera à nouveau, elle en est persuadée.

Soudain, elle l’aperçoit. Son vieux sac détrempé jeté négligemment sur l’épaule, il s’apprête à monter dans le taxi qui l’emmènera loin d’ici. Le chauffeur lui parle, Elea le reconnaît, c’était un ami de sa mère.

— Maelan, attends ! hurle-t-elle.

Il s’immobilise, tourne la tête vers elle. L’espace d’un instant, il hésite. Puis s’engouffre dans le véhicule.

Elea accélère. Elle saisit le bras du conducteur, tellement essoufflée qu’elle a du mal à respirer.

— Attends, halète-t-elle, attends avant de l’emmener. S’il te plaît.

Eliaz, le propriétaire du taxi, qui la connaît bien et qui, plus important encore, appréciait beaucoup sa mère, fronce les sourcils.

— Est-ce que tout va bien ?

Elea pointe le doigt vers Maelan, qui contemple la scène avec agacement.

— Il faut absolument que je lui parle.

Eliaz hésite un instant, puis se dirige d’un pas décidé vers la portière que Maelan vient de fermer. Il l’ouvre, saisit son client par le col et le traîne hors du véhicule.

— Lâchez-moi ! Espèce de gueux !

Maelan ne se débat pas, mais son regard luit de fureur.

— Alors quand on n’obéit pas à ton grand-père, il envoie les malabars, c’est ça ? crache-t-il en direction d’Elea.

Eliaz s’interpose aussitôt.

— Monsieur, je vais vous demander de vous calmer. La demoiselle souhaite seulement vous dire deux mots.

— Mais moi, je ne veux pas lui parler !

— Vous désirez monter dans mon taxi, oui ou non ?

Maelan souffle, tel un taureau qui s’apprête à charger, mais incline la tête en signe de reddition. Alors qu’Eliaz s’écarte, il laisse échapper :

— Pignouf !

Elea se mord les lèvres pour ne pas rire et fait face à Maelan.

— Quoi que tu espères encore, c’est non. Tu peux aussi bien aller te noyer dans le port, je m’en contrefiche.

— C’est faux, rétorque Elea. Pourquoi vous mentez ?

— Qu’est-ce qui te prend, bon sang ?

— Je veux que vous restiez. Que vous acceptiez l’offre de mon grand-père.

— Ouvre tes oreilles une bonne fois pour toutes, gamine, parce que je ne vais pas le répéter : c’est non.

Elea soupire. Elle fourre ses mains dans ses poches en frissonnant, luttant contre l’angoisse qui l’étreint.

— La dictature du vieux, très peu pour moi, ajoute Maelan, toujours en colère.

— Papi a juste voulu en savoir un peu plus sur vous…

— Ça ne lui donne pas le droit de…

— C’est vrai, et je suis désolée qu’il l’ait fait, coupe la jeune fille d’une voix ferme. Mais papi part dans quelques heures. Vous ne le verrez même pas. Vous n’avez qu’à habiter avec nous jusqu’à ce qu’il revienne, et après, louer un appartement près du bistrot.

Maelan secoue la tête, Elea soutient son regard.

— C’est quoi, l’intérêt de vous entêter ? Vous vous coltineriez mon père, d’accord, mais ensuite ? Vous auriez du boulot, et tout ça en ayant empêché un imbécile de se foutre en l’air. Alors franchement, à quoi bon refuser ?

Maelan crispe les mâchoires. Il garde le silence un long, très long moment. Finalement, il serre les poings.

— Ne parle pas comme ça de ton père.

Elea croise les bras, Maelan la dévisage d’un œil noir. Soudain, il recule de quelques pas.

— J’espère que votre satanée bagnole va s’emplafonner sur un rond-point, grogne-t-il en direction d’Eliaz.

Puis il tourne les talons, et Elea s’élance derrière lui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

08. Lucien

 

Lucien dévisage l’homme d’un air dubitatif. Lorsque son père lui a annoncé que l’inconnu restait pour le surveiller, Lucien a bien tenté de le faire changer d’avis, mais Armand s’est montré inflexible. Balayant les protestations de son fils d’un geste impatient, il a donné à Maelan une myriade de consignes, que ce dernier n’a semblé écouter que d’une oreille.

À présent vautré dans le fauteuil, juste à côté du canapé où est étendu Lucien, il paraît plongé dans la lecture du journal. Ses yeux bleus parcourent les lignes avec attention, sa jambe droite bat machinalement une mesure imaginaire. Plus grand et plus costaud que Lucien, il a troqué son polaire contre une chemise à manches courtes d’un bleu sombre. Une légère odeur de tabac se dégage de ses vêtements.

— T’es seulement là pour rassurer mon père. Pas besoin de me surveiller, dans tous les cas, tu seras payé.

Parce qu’en plus du job, cet énergumène a exigé d’être rémunéré pour rester dans la demeure. Payé comptant, et immédiatement. Un arnaqueur, voilà ce qu’il est ! Et Armand qui tombe dans le piège comme s’il était né de la dernière pluie !

— Sérieusement, tu peux t’en aller, reprend Lucien. Je ne vais pas me pendre au lustre.

— Le lustre ne soutiendrait pas ton poids, constate Maelan d’une voix calme.

Lucien pince les lèvres.

— Fiche le camp.

— On me paye pour rester avec toi, je reste avec toi.

Il se redresse, lance un regard sombre à Lucien.

— Et c’est pas seulement pour ton père que je suis là. Ta gamine est terrifiée.

Elea. Le cœur de Lucien se serre à cette pensée. Elea, qui refuse de lui adresser la parole ou de le voir. Il se détourne, luttant contre le chagrin qui s’empare à nouveau de lui. Les larmes perlent, déjà. Tout comme Elea, il est sensible, Lucien. Plus jeune, Armand a bien essayé de lui inculquer un peu plus de retenue, sans résultat. Les émotions de Lucien l’étouffent, s’insèrent dans sa tête, dans son cœur, gouttent jusqu’à ses yeux.

La peine ne laisse à présent plus le moindre répit à Lucien, qui a du mal à respirer. Il a besoin de se changer les idées, vite, avant de commettre une autre erreur.

— Tu fais quoi, dans la vie ? questionne-t-il de but en blanc.

Maelan fronce les sourcils.

— Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette question, bon sang ?

Surpris, Lucien ne sait que répondre. L’air perpétuellement agacé de Maelan l’intimide un peu, lui qui est généralement d’humeur égale.

— Je fais juste la conversation, maugrée-t-il.

— Je bricole, je répare des trucs. J’erre à droite à gauche. Je dors, je mange. Comme tout le monde.

Alors que Lucien s’apprête à renchérir, Maelan ajoute :

— Qui a décrété que l’essence de ce qu’on fait dans la vie, c’est notre boulot, d’abord ? C’est absurde. Il y a tellement plus à dire.

Encore une fois, Lucien garde le silence.

— Et toi, alors ? Qu’est-ce que tu fais dans la vie, à part essayer de la quitter ?

La question touche un point sensible. Lucien détourne le regard.

— Je suis avocat.

— Donc ton existence se résume à être avocat ? Pas de passions ?

— Non.

— Pauvre type.

Lucien se demande si l’homme connaît les bases de la politesse, ou si ses parents ont oublié de les lui apprendre quand il était gosse.

Maelan se lève, pose le journal sur l’accoudoir.

— Je vais voir ce que fait ta fille. Ne te pends pas au lustre.

Et Lucien se retrouve seul, seul dans ce salon trop grand, trop vide. Il baisse les paupières, imagine Cathy, près de lui, assise dans le fauteuil qu’occupait Maelan. Elle lui sourit avec tendresse, mais son air grave perdure.

— Mon amour, mais qu’as-tu fait ? souffle-t-elle, d’un ton voilé de tristesse. Et Elea, alors ?

Lucien sursaute, regarde machinalement autour de lui. Cathy n’est pas là. La voix dans sa tête s’est tue. Seul reste le vacarme assourdissant du chagrin.

Et Elea, alors ? La question résonne dans son esprit, douloureusement réelle.

Et Elea, alors ? Lucien essuie ses yeux embués tant bien que mal. Ne cessera-t-il jamais de souffrir ?

— T’avais pas le droit, chuchote-t-il. T’avais pas le droit de partir avant moi…

Il n’y a que le silence pour lui répondre. Lucien se lève d’un bond. Il étouffe. La grande baie vitrée qui donne sur le jardin laisse passer les rayons du soleil, ça ne lui suffit pas. Il a besoin de sentir l’air frais sur son visage, de respirer l’odeur de la mer. Le souffle court, il tente de l’ouvrir. Rien n’y fait. La clé a disparu.

Le cœur battant la chamade, il se rue sur la porte d’entrée. Fermée. Les fenêtres. Fermées.

Il baisse les paupières, essaie de juguler les émotions qui l’étouffent.

Il ne peut pas.

Il ne contrôle plus rien.

Le monde tourne autour de lui. Ses jambes vacillent.

Cathy. Il a besoin d’elle.

Elle était son souffle, elle était tout. Elle n’est plus là.

Elle a pris la fille de l’air, il n’arrive plus à respirer.

Le monde tourne, plus rien ne tourne rond, Lucien tourne mal, il tourne fou, tout tourne et s’agite, Cathy n’est plus là.

Au moment où Lucien se sent partir, une main le rattrape fermement par l’épaule.

— Je t’emmène dehors, dit Maelan. Ne le répète pas à ton père. Il m’a défendu de te laisser quitter la maison, sauf pour aller au bistrot.

Il marque une pause et peste dans sa barbe.

— Dictateur de pacotille.

09. Elea

 

Quand il est monté la voir, laissant Lucien seul dans le salon, Maelan a demandé à Elea si tout allait bien. Elle a vaguement dodeliné de la tête, ce qui pouvait signifier tout et son contraire. Maelan s’en est contenté.

Elea elle-même ignore ce qu’elle a voulu dire. Oui ? Non ? Un peu des deux, sans doute.

Elle est vivante, son père aussi, son grand-père également. Difficile de déclarer que ça va mal, alors que les choses auraient pu être bien différentes aujourd’hui… Si Lucien avait sauté, si Elea était tombée dans le port…

— Vous devriez retourner auprès de mon père, le sermonne Elea.

Maelan hausse les épaules.

— Il m’agace.

— C’est l’effet qu’il fait à beaucoup de monde.

Maelan l’observe un long moment, et ouvre la bouche, comme s’il hésitait à dire quelque chose d’important. Elea se contente de le fusiller du regard.

Lorsque Lucien s’acharne sur la poignée, ils sursautent tous les deux.

— Bougre d’andouille, peste Maelan en descendant les marches quatre à quatre.

Elea reste muette. En silence, elle se glisse à sa suite et frissonne en voyant l’état de son père. Pâle, trempé de sueur sous son pull gris un peu trop épais pour la saison, respirant comme s’il était sur le point de se noyer, Lucien chancelle. Dans un mouvement paniqué, Elea se saisit de la rampe de l’escalier.

S’il te plaît, ne pars pas.

Maelan attrape Lucien par les épaules pour le faire sortir. Elea se laisse tomber, assise, au milieu des marches. Frissonnant, elle entoure ses genoux de ses bras et se recroqueville sur elle-même. Elle baisse les yeux vers la table du salon. Autrefois, la photo de ses parents y trônait. À la mort de Cathy, Armand a tout enlevé. Pour ne pas raviver la peine de son fils, a-t-il prétendu.

Elea éprouve pourtant le besoin impérieux de voir à nouveau le cliché, de se perdre dans le regard rassurant de sa mère. Mue par cette nécessité irrépressible, elle se lève d’un bond et court dans la chambre de son grand-père.

Ce n’est pas la première fois qu’elle s’y introduit en douce. Lorsqu’il a voulu enlever une photo de famille dans la chambre d’Elea, elle l’a récupérée, sans rien en dire.

Elea ouvre sa table de chevet avec précaution. Plusieurs boîtes de médicaments tombent au sol, elle les écarte d’un geste impatient. Derrière, enveloppée dans un chiffon, une pile de photographies lui tend les bras. Elea s’en empare, repose les premières avant de trouver celle qu’elle cherche.

Sa mère a l’air si heureuse ! Ses yeux, d’un bleu profond, étincellent. Elle a le teint rosé et le sourire aux lèvres, ses cheveux châtains colorés de mèches blondes encadrent à merveille son visage fin. Derrière, Lucien la serre contre lui, le nez glissé au creux de son cou. Elea imagine le parfum de sa mère, la chaleur de ses bras, la douceur de ses étreintes.

Les larmes lui montent aux yeux, elle les refoule tant bien que mal. Une à une, elle regarde les autres photos. Sa mère et elle. Ses parents. Eux trois. Des poèmes, écrits par Lucien. Cathy les conservait précieusement sous son oreiller, où qu’elle aille. Le soir, parfois, Elea entendait son père les lui lire.

Il y a aussi le pendentif de sa mère, celui qu’elle ne quittait jamais, parce qu’il porte bonheur. Elle ne l’avait pas, le jour où elle est partie.

Serait-elle toujours là, si elle l’avait porté ?

Elea hésite à le glisser dans sa poche, mais se ravise. Elle essuie quelques larmes d’une main tremblante, range le collier avec une certaine révérence, de celle qu’on ne manifeste qu’aux êtres perdus qui nous sont chers. Elle déplie les poèmes, parcourt les lignes écrites par son père, vaguement embarrassée, témoin d’un secret qui n’est pas le sien.

Tu fais fleurir mon cœur comme les roses du printemps.

Le temps s’est arrêté pour que nous soyons heureux.

Le bonheur est au fond de tes yeux, lorsque je m’égare dans ton regard.

Elea découvre un nouveau feuillet, légèrement différent. Au dos, Lucien y a noté quelques mots que la jeune fille peine à déchiffrer.

Les rêves sont le sel qui parfume l’océan de l’existence.

Qu’est-ce que ça signifie ? Elle lit rapidement l’intérieur, surprise. Ce n’est pas un poème, pas vraiment.

De ta liste de rêves, de tous tes vœux qui voguent au-dessus de nos vies suspendues, tu tenais plus à celui-là qu’à n’importe quel autre. Un jour, nous les réaliserons tous, même s’il nous faut reconstruire le Précipice de la Pointe pierre par pierre. Mais celui-ci, Cat… Celui-ci continue de briller en toi, comme la Grande Ourse au milieu des étoiles. Je le vois chaque fois que tu me regardes, chaque fois que ton rire résonne à mes oreilles.

Cat, le passé est derrière nous, à présent. Seul le futur nous attend. L’entends-tu ? Il chante pour nous. À l’affût des accords que tu lui offriras, il guette les cordes de l’espoir.

Tu y croyais, auparavant. J’y crois, aujourd’hui.

Tant d’années se sont écoulées, Cat. Il est temps de pardonner et de laisser ton rêve se réaliser.

Elea lit, les yeux exorbités. Elle n’y comprend rien. De quoi rêvait donc sa mère ? Cathy, traductrice, aimait la rosée du matin, les chocolats chauds, le pain d’épices, faire rire sa fille, embrasser son mari, les câlins à trois, elle aimait la mer, les embruns de l’océan, les vaguelettes qui caressent doucement les pieds et aussi les grosses, celles qui mouillent le bas du pantalon dans un joyeux vacarme.

Elle aimait tout cela.

Mais de quoi rêvait-elle ?

En bas de la page, en pattes de mouche, Elea aperçoit une date.

Elle la connaît. C’est la date anniversaire du décès du père de Cathy, le second grand-père d’Elea. La jeune fille l’a déjà vu, quand elle n’était encore qu’un bébé, mais ne s’en souvient pas.

Chaque année, à cette date, ils passaient la nuit chez Armand. Sa mère partait tôt le matin. Elle s’asseyait, seule sur la plage, et regardait l’océan, les yeux baignés de larmes.

Une fois, Elea s’est installée près d’elle. Cathy ne l’a pas entendue approcher. Elea, en revanche, a parfaitement perçu les mots chuchotés par sa mère.

— Tout est de ta faute. J’espère que, où que tu sois, quoi que tu sois devenu, tu en es conscient. Tout est de ta faute.

Elea a trouvé les paroles bien étranges, mais n’a rien osé dire. Lorsque sa mère l’a remarquée, elle lui a lancé un sourire triste.

— Papi te manque ? a-t-elle questionné.

Sa mère a froncé les sourcils.

— Pas quand tu es près de moi.

Alors Elea n’a pas bougé.

Que signifie cette lettre ? Et la date ? Est-ce une coïncidence ?

Et, surtout, de quoi rêvait sa mère, qu’Elea pensait pourtant connaître mieux que quiconque ?

10. Maelan

 

Il va être en retard, réalise-t-il en pressant le pas, traînant presque Lucien derrière lui. Encore faible, le père d’Elea peine à suivre la cadence.

Maelan a proposé à la jeune fille de les accompagner, de patienter au bistrot pendant qu’il prend son service, mais Elea lui a rétorqué qu’elle préférait prendre exemple sur son père et se jeter du haut du Précipice de la Pointe.

Lucien non plus, n’avait guère envie de venir. Maelan ne lui a pas laissé le choix. L’homme râle, peste, soupire tout son saoul. Maelan fait la sourde oreille, contenant tant bien que mal son agacement.

Enfin, tous deux arrivent au bistrot. En poussant la porte, Maelan se délecte des effluves de café mélangés à ceux de l’alcool, ainsi qu’à l’appétissant fumet de divers plats, hamburger-frites, tartares de viande, légumes grillés. L’endroit grouille de monde. Au fond à gauche, un grand bar circulaire en bois lustré, où sont accoudés plusieurs clients, bière à la main. Une femme de petite taille s’occupe du service, et garde un œil sur les tables disposées un peu partout dans le reste de la pièce. Y sont attablés familles et amis, mangeant et buvant, dans un joyeux brouhaha. Les couleurs chaudes sont réhaussées par l’éclairage : des ampoules suspendues çà et là créent une atmosphère chaleureuse qui plaît aussitôt à Maelan.

À la seconde où les deux hommes passent la tête à l’intérieur, la femme derrière le comptoir se rue vers eux.

— Il était temps ! Vous vous faites encore plus attendre que le déluge lui-même, dites-moi !

Maelan la toise avec surprise.

— On ne vous paye pas à rester les deux pieds dans le même sabot ! peste-t-elle en lui indiquant fermement la porte de derrière.

Puis elle se tourne vers Lucien, et son visage s’adoucit. Elle est plus jeune que Maelan, mais son air paraît si sévère qu’elle pourrait presque avoir le double de son âge. De petites lunettes rondes sont juchées sur le bout de son nez, et elle est vêtue d’une délicate marinière bleue partiellement dissimulée par une veste noire.

— Lucien, tu nous as fait une de ces peurs ! Ne recommence jamais ça, le prévient-elle, avant de l’étreindre avec affection.

Elle recule d’un pas, puis ajoute :

— Enfin, tu as pensé à ce qu’il serait advenu d’Elea, si tu étais parti ? Triple buse !

Lucien blêmit, et avant que la femme ne continue sur sa lancée, Maelan s’interpose machinalement.

— C’est vous, Goulven ?

Peut-être a-t-il mal compris, et que Goulven est en réalité Goulvena ?

— T’es un vrai marrant, toi, hein ? J’ai une tête à m’appeler Goulven, peut-être ?

Maelan hausse les épaules.

— Pour ce que j’en sais, vous pourriez tout aussi bien vous appeler Gertrude ou Cruella.

Elle lui lance une œillade outrée, tandis que Lucien dissimule un sourire derrière sa main.

— Foutez-moi le camp, espèce d’ahuri !

Maelan la dévisage. Il hésite à insister pour obtenir son nom, mais se ravise devant le regard incendiaire de la femme. Sans demander son reste, il file dans la direction qu’elle lui a indiquée. Là, un couloir mène aux cuisines, ainsi qu’à une pièce servant visiblement de vestiaire.

Une autre porte s’ouvre à la volée, et un homme blond comme les blés en jaillit. L’air renfrogné, il tire nerveusement sur une des mèches de cheveux qui encadrent son visage, effleurant son menton.

— Morgane !

Il s’arrête net en apercevant Maelan.

— Vous n’êtes pas Morgane, constate-t-il, soudain moins en colère.

— Si Morgane est la furie qui m’a accueilli à coups de phrases cinglantes, elle est dans la salle.

Le nouvel arrivant cligne des yeux en s’approchant. Il tend une main à Maelan, qui remarque alors que l’autre le dépasse d’une bonne tête.

— Aucun doute, c’est elle.

Maelan lui serre la main, et l’homme continue :

— Goulven. Je suis le propriétaire du bistrot.

Il parle avec une légère grimace, comme s’il n’était pas lui-même convaincu d’être le propriétaire de quoi que ce soit.

— Maelan. Je suis le nouveau serveur…

— Qu’est-ce qu’on est censés faire d’un nouveau serveur ?

Maelan se gratte la tête.

— Morgane est dans la salle, conclut Goulven. Allez donc la voir, elle vous trouvera de quoi vous occuper.

Il y a tant d’incohérences dans cette consigne que Maelan reste muet quelques secondes.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, lâche-t-il finalement.

— Ah bon ? Peut-être pas, en effet.

Et Goulven le plante là, retournant s’enfermer dans son bureau.

— Bon sang, mais où est-ce que je suis tombé ? soupire Maelan.

— Te plains pas, mec. À mon arrivée, il a fallu deux semaines pour que Goulven se souvienne qu’il m’avait engagé, et se rappelle suffisamment les bases de la politesse pour venir me saluer.

Maelan pivote sur lui-même. Un adolescent se tient sur le pas de la porte, bras croisés, petit sourire nonchalant aux lèvres. Il lui adresse un hochement de tête.

— Timothé, se présente-t-il. Je suis le cuistot.

Maelan le dévisage d’un air dubitatif. Le gamin paraît à peine plus âgé qu’Elea.

— Goulven est parfois space, mais au fond, c’est une crème, continue le gosse. Morgane est un peu fêlée, m’enfin en vrai, elle est sympa. Relax, mec.

— Le space et la fêlée, répète Maelan. Charmant.

— Et moi.

— Le space, la fêlée et le gosse. Et vous arrivez à faire tourner ce bar ?

— C’est un bistrot, corrige Timothé. Goulven supporte pas qu’on dise que c’est un bar. Et j’ai dix-neuf ans.

— Il a quelque chose contre les bars ?

— T’as quelque chose contre les jeunes ?

— J’ai quelque chose contre la désorganisation flagrante qui règne ici !

— L’organisation, ici, elle a un nom. Elle s’appelle Morgane, et si tu t’actives pas très vite, tu vas la sentir passer !

11. Lucien

 

Lucien est mal à l’aise. Dire qu’il est condamné à passer une partie de ses journées ici, scotché à Maelan ! L’homme est bourru, mal élevé, il jure comme un charretier et, comme si ça ne suffisait pas, il fume. Lucien n’a pas osé lui faire remarquer que le tabagisme passif, très peu pour lui, et encore moins pour sa fille, mais il n’en pense pas moins. À la seconde où Maelan le laisse seul au milieu du bistrot, Lucien lutte pour ne pas s’enfuir, s’enfermer chez lui, barricader la porte et lui interdire l’entrée.

Morgane, décelant son embarras, le conduit vers un fauteuil un peu à l’écart. Lucien suit le mouvement, maussade, en détaillant la salle. Rien n’a changé, depuis la dernière fois qu’il est venu. Ni depuis la première fois.

Ça ne l’étonne pas : rien n’évolue jamais, au Bistr’eau-d’vie. Les années s’écoulent, mais ici, le temps reste comme suspendu. D’ailleurs, l’horloge surplombant le comptoir ne fonctionne plus depuis des années. L’aiguille s’est immobilisée. Même la Faucheuse n’ose pas passer le seuil. On raconte que le père de Goulven, âgé de cent six ans, demeure toujours au-dessus du bistrot, errant comme une âme en peine.

— T’as l’air aussi vivant qu’un chat écrasé par une bagnole, lâche Morgane en le dévisageant de haut en bas. Je te sers un remontant ?

— Non, merci.

Morgane soupire. Lucien sait que derrière ses remarques désobligeantes et son ton acerbe se cache en réalité une profonde inquiétude.

— Comment va Elea ?

— Elle ne m’adresse plus la parole.

— Je vois. Et le clown qui t’accompagne ? Pourquoi Armand tenait tant que ça à ce qu’il bosse ici ? Il veut me faire payer quelque chose, ou quoi ?

— Maelan est là pour…

Lucien hésite sur les mots. Comment avouer la vérité, qui lui paraît si humiliante ? Maelan est là pour s’assurer qu’il ne crève pas. Pour le surveiller, comme un gosse. Il frissonne, détourne les yeux.

— Lucien m’héberge, fait une voix par-dessus son épaule.

Maelan, qui porte à présent la chemise marron foncé des serveurs du bistrot, toise froidement Morgane. De toute évidence, il s’attend à ce qu’elle réplique, mais elle n’en fait rien.

C’est une des choses que Lucien apprécie beaucoup, chez Morgane. Elle sait quand s’arrêter. Elle sent quand garder le silence, quand la conversation va trop loin.

— Demain, enfile un jean à ta taille, exige-t-elle, quoique sur un ton un peu moins cinglant.

Maelan détaille son pantalon — effectivement un peu grand, mais rien qu’il n’ait pu régler avec quelques revers — et hausse les épaules.

— Je ne vois pas le problème avec…

— T’es pas payé à taper la discute, le coupe Morgane en posant une main sur sa hanche.

Maelan file à nouveau sans demander son reste. Lucien le regarde un moment, tandis qu’il prend rapidement ses marques.

— Il est correct ? questionne Morgane.

Lucien esquisse une petite moue dubitative. Il voudrait dire que non, que Maelan n’est qu’un idiot à la botte de son père.

Quelque chose le retient, pourtant.

— Elea l’aime bien.

— Et toi ?

Lucien ne répond pas. Il ne sait pas s’il apprécie Maelan. Il préférerait le détester, pour le principe, et aussi parce qu’il est grossier et qu’il fume, mais Lucien n’est pas très caractériel. Il est rarement longtemps en colère, et il ne se rappelle pas avoir jamais réellement détesté personne.

Il songe à la réaction de Maelan, un peu plus tôt, lorsqu’il s’est senti mal. La façon dont il l’a fait sortir du salon pour le conduire à l’extérieur, sans un mot, le soutenant simplement. Il a aidé Lucien à s’asseoir sur l’une des chaises de la terrasse. Il est resté debout, tout près, le regard perdu dans le vague. La vue de la mer, comme toujours, a apaisé Lucien.

— Tu te sens mieux ? a demandé Maelan au bout d’un moment.

— Non.

Il a hoché la tête en entendant la réponse de Lucien, puis s’est laissé tomber sur une chaise à ses côtés.

— Je sais.

Il n’a rien ajouté, et un étrange silence a plané entre eux, lourd de non-dits et d’une compréhension tacite. Finalement, Maelan a parlé, si doucement que Lucien a dû tendre l’oreille :

— Certains prétendent que le temps guérit tout. C’est faux. Le temps ne guérit rien. On apprend seulement à éviter de trop penser, à tenir à distance nos émotions les plus sombres.

 

12. Elea

 

Elea n’a pas bougé. Elle a passé l’après-midi immobile, muette, prostrée sur son lit, la lettre glissée sous son oreiller tel un secret honteux. Lorsque son père et Maelan rentrent, tard dans la soirée, elle ne réagit pas non plus.

Son grand-père a négocié les horaires de Maelan, afin qu’elle ne soit pas trop souvent seule. Elea lui a dit qu’elle s’en fichait, mais il savait qu’elle mentait.

Les bruits de pas des deux hommes troublent le silence dans lequel elle est restée enveloppée des heures durant. Elea écoute. Si elle ferme les yeux, peut-être pourra-t-elle imaginer que c’est sa mère, auprès de son père, et non un inconnu rencontré la veille par hasard…

— Elea ? appelle Lucien.

La jeune fille se mord les lèvres et se tourne sur le côté.

— Elea ? crie-t-il encore. Ma puce, s’il te plaît…

Le ton suppliant lui fend le cœur, mais elle refuse pourtant de se laisser attendrir.

Des pas gravissent les escaliers. On frappe à la porte. Elea se redresse d’un bond, comme mue par un ressort.

— Va-t’en ! hurle-t-elle, furieuse. T’as pas compris ? Je veux pas te voir !

Le battant s’ouvre. Ce n’est pas son père, mais Maelan. Il s’adosse nonchalamment au chambranle.

— Après le cirque que tu m’as fait pour m’obliger à rester, ce serait un comble si tu refusais de me parler !

Elea se sent rougir. Elle soupire.

— Pardon, je croyais…

— Que j’étais ton père, complète Maelan. J’avais compris.

Il s’interrompt un instant et lui jette un regard sévère.

— Maintenant, tu vas me faire le plaisir de descendre et de dîner avec nous.

Elea commence à protester, mais Maelan la coupe dans son élan.