Le chant du tambour - Bremond Jean-Luc - E-Book

Le chant du tambour E-Book

Bremond Jean-Luc

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Beschreibung

Pour devenir un homme, un jeune garçon de treize ans doit entreprendre sa quête de vision. Mais son père en a décidé autrement !

Alors que sévit la Grande Guerre en Europe, un jeune Algonquin de treize ans doit entreprendre sa quête de vision. Cependant son père, homme-médecine, a d’autres projets. Il l’envoie en mission pour interpeller ceux qui menacent son peuple et pour que s’accomplissent les prophéties. Il doit pour cela faire un tambour, c’est en le battant qu’il trouvera sa destination. Commence alors un voyage initiatique et périlleux dans les couleurs des quatre points cardinaux, le jaune, le rouge, le noir et le blanc, avec comme guide Le chant du tambour.

Plongez vous dans ce récit initiatique grandiose, au coeur des immenses étendues du grand Nord Américain. Un contraste frappant entre la puissance de la nature et la violence meurtrière des hommes de l'autre côté de l'Atlantique.

EXTRAIT

Les nuits fraîchissaient et les sommets lointains blanchissaient tels des anciens. Parés de jaune et d’oranger, les arbres garnissaient les flancs des montagnes et les fonds des vallées. L’automne était passé, un rapide trait de beauté sur la toile jade des épinettes et des sapins, le peintre avait embelli la nature avant le long hiver. Se reflétant dans les flots ambrés, les bouleaux couverts de feuilles d’or cachaient les mélèzes blonds perdant leurs épines sous le couvert de la forêt. Bien qu’appréhendant quotidiennement le retour de l’ours, Achack n’avait toujours pas quitté son camp. Afin de se fortifier, sitôt son tambour réalisé, il s’était remis à manger. À la manière de l’animal redouté, mais sans son agilité, il pêchait dans la rivière qu’avaient empruntée les chasseurs de son clan. Il avait gardé sa tunique de peau, retiré ses jambières, les pieds et les mains enfoncés dans l’eau glaciale. Il attendait le poisson emporté par le courant. Dès qu’il parvenait à en attraper un, il le jetait aussitôt sur la berge. Entre chaque prise, il observait le ciel bas et blême, les nuages pouvant annoncer la neige. Depuis quinze jours qu’il bivouaquait au bord du lac, il avait récolté des baies, chassé des lièvres, chevreuils, castors, porcs-épics et lagopèdes afin de constituer des réserves pour la route.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Luc Bremond est né en 1964. Depuis de nombreuses années, il vit avec sa famille dans une communauté axée sur la non-violence où il exerce le métier de boulanger et de potier. Il joue de la musique et anime des ateliers de danse traditionnelle. C'est en marchant dans les grands espaces ventés du haut Languedoc que des histoires sont nées, nourries de la richesse de l’expérience communautaire.

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Le chant du tambour

Du même auteur

– La révolution du Klezmer

5 Sens Editions, 2017

Jean-Luc Bremond

Le chant du tambour

 

Genèse

Le cercle

Le large lac accueillait en son ventre le disque du soleil couchant, au loin un hibou moyen-duc hululait en traversant la forêt. Sur les berges, un grand nombre de tentes silencieuses se regroupaient en autant de ronds qu’il y avait de familles et de clans. La pleine lune éclairait les tipis, vides de leurs occupants, alors réunis dans une vaste prairie. Un grand calme qui annonçait un événement.

Soudain un feu jaillit. Montant en flèche dans le ciel étoilé, les flammes illuminèrent les berges, roches et flots endormis. Elles dévoilèrent les visages de l’assemblée et léchèrent les mains des dix jeunes hommes frappant le rythme de la danse sur un grand tambour posé à plat. La percussion résonna de sons graves, le battement du cœur de la terre, des vibrations qui s’éloignaient vers les sommets des monts antiques, la vallée s’obscurcissant peu à peu, le ciel où poignaient les premières étoiles. Les musiciens chantaient avec des voix aiguës portées par le vent. Arrivant de l’est, les danseurs se déplacèrent en cortège de différents groupes, les chefs en tête, ornés de rosaces de plumes et d’os accrochés dans le dos. Les autres participants, vêtus de couleurs éclatantes, défilèrent derrière eux en martelant le sol de leurs pieds. En périphérie, tournaient les crécerelles, sonnaient les flûtes en branche de noisetier, palpitaient les tambourins des quatre directions. Munis de leurs caisses et de leurs boucliers, les hommes-médecines surveillaient la ronde respirant autour du feu, les danseurs qui répondraient la nuit durant aux pulsations de la Mère, les « vrais hommes issus de cette terre » fêtant le début de l’été.

Les anneaux des Nations et des clans algonquins, des tentes sphériques telles les nichées des aigles, crachaient leurs fumées dans l’aube naissante. Autour des foyers incandescents de la veille, des femmes faisaient sécher la viande de chasse ou bien confectionnaient des vêtements, des mocassins en peaux, en surveillant leurs petits. Leurs consœurs étaient déjà parties faire la cueillette des baies et des plantes médicinales. Des jeunes se rencontraient, des enfants jouaient, les hommes étaient allés pêcher le doré et l’ouananiche, ils canotaient parmi les outardes blanches, les plongeons huards noirs nageant imperturbablement auprès d’eux. Un peu plus loin, en dehors des regroupements familiaux se répandant le long des flots, des cérémonies s’organisaient aux rythmes saccadés des tambours, des loges de sudation, rondes et couvertes de fourrures, des pierres chauffaient pendant que les participants s’installaient, nus, dans la roue de guérison.

Deux enfants, l’un de treize ans, l’autre de deux ans plus âgée, se tenaient assis, côte à côte, au bord du lac serein où se reflétaient les épinettes et les bouleaux. Bien que de clans très éloignés, ils venaient d’être fiancés par leurs parents, une entente pour renforcer le clan après le mortel et froid hiver qui avait emporté plusieurs membres. Dans seize lunes, Achack devrait rejoindre le wigwam de la famille de sa promise afin de se mettre à son service durant la même durée, au terme de laquelle ils reviendraient pour se marier dans la famille de l’époux. Achack aurait ainsi le temps de rattraper son initiation interrompue par les intempéries et partir en saison de chasse dans le grand nord. Le dos tourné à la forêt dense et profonde, aux montagnes arrondies, les jeunes contemplaient les reflets du soleil et des multiples feux s’embrassant dans l’eau en un chemin de lumière. Ils demeuraient en silence face aux traits concentriques que laissaient derrière eux les canards noirs. La fille pensa au cercle sacré d’où les Algonquins tiraient leurs pouvoirs.

« Nous faisons tout dans un rond et la puissance de l’univers agit dans un cycle, comme la terre, le soleil, la lune, les étoiles, le vent tourbillonnant, le changement des saisons, les abris des oiseaux, la vie de l’enfance à l’enfance, les tentes de notre peuple également disposées en couronne.

– Je suivrai deux lignes : une pour aller chasser, l’autre pour te rejoindre, comme la formation des grues qui montent et qui descendent en fonction des saisons, répliqua fièrement le garçon.

– Toi aussi tu tourneras, rétorqua Alsoomse. De lunes en lunes, qui sait ce qui peut arriver. Reviens vite, Achack, dans le nid de notre wigwam où j’espère y couver notre petit. »

Le corps élancé, les pommettes saillantes et les yeux foncés légèrement bridés, Achack observait en retrait les responsables des clans de l’est et du sud, chasseurs, pêcheurs ou agriculteurs, assis en arceau dans la prairie. Ils vivaient depuis longtemps en petits groupes de famille et chacune d’elles avait un territoire de chasse et de pêche bien défini, ils se rassemblaient chaque année autour du lac Abitibi. Achack admirait son père, grand, droit, le visage cuivré par le soleil à son zénith, le chef mais aussi l’homme-médecine de sa tribu. Tendant une oreille distraite vers les paroles des hommes sur les bouleversements que subissait leur Nation, la loi sur les Autochtones à laquelle elle était confrontée depuis trente ans, la contraignant à se sédentariser, l’interdiction qu’elle avait de se rassembler en dehors des réserves, Achack remarqua la mine inquiète de son paternel, pilier de sa communauté, nommé par les anciens, ses épaules affaissées révélant son abattement qu’il essayait pourtant, il le voyait bien, de contenir par une attitude calme et digne. Plus les hommes lui parlaient et plus les mots qu’il recevait semblaient l’affecter au point de lui faire perdre sa contenance.

« Tu vois, Ahanu, avec cette loi nous ne pouvons plus nommer les chefs de la même façon. Ce sont maintenant les gens des villages, dans lesquels nous sommes contraints de vivre, qui les choisissent pour vingt-quatre lunes. Ils ne peuvent avoir que trois conseillers et leurs pouvoirs sont limités à ce qu’exigent les autres d’eux. Ils nous attribuent des territoires de chasse et de pêche, exclusivement réservés pour nous sans que nous ne leur devions rien. Nous savons que cette loi est faite pour nous éloigner des forêts, afin qu’ils puissent prendre, sans limites, les arbres et les fourrures, déclara un doyen.

– D’après cette loi ce rassemblement serait interdit, combien de temps pourrons-nous résister comme aujourd’hui en fêtant l’été ? interrogea un autre.

– Ils ne prennent pas que nos territoires, ils enlèvent aussi nos enfants ! », ponctua un ressortissant de l’Outaouais.

Achack frémit. Il s’empressa de regagner l’habitation familiale où se trouvaient sa mère, ses trois frères, ses deux sœurs, sa tante et ses cousins.

Le nid

Achack entra dans le wigwam, un dôme fait d’écorce pour la belle saison, de peaux durant l’hiver, une tente de nomade conçue pour être facilement démontée et redressée avec de nouvelles perches en bois lors d’un nouveau campement. Il alla directement s’installer près de sa mère, qui veillait son bébé. Avec sa belle-sœur, Sora, elle peignait des peaux pour les funérailles du frère de son époux, en silence et sans verser de larmes. Du fait de l’accident de chasse l’emportant trop jeune, Mingan n’avait pas eu le privilège de l’ancien qui, sentant la mort venir, s’éloignait des siens pour les décharger du fardeau de l’agonie, afin de mourir seul et en paix. Achack se sentait nerveux. Dans quatre jours, sitôt l’enterrement accompli, il partirait avec ses deux cousins en dehors du village pour oublier ses souvenirs d’enfance dans une cage, sans boire ni manger autre chose que la plante des rêves. Il savait cela dangereux pour l’avoir déjà subi. Le rituel s’était achevé en un lamentable échec. Bien que de nature peureuse, il maîtrisait bravement son anxiété ; seul comptait pour lui de devenir au plus vite un homme. Il observa sa mère et sa tante s’affairer sur leur ouvrage, ses sœurs cousant la couverture du défunt, ses camarades qui n’avaient plus le goût de jouer. Surpris par l’ombre du capteur de rêve se reflétant sur le sol d’aiguilles de pins, tel le grand quadrillage d’une raquette géante ou d’une imposante toile d’araignée, il leva les yeux sur l’objet circulaire fait de tendons d’orignal et d’écorce de prunier. Il se souvint alors des paroles de sa mère quand il était plus jeune.

« Tu vois le cercle, c’est le cycle de la vie. Nous naissons bébé et nous finissons comme des nourrissons. Nous sommes confrontés à différentes forces, positives et négatives, qui aident ou interfèrent dans l’harmonie de la nature. Si tu écoutes les forces du bien, elles te conduiront dans la bonne direction, mais si tu écoutes les forces du mal, elles te blesseront. L’esprit de la femme araignée t’aidera à bénéficier des forces positives qui t’élèveront, il te protégera des forces négatives cherchant à te rabaisser. Tu vois le trou au centre du cercle, c’est par là que les forces du mal et tes idées noires s’échapperont. Si tu gardes les idées claires dans tes rêves, durant la nuit les bonnes idées seront attrapées par la toile et les mauvaises pensées seront orientées vers le trou. Il est important de rêver, car c’est par là que les vivants échangent avec le Grand Esprit et que l’âme s’exprime. Tu dois faire attention aux besoins de ton âme comme à ceux de ton corps. Durant ton sommeil, tes bons rêves passeront au travers les mailles de la toile et les mauvais y resteront accrochés. Quand Grand-père soleil se lèvera, il détruira les mauvaises énergies avec ses puissants rayons. »

La présence de l’objet pendant au-dessus de sa tête rasséréna Achack, elle lui offrit le courage nécessaire pour accomplir le rite du passage au monde adulte. En écoutant celle qui l’avait mis au monde, Aquene, chanter pour son bébé Mukki réclamant du lait, une berceuse qu’il connaissait pour s’être longtemps endormi dessus, une chanson d’encouragement pour lui qui allait devoir la quitter, il s’imprégna des peintures sur les écorces de bouleaux des signes évoquant la vie dans le camp, les chants d’amour, de chasse et de guérison. Pressé de soulager son dos fatigué, Ahanu s’assit directement près d’Achack. Il prit appui sur les épaisses fourrures. Le chef avait beaucoup de tâches à accomplir avant de partir. En plus de la longue célébration qui allait suivre bientôt, il devait assumer ses fonctions d’homme-médecine, préoccupé par les maladies que son apprenti ne pouvait pas encore guérir. Soucieux que sa famille ne manque de rien, il devait organiser, par décision au consensus de ses conseillers, le déplacement du village vers le nord où les chasseurs le retrouveraient à la fin de la saison de chasse. Son aînée lui apporta une écuelle de bois remplie de viande bouillie. Prenant place sur la peau de caribou, les deux familles, trois adultes et sept enfants, mangèrent sans converser.

Ahanu se remémora les paroles des chefs de sa Nation. Il y avait huit fois treize lunes, ceux du sud avaient fait alliance avec ceux venus de l’est, en retour ils avaient reçu de l’aide pour avoir accepté de vivre parqués loin de leur territoire. Se considérant propriétaire des terres, les autres proposaient à ceux du nord de faire pareil. Beaucoup d’Algonquins avaient déjà signé des traités, néanmoins ils restaient dans leur territoire. Bientôt ce serait le tour de son groupe. Ahanu ferma les yeux, il pensa à Achack qui ne pouvait pas mesurer le danger arrivant sournoisement dans sa communauté. Il était temps pour lui de faire sa quête de vision et de connaître son animal protecteur.

Ahanu se leva brusquement. Il fit signe aux siens de le suivre au-dehors. Son frère avait quitté le sentier de la vie, il pouvait maintenant entrer sur la terre des esprits. Dans quatre jours il sera enterré, la famille portera le deuil une année durant.

Placé sur une plate-forme dans un arbre, le défunt s’apprêtait à faire son grand voyage. Achack avait accroché à son corps des effets personnels du frère de son père. Bien que disparu, son oncle avait droit de poursuivre ses activités dans l’autre monde. Son épouse et ses enfants lui présentèrent une dernière fois ses biens. La cérémonie achevée, chacun se dispersa au loin.

Ahanu entraîna Achack en direction du lac où se reflétaient les monts boisés. Quittant les berges rocailleuses, ils se dirigèrent vers une colline dominant la vallée. Ils passèrent par un sentier bordé de marguerites, lys martagon et épervières, grimpèrent la pente herbeuse où détalaient des marmottes avant de se réfugier derrière les roches. Une fois rendus sur le sommet plat, père et fils s’assirent pour contempler la forêt. Le chaman balaya de sa main l’horizon.

« Le Grand Esprit habite toutes les choses de la vie. Tu possèdes une essence spirituelle comme les plantes, les animaux, les arbres et les herbes. Tu sais cela par les mythes, les croyances et les légendes que l’on t’a contées. Bientôt tu participeras à des célébrations qui te révéleront le monde spirituel. Tu partiras quatre jours dans la forêt. En jeûnant, tu rentreras en communication profonde avec le monde minéral, animal et végétal de la Mère terre, tu recevras alors la vision qui déterminera ta vie. Dès à présent écoute, comprends et respecte les esprits de la nature. »

Achack ne dit rien. L’idée de devoir se débrouiller seul et loin du nid lui nouait fortement l’estomac. Relevant instinctivement la tête, il surprit un aigle royal qui planait paisiblement dans le ciel sans nuages, son ombre courant sur les eaux du lac. Le garçon sentit venir en lui une grande paix. La peur qu’il ressentait alors, à lui donner la nausée, s’était instantanément effacée.

Les plantes

Sur les berges du lac apparaissaient, çà et là, de grands cercles de gazon piétiné et de foyers éteints. De nombreux wigwams avaient été démontés, le grand rassemblement de l’été était achevé. Quelques clans étaient cependant restés groupés, les pêcheurs de dorés le soir tombant, ceux d’Abiti sur le point de chasser. Ahanu prit ses fils avec lui, à l’exception du bébé. Les deux garçons étaient vêtus seulement d’un pagne, le torse et les jambes nues, leurs cheveux noirs et longs tombaient en cascade sur leur dos. Des nuages de pluie recouvraient le lac nappé de foulques et d’outardes, tous occupés à pêcher. Le père montra les oiseaux et s’adressa à son cadet.

« Je t’ai appris à pêcher et à chasser, je t’ai montré comment fabriquer des arcs et des outils. Je compte sur toi et sur tes cousins pour aider notre famille dans les tâches qu’il lui faut accomplir. Ce soir Achack va exécuter son rite de passage. Sitôt fait, il viendra avec moi à la chasse, nous ne rentrerons pas avant la fin de l’automne. Continue à apprendre de ta mère, ta tante et ta sœur le savoir-vivre, la générosité et la coopération. »

À la fois fier et troublé de se retrouver ainsi chargé d’une si grande responsabilité, le gamin acquiesça. Ahanu se tourna alors vers son aîné.

« Es-tu prêt ?

– Oui.

– Es-tu vraiment prêt ? »

Achack resta perplexe, pourquoi deux fois la même question ? Son père ne lui laissa pas le temps de l’interroger, déjà il entraînait ses fistons vers leur campement, afin de rejoindre leur famille pour l’enterrement.

Après avoir descendu la plate-forme de l’arbre, des membres du clan la déposèrent au centre du cercle que configurait l’assemblée. Ils enveloppèrent la dépouille de la peau peinte par son épouse et sa belle-sœur. Ils y rajoutèrent des écorces. Les proches placèrent aux côtés du défunt ses biens et ses objets personnels : sac-médecine, bol, cuillère, maïs, tabac et calumet, puis ils regardèrent en silence Loup gris être recouvert de terre. L’assistance donna aux esseulés des présents consolateurs qu’ils firent aussitôt circuler dans l’assistance en guise de reconnaissance. Il ne restait plus qu’à construire l’abri pour l’âme du disparu, le nourrir afin qu’elle puisse se réjouir lors de la fête d’accueil sur sa nouvelle terre.

Chargée de la récolte, une hotte en noisetier sur son dos, Aquene proposa à Achack de le suivre sur les rives du lac. L’aîné l’accompagna volontiers, heureux de quitter la cérémonie et de passer du temps avec sa mère avant son départ. Ils pénétrèrent une forêt de bouleaux. La femme préleva de grandes bandes d’écorce qu’elle confia à son aide, puis elle ramassa des plantes médicinales qu’elle plaça méticuleusement dans son panier. Pressentant qu’elle voulait lui transmettre quelque chose d’important, Achack observa attentivement les gestes de la femme, les espèces qu’elle choisissait. Ils dépassèrent des peupliers, des trembles et retournèrent sur les berges du lac par un sentier d’humus. Proche d’un bosquet de thuyas, Aquene s’assit doucement sur une souche, elle prit le temps de respirer l’odeur de résine du cèdre majestueux devant eux.

« Esprit du cèdre, j’ai besoin de ton bois et de tes feuilles pour le repas de ce soir. Ta fumée apportera l’harmonie et la sérénité dont ma belle-sœur et ses trois fils ont besoin, ainsi qu’à notre famille qui les soutient. »

La femme se leva, coupa délicatement des jeunes rameaux et les plaça dans sa hotte. Elle sortit de sa besace des galets polis par l’eau et le temps, elle les posa au pied de l’arbre.

Elle commenta son geste.

« Je donne à son esprit une offrande, en signe de respect et de gratitude. »

Achack ne s’était pas trompé, sa mère lui enseignait son savoir, à lui, son fiston, alors que la transmission se faisait en principe aux filles. Ils poursuivirent leur marche dans une prairie bordée de chèvrefeuilles, d’érables et de pins. Des marmottes rousses déboulèrent entre les graminées pour se réfugier dans leurs terriers. Aquene montra du foin d’odeur.

« Les cheveux de la Terre-Mère sont pour les femmes, ils captent les énergies bénéfiques et harmonieuses. Aux hommes, ils ouvrent leurs pensées aux ondes positives. »

La femme indiqua ensuite de la sauge.

« Tu la connais et tu l’as déjà employée. Après avoir fait sécher les brins et les avoir noués en tresse, tu la feras brûler pour purifier ton corps, l’environnement, les objets et les êtres vivants. Gardes-en toujours avec toi. Ramasse ces herbes comme je te l’ai montré. »

Observant son instructrice s’éloigner, Achack sentit l’inquiétude le gagner. Une intuition ? Pourquoi tant d’insistance ? Dans trente-deux lunes il se marierait avec une femme qui pourrait se charger de ces rituels. Il s’assit fébrilement face à ses proies.

« J’ai besoin de vos feuilles et de vos fleurs pour donner de bonnes énergies à ma tante et mes cousins, purifier tous ceux qui nous soutiennent dans notre deuil et aider l’âme de mon oncle à accéder paisiblement au monde des esprits. »

Il coupa délicatement les feuilles et les têtes des végétaux. Les gardant dans sa main, il alla aider sa mère à prélever des feuilles, épines et rameaux.

Le travail achevé, les glaneurs s’assirent sur un tronc couché par la vieillesse et la tempête. Aquene poursuivit son enseignement.

« L’odeur du chèvrefeuille disperse les émotions. L’érable enlève la nocivité de l’air lors des événements heureux et généreux. L’épinette guérit les poumons, donne la joie et aide à la créativité. Le sapin, enfin, soigne les blessures et apporte la tranquillité. »

Une odeur nauséabonde vint troubler le maître et l’élève, une moufette qui, passant dans le coin, avait lâché son musc malodorant sur les intrus avant de détaler dans la forêt. Aquene et Achack s’esclaffèrent de se retrouver ainsi pollués alors qu’ils parlaient des bienfaits des plantes et de leur parfum détendant.

Les esprits

Avec son frère et ses cousins, Achack marchait dans une forêt de trembles, mélèzes et sapins. Le sachant sur le point de les abandonner, avec un ardent besoin de défouler leurs tensions, les six garçons cherchaient sa présence afin de sceller la solidarité. De nombreux tamias passaient de troncs en troncs, des écureuils sautaient de branches en branches. Un cerf détala à leur approche, pourtant silencieuse et discrète. Les moustiques, brûlots et frappe à bord s’en donnaient à cœur joie. La troupe décida néanmoins de s’arrêter au bord des rapides écumeux. En amont, une horde d’orignaux les regardaient, tous leurs muscles contractés. Sur l’autre rive, un ours noir pêchait habilement des poissons. Assit sur des rochers, juste en face d’une hutte de branches où s’affairaient des castors besogneux, la compagnie attendit patiemment le départ de l’imposant pêcheur, le puissant seigneur de la forêt, avant de pouvoir se baigner. Les jeunes n’étaient pas effrayés par l’ours qui, bien sûr, les avait déjà repérés. La bête ne manifestait aucune tentative d’intimidation, un torrent la séparait des intrus et elle était bien trop occupée à constituer ses réserves. Achack la désigna du doigt.

« Le Grand Esprit habite partout, dans l’esprit de l’ours, du poisson, comme dans tous les animaux. J’ai hâte d’aller chasser, pourtant je ne me sens pas prêt de vous quitter.

– Et pour ce soir ? demanda Etlelooaat.

– Je suis prêt. Si tout va bien, dans douze lunes ce sera ton tour, comme Wapi ! », rétorqua Achack vexé par la question déplacée de son cadet.

Sur le point de faire son rite de passage, Achack ne parvenait pas à se débarrasser de son anxiété, un stress qui l’empêchait de respirer. Si son enfance persistait à rester accrochée à lui, il ne participerait pas à la saison de chasse, ce qui l’obligerait à décaler son séjour dans la famille d’Alsoomse.

« Père nous a dit que, dès ton retour de la chasse, tu iras faire ta quête de vision, insista son frère. Il a rajouté que tu avais une mission à remplir, peut-être deviendras-tu homme-médecine.

– Pourquoi ne m’en avoir rien dit ! s’emporta Achack. Pourquoi tous ces mystères autour de mon départ ?

– Je ne sais pas, répondit Lenno, son cousin. Vous nous ramènerez de la viande en abondance, je ne suis pas prêt à revivre la famine, de longs mois sans rien manger, coincés dans notre petit regroupement d’hiver.

– C’est pourquoi vous allez plus au nord, là-bas il y a beaucoup de caribous, enchaîna Wapi, son contemporain. Maintenant que mon père a fait son grand voyage, nous devons compter sur celui d’Achack et d’Etlelooaat.

– Tu as hérité d’un territoire de chasse, tu peux aussi compter sur le nôtre. Nous avons la responsabilité de veiller sur vous, même si vous ne vivez pas dans notre wigwam, le rassura Lenno. Après notre initiation nous serons des hommes, nous serons alors trois pour veiller sur notre famille.

– Vous ne dites rien, Tadi et Sahale ? », demanda Achack, soucieux qu’ils ne soient pas exclus de la conversation.

Les jeunes orphelins haussèrent les épaules.

« Mingan doit être sur la terre des esprits maintenant, poursuivit affectueusement Achack, il ne peut plus nous revenir sous la forme d’un esprit tourmenté en quête d’un autre corps, il ne perturbera pas notre chasse. Quand je reviendrai, je passerai du temps avec vous tous, je vous transmettrais ce que j’aurais appris, nous ferons de belles chasses.

– L’ours est parti, on va se baigner ? », interrompit Amarok, le benjamin.

D’un même élan, les gamins se jetèrent dans l’eau fraîche avec fracas et à grands cris. De retour au camp, la bande se rendit sur le tumulus où, depuis quatre jours, brûlait le tabac accompagnant l’âme du défunt jusqu’à la terre des esprits. Il faisait déjà nuit, un ciel d’encre où scintillaient les planètes et les étoiles. L’oncle d’Achack, le dernier de la fratrie, veillait le foyer. Ses deux fils, Lenno et Amarok prirent place autour du feu, leurs camarades à leurs côtés. Anakausuen, un conteur né, les observa un long moment, silencieux, énigmatique. Il leur montra la voûte étoilée.

« Vous connaissez l’histoire des huit sœurs. »

Les auditeurs hochèrent la tête. L’ancien ne tint pas compte de leur réponse.

« Huit petites sœurs jouaient. Elles chantaient et dansaient une chanson que leur grand-père leur avait interdite. La plus jeune les avait pourtant prévenues des conséquences de leur désobéissance, mais rien n’y fit. Soudain, un vent violent se leva, une tornade qui emporta les rebelles haut dans le ciel, où elles restèrent accrochées. On peut voir les sept étoiles, attachées les unes aux autres par la main, qui dansent et chantent dans la nuit claire. Regardez, qui manque-t-il parmi elles ? Celle qui, obéissante, avait prévenu ses sœurs de respecter la parole des aînés. Alors pourquoi venez-vous si tard au campement ? Vous êtes là tous les sept à ne pas avoir obéi aux paroles de vos mères qui s’inquiètent à présent ! Allez vite retrouver vos nids avant d’être emportés par la nuit ! »

Les enfants redescendirent, penauds, jusqu’au camp.

Mission

Rêves

Glissant prudemment dans la rivière écumante, quelques coups de pagaies pour éviter les rochers affleurant à la surface du torrent, les quinze canoës suivaient le courant jusqu’à un affluent, celui qui venait du nord, la direction de leur chasse. Achack était dans l’un des canots, avec son père et son oncle, il éprouvait la gratitude et la fierté de celui qui accédait enfin au statut d’adulte. Plus éprouvante que la première fois, le jeûne, la soif, l’herbe des rêves et les insomnies durant son initiation avaient eu raison de son enfance. Meurtris, ses jeunes cousins étaient restés accrochés à leur souvenir de jeux et d’insouciance. Achack goûtait la force et la sérénité de la compagnie des hommes, sur lesquels comptaient les familles. Non sans difficultés, les Algonquins se frayaient un passage entre les rapides assourdissants, les eaux devenues soudain calmes et silencieuses, un entrelacs de branches formant une voûte étriquée d’où tombaient des cascades de lumière. Dans leurs embarcations, arc, flèches, carquois, couteaux et lances attendaient d’être utilisés, des tomahawks aussi, un ennemi, on ne sait jamais.

Achack observait attentivement les berges, à la recherche d’une forme humaine pouvant les mettre en danger. Bien qu’adulte à présent, l’inaction de cette longue et trop tranquille navigation l’ennuyait plus qu’il ne l’aurait imaginé. Sur les berges, défilaient des arbres inondés, les garde-mangers des castors affamés, des clairières où, de temps en temps, retentissait le brame de l’orignal, pics flamboyants frappant imperturbablement les écorces des troncs majestueux, pinsons sifflant leurs lancinantes mélodies. Sur les branches, écureuils et tamias grignotaient leur butin. Un dindon s’envola avec fracas. Sur l’eau, voguaient des cannes, leurs petits derrière elles. Dessous, les truites arc-en-ciel et les saumons atlantiques redoublaient d’efforts dans le courant, cherchant à atteindre les lacs supérieurs afin d’y pondre leurs œufs. Négligeant d’apprécier la beauté de son environnement, Achack ne pensait qu’à la flèche qui transpercerait son premier trophée. Il tendit la main à la surface des flots et attrapa par inadvertance une plume laissée par la mère des canetons. Il la piqua machinalement dans ses longs cheveux puis il sourit devant la bonne fortune. Ahanu le regarda attentivement.

« Sais-tu, mon fils, que la plume du canard symbolise justement le passage de l’enfance à l’âge adulte ? Retire-la maintenant seul ceux qui ont du courage peuvent la porter sur la tête ! »

Achack s’exécuta sur-le-champ. Honteux, il baissa les yeux.

Les jours s’écoulaient ainsi, monotones, sans grands événements pouvant satisfaire les pulsions combatives de l’impatient. Silencieux, ses aînés s’en tenaient résolument à leur objectif : avancer au plus vite vers les troupeaux de caribous regroupés dans la toundra, à plusieurs lunes de là. Achack mettait à profit ces interminables journées pour observer les gestes de ses compagnons, comment ils attrapaient l’esturgeon, l’orignal, l’ours, le castor, la marmotte, le rat musqué et le lièvre. Contrarié d’être retardé dans l’apprentissage de la pêche avec la lance-harpon et de la chasse, l’apprenti suivait en pensée sa famille s’apprêtant à regagner son campement d’hiver. C’était encore la saison d’été, le temps de l’abondance, de pêche et de cueillette, une nourriture variée. Ils festoyaient, séchaient fruits, poissons et gibiers jusqu’à la saison de l’automne qui ne durerait pas longtemps. Bercé par le tangage du canoë, Achack se prit à rêver.

Alsoomse cuisait au-dessus du feu une pâte de maïs enroulée autour d’une branche, elle avait un enfant emmailloté dans son dos. La jeune femme de quinze ans portait ses longues nattes jais tombant sur ses épaules dénudées, la longue robe brodée qu’il lui connaissait, les mocassins, pendentifs et bracelets aux motifs élaborés dont elle avait le secret.

Tout en pagayant, Achack observa ses partenaires de chasse. Comme lui, ils étaient nus à l’exception de leur pagne. Certains exhibaient, sur leur torse, leurs tatouages. La plupart avaient les cheveux longs et nattés, quelques-uns cependant les avaient rasés sur les côtés, raidis avec de la graisse, hissés droits vers le ciel, une imposante corne de bison. Peu d’entre eux portaient des plumes pour exhiber leur courage. Plusieurs avaient en revanche un roach en piquants de porc-épic au sommet de leur crâne. Ils étaient calmes comme les eaux, patients comme le loup, pourtant Achack avait déjà vu ces combattants peindre leur visage et leurs bras d’argile, de peintures colorées pour la guerre.

Les chasseurs rencontrèrent à nouveau un rapide qui leur apparut très vite infranchissable. Se crispant dans les remous du courant se fracassant contre les rochers, les canotiers tentèrent de toutes leurs forces avec leurs pagaies ; en habiles contorsions, ils parvinrent à orienter leurs embarcations vers la berge. Ils se hâtèrent de quitter leurs canots, leurs jambes nues enfoncées jusqu’aux cuisses dans la vase, ils les tirèrent énergiquement sur l’herbe trempée. Là ils s’allongèrent haletant au soleil, épuisés par l’effort, cherchant à calmer leurs émotions. En attendant que leurs éclaireurs trouvent un chemin de portage, certains firent un feu pour mettre leurs affaires à sécher, d’autres se missionnèrent pour aller pêcher la truite ou le brochet. Oppressé, Achack se mit en retrait. Un pressentiment ? Il avait l’intuition que cette expédition était pour lui plus qu’une initiation. Inexplicablement car, à part les songes qui lui venaient sans cesse, de jour comme de nuit, rien n’était assez significatif pour lui confirmer son impression. Il rêva à nouveau.

Son père et ses deux frères revenaient de la chasse aux caribous. Ils dépecèrent la bête, firent sécher sa viande et mirent de côté les parties restantes pour les réutiliser à bon escient.

Maintenant ils mangeaient la chair fumée de leur proie, un vrai festin. Ils ne laissaient aucun reste afin de porter chance pour les prochaines chasses. Soudain les trois frères se transformèrent en caribous. Pour un temps seulement, car très vite ils retrouvèrent leur aspect d’humain. À tour de rôle, ils imitèrent l’animal, ils mimèrent les qualités qu’ils avaient reçues de lui, ils remercièrent son esprit.

Ils marchaient sur le rivage. Ils portaient leurs vêtements d’hiver. Ils se tenaient main dans la main, heureux de se retrouver entre eux. Soudain l’un d’eux tomba à l’eau, Mingan le plus jeune. Son cadet chercha à le rattraper mais en vain. Loup gris partit à la dérive, entraîné par le courant. Tristes et impuissants, ses frères fixèrent le benjamin s’enfoncer peu à peu dans les profondeurs du lac.

Achack ouvrit les yeux. Pourquoi ce rêve à présent ? L’esprit de son oncle ne serait-il pas encore parti, hanterait-il actuellement les siens ? Était-ce la raison pour laquelle Lenno et Wapi n’avaient pas réussi leur initiation ? Il se rassura, il portait encore le deuil et la mort de Mingan était très récente. Comme il l’avait affirmé à son frère et ses cousins, il était certain que le défunt avait rejoint la terre des esprits et qu’il y faisait un festin pour le succès de leur chasse. Un peu plus jeune que son père, les cheveux longs et nattés, svelte et musclé, son oncle conteur, le protecteur de sa famille quand le chef était trop pris par sa fonction de chaman, Anakausuen tendit à son neveu un bout de viande séchée, mélangée à de la graisse et des baies. Achack fut ému de le trouver là alors qu’il venait de le voir en songe, incapable de retenir son frère de la mort.

« Je suis heureux que tu sois parmi nous. Mes fistons m’ont dit que tu souhaitais prendre du temps avec eux, les initier à la chasse, je t’en suis reconnaissant. »

La parenté demeura en silence. Sur l’autre rive, un raton laveur frottait une grenouille entre ses pattes avant de la boulotter.

« Connais-tu la légende de l’animal qui nous observe ? demanda Anakausuen.

– Oui, soupira Achack, sachant pertinemment qu’il allait la lui raconter quand même.