Le bouchon de cristal - Leblanc Maurice - E-Book

Le bouchon de cristal E-Book

Leblanc Maurice

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Beschreibung

Quel secret recèle ce bouchon de cristal tant convoité ? Pourquoi certains iraient-ils jusqu'au meurtre pour se le procurer ? Arsène Lupin mène l'enquête. Et notre brillant gentleman devra user de tout son brio pour faire échouer les plans d'un adversaire... redoutable ! Arsène Lupin, le génial, l'invincible Lupin, acculé à se défendre! Lupin bafoué, Lupin ridiculisé par un insaisissable adversaire! Le gentleman-cambrioleur sur le point d'être livré à la police! Comment les rôles ont-ils pu être à ce point renversés? Ses complices ont été arrêtés, condamnés. Déjà la guillotine dresse son ombre sinistre sur le boulevard Arago. Un innocent va payer de sa vie sa confiance en Lupin... Pour le sauver, un seul moyen: s'emparer du bouchon de cristal, l'arracher à l'adversaire qui se croit le maître du monde, provoquer l'effondrement d'un ennemi triomphant. Et Lupin acculé, démasqué, terrassé, Lupin se redresse soudain! Lupin redevient Lupin ! Lupin avec sa fougue, avec son éternelle jeunesse, Lupin contre-attaque !...

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Le bouchon de cristal

Pages de titre12345688 - 1910111213Page de copyright

Maurice Leblanc

Le bouchon de cristal

1

Arrestations

Les deux barques se balançaient dans l’ombre, attachées au petit môle qui pointait hors du jardin. À travers la brume épaisse, on apercevait çà et là, sur les bords du lac, des fenêtres éclairées. En face, le casino d’Enghien ruisselait de lumière, bien qu’on fût aux derniers jours de septembre. Quelques étoiles apparaissaient entre les nuages. Une brise légère soulevait la surface de l’eau.

Arsène Lupin sortit du kiosque où il fumait une cigarette, et, se penchant au bout du môle :

– Grognard ? Le Ballu ?... vous êtes là ?

Un homme surgit de chacune des barques, et l’un d’eux répondit :

– Oui, patron.

– Préparez-vous, j’entends l’auto qui revient avec Gilbert et Vaucheray.

Il traversa le jardin, fit le tour d’une maison en construction dont on discernait les échafaudages, et entrouvrit avec précaution la porte qui donnait sur l’avenue de Ceinture. Il ne s’était pas trompé : une lueur vive jaillit au tournant, et une grande auto découverte s’arrêta, d’où sautèrent deux hommes vêtus de pardessus au col relevé, et coiffés de casquettes.

C’étaient Gilbert et Vaucheray – Gilbert, un garçon de vingt ou vingt deux ans, le visage sympathique, l’allure souple et puissante – Vaucheray, plus petit, les cheveux grisonnants, la face blême et maladive.

– Eh bien, demanda Lupin, vous l’avez vu, le député ?...

– Oui, patron, répondit Gilbert, nous l’avons aperçu qui prenait le train de sept heures quarante pour Paris, comme nous le savions.

– En ce cas, nous sommes libres d’agir ?

– Entièrement libres. La villa Marie-Thérèse est à notre disposition.

Le chauffeur étant resté sur son siège, Lupin lui dit :

– Ne stationne pas ici. Ça pourrait attirer l’attention. Reviens à neuf heures et demie précises, à temps pour charger la voiture... si toutefois l’expédition ne rate pas.

– Pourquoi voulez-vous que ça rate ? observa Gilbert.

L’auto s’en alla et Lupin, reprenant la route du lac avec ses nouveaux compagnons, répondit :

– Pourquoi ? parce que ce n’est pas moi qui ai préparé le coup, et quand ce n’est pas moi, je n’ai qu’à moitié confiance.

– Bah ! patron, voilà trois ans que je travaille avec vous... Je commence à la connaître !

– Oui... mon garçon, tu commences, dit Lupin et c’est justement pourquoi je crains les gaffes... Allons, embarque... Et toi, Vaucheray, prends l’autre bateau... Bien... Maintenant, nagez les enfants... et le moins de bruit possible.

Grognard et Le Ballu, les deux rameurs, piquèrent droit vers la rive opposée, un peu à gauche du casino.

On rencontra d’abord une barque où un homme et une femme se tenaient enlacés et qui glissait à l’aventure ; puis une autre où des gens chantaient à tue-tête. Et ce fut tout.

Lupin se rapprocha de son compagnon et dit à voix basse :

– Dis donc, Gilbert, c’est toi qui as eu l’idée de ce coup-là, ou bien Vaucheray ?

– Ma foi, je ne sais pas trop... il y a des semaines qu’on en parle tous deux.

– C’est que je me méfie de Vaucheray... Un sale caractère... en dessous... Je me demande pourquoi je ne me débarrasse pas de lui...

– Oh ! patron !

– Mais si ! mais si ! c’est un gaillard dangereux... sans compter qu’il doit avoir sur la conscience quelques peccadilles plutôt sérieuses.

Il demeura silencieux un instant, et reprit :

– Ainsi tu es bien sûr d’avoir vu le député Daubrecq ?

– De mes yeux vu, patron.

– Et tu sais qu’il a un rendez-vous à Paris ?

– Il va au théâtre.

– Bien, mais ses domestiques sont restés à sa villa d’Enghien...

– La cuisinière est renvoyée. Quant au valet de chambre Léonard qui est l’homme de confiance du député Daubrecq, il attend son maître à Paris, d’où ils ne peuvent pas revenir avant une heure du matin. Mais...

– Mais ?

– Nous devons compter sur un caprice possible de Daubrecq, sur un changement d’humeur, sur un retour inopiné et, par conséquent, prendre nos dispositions pour avoir tout fini dans une heure.

– Et tu possèdes ces renseignements ?...

– Depuis ce matin. Aussitôt, Vaucheray et moi nous avons pensé que le moment était favorable. J’ai choisi comme point de départ le jardin de cette maison en construction que nous venons de quitter et qui n’est pas gardée la nuit. J’ai averti deux camarades pour conduire les barques, et je vous ai téléphoné. Voilà toute l’histoire.

– Tu as les clefs ?

– Celles du perron.

– C’est bien la villa qu’on discerne là-bas, entourée d’un parc ?

– Oui, la villa Marie-Thérèse, et comme les deux autres, dont les jardins l’encadrent, ne sont plus habitées depuis une semaine, nous avons tout le temps de déménager ce qu’il nous plaît, et je vous jure, patron, que ça en vaut la peine.

Lupin marmotta :

– Beaucoup trop commode, l’aventure. Aucun charme.

Ils abordèrent dans une petite anse d’où s’élevaient, à l’abri d’un toit vermoulu, quelques marches de pierre. Lupin jugea que le transbordement des meubles serait facile. Mais il dit soudain :

– Il y a du monde à la villa. Tenez... une lumière.

– C’est un bec de gaz, patron... la lumière ne bouge pas...

Grognard resta près des barques, avec mission de faire le guet, tandis que Le Ballu, l’autre rameur, se rendait à la grille de l’avenue de Ceinture et que Lupin et ses deux compagnons rampaient dans l’ombre jusqu’au bas du perron.

Gilbert monta le premier. Ayant cherché à tâtons, il introduisit d’abord la clef de la serrure, puis celle du verrou de sûreté. Toutes deux fonctionnèrent aisément, de sorte que le battant put être entrebâillé et livra passage aux trois hommes.

Dans le vestibule, un bec de gaz flambait.

– Vous voyez, patron... dit Gilbert.

– Oui, oui... dit Lupin, à voix basse, mais il me semble que la lumière qui brillait ne venait pas de là.

– D’où alors ?

– Ma foi, je n’en sais rien... Le salon est ici ?

– Non, répondit Gilbert, qui ne craignait pas de parler un peu fort ; non, par précaution il a tout réuni au premier étage, dans sa chambre et dans les chambres voisines.

– Et l’escalier ?

– À droite, derrière le rideau.

Lupin se dirigea vers ce rideau, et déjà, il écartait l’étoffe quand, tout à coup, à quatre pas sur la gauche, une porte s’ouvrit, et une tête apparut, une tête d’homme blême, avec des yeux d’épouvante.

– Au secours ! à l’assassin hurla-t-il.

Et précipitamment, il rentra dans la pièce.

– C’est Léonard ! le domestique ! cria Gilbert.

– S’il fait des manières, je l’abats, gronda Vaucheray.

– Tu vas nous fiche la paix, Vaucheray, hein ? ordonna Lupin, qui s’élançait à la poursuite du domestique.

Il traversa d’abord une salle à manger, où il y avait encore, auprès d’une lampe, des assiettes et une bouteille, et il retrouva Léonard au fond d’un office dont il essayait vainement d’ouvrir la fenêtre.

– Ne bouge pas, l’artiste ! Pas de blague !... Ah ! la brute !

Il s’était abattu à terre, d’un geste, en voyant Léonard lever le bras vers lui. Trois détonations furent jetées dans la pénombre de l’office, puis le domestique bascula, saisi aux jambes par Lupin qui lui arracha son arme et l’étreignit à la gorge.

– Sacrée brute, va ! grogna-t-il... Un peu plus, il me démolissait... Vaucheray, ligote-moi ce gentilhomme.

Avec sa lanterne de poche, il éclaira le visage du domestique et ricana :

– Pas joli, le monsieur... Tu ne dois pas avoir la conscience très nette, Léonard ; d’ailleurs, pour être le larbin du député Daubrecq... Tu as fini, Vaucheray ? Je voudrais bien ne pas moisir ici !

– Aucun danger, patron, dit Gilbert.

– Ah ! vraiment... et le coup de feu, tu crois que ça ne s’entend pas ?...

– Absolument impossible.

– N’importe ! il s’agit de faire vite. Vaucheray, prends la lampe et montons.

Il empoigna le bras de Gilbert, et l’entraînant vers le premier étage :

– Imbécile ! c’est comme ça que tu t’informes ? Avais-je raison de me méfier ?

– Voyons, patron, je ne pouvais pas savoir qu’il changerait d’avis et reviendrait dîner.

– On doit tout savoir, quand on a l’honneur de cambrioler les gens. Mazette, je vous retiens, Vaucheray et toi... Vous avez le chic...

La vue des meubles, au premier étage, apaisa Lupin, et, commençant l’inventaire avec une satisfaction d’amateur qui vient de s’offrir quelques objets d’art :

– Bigre ! peu de chose, mais du nanan. Ce représentant du peuple ne manque pas de goût... Quatre fauteuils d’Aubusson... un secrétaire signé, je gage, Percier-Fontaine... deux appliques de Gouttières... un vrai Fragonard, et un faux Nattier qu’un milliardaire américain avalerait tout cru... Bref, une fortune. Et il y a des grincheux qui prétendent qu’on ne trouve plus rien d’authentique. Crebleu ! qu’ils fassent comme moi ! Qu’ils cherchent !

Gilbert et Vaucheray, sur l’ordre de Lupin, et d’après ses indications, procédèrent aussitôt à l’enlèvement méthodique des plus gros meubles. Au bout d’une demi-heure, la première barque étant remplie, il fut décidé que Grognard et Le Ballu partiraient en avant et commenceraient le chargement de l’auto.

Lupin surveilla leur départ. En revenant à la maison, il lui sembla, comme il passait dans le vestibule, entendre un bruit de paroles, du côté de l’office. Il s’y rendit. Léonard était bien seul, couché à plat ventre, et les mains liées derrière le dos.

– C’est donc toi qui grognes, larbin de confiance ? T’émeus pas. C’est presque fini. Seulement, si tu criais trop fort, tu nous obligerais à prendre des mesures plus sévères... Aimes-tu les poires ? On t’en collerait une, d’angoisse...

Au moment de remonter, il entendit de nouveau le même bruit de paroles et, ayant prêté l’oreille, il perçut ces mots prononcés d’une voix rauque et gémissante et qui venaient, en toute certitude, de l’office.

– Au secours !... à l’assassin !... au secours !... on va me tuer... qu’on avertisse le commissaire !...

– Complètement loufoque, le bonhomme !... murmura Lupin. Sapristi... déranger la police à neuf heures du soir, quelle indiscrétion !...

Il se remit à l’œuvre. Cela dura plus longtemps qu’il ne le pensait, car on découvrait dans les armoires des bibelots de valeur qu’il eût été malséant de dédaigner, et, d’autre part, Vaucheray et Gilbert apportaient à leurs investigations une minutie qui le déconcertait.

À la fin, il s’impatienta.

– Assez ! ordonna-t-il. Pour les quelques rossignols qui restent, nous n’allons pas gâcher l’affaire et laisser l’auto en station. J’embarque.

Ils se trouvaient alors au bord de l’eau, et Lupin descendait l’escalier. Gilbert le retint.

– Écoutez, patron, il nous faut un voyage de plus... cinq minutes, pas davantage.

– Mais pourquoi, que diantre !

– Voilà... On nous a parlé d’un reliquaire ancien... quelque chose d’épatant...

– Eh bien ?

– Impossible de mettre la main dessus. Et je pense à l’office... Il y a là un placard à grosse serrure... vous comprenez bien que nous ne pouvons pas...

Il retournait déjà vers le perron. Vaucheray s’élança également.

– Dix minutes... pas une de plus, leur cria Lupin. Dans dix minutes, moi, je me défile.

Mais les dix minutes s’écoulèrent, et il attendait encore.

Il consulta sa montre.

« Neuf heures et quart... c’est de la folie », se dit-il.

En outre, il songeait que, durant tout ce déménagement, Gilbert et Vaucheray s’étaient conduits de façon assez bizarre, ne se quittant pas et semblant se surveiller l’un l’autre. Que se passait-il donc ?

Insensiblement, Lupin retournait à la maison, poussé par une inquiétude qu’il ne s’expliquait pas, et, en même temps, il écoutait une rumeur sourde qui s’élevait au loin, du côté d’Enghien, et qui paraissait se rapprocher... Des promeneurs sans doute...

Vivement il donna un coup de sifflet, puis il se dirigea vers la grille principale, pour jeter un coup d’œil aux environs de l’avenue. Mais soudain, comme il tirait le battant, une détonation retentit, suivie d’un hurlement de douleur. Il revint en courant, fit le tour de la maison, escalada le perron et se rua vers la salle à manger.

– Sacré tonnerre ! qu’est-ce que vous fichez là, tous les deux ?

Gilbert et Vaucheray, mêlés dans un corps à corps furieux, roulaient sur le parquet avec des cris de rage. Leurs habits dégouttaient de sang. Lupin bondit. Mais déjà Gilbert avait terrassé son adversaire et lui arrachait de la main un objet que Lupin n’eut pas le temps de distinguer. Vaucheray, d’ailleurs, qui perdait du sang par une blessure à l’épaule, s’évanouit.

– Qui l’a blessé ? Toi, Gilbert ? demanda Lupin exaspéré.

– Non... Léonard.

– Léonard ! il était attaché...

– Il avait défait ses liens et repris son revolver.

– La canaille ! où est-il ?

Lupin saisit la lampe et passa dans l’office.

Le domestique gisait sur le dos, les bras en croix, un poignard planté dans la gorge, la face livide. Un filet rouge coulait de sa bouche.

– Ah ! balbutia Lupin, après l’avoir examiné, il est mort !

– Vous croyez... Vous croyez... fit Gilbert, d’une voix tremblante.

– Mort, je te dis.

Gilbert bredouilla :

– C’est Vaucheray... qui l’a frappé...

Pâle de colère, Lupin l’empoigna.

– C’est Vaucheray... et toi aussi, gredin puisque tu étais là, et que tu as laissé faire... Du sang ! du sang ! vous savez bien que je n’en veux pas. On se laisse tuer, plutôt. Ah ! tant pis pour vous, les gaillards... vous paierez la casse s’il y a lieu. Et ça coûte cher... Gare la Veuve !

La vue du cadavre le bouleversait et, secouant brutalement Gilbert :

– Pourquoi ?... pourquoi Vaucheray l’a-t-il tué ?

– Il voulait le fouiller et lui prendre la clef du placard. Quand il s’est penché sur lui, il a vu que l’autre s’était délié les bras... Il a eu peur... et il a frappé.

– Mais le coup de revolver ?

– C’est Léonard... il avait l’arme à la main... Avant de mourir il a encore eu la force de viser...

– Et la clef du placard ?

– Vaucheray l’a prise...

– Il a ouvert ?

– Oui.

– Et il a trouvé ?

– Oui.

– Et toi, tu as voulu lui arracher l’objet ?... Le reliquaire ? non, c’était plus petit... Alors, quoi ? réponds donc...

Au silence, à l’expression résolue de Gilbert, il comprit qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Avec un geste de menace, il articula :

– Tu causeras, mon bonhomme. Foi de Lupin, je te ferai cracher ta confession. Mais, pour l’instant, il s’agit de déguerpir. Tiens, aide-moi... nous allons embarquer Vaucheray...

Ils étaient revenus vers la salle, et Gilbert se penchait au-dessus du blessé, quand Lupin l’arrêta :

– Écoute !

Ils échangèrent un même regard d’inquiétude. On parlait dans l’office... une voix très basse, étrange, très lointaine... Pourtant, ils s’en assurèrent aussitôt, il n’y avait personne dans la pièce, personne que le mort dont ils voyaient la silhouette sombre.

Et la voix parla de nouveau, tour à tour aiguë, étouffée, chevrotante, inégale, criarde, terrifiante. Elle prononçait des mots indistincts, des syllabes interrompues.

Lupin sentit que son crâne se couvrait de sueur. Qu’était-ce que cette voix incohérente, mystérieuse comme une voix d’outre-tombe ?

Il s’était baissé sur le domestique. La voix se tut, puis recommença.

– Éclaire-nous mieux, dit-il à Gilbert.

Il tremblait un peu, agité par une peur nerveuse qu’il ne pouvait dominer, car aucun doute n’était possible : Gilbert ayant enlevé l’abat-jour, il constata que la voix sortait du cadavre même, sans qu’un soubresaut en remuât la masse inerte, sans que la bouche sanglante eût un frémissement.

– Patron, j’ai la frousse, bégaya Gilbert.

Le même bruit encore, le même chuchotement nasillard.

Lupin éclata de rire, et rapidement, il saisit le cadavre et le déplaça.

– Parfait ! dit-il en apercevant un objet de métal brillant... Parfait ! nous y sommes... Eh bien, vrai, j’y ai mis le temps !

C’était, à la place même qu’il avait découverte, le cornet récepteur d’un appareil téléphonique dont le fil remontait jusqu’au poste fixé dans le mur, à la hauteur habituelle.

Lupin appliqua ce récepteur contre son oreille. Presque aussitôt le bruit recommença, mais un bruit multiple, composé d’appels divers, d’interjections, de clameurs entrecroisées, le bruit que font plusieurs personnes qui s’interpellent.

– Êtes-vous là ?... Il ne répond plus... C’est horrible... On l’aura tué... Êtes-vous là ?... Qu’y a-t-il ?... Du courage... Le secours est en marche... des agents... des soldats...

– Crédieu ! fit Lupin, qui lâcha le récepteur.

En une vision effrayante, la vérité lui apparaissait. Tout au début, et tandis que le déménagement s’effectuait, Léonard, dont les liens n’étaient pas rigides, avait réussi à se dresser, à décrocher le récepteur, probablement avec ses dents, à le faire tomber et à demander du secours au bureau téléphonique d’Enghien.

Et c’était là les paroles que Lupin avait surprises une fois déjà, après le départ de la première barque : « Au secours ! à l’assassin ! On va me tuer... »

Et c’était là maintenant la réponse du bureau téléphonique. La police accourait. Et Lupin se rappelait les rumeurs qu’il avait perçues du jardin, quatre ou cinq minutes auparavant tout au plus.

– La police... sauve qui peut, proféra-t-il en se ruant à travers la salle à manger.

Gilbert objecta :

– Et Vaucheray ?

– Tant pis pour lui.

Mais Vaucheray, sorti de sa torpeur, le supplia au passage :

– Patron, vous n’allez pas me lâcher comme ça !

Lupin s’arrêta, malgré le péril, et, avec l’assistance de Gilbert, il soulevait le blessé, quand un tumulte se produisit dehors.

– Trop tard ! dit-il.

À ce moment, des coups ébranlèrent la porte du vestibule qui donnait sur la façade postérieure. Il courut à la porte du perron : des hommes avaient déjà contourné la maison et se précipitaient. Peut-être aurait-il réussi à prendre de l’avance et à gagner le bord de l’eau ainsi que Gilbert. Mais comment s’embarquer et fuir sous le feu de l’ennemi ?

Il ferma et mit le verrou.

– Nous sommes cernés... fichus... bredouilla Gilbert.

– Tais-toi, dit Lupin.

– Mais ils nous ont vus, patron. Tenez, les voilà qui frappent.

– Tais-toi, répéta Lupin... Pas un mot... Pas un geste.

Lui-même demeurait impassible, le visage absolument calme, l’attitude pensive de quelqu’un qui a tous les loisirs nécessaires pour examiner une situation délicate sous toutes ses faces. Il se trouvait à l’un de ces instants qu’il appelait les minutes supérieures de la vie, celles qui seulement donnent à l’existence sa valeur et son prix. En cette occurrence, et quelle que fût la menace du danger, il commençait toujours par compter en lui-même et lentement : « un... deux... trois... quatre... cinq... six », jusqu’à ce que le battement de son cœur redevînt normal et régulier. Alors seulement, il réfléchissait, mais avec quelle acuité ! avec quelle puissance formidable ! avec quelle intuition profonde des événements possibles ! Toutes les données du problème se présentaient à son esprit. Il prévoyait tout, il admettait tout. Et il prenait sa résolution en toute logique et en toute certitude.

Après trente ou quarante secondes, tandis que l’on cognait aux portes et que l’on crochetait les serrures, il dit à son compagnon :

– Suis-moi.

Il rentra dans le salon et poussa doucement la croisée et les persiennes d’une fenêtre qui s’ouvrait sur le côté. Des gens allaient et venaient, rendant la fuite impraticable. Alors il se mit à crier de toutes ses forces et d’une voix essoufflée :

– Par ici !... À l’aide !... Je les tiens... Par ici !

Il braqua son revolver et tira deux coups dans les branches des arbres. Puis il revint à Vaucheray, se pencha sur lui et se barbouilla les mains et le visage avec le sang de la blessure. Enfin se retournant contre Gilbert brutalement, il le saisit aux épaules et le renversa.

– Qu’est-ce que vous voulez, patron ? En voilà une idée !

– Laisse-toi faire, scanda Lupin d’un ton impérieux, je réponds de tout... je réponds de vous deux... Laisse-toi faire... Je vous sortirai de prison... Mais, pour cela, il faut que je sois libre.

On s’agitait, on appelait au-dessous de la fenêtre ouverte.

– Par ici, cria-t-il... je les tiens ! à l’aide !...

Et, tout bas, tranquillement :

– Réfléchis bien... As-tu quelque chose à me dire ?... une communication qui puisse nous être utile...

Gilbert se débattait, furieux, trop bouleversé pour comprendre le plan de Lupin. Vaucheray, plus perspicace, et qui d’ailleurs à cause de sa blessure avait abandonné tout espoir de fuite, Vaucheray ricana :

– Laisse-toi faire, idiot... Pourvu que le patron se tire des pattes... c’est-y pas l’essentiel ?

Brusquement, Lupin se rappela l’objet que Gilbert avait mis dans sa poche après l’avoir repris à Vaucheray. À son tour, il voulut s’en saisir.

– Ah çà ! jamais ! grinça Gilbert qui parvint à se dégager.

Lupin le terrassa de nouveau. Mais subitement, comme deux hommes surgissaient à la fenêtre, Gilbert céda et, passant l’objet à Lupin qui l’empocha sans le regarder, murmura :

– Tenez, patron, voilà... je vous expliquerai... vous pouvez être sûr que...

Il n’eut pas le temps d’achever... Deux agents, et d’autres qui les suivaient, et des soldats qui pénétraient par toutes les issues, arrivaient au secours de Lupin.

Gilbert fut aussitôt maintenu et lié solidement. Lupin se releva.

– Ce n’est pas dommage, dit-il, le bougre m’a donné assez de mal ; j’ai blessé l’autre, mais celui-là...

En hâte le commissaire de police lui demanda :

– Vous avez vu le domestique ? est-ce qu’ils l’ont tué ?

– Je ne sais pas, répliqua-t-il.

– Vous ne savez pas ?...

– Dame ! je suis venu d’Enghien avec vous tous, à la nouvelle du meurtre. Seulement, tandis que vous faisiez le tour à gauche de la maison, moi je faisais le tour à droite. Il y avait une fenêtre ouverte. J’y suis monté au moment même où ces deux bandits voulaient descendre. J’ai tiré sur celui-ci – il désigna Vaucheray – et j’ai empoigné son camarade.

Comment eût-on pu le soupçonner ? Il était couvert de sang. C’est lui qui livrait les assassins du domestique. Dix personnes avaient vu le dénouement du combat héroïque livré par lui.

D’ailleurs le tumulte était trop grand pour qu’on prît la peine de raisonner ou qu’on perdît son temps à concevoir des doutes. Dans le premier désarroi, les gens du pays envahissaient la villa. Tout le monde s’affolait. On courait de tous côtés, en haut, en bas, jusqu’à la cave. On s’interpellait. On criait, et nul ne songeait à contrôler les affirmations si vraisemblables de Lupin.

Cependant la découverte du cadavre dans l’office rendit au commissaire le sentiment de sa responsabilité. Il donna des ordres à la grille afin que personne ne pût entrer ou sortir. Puis, sans plus tarder, il examina les lieux et commença l’enquête.

Vaucheray donna son nom. Gilbert refusa de donner le sien, sous prétexte qu’il ne parlerait qu’en présence d’un avocat. Mais comme on l’accusait du crime il dénonça Vaucheray, lequel se défendit en l’attaquant, et tous deux péroraient à la fois, avec le désir évident d’accaparer l’attention du commissaire. Lorsque celui-ci se retourna vers Lupin pour invoquer son témoignage, il constata que l’inconnu n’était plus là.

Sans aucune défiance, il dit à l’un des agents :

– Prévenez donc ce monsieur que je désire lui poser quelques questions.

On chercha le monsieur. Quelqu’un l’avait vu sur le perron allumant une cigarette. On sut alors qu’il avait offert des cigarettes à un groupe de soldats, et qu’il s’était éloigné vers le lac, en disant qu’on l’appelât en cas de besoin.

On l’appela, personne ne répondit.

Mais un soldat accourut. Le monsieur venait de monter dans une barque et faisait force de rames.

Le commissaire regarda Gilbert et comprit qu’il avait été roulé.

– Qu’on l’arrête ! cria-t-il... Qu’on tire dessus ! C’est un complice...

Lui-même s’élança, suivi de deux agents, tandis que les autres demeuraient auprès des captifs. De la berge, il aperçut, à une centaine de mètres, le monsieur qui dans l’ombre faisait des salutations avec son chapeau.

Vainement un des agents déchargea son revolver.

La brise apporta un bruit de paroles. Le monsieur chantait, tout en ramant :

Va petit mousse

Le vent te pousse...

Mais le commissaire avisa une barque, attachée au môle de la propriété voisine. On réussit à franchir la haie qui séparait les deux jardins et, après avoir prescrit aux soldats de surveiller les rives du lac et d’appréhender le fugitif s’il cherchait à atterrir, le commissaire et deux de ses hommes se mirent à sa poursuite.

C’était chose assez facile, car, à la clarté intermittente de la lune, on pouvait discerner ses évolutions, et se rendre compte qu’il essayait de traverser le lac en obliquant toutefois vers la droite, c’est-à-dire vers le village de Saint-Gratien.

Aussitôt, d’ailleurs, le commissaire constata que, avec l’aide de ses hommes, et grâce peut-être à la légèreté de son embarcation, il gagnait de vitesse. En dix minutes il rattrapa la moitié de l’intervalle.

– Ça y est, dit-il, nous n’avons même pas besoin des fantassins pour l’empêcher d’aborder. J’ai bien envie de connaître ce type-là. Il ne manque pas d’un certain culot.

Ce qu’il y avait de plus bizarre, c’est que la distance diminuait dans des proportions anormales, comme si le fuyard se fût découragé en comprenant l’inutilité de la lutte. Les agents redoublaient d’efforts. La barque glissait sur l’eau avec une extrême rapidité. Encore une centaine de mètres tout au plus, et l’on atteignait l’homme.

– Halte ! commanda le commissaire.

L’ennemi, dont on distinguait la silhouette accroupie, ne bougeait pas. Les rames s’en allaient à vau-l’eau. Et cette immobilité avait quelque chose d’inquiétant. Un bandit de cette espèce pouvait fort bien attendre les agresseurs, vendre chèrement sa vie et même les démolir à coups de feu avant qu’ils ne pussent l’attaquer.

– Rends-toi ! cria le commissaire...

La nuit était obscure à ce moment. Les trois hommes s’abattirent au fond de leur canot, car il leur avait semblé surprendre un geste de menace.

La barque, emportée par son élan, approchait de l’autre.

Le commissaire grogna :

– Nous n’allons pas nous laisser canarder. Tirons dessus, vous êtes prêts ?

Et il cria de nouveau :

– Rends-toi... sinon...

Pas de réponse.

L’ennemi ne remuait pas.

– Rends-toi... Bas les armes... Tu ne veux pas ?... Alors, tant pis... Je compte... Une... Deux...

Les agents n’attendirent pas le commandement. Ils tirèrent, et aussitôt, se courbant sur leurs avirons, donnèrent à la barque une impulsion si vigoureuse que, en quelques brassées, elle atteignit le but.

Revolver au poing, attentif au moindre mouvement, le commissaire veillait.

Il tendit les bras.

– Un geste, et je te casse la tête.

Mais l’ennemi ne fit aucun geste, et le commissaire, quand l’abordage eut lieu, et que les deux hommes, lâchant leurs rames, se préparèrent à l’assaut redoutable, le commissaire comprit la raison de cette attitude passive : il n’y avait personne dans le canot. L’ennemi s’était enfui à la nage, laissant aux mains du vainqueur un certain nombre des objets cambriolés, dont l’amoncellement, surmonté d’une veste et d’un chapeau melon, pouvait à la grande rigueur, dans les demi-ténèbres, figurer la silhouette confuse d’un individu.

À la lueur d’allumettes, on examina les dépouilles de l’ennemi. Aucune initiale n’était gravée à l’intérieur du chapeau. La veste ne contenait ni papiers ni portefeuille. Cependant on fit une découverte qui devait donner à l’affaire un retentissement considérable et influer terriblement sur le sort de Gilbert et de Vaucheray : c’était, dans une des poches, une carte oubliée par le fugitif, la carte d’Arsène Lupin.

À peu près au même moment, tandis que la police, remorquant le vaisseau capturé, continuait de vagues recherches, et que, échelonnés sur la rive, inactifs, les soldats écarquillaient les yeux pour tâcher de voir les péripéties du combat naval, ledit Arsène Lupin abordait tranquillement à l’endroit même qu’il avait quitté deux heures auparavant.

Il y fut accueilli par ses deux autres complices, Grognard et Le Ballu, leur jeta quelques explications en toute hâte, s’installa dans l’automobile parmi les fauteuils et les bibelots du député Daubrecq, s’enveloppa de fourrures et se fit conduire par les routes désertes, jusqu’à son garde-meuble de Neuilly, où il laissa le chauffeur. Un taxi le ramena dans Paris et l’arrêta près de Saint-Philippe-du-Roule.

Il possédait non loin de là, rue Matignon, à l’insu de toute sa bande, sauf de Gilbert, un entresol avec sortie personnelle.

Ce ne fut pas sans plaisir qu’il se changea et se frictionna. Car, malgré son tempérament robuste, il était transi. Comme chaque soir en se couchant, il vida sur la cheminée le contenu de ses poches. Alors seulement il remarqua, près de son portefeuille et de ses clefs, l’objet que Gilbert, à la dernière minute, lui avait glissé dans les mains.

Et il fut très surpris. C’était un bouchon de carafe, un petit bouchon en cristal, comme on en met aux flacons destinés aux liqueurs. Et ce bouchon de cristal n’avait rien de particulier. Tout au plus Lupin observa-t-il que la tête aux multiples facettes était dorée jusqu’à la gorge centrale.

Mais, en vérité, aucun détail ne lui sembla de nature à frapper l’attention.

« Et c’est ce morceau de verre auquel Gilbert et Vaucheray tenaient si opiniâtrement ? Et voilà pourquoi ils ont tué le domestique, pourquoi ils se sont battus, pourquoi ils ont perdu leur temps, pourquoi ils ont risqué la prison... les assises... l’échafaud ?... Bigre, c’est tout de même cocasse !... »

Trop las pour s’attarder davantage à l’examen de cette affaire, si passionnante qu’elle lui parût, il reposa le bouchon sur la cheminée et se mit au lit.

Il eut de mauvais rêves. À genoux sur les dalles de leurs cellules, Gilbert et Vaucheray tendaient vers lui des mains éperdues et poussaient des hurlements d’épouvante.

« Au secours !... Au secours ! » criaient-ils.

Mais malgré tous ses efforts il ne pouvait pas bouger. Lui-même était attaché par des liens invisibles. Et tout tremblant, obsédé par une vision monstrueuse, il assista aux funèbres préparatifs, à la toilette des condamnés, au drame sinistre.

– Bigre ! dit-il, en se réveillant après une série de cauchemars, voilà de bien fâcheux présages. Heureusement que nous ne péchons pas par faiblesse d’esprit ! Sans quoi...

Et il ajouta :

– Nous avons là, d’ailleurs, près de nous, un talisman qui, si je m’en rapporte à la conduite de Gilbert et de Vaucheray, suffira, avec l’aide de Lupin, à conjurer le mauvais sort et à faire triompher la bonne cause. Voyons ce bouchon de cristal.

Il se leva pour prendre l’objet et l’étudier plus attentivement. Un cri lui échappa. Le bouchon de cristal avait disparu...

2

Huit ôtés de neuf, reste un

Il est une chose que, malgré mes bonnes relations avec Lupin et la confiance dont il m’a donné des témoignages si flatteurs, une chose que je n’ai jamais pu percer à fond : c’est l’organisation de sa bande.

L’existence de cette bande ne fait pas de doute. Certaines aventures ne s’expliquent que par la mise en action de dévouements innombrables, d’énergies irrésistibles et de complicités puissantes, toutes forces obéissant à une volonté unique et formidable. Mais comment cette volonté s’exerce-t-elle ? par quels intermédiaires et par quels sous-ordres ? Je l’ignore. Lupin garde son secret et les secrets que Lupin veut garder sont, pour ainsi dire, impénétrables.

La seule hypothèse qu’il me soit permis d’avancer, c’est que cette bande, très restreinte à mon avis, et d’autant plus redoutable, se complète par l’adjonction d’unités indépendantes, d’affiliés provisoires, pris dans tous les mondes et dans tous les pays, et qui sont les agents exécutifs d’une autorité, que souvent ils ne connaissent même pas. Entre eux et le maître, vont et viennent les compagnons, les initiés, les fidèles, ceux qui jouent les premiers rôles sous le commandement direct de Lupin.

Gilbert et Faucheray furent évidemment au nombre de ceux-là. Et c’est pourquoi la justice se montra si implacable à leur égard. Pour la première fois, elle tenait des complices de Lupin, des complices avérés, indiscutables, et ces complices avaient commis un meurtre ! Que ce meurtre fût prémédité, que l’accusation d’assassinat pût être établie sur de fortes preuves, et c’était l’échafaud. Or, comme preuve, il y en avait tout au moins une, évidente : l’appel téléphonique de Léonard, quelques minutes avant sa mort : « Au secours ! à l’assassin... ils vont me tuer. » Cet appel désespéré, deux hommes l’avaient entendu, l’employé de service et l’un de ses camarades, qui en témoignèrent catégoriquement. Et c’est à la suite de cet appel que le commissaire de police, aussitôt prévenu, avait pris le chemin de la villa Marie-Thérèse, escorté de ses hommes et d’un groupe de soldats en permission.

Dès les premiers jours Lupin eut la notion exacte du péril. La lutte si violente qu’il avait engagée contre la société entrait dans une phase nouvelle et terrible. La chance tournait. Cette fois il s’agissait d’un meurtre, d’un acte contre lequel lui-même s’insurgeait – et non plus d’un de ces cambriolages amusants où, après avoir refait quelque rastaquouère, quelque financier véreux, il savait mettre les rieurs de son côté et se concilier l’opinion. Cette fois, il ne s’agissait plus d’attaquer, mais de se défendre et de sauver la tête de ses deux compagnons.

Une petite note que j’ai recopiée sur un des carnets où il expose le plus souvent et résume les situations qui l’embarrassent, nous montre la suite de ses réflexions :

Tout d’abord une certitude : Gilbert et Vaucheray se sont joués de moi. L’expédition d’Enghien, en apparence destinée au cambriolage de la villa Marie-Thérèse, avait un but caché. Pendant toutes les opérations, ce but les obséda, et, sous les meubles comme au fond des placards ils ne cherchaient qu’une chose, et rien d’autre, le bouchon de cristal. Donc, si je veux voir clair dans les ténèbres, il faut avant tout que je sache à quoi m’en tenir là-dessus. Il est certain que, pour des raisons secrètes, ce mystérieux morceau de verre possède à leurs yeux une valeur immense... Et non pas seulement à leurs yeux, puisque, cette nuit, quelqu’un a eu l’audace et l’habileté de s’introduire dans mon appartement pour dérober l’objet en question.

Ce vol, dont il était victime, intriguait singulièrement Lupin.

Deux problèmes, également insolubles, se posaient à son esprit. D’abord, quel était le mystérieux visiteur ? Gilbert seul, qui avait toute sa confiance et lui servait de secrétaire particulier, connaissait la retraite de la rue Matignon. Or, Gilbert était en prison. Fallait-il supposer que Gilbert, le trahissant, avait envoyé la police à ses trousses ? En ce cas, comment au lieu de l’arrêter, lui, Lupin, se fût-on contenté de prendre le bouchon de cristal ?

Mais il y avait quelque chose de beaucoup plus étrange. En admettant que l’on eût pu forcer les portes de son appartement – et cela, il devait bien l’admettre, quoique nul indice ne le prouvât de quelle façon avait-on réussi à pénétrer dans la chambre ? Comme chaque soir, et selon une habitude dont il ne se départait jamais, il avait tourné la clef et mis le verrou. Pourtant – fait irrécusable – le bouchon de cristal disparaissait sans que la serrure et le verrou eussent été touchés. Et, bien que Lupin se flattât d’avoir l’oreille fine, même pendant son sommeil, aucun bruit ne l’avait réveillé !

Il chercha peu. Il connaissait trop ces sortes d’énigmes pour espérer que celle-ci pût s’éclaircir autrement que par la suite des événements. Mais, très déconcerté, fort inquiet, il ferma aussitôt son entresol de la rue Matignon en se jurant qu’il n’y remettrait pas les pieds.

Et tout de suite il s’occupa de correspondre avec Gilbert et Vaucheray.

De ce côté un nouveau mécompte l’attendait. La justice, bien qu’elle ne pût établir sur des bases sérieuses la complicité de Lupin, avait décidé que l’affaire serait instruite, non pas en Seine-et-Oise, mais à Paris, et rattachée à l’instruction générale ouverte contre Lupin. Aussi Gilbert et Vaucheray furent-ils enfermés à la prison de la Santé. Or, à la Santé comme au Palais de justice, on comprenait si nettement qu’il fallait empêcher toute communication entre Lupin et les détenus, qu’un ensemble de précautions minutieuses était prescrit par le préfet de police et minutieusement observé par les moindres subalternes. Jour et nuit, des agents éprouvés, toujours les mêmes, gardaient Gilbert et Vaucheray et ne les quittaient pas de vue.

Lupin qui, à cette époque, ne s’était pas encore promu – honneur de sa carrière – au poste de chef de la Sûreté, et qui, par conséquent, n’avait pu prendre, au Palais de justice, les mesures nécessaires à l’exécution de ses plans, Lupin, après quinze jours de tentatives infructueuses, dut s’incliner. Il le fit la rage au cœur et avec une inquiétude croissante.

« Le plus difficile dans une affaire, dit-il, souvent ce n’est pas d’aboutir, c’est de débuter. En l’occurrence, par où débuter ? Quel chemin suivre ? »

Il se retourna vers le député Daubrecq, premier possesseur du bouchon de cristal, et qui devait probablement en connaître l’importance. D’autre part, comment Gilbert était-il au courant des faits et des gestes du député Daubrecq ? Quels avaient été ses moyens de surveillance ? Qui l’avait renseigné sur l’endroit où Daubrecq passait la soirée de ce jour ? Autant de questions intéressantes à résoudre.

Tout de suite après le cambriolage de la villa Marie-Thérèse, Daubrecq avait pris ses quartiers d’hiver à Paris, et occupait son hôtel particulier, à gauche de ce petit square Lamartine, qui s’ouvre au bout de l’avenue Victor-Hugo.

Lupin, préalablement camouflé, l’aspect d’un vieux rentier qui flâne, la canne à la main, s’installa dans ces parages, sur les bancs du square et de l’avenue.

Dès le premier jour, une découverte le frappa. Deux hommes, vêtus comme des ouvriers, mais dont les allures indiquaient suffisamment le rôle, surveillaient l’hôtel du député. Quand Daubrecq sortait, ils se mettaient à sa poursuite et revenaient derrière lui. Le soir, sitôt les lumières éteintes, ils s’en allaient.

À son tour, Lupin les fila. C’étaient des agents de la Sûreté.

« Tiens, tiens, se dit-il, voici qui ne manque pas d’imprévu. Le Daubrecq est donc en suspicion ? »

Mais le quatrième jour, à la nuit tombante, les deux hommes furent rejoints par six autres personnages, qui s’entretinrent avec eux dans l’endroit le plus sombre du square Lamartine. Et, parmi ces nouveaux personnages, Lupin fut très étonné de reconnaître, à sa taille et à ses manières, le fameux Prasville, ancien avocat, ancien sportsman, ancien explorateur, actuellement favori de l’Élysée, et, qui, pour des raisons mystérieuses, avait été imposé comme secrétaire général de la Préfecture.

Et brusquement Lupin se rappela : deux années auparavant, il y avait eu, place du Palais-Bourbon, un pugilat retentissant entre Prasville et le député Daubrecq. La cause, on l’ignorait. Le jour même, Prasville envoyait ses témoins. Daubrecq refusait de se battre.

Quelque temps après, Prasville était nommé secrétaire général.

« Bizarre... bizarre... », dit Lupin, qui demeura pensif, tout en observant le manège de Prasville.

À sept heures le groupe de Prasville s’éloigna un peu vers l’avenue Henri-Martin. La porte d’un petit jardin qui flanquait l’hôtel vers la droite, livra passage à Daubrecq. Les deux agents lui emboîtèrent le pas, et, comme lui, prirent le tramway de la rue Taitbout.

Aussitôt Prasville traversa le square et sonna. La grille reliait l’hôtel au pavillon de la concierge. Celle-ci vint ouvrir. Il y eut un rapide conciliabule, après lequel Prasville et ses compagnons furent introduits.

– Visite domiciliaire, secrète et illégale, dit Lupin. La stricte politesse eût voulu qu’on me convoquât. Ma présence est indispensable.

Sans la moindre hésitation, il se rendit à l’hôtel, dont la porte n’était pas fermée, et, passant devant la concierge qui surveillait les alentours, il dit du ton pressé de quelqu’un que l’on attend :

– Ces messieurs sont là ?

– Oui, dans le cabinet de travail.

Son plan était simple : rencontré, il se présentait comme fournisseur. Prétexte inutile. Il put, après avoir franchi un vestibule désert, entrer dans la salle à manger où il n’y avait personne, mais d’où il aperçut par les carreaux d’une baie vitrée qui séparait la salle du cabinet de travail, Prasville et ses cinq compagnons.

Prasville, à l’aide de fausses clefs, forçait tous les tiroirs. Puis il compulsait tous les dossiers, pendant que ses quatre compagnons extrayaient de la bibliothèque chacun des volumes, secouaient les pages et vérifiaient l’intérieur des reliures.

« Décidément, se dit Lupin, c’est un papier que l’on cherche... des billets de banque, peut-être... »

Prasville s’exclama :

– Quelle bêtise ! Nous ne trouvons rien...

Mais sans doute ne renonçait-il pas à trouver, car il saisit tout à coup les quatre flacons d’une cave à liqueur ancienne, ôta les quatre bouchons et les examina.

« Allons bon ! pensa Lupin, le voilà qui s’attaque, lui aussi, à des bouchons de carafe. Il ne s’agit donc pas d’un papier ? Vrai, je n’y comprends plus rien. »

Ensuite Prasville souleva et scruta divers objets, et il dit :

– Combien de fois êtes-vous venus ici ?

– Six fois l’hiver dernier, lui fut-il répondu.

– Et vous avez visité à fond ?

– Chacune des pièces, et pendant des jours entiers, puisqu’il était en tournée électorale.

– Cependant... cependant...

Et il reprit :

– Il n’a donc pas de domestique, pour l’instant ?

– Non, il en cherche. Il mange au restaurant, et la concierge entretient le ménage tant bien que mal. Cette femme nous est toute dévouée...

Durant près d’une heure et demie, Prasville s’obstina dans ses investigations, dérangeant et palpant tous les bibelots, mais en ayant soin de reposer chacun d’eux à la place exacte qu’il occupait. À neuf heures, les deux agents qui avaient suivi Daubrecq firent irruption.

– Le voilà qui revient...

– À pied ?

– À pied.

– Nous avons le temps ?

– Oh ! oui !

Sans trop se hâter, Prasville et les hommes de la Préfecture, après avoir jeté un dernier coup d’œil sur la pièce et s’être assurés que rien ne trahissait leur visite, se retirèrent.

La situation devenait critique pour Lupin. Il risquait, en partant, de se heurter à Daubrecq, en demeurant, de ne plus pouvoir sortir. Mais ayant constaté que les fenêtres de la salle à manger lui offraient une sortie directe sur le square, il résolut de rester. D’ailleurs, l’occasion de voir Daubrecq d’un peu près était trop bonne pour qu’il n’en profitât point, et, puisque Daubrecq venait de dîner, il y avait peu de chance pour qu’il entrât dans cette salle.

Il attendit donc, prêt à se dissimuler derrière un rideau de velours qui se tirait au besoin sur la baie vitrée.

Il perçut le bruit des portes. Quelqu’un entra dans le cabinet de travail et ralluma l’électricité. Il reconnut Daubrecq.

C’était un gros homme, trapu, court d’encolure, avec un collier de barbe grise, presque chauve, et qui portait toujours – car il avait les yeux très fatigués – un binocle à verres noirs par-dessus ses lunettes.

Lupin remarqua l’énergie du visage, le menton carré, la saillie des os. Les poings étaient velus et massifs, les jambes torses, et il marchait, le dos voûté, en pesant alternativement sur l’une et sur l’autre hanche, ce qui lui donnait un peu l’allure d’un quadrumane. Mais un front énorme, tourmenté, creusé de vallons, hérissé de bosses, surmontait la face.

L’ensemble avait quelque chose de bestial, de répugnant, de sauvage. Lupin se rappela que, à la Chambre, on appelait Daubrecq « l’homme des Bois », et on l’appelait ainsi non pas seulement parce qu’il se tenait à l’écart et ne frayait guère avec ses collègues, mais aussi à cause de son aspect même, de ses façons, de sa démarche, de sa musculature puissante.