Le cercle des anciens détenus anonymes - Sylvia De Jésus - E-Book

Le cercle des anciens détenus anonymes E-Book

Sylvia De Jésus

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Beschreibung

Lorsque Frédéric Legras recouvre sa liberté après un passage derrière les barreaux à Toulouse, c’est auprès du cercle des anciens détenus anonymes qu’il trouve aide et réconfort. Pour se reconstruire, il va devoir accepter l’idée qu’il n’est pour rien dans la disparition tragique de ses proches. Ainsi, les membres de ce cercle vont rapidement devenir pour lui une seconde famille. Mais les démons du passé rôdent, tel Mike son ex codétenu qui le contraint à honorer un pacte scellé lors de son séjour sous les verrous.

Un panel de personnages hauts en couleur, des histoires de vie savamment imbriquées. Digne d’un véritable scénario de cinéma, servi par une écriture espiègle et un style un brin décalé. Un régal !

À PROPOS DE L'AUTEURE

Sylvia De Jésus est originaire des Pyrénées Orientales où elle exerce la profession d'aide soignante. Il s'agit là de son second roman, après A Prats, Evy a disparu, un polar publié en 2003.

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Crédits photographiques couverture :

Réalisation couverture Terres de l’Ouest Editions à partir de photos Adobe stock : © oliver0212

Tous droits réservés©Editions Terres de l’Ouesthttp://www.terresdelouest-editions.fremail : [email protected] papier : 979-10-97150-32-7

Le cercle des anciens détenus anonymes

De Sylvia de jésus

Toulouse 10 Septembre 2000 Cercle des anciens détenus anonymes

« Le coup, il ne l’a pas vu venir. La voiture non plus… S’il l’avait vue, il se serait poussé, forcément ! Ce n’était pas de ma faute. On avait dit qu’on ferait comme ça, c’était le jeu… »

Au lieu de ça, j’avais l’eau qui coulait sur mes yeux, mes cils étaient comme de vieux essuie-glaces à l’agonie. Ce liquide gelé me gênait plus que les menottes autour de mes poignets.

Les gyrophares des pompiers, la pluie, toute cette pluie et l’orage avec les éclairs des photographes un peu journalistes, un peu amateurs… Puis les questions que me posaient les hommes en bleu de la gendarmerie.

Notre plan était pourtant simple. La voiture, Maurice ne l’avait pas vue venir, c’était tout !

L’haleine du moustachu aux dents jaunes fumeuses de cigarillos m’empêchait de me concentrer. Chaque mot qu’il articulait près de mon visage me faisait l’effet d’une station d’épuration se déversant dans mes narines. Alors je me mettais en apnée. Dans mon crâne, des millions d’images comme celles des vieux albums photo que nous regardions dans le grenier les jours de pluie, des jours comme celui-là…

À cet instant, j’aurais tout fait pour revenir en arrière, pour sentir à nouveau l’odeur de poussière qui se dégageait de ces vieux livres, mélangée à celle de la naphtaline imprégnée dans les costumes du dimanche de ces gens sur les photos, ceux qui n’existaient plus.

« Regardez-moi quand je vous parle ! »

Mes yeux refusaient de se poser sur le moustachu, son haleine fétide me paralysait. Il fallait que je fuie, que je remonte le temps, que je m’échappe de cet enfer, alors je me suis réfugié dans ma tête, le seul endroit où il ne pouvait pas m’atteindre. Je me voyais petit, avec les dents en moins, j’étais un pirate en quête de trésors qui n’attendaient que moi. Soudain, je me suis dit que si le type continuait à me parler trop près, j’allais m’arrêter de respirer jusqu’à ce que je meure, un peu comme quand j’étais gamin. Le moustachu ne concevait pas que je ne puisse pas comprendre ce qu’il me disait. Alors, il me parlait plus fort et plus près encore, mais je n’étais pas sourd… je ne comprenais pas, c’est tout. Tout à coup, une douleur sur mes mollets. J’eus à peine le temps de réaliser ce qui venait de se passer qu’un rictus de fierté se dessinait sur le visage du gendarme. Je tombai alors à genoux. Je voulais mettre mes mains sur mon visage pour sécher mes larmes, mais les menottes m’empêchaient de bouger. À ce moment-là, j’aurais aimé avoir les yeux dans le dos pour pouvoir les cacher, pour dissimuler ma stupeur, mon incompréhension et ma souffrance. Le gendarme avait sa matraque dans la main, celle qui venait de s’abattre sur ma chair, il m’avait cassé quelque chose… Je ne savais pas quoi encore. Une femme avec d’énormes seins sous son uniforme s’approcha. Elle avait du mal à se déplacer dans son pantalon bleu trop serré sur ses cuisses de cheval de trait. Au fur et à mesure qu’elle avançait, je l’imaginais en culbuto. J’entendais son souffle et reniflais son odeur de transpiration mêlée à celle du lait caillé collé sur son taille quarante-huit. Les sourcils agacés, elle s’approcha de moi doucement, comme si elle voulait être gentille, comme si elle savait que ce n’était pas de ma faute, comme si elle savait que ce n’était qu’un jeu.

En attendant, il était dans le sac plastique, il avait même une fermeture éclair, le sac…

Le moustachu me releva violemment la tête en tirant fort sur mes cheveux, je perçus à nouveau une douleur terrible dans la nuque, une déchirure et un grand crac dans ma colonne. Je m’écroulais par terre, les menottes dans le dos, le visage dans la boue et les cris stridents du flic dans mes oreilles. La grosse policière se pencha sur moi et me dit de regarder ce que j’avais fait… Les corps inanimés de Ricky et Mady gisaient à quelques mètres de moi.

Une femme pleurait dans les bras de son mari. C’était probablement quelqu’un qui les aimait très fort, sinon, pourquoi pleurait-elle ? Elle n’était pas blessée et ne semblait pas avoir mal quelque part… ça devait être la peine qui la mettait dans cet état… J’ai compris un jour que ça pouvait faire ça. À ce moment-là, je réalisai à quel point l’être humain était étrange et fascinant à la fois.

Richy et Mady ne pleuraient pas eux, ils ne disaient rien… Ils ne bougeaient pas, pour une fois. Je ne les supportais pas de toute façon. Ils étaient agressifs avec leurs dents pointues et leur façon d’aboyer. Non, je ne les aimais vraiment pas.

Lorsque le moustachu me souleva, la douleur sur ma colonne fut insupportable, les larmes roulèrent alors sur mes joues. Il m’avait cassé quelque chose, c’était sûr.

« Fais attention ! Il se pisse dessus cet « hijo de puta », cria la grosse en uniforme. »

Le gendarme écœuré me laissa tomber par terre. Mon crâne percuta violemment le goudron, ma vision se brouilla instantanément. Quelques instants après, les flashs cessèrent de crépiter, les journalistes ne bougeaient plus, le silence était devenu assourdissant. La pluie continuait à tomber, je ne sentais plus les gouttes… Je n’avais plus froid, plus faim, plus mal… Peut-être même que si j’arrêtais de respirer je ne mourrais pas, pensais-je lorsque mes yeux se fermèrent.

Invincible, c’est ce que je croyais être jusqu’à ce que le toubib de l’hôpital m’annonce que j’avais les deux jambes brisées et trois côtes cassées.

Le moustachu et son culbuto m'avaient bien arrangé. Pourtant, tout ça n'était qu'un jeu qui avait mal tourné. Je repensais aux regards médusés des gens, à ceux qui avaient assisté à la scène et qui n'avaient rien fait.

« La voiture, ils ne l'ont pas vu venir, c'est tout. »

C’est ce que j’ai dit au gendarme qui est venu me voir dans ma chambre d’hôpital quand j’étais plâtré de la taille aux orteils.

— Merci Fréderiiiiic !

Ils disent ça tous en cœur à la fin de chaque réunion. Ici, les gens sont assis en cercle. Au centre, il y a une grosse clé. Celui qui veut parler doit la prendre dans ses mains. Lorsqu’il a fini, il la confie à un autre. C’est une thérapie de groupe, mais eux, ils ne sont pas comme moi, ou alors, c’est moi qui ne suis pas comme eux. Je ne sais pas. Ce que j’aime, ce sont les beignets et le café servis à la fin de chaque rencontre.

Toulouse Centre pénitentiaire Cellule 451 Deux ans plus tôt

— Tu sais ce qu’on fait aux mecs comme toi, ici ? me demanda l’autre.

— Non, je ne sais pas.

— On leur apprend les bonnes manières, face de craie.

Mon voisin me parlait tout en se touchant le sexe devant un magazine.

Je restais allongé sur mon lit et sentais les vibrations que faisait le grand type noir sur la couchette du haut. Il pouvait faire ça jusqu’à quatre fois par jour. Quand il ne se touchait pas, il faisait des pompes en me regardant de façon étrange. Des fois, je voyais ses veines se dessiner sur son front et les gouttes de sueur ruisseler entre ses sourcils épilés.

Toulouse 28 Octobre 2000 Cercle des anciens détenus anonymes

Fréderic Legras, c’est ainsi que je m’appelle. Je viens d’avoir trente-huit ans et j’habite rue du Périgord au centre de Toulouse, au quatrième étage d’un de ces immeubles roses, côté cour. J’ai un balcon avec un barbecue et deux chaises longues dont l’une a un pied cassé et l’autre un seul accoudoir qui tient. On les avait eus en promo et on s’était dit que c’était quand même bien de les mettre en décoration. Il y a aussi une table avec un plateau en verre où « il ne faut rien poser dessus parce que ça laisse des traces ». Deux nains de jardin sont plantés dans des bacs à fleurs, mais ça pousse pas bien les nains, ils n’ont pas grossi depuis qu’ils sont là. Planter des fleurs, ce n’était pas possible, parce que « ça salit la terrasse quand on arrose et qu’il y a plein de terre partout et que c’est toujours les mêmes qui nettoient ». Sur la rambarde, un père Noël acheté dans un magasin discount se balance au gré des courants d’air depuis les dernières fêtes, il doit y avoir trois ans. Il était là avant moi. Il a son sourire délavé figé sur son visage joufflu. Il aime regarder les rideaux en dentelle de ma cuisine et admire les autocollants en forme de fleurs collés aux fenêtres du salon. « C’est pour pas que les mouches salissent les vitres », disait l’autre. C’est vrai que c’est efficace, quand on enlève l’autocollant, il n’y a pas d’excréments dessous. Ma femme Raymonde m’a quitté il y a six mois, juste quelques jours avant ma sortie de prison. Elle est partie après m’avoir avoué que notre fils Willy n’était pas le mien et qu’elle était tombée amoureuse de Boris le boucher, maître incontesté dans la fabrication des chipolatas et merguez. Je crois même qu’il participe à des concours de sculpture sur chair à saucisse ou quelque chose du genre. Dans le camion de déménagement, Raymonde a pris notre fils qui n’était pas le mien, les meubles qui étaient les nôtres mais qu’elle ne pouvait pas laisser car elle n’avait pas de sous pour s’en acheter d’autres, ainsi que Malo le chat, un être aussi productif et utile que mon beau père. Je ne l’aimais pas de toute façon, il avait cette manière si particulière de me regarder, un peu comme s’il était au cirque… quand le numéro était nul. L’appartement s’est vidé sans que je m’en aperçoive. Quand je suis revenu un matin, il n’y avait plus rien sauf la facture des déménageurs épinglée sur la porte des toilettes.

— Merci Frédériiiiic !

Déjà la clé tournait et un autre dont j’ignorais le nom commençait à parler de lui.

Toulouse Centre pénitentiaire Cellule 451 Deux ans plus tôt

Je viens de passer deux jours à l’infirmerie à cause des migraines dans ma tête. Depuis que je suis petit, j’ai des douleurs très fortes, comme si quelqu’un cassait toutes les cloisons de mon cerveau avec un marteau. Je me souviens de la première fois que c’est arrivé. J’habitais chez tante Sophie et Oncle Philippe. Ce dernier venait de boxer ma tatie et lui faisait du mal dans la chambre, elle hurlait de douleur et le suppliait d’arrêter. Moi, je restai avec Maurice dans le salon pour le rassurer. Quand la migraine est arrivée, je suis allé dans la cave, j’ai pris la matraque de tonton.

Dans la chambre, il était allongé par terre sur ma tante qui se débattait. J’ai levé la massue aussi haut que j’ai pu puis j’ai tapé fort sur le crâne de Philippe. Il a été assommé sur le coup. Ma tante en se relevant péniblement m’a dit d’aller me cacher avec mon frère. J’ai enveloppé Maurice dans une couverture et je suis parti chez le voisin demander de l’aide. Une dame est venue nous chercher, nous avons été placés en famille d’accueil puis tante Sophie a quitté son mari quand il était à l’hôpital. Il n’en est jamais sorti, il est mort des suites de ses blessures à la tête… Je suis allé à son enterrement, il y avait sa famille, ses amis et tante Sophie. Tous pleuraient. Moi, je n’ai pas compris pourquoi elle ressentait ça. Elle devait l’aimer, je ne sais pas. Pourtant, il ne servait à rien et il lui faisait du mal. C’était un être inutile et sans intérêt. Il a bien fait de mourir finalement.

Depuis que je partage ma cellule avec Mike, je suis tout le temps habité par les migraines. Le grand noir ne comprend pas que je doive dormir. Lui, chante la nuit, mange, crie, appelle les autres et joue avec son sexe pendant qu’il regarde la télévision. Après, il fume des joints et met dans son nez toutes sortes de substances étranges. Moi, ça me donne des céphalées de plus en plus fortes, alors je vomis tout le temps. Finalement, l’autre jour Bachir m’a accompagné à l’infirmerie parce que ça n’amusait plus Mike de me voir penché au-dessus des toilettes.

Amalia, l’infirmière hongroise, m’a donné des cachets pour calmer la douleur : je m’endors aussitôt et me réveille trois jours plus tard. Dans la pièce, l’odeur d’antiseptique et d’arnica me rappelle pourquoi je suis là. Le meuble gris métallisé et les classeurs alignés sur l’étagère au-dessus du bureau donnent une atmosphère particulière à ce lieu qui semble être un havre de paix face à ma cellule empestée de cannabis, chaussettes sales, excréments et after-shave bon marché.

— Bonjour Frédéric, tu pouvoir retourner dans ta cellule aujourd’houi. Je t’ai donné médicaments trop forts, je crois. Tu dormir trop longtemps. Est-ce que tu vas bien maintenant ?

C’est fou ce que j’aime la douce voix d’Amalia.

— Mieux, je vais un peu mieux. Bachir n’est pas là ?

— Lui est en repos, c’est Louc qui est de service.

— Louc, ça rime avec plouc, dis-je en souriant.

— Oui, Luuuuc prononça-t-elle en arrondissant bien ses lèvres tout en appuyant sur les lettres du prénom de ce crétin.

Le maton le plus pervers du monde devait être ce petit blond au crâne rasé et aux dents trop blanches pour être les siennes. Les formateurs ne devaient pas savoir quoi en faire à sa sortie de stage… ils l’ont envoyé à Toulouse. Il est plus dangereux que nous tous réunis.

— Où est Luc ?

— Lui est allé foumer une cigarette, il croyait que tou dormirais encore longtemps.

Amalia était une brune au sourire charmeur… Une de celles qu’on regarde en se disant qu’elle nous rappelle quelqu’un. Ce quelqu’un était Audrey Hepburn. Elle avait cette élégance naturelle que certains des prisonniers ne pouvaient s’empêcher de commenter avec leurs propres termes. Bombasse, bonasse, cochonne. En plus d’avoir un physique flatteur, elle était gentille et sentait bon. Parfois je l’imaginais s’habiller le matin, se coiffer et attraper le flacon de parfum de la main droite pour se vaporiser délicatement le cou et les cheveux de vanille - jasmin.

— Je vais devoir retourner voir Mike ?

— Tou n’as pas le choix. Louc arrive, il va t’emmener dans ta cellule.

— Alors ? On a fait un gros dodo ma poule ? Allez, tafiole, je t’emmène rejoindre ta copine. Je crois que tu manques à Mike beugla le gardien en arrivant dans la pièce.

Cet individu sans cervelle avait décidé que j’aimais les hommes et que mon voisin de cellule s’était amouraché de moi.

— Je pense que Mike veut me tuer. Réellement. Je suis sérieux. Est-ce que vous me comprenez ?

Louc le plouc m’entendait, mais rien ne semblait pouvoir franchir la barrière de son cerveau.

— Qui aime bien châtie bien. Allez, avance.

Il me disait ça comme s’il parlait du temps, ou du programme télé tout en me forçant à me relever.

— Dans ce cas, il m’aime beaucoup Mike, il m’aime trop. Je vous assure…

— Vos problèmes de couple ne me regardent pas dit-il en riant très fort pour que tout le monde l’entende.

Mais c’était une prison et dans ces endroits, il n’y a pas plus sourd que celui qui n’entend pas, je crois que c’est comme ça qu’on dit ou autrement peut-être. Luc est un de ces êtres à la compréhension limitée, son crâne rasé et lustré sert de bouclier au bon sens. L’infirmière à la vanille voyant que j’étais en mauvaise posture s’avança alors vers lui avec ses yeux de biche et sa moue boudeuse.

— Tou ne crois pas qu’il pourrait dormir encore un peu, il a l’air vraiment fatigué et c’est vrai que Mike ne l’aide pas. Mike loui veut dou mal.

— Ce ne sont pas mes oignons, tu piges Amalia ? Et puis, tu es juste une petite soigneuse, compris ? Ce qui se passe hors de ton secteur ne te regarde pas.

— Excouse-moi Louc, je ne parle pas bien le français… mais il me semble que les soigneurs sont ceux qui s’occupent des animaux.

— C’est bien ce que je disais, fit-il en riant à gorge déployée.

Il claqua la porte de l’infirmerie pour me faire avancer au pas comme un lieutenant de l’armée.

— Une deux ! Une deux ! Plus vite, nom de Dieu !

Dans la coursive menant à l’enfer, les autres détenus alertés par les cris regardaient le spectacle en sifflant.

Plus mes pas résonnaient, plus Luc s’excitait.

— C’est un bon petit soldat ça ! Mais oui mon vieux, on est un bon petit soldat ! Allez, continue, Une deux ! Une deux !

Il me faisait passer devant ma cellule, puis me disait de m’arrêter.

— Maintenant, tu vas me faire la même chose en marche arrière comme si tu marchais sur une corde. N’oublie pas, tu ne dois pas tomber !

Dans ma tête, je priais pour qu’un autre surveillant arrive. Pourquoi n’y en avait-il pas un autre ? Il était occupé, il avait peut-être disparu, Luc l’avait sûrement tué.

— Soldat Legras, m’entendez-vous ?

Je l’entendais, mais je ne l’écoutais plus.

— Soldat Legras, obéissez ! Je vous ordonne de marcher sur cette foutue corde en arrière, nom de Dieu !

Les détenus riaient. Semblables à des singes en cage par temps d’orage, ils s’agitaient dans tous les sens et beuglaient des mots que je ne comprenais pas.

— Legras ! Soldat Legras ! Si tu ne fais pas ce que je te dis, je te colle une branlée devant tes camarades.

Il me menaçait avec sa matraque tel un chevalier affrontant un dragon cracheur de feu. Des images de ces livres de contes me revinrent à l’esprit, ces belles histoires que me lisait ma mère avant de mourir. Dans les fables, il y avait toujours un brave type de la catégorie prince très gentil en quête d’une damoiselle désespérée coincée dans une tour. Les chevaliers ne s’appelaient jamais Luc.

Soudain, je la sentis sur mes mollets, encore… la matraque. La douleur remonta alors jusque dans mon cerveau, jusque dans mes souvenirs, jusqu’au soir où Maurice était mort. Comment en étions-nous arrivés là ?

— Alors, t’as mal ? Legras, bouge ton cul saloperie. Relève-toi connard. Tu vas marcher comme je te l’ai dit maintenant, capito ?

J’étais à genoux, les larmes coulaient sur mes joues. Il était dans mon dos à me hurler dessus. Je me relevai péniblement. Je me tenais droit face au mur opposé à ma cellule. Le calme était revenu, les prisonniers ne disaient rien. Il n’y avait que le silence derrière ces regards rivés sur nous.

— Recule connard ! Allez !

Je ne bougeais plus. Je m’opposais à ce jeu. Pourquoi faudrait-il que je m’amuse avec lui, il n’était pas sympa. Non, je ne voulais pas reculer sur une corde, pas même une corde imaginaire. Je souffrais de vertiges depuis tout petit, mais ça, il ne le savait pas.

La matraque s’abattit à nouveau sur mes mollets. Je m’effondrai une fois de plus sur le sol usé par les pas de tous ces hommes enfermés.

— Arrête tes conneries Luc ! Ça suffit ! Qu’est-ce que tu fous bon sang ? Laisse ce pauvre type tranquille ! ordonna Ramon-Pedro, le deuxième gardien qui revenait de sa pause en courant, alerté par les cris d’un des détenus.

Luc était rouge de colère, les veines sur ses tempes prêtes à exploser. Dans ses yeux, une malveillance profonde et inexplicable. Je crois que c’est ce que j’y ai vu, je ne sais pas, mais je trouvais que ces mots sonnaient bien. Il lâcha sa matraque puis se tourna vers l’autre.

— Il s’est mal comporté, il méritait une correction, je dois me faire respecter tu comprends ? marmonna Luc entre ses dents sans regarder l’autre.

— Tu aurais dû m’appeler. C’est le protocole ! On en discutera plus tard. Va prendre ta pause, tu en as besoin. Je m’occupe de lui maintenant.

Le deuxième gardien m’aidait à me relever pendant que les menottes dans mon dos ciselaient ma chair et forçaient sur mes épaules.

Lorsque Luc passa la porte, Ramon me demanda si je me sentais bien.

Je fis signe que ça allait tandis qu’il fermait la porte de ma cellule.

L’odeur de crasse et de drogue envahit aussitôt mes narines, la vision de Mike regardant le télé-achat tout en se grattant les parties intimes me fit prendre conscience que l’enfer n’était rien à côté de ma vie dans cet endroit.

Toulouse 11 décembre 2000 Cercle des anciens détenus anonymes

Depuis que je suis sorti de prison, ma vie a beaucoup changé.

La nuit, je travaille dans une usine de sushi. Je préfère bosser de nuit parce que je n’ai jamais eu le courage de demander à être de jour. Le patron ignore comment je m’appelle et même que j’existe.

Exister, c’est quelque chose que je n’ai jamais su faire depuis que je suis né. Ma mère a accouché sous X, ça voulait dire ce que ça voulait dire. Elle ne m’a rien laissé, même pas un prénom. C’est la sage-femme qui me l’a choisi, elle m’a donné celui du fils qu’elle n’avait jamais eu. Je partais de cette façon dans la vie. Sans mère, sans père et avec le prénom de quelqu’un qui n’existait pas. Les dés étaient pipés avant même que j’aie poussé le premier cri. J’ai été adopté par un couple stérile. Les Legras. La femme était caissière et l’homme mécanicien. Ma mère passait beaucoup de temps au téléphone avec sa sœur à raconter des choses en fumant des cigarettes tout en levant les yeux au ciel. Lui passait beaucoup de temps avec Véronique Jacquard… la comptable qui s’occupait de sa petite entreprise. Un jour, ma mère, Jacquie Legras a surpris mon père David Legras en train de caresser les cheveux de Véronique. Suite à cet incident, ils ont beaucoup crié, pleuré, hurlé. Peu de temps après, le ventre de maman s’est mis à gonfler, c’est de cette façon qu’est arrivé Maurice, le deuxième garçon de la maison. Le miracle de la famille Legras disait papa. Longtemps j’ai cru que les bébés se faisaient de cette manière, en se criant dessus. Aussi, j’évitais tout conflit avec les individus du sexe opposé.

Un jour de décembre, maman m’a demandé d’écrire une lettre au père Noël. J’ai fait ce qu’elle m’a dit. Elle a souri en découvrant ma liste de souhaits et m’a pris dans ses bras. C’est le dernier souvenir qu’il me reste de nous deux. Ces honnêtes gens décédèrent suite à un accident de la route un soir de réveillon de la Saint Sylvestre. Un chauffeur ivre les a percutés tandis qu’ils marchaient sur le trottoir pour rentrer à la maison. J’avais six ans. La sœur de maman, tante Sophie nous a recueillis Maurice et moi. Mais elle n’avait pas de place pour nous dans sa vie. Elle n’en avait déjà pas pour elle, alors la venue de deux enfants dans son foyer n’était pas chose facile. Son mari, l’oncle Philippe était un passionné de sport. Il aimait le foot, le rugby, le tennis, la boxe et la bière. Il rentrait de son travail et s’installait dans le fauteuil avec sa boisson favorite… Il l’aimait tellement qu’il pouvait en boire jusqu’à quinze cannettes par jour... « le sport, ça donne soif » était sa réplique préférée… Quand il avait eu un bon échauffement devant la télévision, il boxait tante Sophie. Il gagnait toujours, sauf une fois, le jour où il est mort parce que je l’ai tué. Notre pauvre tatie fut tellement malheureuse de perdre notre garde qu’elle quitta Toulouse pour s’installer à Perpignan avec un ami qui la consolait. Elle nous envoyait des cartes postales aux anniversaires et aux Noëls. Pour Maurice et moi, la famille d’accueil, c’était comme une vraie famille, sauf qu’il n’y avait pas un tonton qui buvait des bières ou une tante qui passait son temps à pleurer. Il y avait juste Gigi et Daniel avec leurs trois enfants déjà grands.

Ils habitaient une immense maison très belle, faite de briques roses dans les vieux quartiers de Toulouse, pas loin de la Basilique Saint Sernin. Le matin, Gigi nous emmenait à l’école. Nous passions devant l’épicerie de Joaquim, ensuite nous nous arrêtions acheter le pain chez Valentine Dufour, boulangère depuis 1895. J’adorais l’odeur de pain chaud mélangée à celle des brioches et des croissants. Ça me rappelait un peu maman, un peu tatie et un peu toutes les boulangeries que je connaissais. Maurice tendait la main pour avoir un bout de baguette, il regardait Gigi, elle lui souriait en lui essuyant la morve du nez et lui donnait le quignon. Il était petit Maurice, alors il attirait les sourires et les baisers. La boulangère me regardait et finissait par me dire : « Et toi alors, tu ne veux rien ? ». Moi, je ne disais pas un mot car j’avais peur de dire quelque chose. Alors, elle me tendait un petit panier où il y avait des bonbons qui s’appelaient « violettes ». Je prenais la sucrerie et disais merci poliment. Dès que nous étions dehors, je me débrouillais pour la jeter dans un coin, ni vu ni connu. Gigi était toujours étonnée par la rapidité avec laquelle j’avalais la violette cristallisée. Je n’ai jamais eu le courage de lui dire que les fleurs, ça ne se mange pas. Avec ou sans sucre, ça ne se mange pas ! Après l’arrêt baguette, nous passions saluer Miguel le boucher et Lucien le bonhomme qui sert des cafés toute la journée. La balade des bonjours finie, nous longions le Canal du Midi pour nous arrêter à la garderie de Maurice, située juste à côté de l’école Bayard Matabiau où je me rendais depuis quelque temps. Arrivé en classe, il ne me tardait qu’une chose, le chemin du retour. Le canal me fascinait. Je m’imaginais voyager avec Maurice sur une péniche sur laquelle nous aurions pu vivre tous les deux. J’aurais pris assez de couches pour le changer pendant toute sa vie, et aussi des tas de mouchoirs pour lui essuyer la morve au nez. J’aurais été capitaine et lui moussaillon. Nous aurions pêché des poissons géants pour nous nourrir et aurions regardé les nuages en forme de ce qu’on voudrait toute la journée, couchés sur le pont. Les heures dans cette école étaient longues, certainement plus interminables qu’ailleurs. Et moi, je n’avais aucun ami « de toujours ». Il y avait bien Gwendoline Laginge qui était différente, ce qui la rendait intéressante et sympathique à mes yeux. Elle avait constamment un souci. Quand ce n’était pas son cartable oublié dans la voiture de son père, c’était le cahier mangé par le chien ou les cheveux collés avec du chewing-gum. Il lui arrivait tellement de choses que les élèves avaient fini par l’appeler Gwendoline Laguigne. Le soir, quand Gigi venait me récupérer, Gwendoline me faisait un petit signe de la main pour me dire au revoir et regardait aussitôt ses souliers. Je crois qu’elle m’aimait bien elle aussi.

— Merci Fréderic pour ton récit. Quelqu’un d’autre souhaite parler ? proposa le grand type en me reprenant la clé de la parole.

Alors qu’un petit chauve lève la main pour parler, je m’éclipse sans bruit pour me rapprocher du buffet à gourmandises. Aujourd’hui, un des anciens détenus a apporté un gâteau décoré avec des paillettes en sucre. Il brille sous la lumière comme la lampe magique d’un génie. Alors, je ferme les yeux très fort et fais un vœu. Peut-être qu’en croquant dans la pâtisserie, le génie l’exaucera. « Qu’il y ait un cake à la carotte la prochaine fois ». Ensuite j’entends Pavlov, le petit chauve à l’accent russe raconter sa vie, mais je ne l’écoute pas. Je le regarde en me demandant comment il avait pu perdre sa jambe et si quelqu’un l’avait retrouvée un jour. Là, je repars quelques années en arrière, quand Maurice et moi vivions dans la famille d’accueil.

*

Les années passaient et nous grandissions. On se détestait souvent, mais on s’aimait beaucoup quand même. On partageait la même chambre, on collectionnait tous les deux des crânes d’animaux morts, les plumes de pigeons aux reflets bleus qu’on trouvait dans les parcs, les trèfles à cinq feuilles, les pétales de Kellogs corn flakes aux formes étranges, les capsules de bières trouées, les trombones fluo, les photos de rois et de reines dont on ignorait les noms et les vieilles pompes d’unijambistes… On avait commencé cet amoncellement de godasses lorsqu’on avait compris pourquoi parfois on pouvait trouver une chaussure égarée sur le bord de la route. Personne n’aurait l’idée de se balader avec une seule sandale ou basket… C’est ainsi que nous est venue la théorie de l’unijambiste. C’était l’histoire du type amputé d’une jambe qui aurait décidé d’abandonner sa grolle devenue inutile. On imaginait l’homme partir en voiture et dire à sa chaussure : « Viens, papa t’emmène en balade ». Elle aurait frétillé du lacet toute contente, mais arrivés sur une aire de service de l’autoroute, ils se seraient arrêtés pour boire un café et faire pipi. L’homme, profitant d’un moment d’inattention du soulier, s’échapperait par la porte arrière de la station laissant la pauvre basket ou sandale… C’est ainsi qu’elle se retrouvait seule, triste, rejetée de tous. Nous compatissions car nous comprenions ce sentiment d’abandon et de rejet. Nous avions décidé de recueillir toutes ces pauvres pompes, de leur offrir un foyer, une seconde vie. Nous les classions par catégorie. Les droites, les gauches, celles à lacets ou celles à scratch. Nous rangions les godasses orphelines dans la cabane du jardin de Gigi et Daniel. Parfois, ils nous disaient que ce n’était pas génial comme collection et que ça sentait mauvais dans le cabanon.

Toulouse Centre pénitentiaire Cellule 451 Deux ans plus tôt

— Tu les veux tes tartines ?

Je n’avais pas le temps de répondre que Mike me les prenait du plateau et les trempait aussitôt dans son café. Il mangeait en faisant du bruit, beaucoup de bruit. Lorsqu’il fermait la bouche, des filets de café dégoulinaient sur son menton et ça ne le tracassait pas. Il jetait les morceaux de pain un à un dans son bol, ça faisait des flops puis des éclaboussures partout sur son maillot de corps. Je ne mangeais presque rien depuis que j’étais enfermé car mon voisin de cellule préférait le faire à ma place, c’est ce qu’il disait. C’est pour ton bien… s’il ne mangeait pas à ma place, alors, il me tuerait. Je me disais que finalement, s’il continuait à prendre mes repas, je finirais par mourir un jour ou l’autre. C’est ce que je lui avais répondu.

— J’espère bien que tu mouriras doucement.

— En français on dit mourras.

— Voilà, c’est ça que je veux dire, face de craie. Tu mouriras doucement… après, je te laisserai pourrir dans la cellule quelques jours avant d’appeler les gardes parce que tu sais quoi ? Tu n’existes pas, tu n’es rien.

Le grand noir ne m’aimait pas, il me l’avait dit. Moi non plus, je vous rassure, je ne vous aime pas lui avais-je répondu. Après ça, il ne m’avait plus rien dit pendant plusieurs jours. Il était vexé, je crois. Il se faisait appeler Mike, mais je pense que ce n’était pas son vrai nom. Le soir, quand les lumières s’éteignaient, il mettait les écouteurs sur ses oreilles et chantait des chansons des Supremes et ça faisait Baby love, my baby love entre deux sanglots, et moi, je ne comprenais pas pourquoi il pleurait comme ça. Je ne pensais pas qu’un gars qui avait envie de me tuer toute la journée, puisse pleurer sans avoir mal quelque part. Il devait avoir une âme. C’est comme ça que les gens appellent cette chose à l’intérieur de leur corps qui provoque des émotions… Quand j’étais en CE2, j’avais demandé à ma maîtresse si l’âme c’était ce quelqu’un gentil qui vivait en nous, elle avait souri en me disant, « c’est une jolie image que tu nous offres là Frédéric, très poétique » mais Grégorie, mon voisin de table avait dit tout haut : « eh ben, si c’est ça l’âme alors la tienne s’est échappée par ton trou du cul », tout le monde avait rigolé, sauf mon institutrice. Grégorie avait été puni pour le reste de la journée. Il avait une place attitrée avec son nom tellement il passait de temps au coin. Il avait été hospitalisé quelques mois plus tard pour une occlusion intestinale… c’était peut-être son âme qui voulait s’échapper. J’étais bien content, il l’avait mérité.

Toulouse Janvier 2001 Cercle des anciens détenus anonymes

— Bonjour Frédériiiiiic ! dit le groupe dès que je m’empare de la clé de la parole.

Aujourd’hui, après avoir parlé, on pourra manger des biscuits aux pépites de chocolat et du thé Earl Grey à la bergamote. J’aime bien ce mot, bergamote. Je m’imagine une forêt de lutins qui plantent des fruits aux pouvoirs magiques. La bergamote, ça sonne bien et ça sent bon. Au début, quand on m’a conseillé de rejoindre ce groupe, je n’étais pas très chaud. Finalement, un jour je suis venu. Un grand type coiffé d’un bonnet rouge servait des boissons chaudes et des gâteaux. Il avait une grande cicatrice sur la joue gauche et une phrase tatouée sur le cou. La justice conduit à la vie, mais qui poursuit le mal trouve la mort. Ses deux mains n’avaient que sept doigts et ses épaules étaient plus larges que la porte d’entrée. Il portait un badge sur son torse avec son nom dessus. Jérôme. Dans ma tête, personne ne pouvait s’appeler Jérôme et servir des pâtisseries dans une réunion d’anciens détenus. Les Jérôme étaient des intellectuels à lunettes, ils finissaient obligatoirement dentistes ou avocats. Ils étaient toujours devant en classe et levaient automatiquement la main quand la maîtresse posait une question. Jérôme, c’était un prénom qui te prédestinait à être quelqu’un de sérieux. Quand tu t’appelais comme ça, tes parents étaient médecins ou notaires. Par contre, si tu étais un Paul ou un Julien, tu t’entrainais à disparaître chaque fois que la maîtresse regardait dans ta direction. En revanche, il n’y avait pas de généralité pour les Frédéric… J’ignore s’ils étaient tous des enfants abandonnés à la naissance et si toutes les sages-femmes de France leur avaient choisi ce prénom. Jérôme m’accueillit avec un grand sourire et me tendit une assiette bien garnie. Lorsque je goûtais le cake aux écorces de citron, j’eus l’impression que j’étais encore chez Gigi et Daniel. Il avait une saveur rassurante comme la vie que je menais chez eux avant le drame.

Gigi aimait jardiner et faire un tas de choses avec ses mains. Elle cousait, tricotait, fabriquait de beaux objets avec de vieilles boîtes de camembert. Elle aimait me montrer la manière de planter des graines dans la terre et adorait m’expliquer comment elles finissaient par pousser. Je crois que durant mon séjour chez eux, j’ai semé au moins un million de salades et fait grandir dix-huit arbres fruitiers de toutes sortes. Maurice passait beaucoup de temps avec Gigi et Daniel, il était le petit garçon idéal. Toujours souriant avec sa morve au nez, il jouait beaucoup dans le bac à sable pour construire des petites routes avec son camion en plastique. Les mois et les années passaient, l’entrée au collège était inévitable. Cette période est restée gravée dans ma mémoire comme des initiales sur un tronc d’arbre. La douce harmonie créée par la maîtresse du primaire s’écroulait tel un château de cartes face à un ventilateur. Le petit protégé que j’étais, devait prendre son envol et faire face aux autres collégiens. Le collégien : étrange individu en phase de mutation. Créature mi-enfant, mi-adolescente. Échantillon d’adulte ayant la faculté de dire tout ce qui lui passe par la tête. Le bon comme le mauvais. C’est ainsi que dès mon entrée au collège, la vie prit une autre saveur pour moi.

En septembre, je rentrais au collège Pierre de Fermat, la boule au ventre. Devant le portail, je réfléchissais à la meilleure façon de disparaître. Un garçon juste à côté de moi essayait d’activer son super pouvoir d’invisibilité. Avec ses cheveux roux et ses taches brunes sur le visage, il ne risquait pas de devenir transparent. C’était comme si nous étions dans un film en noir et blanc et que seuls ses cheveux étaient en couleur sur les images. Soudain, nous nous sommes regardés, nous avons compris que nous étions dans la même dimension et que nous voyions le film de la même manière. Peut-être que c’était un enfant né sans mère et peut-être que la sage-femme lui avait donné le prénom du fils qu’elle n’avait pas eu. Et s’il s’appelait Frédéric comme moi ?

Son nom était Bryan Mac Court, il venait d’arriver dans la région. Nous avons franchi la grille d’entrée ensemble. À deux, c’est curieux comme on se sentait plus fort. Lorsque le prof a dit mon nom en classe pour faire l’appel, les élèves se sont retournés vers moi en riant. À partir de ce moment-là, ma vie de collégien était tout simplement devenue insupportable. Au quotidien, on me marchait dessus, on me bousculait et on ne m’appelait que Le gras du bide, le gras du cul et le gras tout court. C’est sans doute à cause de ça que je suis devenu celui que je suis. Peut-être aussi que ce qui s’est passé avec Maurice ne serait jamais arrivé si je ne m’étais pas appelé Frédéric Legras né de mère inconnue.

Bryan et moi passions nos récréations ensemble, planqués derrière le platane à côté de la marelle des filles. Lui finissait souvent la journée avec des boulettes de papier mâché dans les cheveux ; vivre dans la peau d’un rouquin relevait de l’exploit. Quant à moi, mon cartable était une source d’inspiration pour mes camarades, toutes sortes de dessins et de noms y étaient gribouillés.

Nous avions fini par nous habituer à disparaître, à exister dans un monde parallèle et nous avions inventé un langage secret. Le mercredi, souvent, nous nous retrouvions chez lui pour regarder des dessins animés et jouer au Monopoli. Dans sa maison, nous n’étions pas obligés de nous cacher derrière le platane comme à l’école. Ses parents étaient gentils même si je ne comprenais qu’un mot sur deux lorsqu’ils me parlaient. Ils étaient Écossais, mais ne portaient pas de kilt et ne jouaient pas de la cornemuse toute la journée.

Ce que je préférais chez eux, c’étaient les biscuits que sa maman faisait, des Shortbreads. Ils avaient ce goût unique de sucre et de beurre justement dosés et une odeur incroyable de pâtisserie faite avec du temps. Madame Mac Court aimait jouer avec nous et nous raconter des histoires que j’avais du mal à saisir. Par moments, elle chantait des comptines écossaises et Bryan avait honte… Sa maman le prenait alors dans ses bras pour l’embrasser en rigolant. Lui faisait comme s’il n’aimait pas ça et s’essuyait la joue aussitôt avec un air de dégoût profond puis levait les yeux au ciel dès qu’elle sortait de la pièce.

*

— Merci Frédéric de partager ainsi ton histoire me dit Jérôme, le grand tatoué au bonnet rouge.

— Je peux manger des biscuits aux pépites de chocolat maintenant ?

Il me sourit et me fait signe d’y aller pendant que Pavlov prenait la clé de la parole pour nous annoncer que son épouse demandait le divorce et tout l’argent qu’elle avait gagné en travaillant pour lui… Pavlov parle bien français, s’il n’avait pas son accent russe mélangé à l’accent toulousain, on le prendrait pour un présentateur unijambiste du journal télévisé des années 80. Quand il bouge les lèvres, on est captivé par le mouvement des poils de sa grosse moustache, un peu comme quand quelqu’un a du persil coincé entre les dents, qu’on n’entend plus ce qu’il raconte, et que l’on passe notre temps à se demander à quel moment il va s’en rendre compte.

Seul dans mon coin, j’observe ces personnes qui m’entourent, ces gens dont j’ignore tout. En venant ici, nous acceptons tous de faire un peu partie de ce monde.

Toulouse Centre pénitentiaire Cellule 451 Deux ans plus tôt

— Legras ! T’as du courrier !

— Du courrier ? De qui ?

Mon air étonné fait sourire Bachir, le gardien.

— Je ne sais pas, peut-être de ta famille.

— Peut-être, mais je ne crois pas.

— Allez Legras, tu as bien de la famille qui pense à toi, ou alors, une petite copine !

Le sourire de Bachir me fait sourire à mon tour… Peut-être même que j’ai envie d’avoir quelqu’un qui m’écrit, une personne qui pense à moi.

— Legras n’a pas de vie, commente Mike en riant.

— Ma femme Raymonde doit ignorer que je suis là car elle n’est jamais venue me voir.

— Oui, c’est possible. Les femmes sont un peu comme ça, elles oublient facilement les choses ou ne les entendent pas comme nous… C’est probablement elle qui t’écrit, me fait le gardien avec un ton plein d’optimisme.

Mon voisin s’approche de Bachir pour sentir l’enveloppe.

— Pwoua, ça sent la chatte nom de Dieu ! C’est bon pour toi, fils de pute, me crie l’autre en m’empoignant l’entrejambe violemment.

Mon geste de recul fait peur à Bachir qui écourte sa visite en me tendant la lettre pour partir aussitôt.

— Alors mon salaud, c’est Raymonde qui t écrit ? Elle a dû frotter sa chatte sur le papier pour te faire un petit plaisir. T’as la gaule hein, avoue que tu bandes ?

Je ne dis rien et refuse de répondre à ses questions à propos de mes parties intimes.

Le problème avec mon voisin, c’est que le manque de relations sexuelles le rend de plus en plus ingérable. Quand ce n’est pas le sexe, c’est la drogue, et lorsqu’il en prend trop, alors il veut avoir du sexe. Je soupçonne Mike d’être la réincarnation de tout ce qu’il y a de plus étrange en ce monde. Si j’avais été comme Moïra Mac Court, la Grand-mère de Bryan, je dirais que cet homme incarne les péchés capitaux à lui seul. Je pense pouvoir citer les sept sans aucune difficulté, même si je ne sais pas à quoi ça sert de faire une liste de toutes les possibilités d’amusements qui s’offrent aux hommes.

Souvent, Bryan se fâchait avec sa grand-mère car lorsqu’il faisait quelque chose qui n’était pas autorisé dans la Bible, elle lui disait à quel pêché ça correspondait… dès qu’il ne voulait pas se lever, LA PARESSE ! Quand il ne voulait pas avouer qu’il avait tort, L’ORGUEIL ! Et les pauvres fois où il osait regarder une fille plus de cinq secondes, LA LUXURE ! Je les connais tous. Bryan faisait des cauchemars à chacune de ses visites. Moïra le regardait comme l’enfant du mal car Jeanne Mac Court et son époux n’étaient pas encore mariés lorsque Bryan est né. Encore un pêché ! Ils avaient dû consommer l’union avant même de passer devant le prêtre, chose punissable selon la loi de la sainte Bible de la grand-mère. Consommer une union… comme si on parlait d’un potage ou d’un vulgaire paquet de biscuits acheté au supermarché du coin.

Je me souvins alors de la première fois où j’avais pris du plaisir avec mon baobab, mon pénis. Je dormais chez Bryan, nous devions avoir seize ou dix-sept ans. C’était un soir d’été. Après avoir visionné des films jusque tard dans la nuit, nous avions fini par nous endormir sur le canapé. Sa mère était venue voir si tout se passait bien. Je me suis réveillé à ce moment-là. Elle m’a demandé comment j’allais. Je lui ai dit que nous avions passé une bonne soirée, mais que j’avais un peu chaud.

— Tu devrais monter dans la chambre de Bryan, il fait meilleur là-haut.

Elle m’a aidé à me lever et j’ai plongé mon regard dans le sien. Un frisson m’a alors parcouru jusque dans mon caleçon. Elle l’a ressenti mais n’a rien dit. Elle m’a juste suivi dans les escaliers qui menaient à la chambre. Lorsque je me suis retourné pour lui dire bonne nuit, elle avait son visage à deux centimètres du mien. Son souffle sur mes joues et l’odeur de son parfum réveillèrent en moi un sentiment étrange. L’envie de lui faire mal et en même temps de lui faire des choses sales comme dans mes rêves érotiques. Dans la chambre, nous pouvions entendre l’orage et voir les éclairs illuminer la nuit. Madame Mac court s’approcha de moi dans sa chemise de nuit un peu transparente, les pointes de ses seins paraissaient vouloir transpercer le tissu tant elles étaient tendues. Elle ouvrit le lit de Bryan et me dit « voilà, tu dormiras bien ici » et me donna un baiser sur la joue puis ferma la porte à clé. C’est lorsque je la vis se glisser dans le lit avec moi que mon âme quitta mon corps quelques instants pour ne pas voir ce qui allait se passer. Je ne l’oublierai jamais. D’abord de petits baisers, juste le frôlement de ses lèvres sur les miennes. C’est lorsqu’elle a glissé sa langue dans ma bouche et que ses mains ont commencé à caresser mon corps que j’ai réalisé que je ne rêvais pas. Madame Mac court était bien là, frottant ses seins contre mon torse, glissant ses doigts sur mon sexe. Qu’attendait-elle de moi ? Je ne connaissais rien aux femmes, encore moins aux vraies femmes, celles qui avaient un mari parti en Écosse et un fils qui dormait dans le salon. Je me souviens de ses jambes entourant ma taille pendant que j’entrais en elle. Ses hanches bougeaient pour accueillir mon baobab au plus profond de son intimité. Nous avons bougé ensemble, sans faire trop de bruit par peur de réveiller mon meilleur ami. Lorsque j’ai joui, assez rapidement je dois l’avouer, elle a mis sa main sur ma bouche pour m’empêcher de hurler. J’étais dans un autre monde, un univers inconnu, un lieu parallèle, comme dans les films qu’on voyait à la télévision. Après cette première expérience, nous sommes restés allongés côte à côte, silencieux. Au bout d’un moment, elle finit par parler :

— Tu ne dois rien dire, tu comprends ? Rien du tout. Ce serait très grave. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais ça ne se reproduira jamais. Tu entends ? Plus jamais ! Oublie cette nuit, oublie tout, c’est très grave. Tu m’entends Frédéric? C’est notre secret.

Je promettais de me taire, puisqu’elle me le demandait, mais mon baobab ne voulait pas me laisser tranquille. Il ne pensait qu’à une chose, rentrer dans son corps à nouveau. Pendant que Jane Mac Court se rhabillait, je la contemplais comme un bonbon que j’aurais mangé lentement. Ses longs cheveux roux retombaient sur ses épaules pour lui donner des airs d’adolescente. Elle était belle, Jeanne Mac Court, je ne voulais pas qu’elle parte. Elle a dû entendre mes pensées car lorsqu’elle s’est levée pour quitter la chambre, elle s’est tournée vers moi et s’est à nouveau jetée dans mes bras.

Finalement, l’excitation et le goût de l’interdit nous a donné envie de recommencer jusqu’au petit matin. LA LUXURE ou LA GOURMANDISE ? Je ne savais pas lequel de ces pêchés correspondait à ce que nous avions fait. Cette nuit fut la plus incroyable de mon existence, avant que tout le reste arrive, avant le jeu avec Maurice, avant l’accident, avant LA COLÈRE.

— Alors, tu l’ouvres cette lettre ?

Mike me fit soudain revenir à la réalité.

Je m’assis sur mon lit pour admirer l’enveloppe. L’adresse de la prison était écrite en lettres bien arrondies et les points sur les I étaient merveilleusement alignés. L’espace entre chaque mot était régulier et les majuscules avaient des formes voluptueuses.

J’étais content. C’était un sentiment qui ne m’avait pas rendu visite depuis longtemps. La dernière fois datait d’un Noël dans la famille d’accueil. Gigi avait fait des bûches savoureuses aux écorces d’agrumes confites. Voilà, ça remontait à loin et je me rendais compte qu’être content était finalement une sensation agréable, un peu comme manger la bûche de Noël.

Aussi, je posais l’enveloppe sous mon oreiller et me couchais dessus.

Je ne souhaitais pas ouvrir le courrier tant était importante la satisfaction d’avoir quelqu’un à l’extérieur capable de m’écrire. Je me disais que tant que je ne l’ouvrais pas, ça pouvait être n’importe qui. Cette lettre était une porte ouverte sur les rêves.

— Alors, qui c’est qui t’a écrit ?

— Mon cousin Xavier.

— Il sent de la chatte ton cousin.

— Je n’ai rien senti.

— Et, il t’a pas filé un petit billet le cousin, histoire de te donner du courage dans cette terrible épreuve ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi il t’a rien filé le cousin ? Il ne sait pas que j’ai besoin d’argent ?

Je ne sais pas.

Cette discussion avec Mike me semblait surréaliste. C’est comme ça qu’on dit quand c’est pas vraiment normal, je l’ai appris un jour en cours de français.

— Tu vas répondre à ton cousin et lui dire qu’il me faut du fric, ok face de craie ?

— Je vais voir ça, oui. Il vous faut de l’argent ? Mais, pourquoi ne demandez-vous pas à votre propre cousin de vous en donner ?

— Parce qu’il est en taule aussi.

— Et votre famille ne peut pas vous aider ?

— Non, elle n’a jamais voulu et maintenant elle ne peut plus de toute façon.

— Vous devriez peut-être essayer de leur demander à nouveau.

— Tais-toi ! Tu ne sais rien de ma vie. Tu m’agaces maintenant, et puis file-moi tes chaussettes, j’en ai plus.

Pendant que Mike s’appropriait les seules choses qui m’appartenaient encore, j’essayais de m’imaginer ce qu’il avait fait pour être ici.

— Vous avez tué quelqu’un ?

— Si on te demande, tu diras que tu ne sais pas. À moins que tu saches quelque chose. J’ai tué quelqu’un ? Tu le sais toi, ça ? Peut-être ? Alors tête de gland, j’ai tué quelqu’un ou pas ?

— Je ne sais rien, sinon je ne vous poserais pas la question.

— Tu m’énerves avec tous ces mots que tu dis, contente-toi de te branler sur la lettre de Xavier ou de Raymonde et fous-moi la paix.

Après ça, Mike ne m’avait plus adressé la parole et moi non plus. Je me couchais sur le lit et lisais mon courrier dans ma tête. Sans même l’ouvrir.

Cher Frédéric,

Comment vas-tu ?

Je rangeais les affaires de Bryan quand tout à coup, je suis tombée sur une vieille photo de nous au bord du lac, lorsque nous étions partis pêcher tous ensemble.

Je repense souvent à cette période, tu devais avoir seize ou dix-sept ans, et moi, un peu plus. J’ai connu mon mari si jeune que je n’ai pas eu le temps d’avoir ton âge, je crois. Aussi, lorsque je t’ai vu ce soir-là dans le salon avec Bryan, j’ai eu envie d’être une adolescente à nouveau. C’est en entrant dans la chambre que j’ai su que quelque chose allait se passer. Je t’ai regardé avec les yeux d’une gamine et j’ai oublié l’espace d’une nuit que je n’en étais plus une. Les absences répétées de mon mari et le manque d’amis m’ont poussée dans les bras du beau jeune homme que tu étais. Je n’ai jamais effacé de ma mémoire tes baisers ni la douceur de tes caresses un peu hésitantes, un peu maladroites mais si délicates. Pour toi, c’était la première fois, et je dois reconnaître que pour moi, ça l’était un peu aussi. Je n’avais jamais connu d’autre homme que le père de mon fils. Tu as été un amant formidable malgré ton manque d’expérience. Je me rappelle encore la fois où nous sommes allés nous promener en forêt avec mon mari et Bryan, et que d’un coup tu m’as pris la main pour m’emmener loin d’eux, derrière un grand chêne. Là, tu m’as plaquée contre le tronc, puis fougueusement tu m’as déshabillée. C’était si violent et doux à la fois. Terriblement excitant je dois dire. Dans tes yeux, je me voyais comme une jeune fille, tu m’as fait l’amour sous les branches de cet arbre, je n’étais heureuse que quand tu étais en moi. Ce jour-là, la pluie commençait à tomber et au loin nous entendions Bryan et mon époux nous appeler. Tu as mis ta main sur mes lèvres pour continuer à me faire l’amour comme si nous étions seuls au monde. Nous les avons rejoints un peu plus tard, prétextant nous être arrêtés pour regarder des empreintes de renards.

Ça reste un des plus beaux souvenirs de ma vie.

Si un jour tu souhaites prendre un café et parler de tout et de rien, tu seras le bienvenu chez moi.

Je t’embrasse bien tendrement.

Jeanne Mac Court.

Je relisais le courrier plusieurs fois dans ma tête, je ne me lassais pas des mots tendres de la fin. Je me disais que si elle m’avait écrit, ce serait sûrement ce qu’elle aurait dit. Il me tardait le lendemain pour ouvrir encore cette lettre. L’enveloppe magique, la porte ouverte sur les rêves. Tant que je ne l’ouvrais pas pour de vrai, je pouvais lire tout ce que je voulais.

Mike ronflait bruyamment, un filet de bave coulait sur sa joue. J’allais enfin m’endormir. Il allait me laisser tranquille le reste de la nuit.

Toulouse Cercle des anciens détenus anonymes Février 2001

— Entre Frédéric, je suis content que tu sois venu. Nous allons pouvoir commencer la réunion.

Une brune un peu moche se tenait debout à côté de Jérôme au bonnet rouge, elle tortillait ses doigts et gigotait comme si elle avait envie de faire pipi. Dans une main elle avait une assiette pleine de crêpes et dans l’autre un pot de confiture à la fraise. D’énormes lunettes lui faisaient de minuscules yeux, et ses cheveux tressés avec des rubans en laine de mouton de toutes les couleurs lui donnaient des airs de Péruvienne perdue dans le métro. Elle avait de gros seins que les hommes aiment regarder et de toutes petites oreilles. Peut-être même qu’elle n’entendait pas bien tellement elles étaient microscopiques. Elle posa les crêpes et me tendit la main pour me saluer. Alors je lui demandais si elles étaient parfumées au rhum ou à la fleur d’oranger, en faisant attention à bien articuler au cas où elle soit sourde.

Elle devait l’être, car elle m’a parlé très fort aussi en faisant de grands gestes, certainement le langage des signes.

Avec la clé de la parole, on se sent un peu le roi du monde pendant quelques minutes. On a le droit de dire ce qu’on veut et personne ne doit nous interrompre. Moi, je trouve ça drôle de les voir m’écouter comme si je disais des choses qui allaient changer la face du monde.

Le bonnet rouge ouvrit la séance et me tendit la clé.

— Comment vas-tu aujourd’hui ?

— Bien, parce que les crêpes sont un de mes desserts préférés. Maurice les aimait lui aussi. Nous nous battions pour avoir celles avec le plus de petits trous un peu brûlés ou alors les plus dorées. Nous nous disputions pour tout depuis toujours. La dernière fois que j’en ai mangé, c’était l’été de mes seize ans. Nous passions ces deux mois de vacances insouciants et heureux comme des enfants qui ne manquaient de rien. Je dis ça car je ne sais pas vraiment ce qu’est une vraie famille normale. Le seul modèle que j’avais jusque-là était celui de la famille Mac Court. Dès l’instant où j’ai rencontré ces gens, j’ai su que c’était une famille, une vraie. Des fois, j’aurais aimé qu’ils nous adoptent. Monsieur Mac Court était un homme d’affaires et voyageait beaucoup. J’aimais l’idée de dire un jour à mes amis « Mon père est à New York en ce moment, il a des affaires à régler ». Bryan ne voyait pas les choses ainsi. Son père était souvent absent, mais il l’aimait beaucoup. C’est comme ça dans les familles normales, les gens s’aiment énormément et apprécient de se voir. Madame Mac Court était une femme très belle. Un peu comme celles des magazines de mode. Elle passait beaucoup de temps dans les magasins et à la maison car elle ne travaillait pas pour de vrai. Elle s’occupait de Bryan et faisait des études. Une maman qui va à l’école alors qu’elle n’était pas professeur me paraissait incroyable. Elle ne devait pas encore savoir ce qu’elle ferait quand elle serait plus grande. Je me demandais si elle allait encore grandir puisqu’elle n’avait pas terminé ses études. Souvent nous allions au cinéma, au musée ou dans des librairies avec elle. C’était la famille parfaite, telle que je l’imaginais, telle qu’elle était décrite dans les livres ou les films américains. Elle était parfaite tant que je ne disais rien de nos jeux secrets avec mon baobab. Bryan lui, était amoureux de toutes les femmes de la planète. Il me disait parfois que son sexe lui faisait mal tellement il avait envie de faire des choses. Les mardis et jeudis, madame Mac Court nous emmenait tous à la piscine et restait avec nous car Maurice était encore jeune. Il faut dire qu’à douze ans, il ne savait pas nager. Elle avait proposé à Gigi de donner des cours de natation à mon petit frère parce qu’elle était professeur de sport en Écosse. Elle disait que nager était une des choses les plus importantes après marcher et respirer. Elle ne sait pas à quel point elle avait raison. Lorsque nous arrivions à la piscine, Bryan disait à sa mère de rester loin de nous. À chaque fois qu’il voyait des filles, il devenait fou. Son caleçon prenait la forme d’un chapiteau, et il passait le reste de la matinée dans l’eau sans pouvoir sortir, ou alors allongé sur le ventre. Moi, je regardais madame Mac Court, je voulais être Maurice pour qu’elle vienne frotter ses gros seins contre moi pendant qu’elle m’apprendrait à nager. Mon petit frère buvait la tasse à chaque brasse et souffrait beaucoup de ce douloureux apprentissage. Ces séances de piscine avec la famille Mac Court se finissaient toujours trop vite pour moi car le meilleur moment était quand Jeanne laissait Maurice se reposer pour s’occuper de moi dans les cabines. L’odeur du chlore se mélangeant aux effluves de son parfum m’excitait plus qu’un petit pain à la cannelle chez le boulanger. J’aimais quand elle prenait mon baobab dans sa bouche pour jouer avec, elle savait me faire gémir et c’était devenu indispensable depuis le premier jour où je l’avais touchée. Entre elle et moi, il y avait quelque chose de particulier. Elle pouvait se comporter comme une mère tendre et gentille et être d’un coup une femme différente. Lorsque nous partagions ce secret, elle était comme une fille de mon âge. Elle avait le visage de Madame Mac Court et celui de Jeanne.