Le cadeau de leurs vies - Liv Land - E-Book

Le cadeau de leurs vies E-Book

Liv Land

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Beschreibung

Et si une rencontre sur un quai de métro pouvait tout changer ?
Rien ne prédestinait Charlotte à croiser le chemin de cette tornade blonde qui allait tout à la fois décoiffer ses certitudes, faire vaciller ses priorités et ranimer les braises de ce cœur exsangue dont elle n’entendait plus même les battements.
Angie n’était pas prête pour ce tsunami émotionnel qui allait la délivrer de ses chaînes routinières pour mieux l’enchaîner à ce regard...


À PROPOS DE L'AUTEURE

Les livres, Liv Land est tombée dedans toute petite, se dépêchant d’apprendre à lire pour ne pas avoir à attendre un grand frère pour dévorer...les Astérix. Devenue rapidement plus éclectique, elle pilla la bibliothèque de son père, y compris les livres dans lesquels celui qui gagne n’est pas le gentil... Puis elle s’est mise à griffonner partout des textes, poésies et romans. Des études de droit et un métier passionnant et chronophage ont espacé ses rencontres avec la page blanche.
Depuis 2018, le syndrome est revenu et ne l’a plus quitté avec une nouvelle Zone d’inconfort, puis un roman policier L’ironie du sort et d’autres projets à venir...

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Le cadeau de leurs vies

LIV LAND

Roman

illustration graphique : Graph’L

Image : Adobe Stock

Editions art en mots

À l’amour, qui permet de se dépasser et d’affronter les tempêtes

Liv Land

1 — CHAPITRE 1

Attendant le métro, je sentis quelque chose caresser le bas de mes reins. Mon sang ne fit qu’un tour, et je me retournai main levée, prête à frapper. Je ne vis d’abord que du gris, celui d’une peluche immense, du genre de celles qui trônent en haut des baraques de fêtes foraines et qui ne peuvent jamais être remportées. Il me fallut une seconde pour visualiser, derrière l’animal de coton, sa détentrice.

Occupée à fouiller dans son sac, elle ne se souciait guère des mouvements impulsés au jouet par ses recherches impromptues. Elle se releva enfin, l’œil triomphant, sa carte de transport à la main. Sans savoir pourquoi, je l’avais imaginée adolescente, la silhouette enfantine couplée à la présence du nounours sans doute. Se tenait en fait devant moi une femme blonde, aux cheveux encore humides. Je croisais le regard de ses yeux verts un rien interrogateurs. Je mis un instant de trop à me détourner ou à reprendre pied à en croire son sourire amusé devant ma mine ébahie.

— Vous désirez ? demanda-t-elle d’une voix qui fit courir un frisson le long de mon échine.

— Vous…

La réponse s’était matérialisée dans mon esprit, aussi sûrement que si un tagueur l’avait bombée en lettres d’or.

Je ne la formulai pas bien sûr, mais sentis mes joues s’empourprer. Un regard à mon interlocutrice accentua mon malaise, son sourire cette fois moqueur s’étant encore élargi… Je me vilipendai intérieurement. Qu’est-ce qui déconnait avec moi pour avoir ce genre de pensées déplacées ? Alors oui, cette fille était superbe, mieux elle était craquante. Pas une perfection de magazine de beauté, mais une personne vraie, capable de chercher son titre de transport sans se soucier des autres. Je choisis de lui sourire en retour, après tout elle n’avait pas pu entendre ce qui se jouait dans ma tête, hein. Enfin je l’espérais. Il n’aurait plus manqué que je tombe sur la seule nana télépathe de la capitale.

— Je me demandais pour qui était cette magnifique peluche ?

Elle eut une moue délicieuse, qui fit ressortir le côté ourlé de ses lèvres. Manifestement, qu’elle ait pu ou non suivre le cours exact de mes pensées, elle doutait de la fable que je venais de lui servir. Elle me fixa de façon appuyée puis, constatant que je n’en dirai pas plus, elle souligna :

— Elle pourrait tout simplement être pour moi, non ? Vous me trouvez trop vieille pour jouer… avec des peluches ?

Oups, terrain miné. Que répondre ? Si je disais oui, je serais désagréable en plus que malhonnête. Je jouerais volontiers avec elle. Voilà que je m’égaraisà nouveau et que je laissaispasser beaucoup trop de temps avant de répondre :

— Non, non, pas du tout.

Elle éclata de rire avant de me rassurer, de cette voix qui me caressait littéralement :

— Excusez-moi, je vous taquine. Ce panda presque taille réelle est pour ma nièce. Elle aura dix ans demain. Je viens de traverser toute la ville pour le trouver.

— En tous cas, elle va être ravie. C’est un magnifique spécimen.

— Je trouve aussi.

Elle avait dit ça sur un ton anodin, mais en laissant glisser son regard sur toute mon humble personne. Cette inconnue semblait très joueuse et alors que j’étais d’habitude encline à user de reparties tout aussi percutantes, là, le timbre sensuel de sa voix peut-être me privait de tous mes traits d’humour. Je me haïssais de me sentir aussi guimauve. Je bafouillais plus que je ne formulais :

— Et du coup, vous rentrez chez vous ?

À peine avais-je prononcé cette phrase que je me rendis compte de sa stupidité. Elle marqua sa surprise par un léger silence, puis enchaîna :

— C’est-à-dire que si mon patron me voyait débarquer au taf avec mon compagnon amateur de bambous, il risquerait une attaque.

Eh allez. Je venais de me prendre un taquet, d’ailleurs parfaitement mérité. En plus, elle aurait pu prendre ces propos comme une tentative de drague peu subtile. En même temps, en étant honnête, je ne voulais pas que la rame arrive, qu’elle soit engloutie par la foule de fin d’après-midi, avant d’avoir une chance d’obtenir son 06. En parlant de rame, si je voulais avoir le moindre espoir d’aboutir à ce résultat, il fallait que je recouvre un peu mes moyens. Je pris une longue inspiration et, parvenant pour la première fois depuis notre rencontre à soutenir son regard de chat sauvage, je me lançai :

— Si vous voulez, je peux vous accompagner jusqu’à votre station d’arrivée, nous ne serons pas trop de deux pour gérer votre ami peluche à l’entrée et sortie des rames.

Devant son air surpris, je hasardai :

— N’oublions pas qu’il s’agit d’un animal sauvage.

Non, mais ça n’allait pas, je touchais le fond, moi. Plus nulle comme tentative d’humour, tu meurs. De façon décalée, me revint en mémoire une citation de Colette « L’amour partagé rend idiot, l’amour non partagé rend odieux. » Restait à savoir dans quelle catégorie allait me ranger mon interlocutrice, si tant est qu’elle m’envisageât sous cet angle.

Bienveillante, elle acquiesça sans relever le côté piteux de mes propos :

— OK, mademoiselle, ce sera effectivement appréciable et puis nous pourrons papoter pendant le trajet.

Cool, elle voulait bien échanger avec moi. Mon cœur battit un peu plus fort dans ma poitrine. C’était déjà presque un rendez-vous, enfin à mes yeux. Pour un peu, j’aurais embrassé cette peluche qui nous avait permis cette rencontre. Encombrées de cet étrange cadeau pour un dixième anniversaire, nous voilà entrant dans la rame. Quelques voyageurs, goguenards, se moquaient de nos difficultés à faire passer la bête entre les sièges et les barres de maintien. Pour autant, aucune aide ne nous fut proposée. L’animal enfin assis sur une banquette, nous pûmes souffler. Un peu trop optimistes d’ailleurs puisque la remise en mouvement du métro faillit nous précipiter dans l’allée. Je n’eus que le temps de saisir une barre verticale pour me rétablir. Très mauvaise idée, je m’en aperçus aussitôt, une douleur fulgurante au niveau des côtes flottantes en attestant. Ma grimace n’avait pas échappé à la demoiselle qui, elle, plus chanceuse, avait échoué, à l’issue d’une sorte de cabriole, droit sur les genoux d’un sexagénaire. Ce dernier sembla ravi, au moins avant de croiser le regard de celle qui devait être son épouse. Il repoussa donc la belle aux yeux clairs d’un air faussement outré. Elle se releva et lui jeta un regard reconnaissant, peut-être pour l’amorti dont il lui avait fait bénéficier. Elle se porta à ma hauteur, l’air inquiet :

— Ça va, vous vous êtes fait mal ?

— Non, tout va bien, pas de problème.

Je n’aurais pas dû me réjouir trop tôt car lorsque la rame s’arrêta et que je voulus empoigner à nouveau notre amie la peluche, le seul fait de me pencher en avant me coupa le souffle. Ouch, quoi que je me sois fait, ce n’était pas juste un petit souci. J’enrageais in petto. Je sortais de l’hôpital deux heures avant et voilà que je devrais recommencer les visites chez le médecin, peut-être les soins chez un kinésithérapeute, etc. Ras-le-bol, moi qui ne supportaispas les blouses blanches, dont la tension s’affolaitdès que j’entrais dans le hall d’un cabinet médical. Et tout ça pour quoi ? Pour n’avoir pas voulu laisser sortir de ma vie une demoiselle encombrée de son cadeau. Vaste blague. Sur le quai, elle m’observait sans rien dire. Le moindre mouvement me pliait en deux. La douleur me faisait venir les larmes aux yeux. Il était hors de question de pleurer devant elle. Je serrai les dents comme je pus, le temps de sortir des méandres de ce sous-sol. Arrivée à l’air libre, en essayant de sourire, même si je sentais bien que cela tenait plus du rictus, je lui tendis la peluche en lui murmurant :

— Bien, vous voilà à bon port ou quai, je vous laisse, à bientôt.

Je tournailes talons pour qu’elle ne voiepas mes yeux se remplir de larmes. Putain que ça faisait mal ! Du coup, je n’avais même pas pensé à lui demander un prénom, un nom ou un numéro. Tout ça pour ça. J’étais vraiment dans une sale spirale d’échecs et déconvenues depuis ces trois derniers mois, depuis que ces vertiges avaient débuté. Moi, la tueuse de toute concurrence, la commerciale du mois une fois sur deux, je me retrouvaien arrêt, sur la touche, quasi incapable de me mouvoir sans craindre de voir le monde tourner autour de moi. Les quelques crétins qui pensent que la Terre est ronde étaient loin du compte. Elle n’arrête pas de tourner, dans la rue, dans mon lit, même assise à mon bureau. Je ne souhaite cette sensation à personne. Ne plus rien maîtriser, avoir la sensation que le sol est mouvant, que l’objet pourtant posé sur la table la seconde d’avant est si loin, si inaccessible. Ne pas être sûre de la possibilité de monter cette marche qui refuse de se stabiliser. J’enchaînais depuis les examens médicaux et le traitement commençait à agir. Deux semaines que je n’avais plus eu l’impression d’être montée dans un manège ou de revenir d’une soirée trop arrosée. Le docteur venait de le confirmer lors de mon rendez-vous de ce jour, les marqueurs étaient plutôt rassurants. Restait à passer une IRM pour être sûr de ne négliger aucune pathologie. Et voilà que charmée par une blonde maladroite, je venais à tous les coups de me causer une blessure.

J’entendis, tandis que je montais l’escalier en pleurnichant sur mon sort une cavalcade dans mon dos. Allons bon, des malotrus susceptibles de me faire chuter, il ne manquerait plus que ça. Une voix me détrompa :

— Vous ne pensez tout de même pas vous sauver ainsi.

Cette voix, j’avais beau souffrir le martyre, me caressait, me redonnait foi en la vie. J’en étais déjà addict, elle avait raison. Je m’étais enfuie comme une voleuse, par pur orgueil, pour qu’elle ne me voiepas pleurer. Ça, c’était raté. Elle se porta à ma hauteur et me jeta un regard. Elle ne fit aucune remarque, ce dont je lui fus reconnaissante. Elle continua sur un ton léger, un frisson me parcourut délicieusement, rien qu’à entendre le son de sa voix :

— Vous n’allez pas me refuser le plaisir d’un café ou d’un thé en votre compagnie ?

Comment aurais-je pu refuser ? Je n’en avais en tous cas aucune envie.

Nous étions installés tous les trois au Café de la place de la Gare, la peluche occupant toute la banquette et nous condamnant aux chaises de bistrot vintage, inconfortables, surtout avec un dos en vrac. Elle m’éclaboussa d’un grand sourire avant de déclarer :

— Reprenons les choses de façon plus conventionnelle. Je me présente Angie Nomin, pour vous servir.

Amusée, je répondis sur le même ton protocolaire :

— Enchantée, Charlotte Blaise.

Le charme de cette demoiselle était indéniable, mais chaque mouvement pour tenter de trouver une position supportable ne faisait que réveiller la douleur. Je ne pus réprimer une grimace. Angie l’avait noté et fit tout pour le cacher, mais je détestais cet air affecté, je ne voulais pas qu’elle soit compatissante. Ce n’était pas cette image de moi que je voulais qu’elle puisse avoir. Je n’aurais jamais dû accepter ce thé en sa compagnie. Je fis mine de regarder ma montre avant de m’exclamer :

— Mince, je n’avais pas vu l’heure tourner, je vais devoir y aller.

— Tu as mal, c’est ça.

Je ne me demandais même pas comment elle pouvait le savoir. Vu la douleur qui me lançait en permanence et les grimaces qui en résultaient, il n’était nul besoin d’être médium pour le comprendre. En revanche, le tutoiement et le côté abrupt de cette phrase me désarçonnèrent. Que répondre ? La vérité et me plaindre, face à ces grands yeux verts qui me fixaient, avec une douceur caressante ? Certainement pas ! Mon orgueil, qui n’est certes pas le meilleur des conseillers, me l’interdisait. Je me rebellais donc :

— Non, ce n’est pas ça, j’ai réellement un rendez-vous que j’avais zappé…

Elle ne renchérit pas, se contentant de poser sa main sur mon poignet, alors que je me levais déjà en murmurant :

— OK, on le boira un autre jour ce thé, je te raccompagne chez toi.

Non, mais pour qui se prenait-elle ? Pour mon ange gardien ? Je ne tenais pas à rester plus longtemps en sa présence, mes larmes n’allaient pas tarder à couler malgré toute la volonté mise à les retenir. Rien que le fait de m’être relevée m’avait fait ressentir comme un coup de poignard entre les côtes. Je déclinais son offre :

— C’est très gentil de ta part, mais je devrais pouvoir me débrouiller.

Elle haussa les épaules en se rasseyant, comme pour bien montrer qu’elle avait compris le message. Elle farfouilla dans son sac, décidément une manie et en sortit un petit calepin. Je n’avais pas encore ramassé mon sac, posé à terre et qui nécessita de ma part une posture délicate pour me baisser sans aggraver la douleur. Elle me remit un bout de papier plié presque d’autorité dans la poche de ma veste en soufflant :

— Tu regarderas ce que j’ai écrit plus tard.

2 — CHAPITRE 2

Elle profita de ma surprise pour déposer un bisou sur ma joue avant de se rasseoir et de s’absorber dans la consultation de son téléphone portable. Cette fille était vraiment surprenante. Je quittais donc le bar, en marchant lentement et en serrant les dents. Heureusement, je n’étais pas très loin de mon appartement. J’eus à peine le temps d’en ouvrir la porte que mon colocataire se précipita vers moi. Sentant instantanément que quelque chose n’allait pas, Flocky, mon superbe chat roux et blanc ne se frotta pas à mes jambes, ce dont je lui sus gré. Il n’aurait plus manqué qu’une chute pour compléter le tableau. Je me contorsionnais comme je pus pour me déshabiller avant de me glisser sous une douche chaude, en espérant qu’elle puisse soulager ce qui pouvait n’être qu’une contracture. Malheureusement, cela n’eut qu’un effet modéré. Les anti-inflammatoires, décidément mes amis, me faisaient de l’œil sur la table de chevet. Je grimaçais. Bien sûr, il allait falloir en passer par là, mais je savais l’impact dévastateur sur mon estomac de la prise de ces médicaments. La Lamaline n’avait pas cet effet, mais le pharmacien avait refusé de m’en redonner, mon ordonnance étant expirée. Pour éviter un ulcère, je décidai de cuisiner un plat de pâtes. Debout, enfin pliée devant la gazinière, je rêvassais à la rencontre de cette fin d’après-midi, souriant malgré moi en revisualisant la scène avec cette immense peluche. Soudain, je repensais à ce morceau de papier qu’elle m’avait remis. Où avais-je bien pu le fourrer ? La poche de ma veste tout bêtement, là où elle l’avait elle-même glissé. Je dépliai le message, m’attendant à y lire un numéro de téléphone. Eh bien non, tout au contraire, juste une adresse, celle d’une clinique vétérinaire et un petit mot posé à côté, si tu veux me revoir…

Mes mains se mirent à trembler. Malgré le caractère calamiteux de notre première et d’ailleurs unique rencontre, elle voulait bien que je la contacte à nouveau. Oui, mais comment la relancer ? D’un coup, ma douleur se réveilla, sans que je puisse comprendre le lien de cause à effet.

Je n’avais toujours pas le numéro de téléphone de la demoiselle et pourtant une furieuse envie d’entendre cette voix qui jouait une mélopée sur les cordes de mon cœur. Flocky miaula soudain, comme s’il comprenait mon trouble. Cet animal était plus proche de moi qu’aucun autre être vivant. Je lui souris en lui caressant la tête puis, en lui grattant l’arrière du cou, je lui chuchotai:

— Tu le sais toi, tu as compris que cette fille me trouble. Oui, je sais, tu penses que je n’ai aucune chance. Qui voudrait d’une malade, d’une femme en permanence dans les couloirs des hôpitaux ?

Sûrement pas cette jeune femme alerte, certes un peu brouillonne, mais qui dévore la vie à pleines dents.

Je soupirais et Flocky, véritable éponge émotionnelle, arrêta aussitôt le diesel qu’il avait mis en marche. Je le rassurai d’une caresse, même si je ne l’étais pas moi-même. La nuit se passa sans guère de douleur, ma médication sauvage ayant fait effet.

Il est vrai que ces pilules avaient le mérite de m’anesthésier, et m’empêchaient par la même de me poser les sempiternelles questions sur la situation et le désert de Gobi de ma vie affective. Depuis quand n’avais-je plus vibré ? Presque trop loin pour m’en souvenir. Et après ? Les relations humaines étaient par trop décevantes, irritantes et se finissaient toujours de la même manière : « c’était sympa, mais tu vois bien qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde ».

Quel imbécile déjà avait prétendu que l’amour, c’est regarder ensemble dans une seule direction. Quelle connerie ! Isabelle et moi l’avions fait sur cette terrasse, devant cette magnifique plage de sable fin. Le temps était idéal. Nous étions en week-end, nous avions fait l’amour toute la nuit précédente au risque d’importuner les voisins de cet hôtel. Et là, nous prenions l’apéro tranquillement installées à contempler les ressacs de l’océan sur les rochers des Sables-d’Olonne en ce chouette début de soirée, après une après-midi de jeux dans les vagues. C’est là qu’Isabelle l’avait vue pour la première fois. Je n’en sus rien à ce moment-là et elle non plus, mais notre histoire allait se déliter à compter du passage de cette rousse incendiaire. Depuis le temps qu’elle s’enthousiasmait et m’énervait sur le physique de ces filles aux cheveux couleur de feu et aux yeux verts, j’aurais dû prendre conscience du danger, moi qui suis une petite brune d’à peine un mètre cinquante façon hispanique avec des yeux couleur châtaigne. L’amour rend aveugle et le mariage rend la vue, selon le dicton. Nous n’avions jamais envisagé de convoler, en tout cas, moi. Je suis résolument opposée à apposer mon nom au bas d’un document qui me ficèlerait à un autre être humain jusqu’à la fin de mes jours. Je préfère nettement ne rester que parce que je l’ai décidé. En l’occurrence, je serais bien encore avec Isabelle si l’autre rousse ne lui avait pas sorti le grand jeu. Je ne suis pas spécialement conventionnelle, mais le ménage à trois ne m’a pas paru une bonne option. De toute façon, elles ne me l’ont pas proposé. Je me rappelle encore la dernière phrase de ma future ex-compagne :

— Tu sais, ça n’a rien à voir avec toi, je n’ai rien à te reprocher, c’est juste…

Elle ne termina pas son propos et c’était tout aussi bien comme ça. Pas à voir avec moi quand elle me plaquait. Elle était sérieuse ou bien…

Ce matin, ces images pourtant vieilles de près de deux ans me revenaient en boucle. Je croyais pourtant les avoir digérées, alors quoi ? La rencontre de cette demoiselle prénommée Angie, comme une de mes chansons préférées, y était sûrement pour quelque chose. Il fallait avant tout que je réussisse à me lever. Allongée, je n’avais plus mal. Le premier pas hors du lit me permit de réaliser que non seulement cette saloperie de côté me faisait un mal de chien, mais en plus, les murs de la chambre entamèrent une danse légère et chaloupée. Et allez, c’était reparti comme en 40 !

***

Je déposai la peluche sur la table de la salle à manger, croisant au passage le regard ironique de Valérie qui ne résista pas :

— Tu n’as pas trouvé plus gros, comme cadeau ?

Je me contentaide hausser les épaules, ne m’abaissant pas à répondre à sa sarcastique provocation. Je préféraiun moins polémique :

— J’ai passé une bonne journée, je te remercie. Et toi ?

— Euh oui, merci enfin le train-train habituel.

Je retins un soupir. C’était bien le problème, notre histoire prenait l’air d’une rengaine sans aspérités. Enfin, je le ressentais ainsi. Nous nous aimions toujours, plus qu’hier et moins que demain pas sûr, mais les douze ans écoulés n’avaient pas effrité les sentiments. La routine, en revanche, m’était dure à vivre. Je repensais à nos emballements des débuts et ne pus m’empêcher de soupirer. Peut-être étais-je trop idéaliste…

Pourtant ce n’était pas mon imagination, nous n’avions que des discussions presque sans affect, des façons de nous parler un peu sans égards. Même nos rapprochements le soir dans le lit avaient des airs de rendez-vous programmés entre deux obligations.

Il était temps de préparer le repas du soir.

Entrant dans la cuisine, je ne pus que constater que la table était mise et qu’une casserole chauffait sur la plaque à induction. Le plat embaumait et à cette odeur, mon estomac se mit à se manifester. Il est vrai que, prise par un emploi du temps chargé, j’avais négligé de faire une pause méridienne.

Le repas avalé, je m’occupais de débarrasser et de mettre la vaisselle dans la machine. Valérie était déjà allongée dans notre chambre avec son portable, occupée à visionner des séries ou de vieilles émissions. Passant l’éponge sur la table, je me demandais comment emballer mon conséquent présent pour ma nièce. Je souriais d’avance en imaginant sa tête en le découvrant. Par association d’idées, je repensais à cette curieuse femme du métro dont les yeux m’avaient tellement amusée. Ce regard était si présent qu’il m’avait paru dans un premier temps lire en moi. Puis bizarrement, elle avait paru perdre toute contenance. Troublée, elle était craquante et j’aurais eu envie de la rassurer. Pourquoi avais-je choisi de la taquiner alors qu’elle tentait maladroitement de poursuivre notre échange ? Par habitude, par jeu ou plus sûrement parce qu’elle n’en était que plus attirante quand elle bafouillait et rosissait de gêne. Eh, mais ça n’allait pas moi ! Cette femme n’était pas du tout mon style. Je les ai toujours préférées nettement plus sportives, affûtées, et son embonpoint ne pouvait m’échapper. Et puis de toute façon, j’étais mariée ou tout comme. La bague qui ornait mon annulaire gauche, sauf quand je travaillais, était la preuve de cet engagement et je n’étais pas frivole. Alors quoi ? Un jeu cruel ? Une manière de sortir d’un quotidien trop ennuyeux ? Quelle importance ! La demoiselle s’était faitmal, j’avais insisté pour l’aider, mais elle avait décliné mon offre. Alors même si elle connaissait mon nom et désormais mon lieu de travail, j’étais sûre de ne jamais la revoir. Dommage… Pourquoi cette pensée ? Peut-être parce que cette lumière dans ses yeux avait éveillé en moi une pâle clarté, l’envie de savoir ce qui se cachait derrière ce trouble. Je me servis un autre verre de vin que je bus doucement en rêvassant. Bientôt les vacances… peut-être l’occasion de raccommoder notre couple, de revenir plus fortes, à nouveau soudées. L’avenir nous le dirait. Après tout, nous nous aimions encore, enfin je voulais le croire et si nos délires des premiers mois s’avéraient de lointains souvenirs, notre complicité existait encore, à en prendre des fous rires au mauvais moment. Je pris une douche bienfaisante avant de me glisser silencieusement dans le lit, en faisant attention de ne pas réveiller Valérie. Elle dut s’en apercevoir dans son sommeil puisqu’elle se retourna, plaçant son bras autour de ma taille dans un léger grognement.

***

Caroline, mon médecin traitant et accessoirement mon amie depuis, ben depuis toujours en fait, m’auscultait en prenant tout son temps et en m’interrogeant sans en avoir l’air :

— Et tu t’es fait ça comment déjà ?

— Je te l’ai raconté…

Bizarrement, son silence me parut particulier et au risque d’aggraver mes douleurs, je me tournais vers elle et rencontrais deux yeux goguenards. À la limite du fou rire, la copine, même pas le réflexe charitable de tenter de dissimuler son hilarité.

— Et ça va ? Tu n’es pas obligée de te payer ma tête en prime !

— Désolée, mais je t’imagine en train de soulever l’animal. C’est lourd, un panda !

Elle éclata de rire malgré l’air renfrogné que je lui présentais.

— Allez, ne fais pas la trogne, je te taquine et puis je suis presque sûre que le tour de rein que tu t’es fait est plus en lien avec la propriétaire de la bête qu’avec cette brave peluche.

Décidément, aujourd’hui elle était en veine de sarcasmes. Bien ma chance ! Elle dut sentir que ma cote de patience se muait en cote d’alerte, car elle préféra changer de sujet :

— Et tes amours d’ailleurs, elles en sont où ?

— Ah ben comme tu vois, hier je mettais la fièvre sur la piste du Macumba et j’y retourne ce soir.

Elle me fixa d’un œil incrédule avant de hausser les épaules :

— Tu es bête, et moi qui aifailli te croire…

— Ben voyons. Remarque avec une paire de cannes canadiennes, j’aurais pu lancer une mode.

Elle sourit à ma boutade et j’évitais de bouger désormais pour qu’elle puisse finir de m’ausculter et me livrer son diagnostic. Elle grimaça ce qui ne me sembla pas des meilleurs augures avant de déclarer :

— Alors voilà, tu t’es bel et bien froissé un muscle et de très belle façon. Il va te falloir du repos, du repos et encore du repos. Ensuite, je te prescris dix séances de kiné. On refera le point dans quinze jours.

— Et tu ne me prescris pas d’antidouleurs comme l’autre fois, tu sais la Lamaline ?

Elle soupira :

— Tu sais ce que je t’ai dit sur ces médicaments, il n’y a pas que pour tes vertiges que ce n’est pas conseillé.

Je ne répondis pas. Nous savions parfaitement toutes les deux ce qu’elle entendait par là. Après lui avoir demandé des nouvelles de sa petite famille, je la quittai un peu plus rassurée qu’en arrivant. Ce n’était finalement qu’une déchirure musculaire. Un peu de tranquillité, un rien de manipulation par mon kiné, qui, à ce rythme-là, pourrait baptiser sa piscine de mon prénom !

Je n’avais pas eu droit, cette fois, à mes gentilles pilules, tant pis je ferai sans.

Rentrant chez moi, je m’arrêtais à la petite supérette du coin de la rue et choisis une bonne bouteille de Montagne Saint-Émilion. On verrait bien si après trois verres, la douleur aurait la même tête. J’ignorais superbement la petite voix de la raison qui me soufflait que l’alcool, fût-il le fruit de la vigne, n’était pas idéal pour prévenir les vertiges. J’attrapais en même temps une boîte pour le félin qui me tenait lieu de confident. À ce propos, arrivait le moment de son contrôle annuel. Par association d’idées, je repensais à cette femme énigmatique, Angie qui ressemblait à une petite poupée angélique, et qui pourtant était presque plus taquine que mon amie Caroline, ce qui relevait de la prouesse.

Cette fripouille de Flocky se frotta contre mes jambes, dès que j’eus mis un pied dans la cuisine. Heureusement que j’avais pensé à son repas. Ce n’est que là que je réagis que je n’avais moi que le choix entre une pizza à sortir du congélateur ou une assiette de pâtes de la veille ou de l’avant-veille, je ne sais plus, mais qui semblaient encore parfaitement comestibles. Encore une soirée d’anthologie, quelle fête ! Encore heureux que je puisse l’accompagner d’un ou deux verres. Bizarrement, le repas fini et la bouteille presque également, je me mis en tête d’effectuer une recherche internet sur la belle Angie. Pas difficile à trouver, le site de la clinique vétérinaire comportait les photographies et une biographie des intervenants. Elle était là, belle à crever dans cette blouse de travail qui aurait condamné n’importe qui d’autre à la médiocrité et à une apparence terne. Je ricanais seule devant mon écran, dérangeant dans le même mouvement Flocky qui, comme chaque fois que je m’asseyais au bureau, s’était lové sur mes genoux. Je le prenais à témoin, de toute façon, je n’en avais pas d’autres sous la main :

— Tu es d’accord, Flocky, elle est belle, non mieux, elle est…

D’un coup, les mots me manquaient. Mon chat me regardait un peu surpris, en arrêtant même pour un temps ses sempiternels miaulements. Je soupirai, cette femme était effectivement très belle, trop belle même. Comment pourrais-je lui plaire, moi et mes kilos en trop, si fracassée par mon passé, au sens propre du terme d’ailleurs ?

Si j’osais à nouveau la contacter, elle me répondrait sûrement de façon professionnelle, mais rien de plus. Et pourtant ce regard ironique posé sur moi, cet air de ne pas y toucher en plantant des banderilles dans mon cœur à nu, putain que je pouvais être stupide ! Je revoyais ses yeux presque translucides fixés sur moi, un éclat particulier les habitant. Je souris en me servant un nouveau verre de vin. À quoi bon après tout ? Je prendrais rendez-vous avec son cabinet de vétérinaire certes, mais ce serait tout et j’espérais vraiment que le professionnel disponible soit un autre qu’elle.

3 — CHAPITRE 3

Tiens, un nouveau patient, ce matin. Un chat nommé comment déjà… Ah oui Flocky, je souriais en y songeant. Des bizarreries de prénoms d’enfants, les habitudes avaient naturellement dérivé aux curiosités concernant les animaux, à des divinités grecques en passant par tout ce qui pouvait leur traverser l’esprit. Je préparais mon cabinet, vérifiant que chaque ustensile était à sa place, désinfecté. Après deux entretiens de routine avec vaccination de rappel pour deux patients habituels, l’un Gaspard, un petit chien qui avait un souci, l’un de ses testicules n’étant pas descendu, puis une chienne de sept ans, brave comme tout qui me léchait la main malgré la piqûre. Voilà qu’était annoncé le petit nouveau, Flocky, un chat. Il était dans une petite caisse, dans le couloir. Il n’y avait personne alentour. Je ne comprenais rien, ce chat et sa caisse de transport ne s’étaient tout de même pas matérialisés ici sans intervention humaine. Je fronçai les sourcils avant d’entendre la chasse d’eau des toilettes, situées juste la porte d’à côté. J’attendis, plantée près du chat que son propriétaire daigne se montrer. La porte s’ouvrit et j’hallucinai en reconnaissant la femme du métro, cette Charlotte qui s’était éclipsée, refusant mon aide huit jours auparavant. En lui souriant, je lançai :

— Bonjour. Stressée d’emmener son bébé pour la piqûre.

— Bonjour, non des problèmes de santé.

Je me trouvai très bête d’avoir plaisanté sur son passage aux sanitaires. En la regardant plus attentivement, il me sembla en effet que Charlotte était très pâle. Je n’aimais pas la voir dans cet état et dus me retenir et me rappeler que j’étais dans mon cabinet, dans une posture professionnelle pour ne pas poser ma main sur le bras de Charlotte. Du coup, embarrassée, je ne sus que bredouiller :

— Venez dans mon bureau, je vais ausculter votre fauve.

Charlotte attrapa la caisse miaulante et remuante et me suivit dans la salle d’examen. Une fois sorti de sa cage exiguë, Flocky parut tout disposé à se laisser palper, peser, mesurer. Je me fis la réflexion que ce félin présentait une santé enviable, pas comme sa maîtresse qui paraissait beaucoup plus mal en point.

Je fis le rappel du vaccin de Flocky qui ne sembla pas même sentir l’aiguille. Zen, ce chat. Charlotte quant à elle regardait ses chaussures et ne répondait guère que par monosyllabes. Je n’y comprenais rien, notre première rencontre s’était plutôt bien déroulée. Bien sûr, il ne m’avait pas échappé que la jeune femme s’était blessée, mais si elle n’avait pas eu envie de se remémorer cet épisode, pourquoi diable était-elle venue en consultation chez moi ?

Elle releva les yeux vers moi, son regard était si chaud, si tendre et avec cette lueur qui m’avait déjà tellement troublée la première fois. Je me sentis me liquéfier sous cette soudaine attention, perdant tous mes moyens. Tentant une dérobade, je lui déclarai :

— Et voilà un chat bon pour le service !

Voyant qu’elle ne rétorquait pas, je tentai de meubler :

— Une petite piqûre ferait plaisir à la demoiselle ?

Ses yeux plantés dans les miens, elle eut cette formule curieuse, à peine murmurée d’une voix qui me fit pourtant gagner quelques degrés :

— On devait aller le boire, ce thé ou ce café ?

Interdite, je ne sus d’abord quoi répondre. Prenant ce silence pour un refus, elle récupéra sans un mot la caisse de son chat, puis tourna les talons. La main déjà appuyée sur la poignée de la porte, elle se retourna et sa phrase, pourtant prononcée d’une voix douce me fit l’effet d’une claque :

— J’aurais dû m’en douter. Excusez-moi de vous avoir importunée. Je réglerai la consultation auprès du secrétariat.

Je restais bêtement sans réaction et je ne réussis à sortir de ma catatonie qu’en l’entendant dire au revoir à mon assistante. Là, enfin, je sortis de la torpeur et me précipitai en direction du parking. Rien, elle n’était nulle part. J’eus soudain une illumination. Notre première rencontre s’était déroulée dans les couloirs du métro. Elle était forcément venue par la ligne 5, je me mis à dévaler l’escalier. Arrivée sur le quai, je me maudissai de ne pas avoir su ou pu lui répondre. Quelle imbécile ! Je ne comprenais pas pourquoi en plus. Il n’y avait rien d’engageant dans sa proposition d’aller boire un verre. Rien d’engageant, tu plaisantes, me rétorqua mon esprit farceur, dans sa question peut-être, mais dans le regard de braise qui l’avait accompagnée. Je faillis répondre à haute voix à moi-même tout en fulminant de ne pas trouver par où avait pu disparaître Charlotte. Puis soudain je l’aperçus, presque dissimulée derrière un pilier de cette station. Elle avait posé la caisse à ses pieds. Elle était adossée à ce pan de mur, presque assise sur ses talons. Je la rejoignis en quelques enjambées. J’étais à deux mètres d’elle, mais elle ne m’avait toujours pas vue, plongée dans ses pensées. Ses yeux noisette étaient brillants, trop. Je ne savais plus s’il était judicieux de me signaler, là maintenant. Après un ou deux pas de recul, presque de fuite, je me ressaisis. Je n’allais pas la laisser partir comme ça, pensant que je ne voulais pas la revoir. Je m’accroupis devant Charlotte et lui saisis doucement la main. Elle releva vers moi, un regard perdu, noyé de larmes, mais, sans doute par orgueil, elle se redressa d’un geste, sans toutefois repousser ma main. Je me jetaià l’eau :

— Tu n’aurais pas dû filer ainsi. Ta question m’a surprise, mais bien sûr qu’on va aller le boire, ce thé ou ce café.

Son regard mit quelques secondes à passer d’une nuit pluvieuse à un parterre d’étoiles sur la Voie lactée.Elle se détourna pour effacer de sa manche les traces sur son visage. Quand elle me fit à nouveau face, elle lança :

— Super, alors quel jour dit-on ?

***

Je rentrai chez moi, comme montée sur des coussins d’air. Elle avait dit oui. J’avais d’abord pensé qu’une fois de plus, le destin farceur m’avait trompée, qu’elle ne m’avait pas montré un intérêt particulier, étant juste gentille. Il m’avait fallu rassembler tout mon courage pour lui demander un rendez-vous à la fin de l’examen de Flocky. Son silence ! Son silence à ce moment-là avait claqué plus cinglant qu’un refus. Pourtant, contre toute attente, elle m’avait rattrapée dans ma fuite. Le rendez-vous était fixé, le vendredi soir suivant à 18h, au Café de la place. Je volais en remontant ma rue. Flocky ne pesait même rien au bout de mon bras, dans son inconfortable caisse. À peine arrivée dans mon salon, je relâchaimon fauve qui se précipita vers son bol de croquettes. Un sourire que je devinais niait inscrit sur mon visage, je repartis faire quelques courses. Prise soudain et inexplicablement d’une envie de cuisiner, je me précipitai au marché et revins chargée comme un bossu. Mon panier débordait, j’avais encore acheté de quoi nourrir un régiment. Pas grave, je concocteraisdes plats pour toute la semaine à venir. Vive le congélateur !

***

Non, mais ça n’allait pas bien, ma tête. Quelle idée ! Lui avoir couru après pour qu’elle ne se méprenne pas et pour ne pas imaginer ses beaux yeux noisette virer au ciel de pluie passe encore. Mais alors, accepter, pire lui proposer un rencard, il n’y avait pas d’autre mot, n’importe quoi. J’avais entendu les mots sortir de ma bouche, presque à l’insu de mon plein gré :

— Vendredi 18h au Café, à côté de la mairie, ça te dirait ?

Son regard m’avait répondu avant que ses lèvres n’aient le temps de formuler le moindre mot. Un regard si brûlant, incandescent qui avait causé une onde de chaleur le long de mon dos. Charlotte avait souri, comme une enfant à qui on promettrait un séjour à Disney. Elle rayonnait quand elle souriait ainsi. Cela me causait des frissons et une irrépressible envie de la prendre dans mes bras. Heureusement, mon instinct ou les convenances, peu importe, avaient su m’en empêcher. Charlotte avait seulement répondu :

— OK, j’y serai.

Et elle avait aussitôt disparu, aspirée par un couloir du métro, sans ajouter un mot, dans les secondes qui avaient suivi. Là, rentrée chez moi, enfin chez nous, je me demandais encore ce qui m’avait pris. En plus, je n’avais même pas vérifié mon planning. Mes consultations se terminaient les vendredis à dix-sept heures. Cependant, au niveau de notre agenda commun à Valérie et à moi, je n’en savais strictement rien. Il était tout à fait possible qu’elle ait accepté, en notre nom à toutes les deux et sans m’en parler, un repas entre amis ou un apéro. Comment pourrais-je justifier une indisponibilité à compter de dix-huit heures ? En plus, j’ai toujours détesté mentir. Dans quelle panade m’étais-je fourrée ? Et pour quelle obscure raison ? À ce moment de ma réflexion, une sorte de flash m’aveugla : les yeux de Charlotte, si grands, si enfantins, si… oh, faut que je me calme, moi