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Juillet 1821 ; Napoléon est mort. Depuis sept ans, les Bourbons règnent sur la France. Montrée du doigt par les ultraroyalistes depuis les troubles de l'année précédente et vilipendée à la Chambre des députés, l'opposition libérale, conduite par le général Lafayette, peine à refaire surface. Pourtant, dans l'ombre, des forces s'organisent sur le modèle des carbonari napolitains, donnant naissance à la charbonnerie française. Assidu des réceptions du banquier Laffitte, Jean-Baptiste Dumoulin, ex-officier d'ordonnance de Bonaparte, devient charbonnier et fomente une nouvelle révolution, tout en préparant l'enlèvement de Napoléon II à la cour d'Autriche. À Belfort et à Saumur, c'est notamment le temps des conspirations. C'est sans compter avec la pugnacité de l'inspecteur Chenard qui, s'appuyant sur Tantale, énigmatique agent d'obédience royaliste, s'est juré de mettre un terme à ses menées... Après "Le Complot du Bazar français", Frédéric Preney-Declercq poursuit la saga de ces héros déclassés de l'épopée napoléonienne qui luttèrent contre le régime de Louis XVIII. Un roman passionnant qui s'appuie sur des archives d'époque. Un remarquable travail de recherche et un bonheur de lire garanti.
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Seitenzahl: 715
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Couverture :
Le général Berton sur la place de Thouars ; gravure de l’époque dans « Histoire de la Restauration Illustrée 1814 – 1830 » de J. A. Dulaure – page 169.
Nouvelle édition revue et corrigée
En 2007, j’ai publié une première version de ce roman, aujourd’hui caduque. Voici la seule version autorisée. Frédéric Preney-Declercq.
Le complot du Bazar français
Le Charbonnier
L’insurrection de Saumur – 1822
Le lieutenant-colonel Caron
Colmar – 1822
Traquenards
Paris et Colmar – 1822
Les sergents de La Rochelle
Paris et Strasbourg – 1822
Le prisonnier d’Olmütz
A Morgan et mes enfants,
mes rayons de soleil.
Merci pour votre patience
et vos encouragements.
Sans oublier mes trois lectrices préférées
et leur implacable crayon rouge,
par ordre alphabétique,
Céline, Maud et Sophie.
Gratitude et affection.
Les officiers français au passé impérial :
• Général Jean-Baptiste Breton, dit Berton : âgé de 52 ans. Cet officier supérieur est mis à la demi-solde à la chute de l’Empire. Fervent bonapartiste, vivant à Paris.
• Dentzel Jean-Chrétien : âgé de 35 ans, lieutenant-colonel de cavalerie en non-activité, demeurant à Paris.
• Dumoulin Jean-Baptiste : 35 ans, officier d’ordonnance de Napoléon, rentier, demeurant à Paris. Fils d’un riche gantier de Grenoble, il s’est désintéressé en 1814 de l’entreprise familiale pour devenir un agent actif du retour de Napoléon exilé sur l’île d’Elbe.
• Fabvier Charles : baron impérial, âgé de 37 ans, négociant patenté et colonel en non-activité, résidant à Paris, il est le type même du héros de la seconde génération des armées napoléoniennes.
• Alexandre Gauthier de Laverderie : 28 ans, ancien officier de la garde royale entraîné dans le complot du Bazar français et condamné à cinq ans d’emprisonnement.
• Pailhès Antoine : 42 ans. Baron impérial et colonel, mis en non-activité à la chute de Napoléon.
• Sauset Louis-Antoine : baron de l’Empire, 48 ans, né à Arzelières, ancien colonel de la garde impériale et administrateur du Bazar français, galerie marchande, rue Cadet à Paris.
Les héroïnes du roman :
• Camille Gauthrin : âgée d’environ 60 ans. Gouvernante du capitaine Dumoulin, chargée de l’éducation de Louise.
• Louise : fillette d’environ 7 ans, orpheline recueillie par le capitaine Dumoulin.
• Marie de Monlivo : âgée d’une vingtaine d’année. Ancienne maîtresse du capitaine Dumoulin. Épouse du général de Monlivo, résidant à Saumur.
Les membres de la police royale :
• Eugène Chenard : âgé d’environ 30 ans, inspecteur de police à la préfecture de police de Paris, rue de Jérusalem.
Les personnages politiques :
• Le poète Béranger (Pierre-Jean de) : 41 ans, chansonnier prolifique qui remporta un énorme succès à son époque.
• Duguied Pierre : né à Paris, ancien étudiant en droit, en fuite après la découverte du complot du Bazar français.
• Joubert Nicolas : ancien étudiant en droit, en fuite en Italie avec son comparse Duguied.
• Le général Georges Lafayette : 64 ans, député, l’ancien marquis Gilbert du Motier de La Fayette, le « Héros des deux mondes », « l’homme de 1789 », l’inusable politicien, perpétuel étendard des mouvements antiroyaliste sous la Restauration.
• Jacques Laffitte : 54 ans, banquier et homme politique. Député de Paris.
• Louis XVIII : 66 ans, roi de France depuis la fin de l’Empire et son retour d’exil, frère puîné de Louis XVI.
« Cosa volete1 ? demanda une vieille femme avec méfiance, à travers l’entrebâillement de sa porte d’entrée, un chandelier à la main.
- Vogliamo al signor Crispi2 », répondit dans un mauvais italien un individu aux cheveux bruns et à la barbe clairsemée.
Les sourcils froncés, la domestique à la longue chevelure grise considéra ces deux figures juvéniles qui osaient se présenter à cette heure si tardive. Hésitante, elle dévisagea à tour de rôle le blond, puis le brun, et ainsi de suite, pour peu à peu grimacer, envahie par une certaine aversion, car on ne pouvait que remarquer leurs vêtements crasseux, leurs bottines usées et leurs mains sales. D’où sortaient-ils ? se dit-elle songeuse, imaginant les chasser, avant de douter. Des jeunes gens qui avaient à peine vingt ans et d’après leur ridicule accent, étaient Français.
« Que lui voulez-vous, au sieur Crispi ? reprit-elle avec autorité.
- Nous avons une lettre de recommandation d’un de ses bons amis de Paris, dit à voix basse le second garçon, dans un italien de meilleure qualité.
- Revenez demain, marmonna l’employée de maison en refermant la porte.
- Madame ! s’écria le premier, avant de glisser son pied dans l’embrasure. Nous sommes affamés.
- Retirez votre soulier, canaille, ou j’appelle nos gens, s’agaça la femme, une barre creusée sur le front, nullement impressionnée.
- Madame, insista le jeune homme blond à l’arrière, je vous en prie. Allez annoncer à monsieur Crispi que des élèves de Victor Cousin sont devant sa porte. S’il vous plaît ! »
Sous l’action énergique de la dame restée étrangère à la demande, la porte se ferma en un bruit sec, laissant se réinstaller la quiétude de la nuit sur cette maison bourgeoise des hauteurs napolitaines.
« La peste soit de cette bourrique ! » jura l’un des cadets en français.
Eberlués, agacés, offensés, ils reculèrent à petits pas en roulant des yeux ahuris dans lesquels chacun pouvait lire un profond désespoir. Depuis le matin, la faim les tenaillait, et ils s’étaient pris à rêver en arrivant dans les faubourgs de Naples d’une table bien mise et de draps propres et douillets.
« Pardieu ! Qu’allons-nous faire, mon Pierre ? demanda le garçon aux cheveux mi-longs flavescents, tout en s’asseyant sur le bord de la route, à dix pas de la demeure du sieur Crispi. Ne me dis pas que nous allons devoir mendier notre pain aux portes de la Santa casa dell’Annunziata3, ajouta-t-il d’un ton moqueur.
- Pfft ! N’sais pas, Nicolas, ricana l’autre, avant de s’installer à ses côtés. Je l’avoue, nous sommes dans une fâcheuse posture. Crispi était notre seul espoir… et je ne sais ce que vaut de jouer le gueux devant la Santa Casa. »
Les jeunes gens se regardèrent et éclatèrent de rire.
« Quelle misère ! s’écrièrent-ils en chœur. Ah ! Quelle misère ! Qui aurait pu imaginer tout ceci ? »
Après cet instant d’euphorie, la fatigue reprit ses droits sur leurs corps las et affamés et il y eut un long silence durant lequel on n’entendît plus qu’une douce symphonie de grillons et le chant d’un coq, saccadé et lointain.
« Damnée bourrique », pesta encore un des damoiseaux.
Le second ricana, puis ce fut à nouveau le calme de la nuit.
Aidés par un surcroît d’astre lunaire, leurs yeux contemplaient maintenant la bâtisse qui venait de leur refuser l’hospitalité, un édifice à deux étages et aux charpentes de chêne sculptées. Les murs, en pierres taillées, étaient couverts de vigne. La façade mesurait au moins trente mètres de long, avec des fenêtres hautes et larges, dont celles du bas avec des grilles noires, aux formes harmonieusement arrondies, ce qui les rendaient moins austères. Du côté invisible de la route, derrière un mur épais, on devinait un vaste domaine, garni sans doute d’un parc et de nombreuses dépendances.
Sur quoi, un bruit de serrure claqua aux oreilles des deux désespérés, les sortant de leur hébétude, avant qu’une bougie n’éclairât le perron de la maison.
« Êtes-vous certaine Maria, qu’ils étaient français ? disait au même moment un homme de taille moyenne, vêtu d’une chemise blanche.
- Si, monsieur, répondit la domestique, embarrassée, mais ils doivent être loin maintenant.
- Nous sommes là ! s’écria le dénommé Pierre qui avait bondi sur ses pieds.
- Je crois reconnaître cette voix, dit en français l’individu sur le seuil de la demeure, tendant sa chandelle vers l’obscurité.
- Monsieur Rey ? demanda à son tour l’autre, au milieu de la route. Est-ce vous ?
- Monsieur Rey, ici ! fit le second garçon, avant de rejoindre d’un bond son camarade.
- Duguied et Joubert, s’écria l’avocat grenoblois en accourant vers eux, ivre de joie et les bras ouverts. Quelle surprise, mais quelle joie de vous revoir ici. »
Un feu brûlait dans une vaste cheminée. Installés à une table ronde nappée de blanc et de rouge, Pierre Duguied et Nicolas Joubert dévoraient un reste de ragoût épicé de mouton, accompagné de navets et de potirons cuits, devant les yeux amusés de Joseph Rey et de Tino Crispi, le propriétaire des lieux.
« Deux louveteaux affamés, dit ce dernier, un léger sourire éclairant son visage sec et ridé.
- Merci encore pour votre hospitalité, monsieur, s’écria entre deux bouchées, le garçon aux cheveux blonds.
- Nous étions à deux doigts de l’évanouissement, ajouta Duguied. Vous nous sauvez la vie.
- N’exagérez pas, jeune homme, réfuta l’hôte d’un ton sévère, mais l’œil rieur. Si vous avez su échapper à la police du triste Louis XVIII, ce n’était sûrement pas pour mourir de faim devant ma porte. Je crois plutôt que si monsieur Rey n’avait pas été ici, mon poulailler aurait souffert.
- Jamais, monsieur ! jura Joubert, roulant des yeux offusqués, mais riant sous cape d’en avoir eu l’idée.
- Nous ne le saurons jamais, déclara Crispi, et il s’interrompit, prêtant l’oreille. L’on vient, ajouta-t-il à mi-voix, avant de faire un pas vers la double porte du salon pour l’entrouvrir d’un coup vif. Ma fille, que faites-vous ici ? demanda-t-il avec étonnement à une fine silhouette qui était apparue devant lui. Ne deviez-vous pas vous coucher tôt ? Votre mal de tête ?
- Maria m’a appris que vous aviez la visite de Français, dit-on d’une voix claire, impatiente. Qui sont-ils ? Sont-ils là avec vous ? Et comment sont-ils ? Quel âge peuvent-ils avoir ?
- Maria ! Quelle commère, s’exclama Crispi en soupirant. Allezvous recoucher, ma fille, ordonna-t-il avec une pointe de sévérité.
- Bonsoir, messieurs, dit la demoiselle, sourde à la demande, se glissant, agile et curieuse, sous le bras paternel afin d’observer les visiteurs de ses prunelles de chat, gris-vert.
- Bonsoir, mademoiselle », répondit Duguied, tout en essuyant sa bouche grasse, avant de se lever et d’effectuer une révérence.
Toujours assis, Nicolas Joubert se taisait, bouche bée, l’air niais sans doute. Ses yeux, grands ouverts, étaient tombés sous le charme et ne pouvaient plus se détourner de cette jeune fille d’une vingtaine d’années, blonde, l’œil brillant, fraîche, en robe blanche, dotée d’une poitrine généreuse et qui avait surgi devant lui, tel un vent léger et doux, tel le zéphyr.
« L’un est poli, l’autre pas », dit-elle avec le franc-parler de sa jeunesse, ses mains sur les hanches, tandis qu’elle considérait le garçon muet avec un regard inquisiteur.
Gêné, vexé par la remarque, mais ne sachant quelle contenance prendre, Joubert vira au coquelicot.
« Jeunette, dit-il enfin, se levant bruyamment, car il malmena sa chaise. Je suis… Je suis comblé de vous rencontrer, balbutia-t-il sans réfléchir, l’allure gauche.
- Jeunette, répéta-t-elle en roulant ses grands yeux verts, il m’appelle jeunette… et pourquoi pas cadette ? Moi, la dame de cette demeure ! »
Après cela, elle rit aux éclats, puis, virevoltant sur ses talons, elle prit congé et repassa avec grâce et souplesse sous le bras de son père.
« Le blond est un nigaud, lui glissa-t-elle assez fort pour que l’intéressé sentît son cœur se serrer.
- Ma fille, prenez le temps d’apprécier l’inconnu qui passe, répondit le sieur Crispi d’un ton de reproche.
- Peine perdue, mon cher père, lança-t-elle, tandis qu’elle grimpait à grand bruit un vieil escalier de chêne. La nature l’a gâté, il est beau, mais c’est un nigaud, un vrai nigaud !
- Ah ! Ma fille, que vous m’exaspérez, soupira le maître de maison en rejoignant ses invités. Excusez-la, mes amis, mais il faut bien que jeunesse se passe. »
Tous rirent, y compris Joubert, mais quiconque aurait prêté attention aurait vu que son rire était aigre. En fait, il ne voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la tête brouillée, pendant que les autres reprenaient leurs discussions.
Jeunette, jeunette, se répétait-il in petto. Autrefois, n’appelait-il sa grande et jolie cousine, jeunette. C’était flatteur au contraire.
Il se sentit plus las que jamais et complètement découragé.
Elle s’était moquée de lui, se disait-il, torturé. Cette sublime demoiselle, ce rayon de soleil s’était moqué de lui !
Il eut un tremblement convulsif qui n’échappa pas à Duguied.
« Que t’arrive-t-il ? lui dit ce dernier, les yeux plissés, fouineurs, pendant que le sieur Crispi, la main posée sur un crucifix en or placé sur le marbre de sa cheminée, expliquait à Joseph Rey, l’athée, l’enfant des Lumières, que tout être qui priait avec piété était traversé du sentiment de la présence de Dieu.
- La fatigue et le vin, répondit Joubert avec un sourire forcé, après avoir tressailli sur sa chaise.
- Bien sûr, nigaud, s’amusa Pierre en s’approchant de son oreille. Et ton air de chien battu, ce sont les navets ! Un vrai nigaud, elle a raison, la jolie jeunette, ajouta-t-il, après un ricanement, appuyant avec un regard malicieux sur la blessure si apparente de son ami. T’es un vrai nigaud !
- Va au diable ! » rétorqua Nicolas, avant de se lever de table, furibond.
Accompagné de son compère hilare, cherchant à s’occuper l’esprit, Joubert s’approcha du sieur Rey qui racontait à leur hôte que le peuple de France, pliant sous la détresse et la tristesse, avait prié Dieu pendant des siècles sans qu’il ne les entendît une seule fois.
« Heureusement que la Révolution, concluait l’avocat grenoblois, prenant à témoin ses deux concitoyens, a montré la voie à suivre aux sujets français et à l’Europe entière.
- La nôtre s’est faite avec Dieu, rétorqua Crispi, une pointe de violence dans la voix.
- Oui, admit l’autre, curieusement même…
- C’est grâce aux carbonari, continua le maître des lieux avec flamme, n’abandonnant pas la parole à son invité, que la révolution napolitaine s’est faite. Et qui sont les carbonari ? demanda-t-il, le menton haut. Nous sommes des citoyens honorables et chrétiens, et nous donnons au peuple l’exemple de moralité, de discipline et de dévouement à la religion. Oui ! Dieu nous accompagne, monsieur le révolutionnaire français. N’oubliez pas, ces dernières années, notre rôle de lutte contre les brigands qui, sans foi ni loi, infestaient les alentours de Naples. Nous avons assuré la protection aux propriétaires avec notre foi, avec Dieu, avec sa force. Nous sommes ses enfants ! Son bras armé !
- Oui, mon ami, glissa Rey, le front plissé, mais…
- Notre recrutement, insista Crispi avec un mouvement de bras pour réclamer le silence, s’opère après enquête de moralité et après exclusion des créatures jugées marginales, athées ou dangereuses. »
Les bras croisés, Joseph Rey souriait, réalisant que le débat serait impossible. Évitons une nouvelle guerre de religion, se dit-il en soliloque, les lèvres pincées. Respectons l’opinion amie, même si elle peut paraître antique.
« Depuis la création du carbonarisme, poursuivait le Napolitain, l’air supérieur, la convocation des vendite se fait par l’échantillon, par une petite croix de bois que l’on fait circuler entre nous. »
D’un geste vif, il en sortit une de sa poche de gilet, l’exhibant fièrement dans le creux de sa main.
« Parmi nos objets rituels, souligna le carbonaro, les sourcils arqués, figurent toujours un crucifix, une couronne d’épines et une Bible. Des prières sont dites, à l’ouverture comme à la fermeture de la vente.
- Je sais tout cela, mon bon ami, dit Rey qui profita d’une inspiration plus longue pour lui voler la parole, et vous avez pu, grâce à vos qualités, vaincre Ferdinand et lui imposer votre constitution.
- Parfaitement, monsieur ! Avec l’aide de Dieu !
- Et c’est surtout, poursuivit l’homme de loi, la remarquable organisation de votre société secrète, avec ses innombrables ventes, une véritable armée morcelée, prête à s’assembler, liée par un serment, protégée par l’ombre de sa structure, par son essence…
- Le carbonarisme pourrait-il réussir en France ? dit tout haut Duguied, l’air passionné, orientant la discussion vers un sens différent.
- J’en doute, dit Crispi avec une grimace, mais pourquoi pas ?
- J’aimerais être instruit sur les carbonari et leur règlement.
- Vous vous adressez à un carbonaro des premières heures, dit fièrement le propriétaire des lieux, gonflant le torse. J’ai combattu les hommes de Murat4. Je vous instruirai avec grand plaisir. Mais demain, ajouta-t-il en bâillant, il est déjà fort tard et vos chambres doivent être prêtes. »
« Nicolas, tu dors déjà ? chuchota-t-on derrière une porte qui donnait sur un couloir éclairé par la faible lumière d’une lanterne placée bas, dont la mèche s’essoufflait quelque peu.
- Non, annonça Joubert, avant d’ouvrir sa chambre à son compère Duguied.
- Pfft ! Elle vaut la mienne, dit ce dernier après une œillade. C’est un château ici…
- C’est apparemment un grand seigneur, le carbonaro Crispi, bâilla Nicolas, après s’être jeté sur le lit qu’on lui avait préparé.
- Ouais, fit l’autre qui s’installait confortablement sur un divan de velours, près d’une fenêtre ouverte. Oh ! Écoute, dit-il en penchant la tête vers l’extérieur. Doit y avoir un étang dans le parc, j’entends coasser des grenouilles.
- Va les rejoindre, espèce de crapaud, taquina le garçon blond.
- Très drôle, le nigaud !
- Arrête avec ça ! s’écria Joubert qui s’était levé, l’air furibond.
- T’aurais vu ton regard, continuait Pierre d’un ton moqueur, avant de se reprendre, se forçant à paraître raisonnable et gentil.
- Eh bien, qu’avait-il mon regard ?
- Pfft ! Ne le devines-tu pas ?
- Va-t-en au diable ! jura une nouvelle fois Nicolas dont la voix tremblait et qui sentait tressaillir tous les muscles de son visage, depuis l’apparition de l’autre, de cette déesse féroce et moqueuse.
- J’avoue qu’elle est belle, commenta Pierre, les mains derrière la nuque, fixant le plafond.
- Qui ? s’écria le second, faisant l’idiot, après s’être rallongé sur le lit. La morveuse ?
- Allez, mon ami, avoue-le-moi, elle t’a plu dès le premier coup d’œil ?
- Je n’en sais foutrement rien », répondit-il sans penser à ce qu’il disait, son âme étant tout au souvenir de cette fille, de cette beauté.
Le sourcil froncé, il ne souffla plus mot. L’observant du coin de l’œil, Duguied laissa échapper un dernier rire espiègle, puis passa à autre chose.
« J’ai eu une idée tout à l’heure, dit-il, retrouvant un visage grave. Les carbonari, s’écria-t-il, après s’être levé du divan, je vais les étudier, me faire carbonaro s’il le faut…
- Dans quel but ? demanda machinalement son compère, tout à ses pensées amoureuses.
- Quelle a été notre faiblesse, lors de cette triste affaire qui nous a condamnés à cet exil ?
- Trop attendu, répondit Joubert en tournant la tête.
- Bien sûr, mais ce sont les judas qui ont causé notre perte. Nous avons été longs, c’est vrai, mais parce que nous devions nous coordonner, attendre les autres, envoyer des émissaires, penser à l’armement, écouter les nouvelles, etc. »
Tout à sa réflexion, Duguied ne put demeurer en place ; il bondit sur ses jambes et se mit à arpenter la pièce dans le sens de sa longueur.
« Si nous avions été organisés en petits groupes, en ventes, comme les carbonari, annonçait-il avec frénésie, les mouchards auraient été impuissants. La force des carbonari est là, si un groupe (une vente) tombe, vendu ou infiltré par la police, cela n’entraîne pas l’ensemble et épargne les chefs, puisque celui qui trahit ne les connaît pas. C’est l’hydre aux multiples têtes, l’hydre de Lerne.
- Il est vrai que l’idée n’est pas mal, glissa Nicolas, se penchant plus sérieusement sur la question.
- Il faudrait importer le carbonarisme en France, s’écria Pierre avec force.
- Ouais, pourquoi pas ? chuchota le deuxième, assez séduit, tandis qu’il se tournait sur le ventre.
- Une armée secrète, constituée de centaines de ventes, de milliers de vrais Français armés d’un fusil et de munitions, dans toutes les villes, villages, toutes les provinces, une armée qui n’attendrait plus que le signal de l’insurrection, plus exactement n’attendrait que le signal de l’insurrection. Imagine ! Quelle puissance. Le Bourbon ne s’en relèverait jamais. Toutes les institutions de la Nation – les universités, l’armée, la Chambre des députés, la Chambre des pairs, etc. – infiltrées, gangrenées par une organisation occulte, insaisissable, innombrable, chaque membre – hormis dans sa propre vente – ne découvrant ses chefs, ses soldats, ses alliés, ses frères que le jour de la révolution. »
Là-dessus, Duguied se tut. Son visage avait revêtu une expression d’intense gravité et ses regards erraient dans la pièce à peine éclairée. Silencieux, le regardant avec affection, Joubert souriait. Il connaissait depuis trop longtemps son ami pour savoir qu’une tempête faisait rage sous son crâne, une véritable ébullition.
« Je dois réfléchir, seul, dit soudain Pierre en tournant les talons, décidé à s’isoler dans sa chambre.
- Pense à dormir, lança Nicolas sur un ton de douce ironie, convaincu que son camarade noircirait quelques feuilles, classant ses idées, les ressassant encore et encore, avant de se coucher, après avoir vaincu plusieurs chandelles.
- Bien sûr ! » fit l’autre en disparaissant, sans réfléchir à ce qu’il répondait.
Si, l’idée est bonne, commenta Joubert qui songeait aux carbonari, allongé sur son lit. Mais pourrons-nous un jour rentrer en France ? conclut-il, avant de se lever, les lèvres pincées.
D’un geste lent, le garçon retira son mouchoir de cou et sa chemise, puis les porta à son nez. Demain, je vais enfin pouvoir laver mon linge, songeait-il, sortant sur le balcon, un bougeoir à la main, pour effectuer encore une fois la lessive du Gascon (retourner sa liquette et la suspendre au vent afin de l’aérer la nuit entière). Ceci fait, il regarda le ciel constellé de myriades d’étoiles. Il pouvait être minuit et un silence paisible régnait aux alentours.
Soudain, de l’étage supérieur, parvint le rire léger d’une femme. Bouche bée, Joubert tourna la tête. Debout sur une terrasse, les mains posées sur la rambarde, quelqu’un l’observait. Ses yeux roulèrent. Malgré l’obscurité, il l’avait reconnue : c’était elle… Et, éclairée par la lune, cette morveuse lui apparut encore plus belle que dans la salle à manger.
« Belle soirée, ne trouva-t-il qu’à dire avec un air d’abruti heureux, tendant sa chandelle vers le haut, vers elle, vers ce soleil.
- Oui, je crois, répondit la demoiselle sur un ton de gentille dérision. (Elle rit une nouvelle fois.) Monsieur, ajouta-t-elle avec une pointe de pitié, allez-vous rhabiller ! Vous êtes devant une dame !
- Oh sacredieu ! fit Joubert, réalisant que sa poitrine était nue.
- Revenez après », entendit-il, alors qu’il entrait précipitamment dans sa chambre, cramoisi de honte.
Qu’a-t-elle dit ? se demandait-il en fouillant son sac pour s’emparer d’une chemise bleue et de son flacon d’eau de Cologne. Revenir… A-t-elle vraiment dit cela ? pensa-t-il, une fois prêt, habillé et arrosé de parfum, mais tremblant à l’idée de retourner sur le balcon.
« J’attends ! » dit-elle au loin, d’une voix rieuse et chantante.
À l’écoute de ces mots inespérés, Nicolas éprouva une impression analogue à celle que ressent un jeune conscrit la veille de sa première bataille. Son cœur cognait violemment, il n’arrivait pas à réunir ses idées, à effectuer un geste, à avancer d’un pouce.
« Alors ? » s’impatienta-t-elle à nouveau.
Ce fut le déclic, tête baissée et gorge serrée.
« Doux Jésus ! Vous voilà présentable, dit-elle avec un sourire affable, en le contemplant de sa hauteur.
- Veui… Veuillez m’excuser pour tout à l’heure, bredouilla-t-il, levant vers elle un visage timoré. (Durant son absence, elle était allée chercher un chandelier). Je m’étais cru seul.
Il était comme envoûté. Ses yeux, grands et fixes, l’admiraient sans retenue, son sourire surtout qui illuminait tout son être.
« Vous parlez remarquablement l’italien, monsieur, fit-elle remarquer, dirigeant à son gré la conversation.
- Merci…
- Aimez-vous Naples ?
- Je crois que je suis en train d’en tomber amoureux…
- Vous mentez, monsieur, dit-elle en riant. Mon père m’a dit que vous veniez juste d’arriver…
- Oui, répondit-il. En fait, je crois que cela dépendra de vous, ajouta-t-il, aussitôt effrayé de ses propres paroles.
- Quoi ? » laissa-t-elle échapper, un air de surprise sur sa figure.
Semblant réfléchir, elle se tut. Son front se rembrunit, puis, comme par enchantement, sa jolie tête blonde, élégamment posée sur ses fines épaules, retrouva son sourire exquis et la douce coquinerie de son regard. Elle rit aux éclats, d’un rire que Joubert ressentit comme un baume, une mélodie, et il l’écouta comme le bruissement d’une cascade pure et vierge. Il appréciait ce rire, il l’adorait, le chérissait.
« Mon Dieu ! Vous êtes un effronté, monsieur, lui dit-elle en dissimulant mal la fierté qu’elle ressentait de troubler ce beau garçon avec ses mains qui tremblotaient de plus en plus, la flamme de sa bougie vacillant de droite à gauche et ainsi de suite. J’informerai mon père, dès demain, ajouta-t-elle en affectant une certaine pudibonderie. - J’aime votre rire, mademoiselle, déclara-t-il sans l’écouter, de la joie dans la voix.
- Mon rire ?
- Il chante.
- Mon rire chante ? Vous êtes bien curieux, monsieur.
- Ne suis-je pas un nigaud ? souffla-t-il.
- Oui, un beau nigaud, reprit-elle, le ton rieur.
- Mademoiselle, je ne suis pas un misérable, malgré les apparences, se mit-il à raconter, le regard fixé sur la rambarde. Je suis de bonne famille ; j’étudiais le droit avant…
- Qu’est-ce qui vous prend, monsieur, de me préciser ces choses-là ? (Sans attendre, elle éclata de rire.) Auriez-vous peur de votre aspect ? gloussa-t-elle. Imagineriez-vous par hasard, que je puisse penser que vous n’êtes qu’un vulgaire mendiant, pire, un aventurier sans moralité et sans foi ? (Elle rit à nouveau, mais d’un rire plus tendre.) Monsieur l’étudiant, élève de Victor Cousin, poursuivit-elle, sachez que j’ai des informateurs.
- Maria ! s’écria le garçon, d’un coup empli de sympathie vis-à-vis de la domestique.
- Oui, monsieur Nicolas Joubert », avoua-t-elle sans effort.
À ces mots, il se sentit ivre de bonheur. La morveuse s’était intéressée au nigaud en cachette, réalisait-il, les yeux étincelants de béatitude. Il rit en son for intérieur. Que la vie est belle ! ajouta-t-il, muet, proche du délire.
« Puis-je vous rejoindre sur votre terrasse ? lui demanda-t-il, les mains jointes.
- Jamais ! répondit-elle, l’air offusqué, faisant un pas en arrière.
- S’il vous plaît…
- Monsieur ! gronda-t-elle.
- Nous ne pouvons pas continuer à discuter comme cela, supplia-t-il. Mon cou me fait mal.
- Eh bien, fit-elle moqueuse, allez vous coucher !
- Je souffrirai d’insomnie, balbutia-t-il, des pleurs dans la voix.
- Vos larmes ne sont que de l’eau, lui dit-elle en haussant les épaules.
- Laissez-moi vous prouver que non !
- Monsieur !
- S’il vous plaît !
- Qu’est-ce qui vous prend de me réclamer une telle effronterie ? fitelle, l’air scandalisé, réalisant un peu plus l’impudence de la demande. Me rejoindre sur la terrasse de mon appartement ! Moi, une dame… Nous ne nous connaissons guère… enfin à peine… Êtesvous fou, monsieur ?
- Non, juste un beau nigaud.
- Monsieur, soyez sérieux !
- Vous en mourez d’envie…
- N’importe quoi !
- Pourquoi m’avez-vous dérangé ?
- Dérangé ! Vous ne manquez pas d’aplomb, monsieur. Le sommeil me fuyait et je prenais l’air quand…
- Moi, insista Joubert avec sincérité, j’ai envie de discuter avec vous. Je ne sais pas pourquoi, continua-t-il avec des prunelles implorantes, mais c’est ainsi. Alors je vous en prie, acceptez ! (Avec de grands yeux, elle le regardait, semblant réfléchir.)
- Dans le jardin, accorda-t-elle soudain, même si, effrayée par sa hardiesse, elle pensait que cela n’était pas souhaitable, mais pas du tout. Sous la gloriette, précisa-t-elle, le cœur battant fort, mais heureuse malgré elle, se surprenant.
- Parfait ! s’écria Nicolas ivre de joie.
- Chabot nous surveillera.
- Qui ? demanda l’autre, incrédule.
- Chabot.
- Votre chien ?
- Vous verrez… Rejoignons-nous dans le hall dans cinq minutes. »
En toute hâte, Nicolas entra dans sa chambre. Par coquetterie, il mit un foulard de soie blanche autour du cou, enfila un gilet en velours gris qu’il promenait depuis Paris et arrangea ses cheveux longs devant une glace, les peignant avec des doigts nerveux. Puis, à pas feutrés, une chandelle à la main, il emprunta l’escalier. Son cœur cognait fort. Quelle soirée ! se disait-il, fou de bonheur. Quelle rencontre ! Arrivé au rez-de-chaussée, tout à son euphorie, il tressauta. Dans la pénombre, semblant attendre quelqu’un ou quelque chose, un géant se tenait debout – les mains dans les poches, les yeux bouffis de sommeil – et le regardait fixement, l’air de mauvaise humeur. Le gaillard n’avait pas trente ans. Sa tignasse longue et ondulée était hirsute. Quelle force de la nature ! songea Joubert, bouche bée devant le drille.
« C’est à vous que je dois d’avoir été réveillé par mademoiselle Letizia ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
- Par qui ? répondit l’autre, réalisant que jusqu’à cet instant, il ne connaissait pas son doux prénom. Elle s’appelle Letizia, ajouta-t-il ravi, se parlant à lui-même. Letizia, que c’est charmant !
- Je suis là pour vous surveiller, poursuivit le colosse, une barre sur le front.
- Me surveiller ? s’étonna Nicolas, comprenant qu’il venait de rencontrer Chabot.
- Un geste déplacé et je vous saigne comme un cochon, continuait ce dernier en entraînant le garçon vers le jardin.
- Chabot, je t’ai entendu, dit une jolie voix, derrière un bosquet. Ne sois pas désagréable, s’il te plaît !
- Je dis vrai, mademoiselle, rétorqua l’hercule, avant de tourner à droite, vers une gloriette où les attendait Letizia Crispi, assise à une table sur laquelle brillait une petite lampe. Un seul geste et…
- Je crois qu’il a compris, s’esclaffa la jeune femme, tandis qu’elle lorgnait la figure de Joubert qui roulait de grands yeux inquiets. Installe-toi là-bas, Chabot, sous l’oranger, ajouta-t-elle en désignant l’endroit du doigt. Et ne nous dérange plus, s’il te plaît.
- Bien, mademoiselle Letizia, marmonna le gaillard, avant de s’exécuter en traînant des pieds.
- Votre garde du corps ? demanda Joubert à mi-voix, tandis qu’il s’installait sur une chaise en osier, en face de son hôte.
- Mon compagnon d’enfance, dit-elle avec un brin de tendresse. C’est un orphelin, placé nourrisson aux Enfants trouvés de Milan, que mon père a recueilli alors qu’il n’avait pas huit ans… je venais de naître… Aujourd’hui, il est responsable du domaine et me protège contre les nigauds et les prétentieux…
- Je vois !
- Auriez-vous peur de lui, monsieur ?
- Un Français n’a jamais peur, mademoiselle, rétorqua Nicolas avec vantardise, ravi de constater que le colosse dormait déjà au pied de l’arbre.
- Lorsque mon Chabot adoré entre en colère, poursuivit-elle avec fierté, il devient une bête féroce. Avec un regard terrible, effrayant, paralysant, ajouta-t-elle en riant. J’ai vu nos chiens de garde gémir et ramper devant lui après avoir vu un de ses regards.
- Vous semblez l’aimer, dit le garçon, une pointe de jalousie dans la voix.
- Comme mon frère, répondit-elle. En êtes-vous surpris, monsieur ?
- L’amitié entre un homme et une femme est-elle possible ?
- Pourquoi donc cela ne serait-il pas ? J’ai de nombreux amis…
- Ouais, laissa échapper Nicolas. Moi, je les appellerai plutôt des soupirants…
- Par vos paroles, rétorqua Letizia avec dérision, vous me confirmez que les Français ne pensent qu’au libertinage.
- N’importe quoi !
- Si monsieur, la France est connue pour certains de ses vices.
- Jalousez-vous la France, mademoiselle ? demanda l’homme avec un air espiègle, gonflant le torse.
- Pourquoi donc ? s’exclama-t-elle d’une voix faussement outrée.
- Vergniaud5, poursuivit Nicolas, récitant sa leçon, un des plus éloquents orateurs de notre Assemblée législative, a dit que la Grèce s’était rendue célèbre dans l’univers par son amour de la liberté et des Beaux-Arts, et que par la suite, ces deux passions avaient répandu sur l’Italie un éclat immortel, mais qu’aujourd’hui, le peuple français, créé par la nature pour être grand, voyait s’élever de son sein des hommes qui rivalisaient avec les artistes antiques, et conquéraient à leur patrie plusieurs siècles de gloire.
- Ce monsieur et vous-même, êtes des prétentieux, dit la jeune fille en haussant les épaules. Sachez, jeune homme, que l’art et les civilisations ne se comparent pas, mais s’apprécient…
- Peut-être, mais la France ! insista-t-il, la poitrine gonflée.
- Un pays barbare !
- Barbare ? Pourquoi donc dites-vous cela ?
- Tout ce sang versé pendant un quart de siècle et ce pauvre roi qui a eu la tête coupée !
- C’était nécessaire, s’écria Joubert d’un ton sérieux, il y avait la guerre et Louis Capet était un symbole qu’il fallait détruire.
- Quel intérêt ? Regardez le royaume de Naples. Mon père et ses amis ont fait notre révolution. Le roi Ferdinand a accepté notre constitution et il n’a point été assassiné.
- Saint-Just6 a justement dit qu’on ne pouvait régner innocemment : la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur, même s’il y a des peuples assez lâches pour se laisser mener par des rois, par des tyrans.
- Louis XVIII est donc à vos yeux un tyran ?
- Oui, bien sûr.
- Ferdinand IV ?
- Pareil !
- Quelle flamme dans vos yeux ! s’exclama-t-elle en fronçant les sourcils. Vous pourriez m’effrayer.
- Je m’excuse, dit-il, inquiet d’avoir déplu. Arrêtons de parler politique, je vous en prie, ajouta-t-il avec un sourire tendre. J’en ai les oreilles lasses.
- Il ne faut pas, vous m’avez intéressée, dit-elle enjouée, après un court silence. Rien ne me met plus en colère que lorsque mon père, parlant affaires avec ses amis, me dit, lorsque j’ose donner un avis : « Comment (sa voix était devenue grave) une si fraîche bouche peut-elle parler politique ? » (Elle poussa un grognement.) Pourquoi n’en aurais-je pas le droit ? demanda-t-elle, presque furieuse.
- Vous en avez le droit…
- Merci, monsieur ! »
À ces mots, ils se regardèrent dans les yeux et éclatèrent de rire. J’aime ce rire, songeait toujours Joubert. Puis ils se parlèrent à nouveau, s’écoutèrent, parlèrent encore, de tout, de rien, d’eux, d’elle, de lui, du passé, de l’amour, du lendemain, de celui qui leur serait réservé.
« Interrogation vaine, gloussa le garçon, car il n’est pas donné à l’homme de connaître son avenir.
- L’ignorer, répondit la demoiselle avec sérieux, est peut-être notre seule béatitude ici-bas.
- Bien dit !
À cette conclusion, ils rirent encore, tandis que leurs regards ne se quittaient plus. Puis, heureux, paisibles, grisés de leur face-à-face, ils se turent et un long silence suivit, reposant. Des myriades d’étoiles brillaient toujours au-dessus d’eux, leur souriaient, semblaient les protéger. Soudain, au loin, un coq chanta, les ranimant quelque peu, et réveilla l’immense Chabot.
« Il se fait tard, dit Letizia en voyant son compagnon d’enfance se redresser maladroitement avec cet hébétement propre aux siestes interrompues, et la rejoindre en souriant à la façon d’un sot, la figure bouffie de sommeil. (Joubert acquiesça d’un mouvement de paupières. Ce qu’elle est belle ! se disait-il, fasciné.) Je vous dis à demain, cher nigaud, conclut la jeune fille en tournant les talons, après s’être redressée d’un bond.
- À demain bien sûr », souffla le jeune homme.
Leurs yeux se rencontrèrent à nouveau, comme si une affinité les avait avertis. Ils se sourirent tendrement, amoureusement presque, puis, sentant ses joues se colorer, elle s’éloigna à petits pas, suivie de son protecteur. De dos aussi, elle est belle, songeait toujours Nicolas, la regardant s’évanouir dans la pénombre.
Une fois seul, il demeura assis, longtemps, la tête dans les étoiles. Son âme était tout au souvenir de sa soirée. Ses iris étincelaient de bonheur. Il comprit soudain qu’une idée fixe, obsédante, douce, s’était installée pour toujours au tréfonds de son être. Letizia, je l’aime, se répéta-t-il avec force. C’est un don de la vie. Il rit, comme saoul, hébété, ivre d’amour. Elle sera mienne, j’en fais le serment ! jura le garçon, les mains sur son cœur. J’en fais le serment ! Letizia ! Je vous aime ! Je vous aime ! Vous serez mienne et je serai à vous !
1 Que voulez-vous ?
2 Nous voudrions parler au sieur Crispi.
3 La Santa casa dell’ Annunziata, l’une des plus anciennes créations d’assistance de Naples, doit son origine (1422) à deux gentilshommes napolitains prisonniers de guerre qui firent vœu, s’ils revoyaient le ciel de Naples, d’édifier une église (Santa Casa) et un hôpital, auxquels vint se joindre bientôt un asile pour les enfants abandonnés.
4 Joachim Murat (1767-1815) : maréchal d’Empire connu pour sa légendaire bravoure. Fruit de la politique napoléonienne, il devint roi de Naples le 15 juillet 1808. À la fin de l’Empire, les Bourbons exigèrent de récupérer le trône de Naples. Après un débarquement raté sur la côte calabraise, Murat fut capturé par ses opposants, puis fusillé.
5 Vergniaud (Pierre-Victorin) 1758 - 1793 : député du département de la Gironde à l’Assemblée législative en 1791 où il se montra, dès les premières séances, ennemi du pouvoir monarchique. Les démocrates le trouvaient parfois trop modéré et les royalistes le détestaient à cause de ses opinions républicaines. Accusé d’avoir ourdi une conspiration contre la sûreté et la liberté du peuple français, il fut condamné à mort et monta sur l’échafaud le 31 octobre 1793.
6 Saint-Just (Louis-Antoine de) ; 1767 - 1794 : élu député de la Convention à l’âge de vingt-quatre ans ; lié intimement avec Robespierre dont il approuvait tous les actes sans réserve, il fut arrêté avec celui-ci le 9 thermidor et, condamné à mort, il fut exécuté le lendemain.
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Épilogue
« L’Empereur est mort ! Écoutez ça, s’écria-t-on avec un accent de provocation. L’Empereur est mort ! Il est mort ! »
Le visage de Jean-Baptiste Dumoulin resta immobile. Seule une animation furtive de sa pomme d’Adam trahit son émotion, un déchirement intérieur, terrible.
« Napoléon n’est plus ! hurlait toujours le même personnage – un quadragénaire sec et couperosé – tenant un Conservateur à la main, sorti d’un cabinet de lecture, le geste euphorique. Le tombeau a enfin englouti l’Usurpateur ! ajouta-t-il, avant un rire mauvais.
- Vive le roi ! cria derrière son étal, un boulanger ventripotent.
- Vive la Charte ! lâcha un passant, agacé par le dernier vivat.
- Qui veut savoir ? poursuivait le premier quidam, tandis qu’il retournait s’asseoir d’où il était venu. L’Empereur est mort ! La nouvelle est arrivée d’un navire de La Rochelle. Le roc de Sainte-Hélène a eu raison de l’Ogre… Qui veut savoir ? »
Du haut de son cheval noir, l’ancien officier d’ordonnance de Bonaparte lorgna avec consternation la foule de badauds qui se précipitait vers le cabinet de lecture, une petite échoppe vitrée avec quelques bancs autour d’une table rectangulaire. Il poussa un soupir, puis continua son chemin, le regard sombre et voilé.
Nous étions à Paris, le 4 juillet 1821.
Bloqué par l’agitation urbaine et les étals désordonnés des boutiquiers, le cavalier remonta lentement la rue Cadet, jusqu’à un vaste établissement de commerce, baptisé le Bazar français.
Sous l’enseigne qui se balançait au gré du vent au-dessus d’un portail ouvert, Jean-Baptiste se laissa glisser jusqu’au sol, puis saisit sa monture par le mors, avant d’examiner la galerie commerciale couverte d’un toit de verre, qui menait vers deux halls, où se logeait un grand nombre de boutiques exposant des produits d’art et de l’industrie française. Malgré l’immensité du lieu, l’observateur constata qu’une cinquantaine de flâneurs à peine sillonnait le passage joliment décoré.
Mordious ! jura-t-il, pinçant ses lèvres. C’est donc vrai que nos malheurs ont eu de tristes répercussions sur l’affaire du baron Sauset7. Dire qu’il y a tout juste un an, on se bousculait ici ! ajouta-t-il en hochant la tête.
À quoi, il entraîna son cheval, jusqu’à une porte en bois cloutée – l’entrée de service du Bazar français – pour pénétrer dans une cour pavée qui donnait sur un hangar et des écuries. Bien que l’on fût en milieu de journée, les lieux où Jean-Baptiste louait un box étaient déserts, confirmant ainsi la crise économique du magasin. Au pas, il conduisit sa monture devant un bac d’eau claire, la laissant étancher à volonté sa soif.
L’Empereur n’est donc plus ! songea-t-il, après s’être assis à quelques pas, sur le bord d’une brouette emplie de paille. Le grand homme a ainsi succombé aux mains de l’Anglais… Ah ! Foutre à ces maudits, jura-t-il, un poing serré contre la pointe de son menton. L’Empereur, mon Empereur, réalisa-t-il un peu plus, refoulant un sanglot qui ne demandait qu’à jaillir, je ne le reverrai plus… je n’ose le croire, moi qui ne l’ai connu que si brièvement… Que de regrets…
Jean-Baptiste baissa tristement la tête, avant d’effectuer quelques pas en cercle au centre de la cour. Il y a six ans, à San-Martino, rêvat-il, les souvenirs en ébullition, je lui avais offert mon bras, ma fortune et ma vie et pourtant, il est mort abandonné de tous… et surtout de moi-même.
Sa mâchoire se crispa.
Mais que pouvais-je faire ? Depuis notre défaite, j’ai dû affronter les prisons anglaises, l’exil et enfin, notre projet de porter son fils sur le trône de France ayant échoué, dix mois de cachot à Sainte-Pélagie.8
« Maudits Bourbons ! » lâcha-t-il à mi-voix, un éclair de haine passant dans ses yeux. Je jure de consacrer ma vie à les chasser et je n’aurai de repos avant… avant le roi de Rome, l’illustre héritier… Il vit… Vive donc le nouvel Empereur ! Vive Napoléon II ! Vive l’Empereur !
Jean-Baptiste soupira, envahi par une profonde lassitude. Une longue et sinistre minute passa ainsi, l’assombrissant au-delà de ce qu’il aurait cru possible ; puis, presque le geste machinal, le cavalier mena son cheval dans son box où l’animal fut dessellé, brossé, puis nourri par un propriétaire aux pensées hagardes.
Une heure s’était écoulée, lorsque l’ex-officier d’ordonnance referma la porte de l’écurie.
« Bonjour capitaine, dit à cet instant une large et haute silhouette, élégamment vêtue d’une redingote sombre cintrée et d’un pantalon gris flottant.
- Colonel Sauset, répondit Dumoulin en saluant un homme aux cheveux gris, au nez aquilin et âgé d’à peine cinquante ans. Comment allez-vous ?
- Je jouis grandement de notre liberté, mon brave, s’écria le propriétaire du Bazar français en levant énergiquement ses bras vers le ciel. Ah ! Quel doux bonheur de ne plus voir ces foutus murs suintants qui m’ont privé de ma famille durant tant de mois ! Et comment vont tes affaires ? poursuivit l’officier supérieur, retrouvant un air grave.
- Je suis ruiné, mon colonel, dit Jean-Baptiste sans ciller. Sans l’aide financière des indépendants9, plus particulièrement celle de Laffitte, je serais un mendigot.
- As-tu observé le Bazar ?
- Oui…
- Je ne suis guère mieux loti, râla Sauset, le regard noir. Il me faudra des mois pour effacer la diffamation qui pèse sur mon affaire et convaincre le public de revenir. Je suis un homme brisé, ajouta-t-il à mi-voix, après un petit rire vindicatif.
- Nos amis vous aideront, mon colonel.
- Il me faudrait des millions et surtout des industriels et des artistes. Mais qui, à cette heure, souhaiterait exposer dans un établissement signalé par les autorités comme étant le rendez-vous de mécontents et de conspirateurs ?
- Gardons espoir, mon colonel, dit Jean-Baptiste avec un semblant d’autorité, et rêvons d’un prochain coup d’éclat.
- Pfft ! Je suis refroidi, capitaine. Oublies-tu où nous étions il y a trois semaines ? Oublies-tu que nous avons failli y laisser notre tête… Pardieu ! Je t’avoue sans honte que je me tiens dorénavant sur mes gardes…
- Bien sûr, mon colonel, approuva l’autre, les sourcils arqués. Mais…
- Il n’y a pas de mais ! coupa sèchement l’officier supérieur. Je ne veux plus rien entendre. Aujourd’hui, je me consacre uniquement à ma famille et à ma triste affaire. Au diable la moindre parole ou idée séditieuse. Pour un temps restant indéfini, j’évite aussi nos anciens compagnons. Je te conseillerais d’ailleurs de faire de même. La police royale nous surveille ; sois-en persuadé. Le moindre geste suspect peut nous être fatal.
- Vous avez sans aucun doute raison, mon colonel, répondit le capitaine Dumoulin, tandis qu’il examinait du coin de l’œil son imposant compère. Ce brave pourrait-il faiblir ? se dit-il en luimême, embarrassé. Serait-ce possible ? Lui, Louis Sauset, ce glorieux officier que j’ai vu mener fièrement, comme en un jour de revue, la vieille garde à l’assaut du Mont-Saint-Jean.10 Je n’ose l’imaginer ! Je n’ose y croire ! Avez-vous appris la sombre nouvelle, mon colonel ? reprit-il, après s’être essuyé le front.
- Oui, capitaine, dit Sauset, en inspirant à plein nez. Le petit tondu est mort.11
- Vive l’Empereur ! » déclara l’ex-officier d’ordonnance à voix basse, espérant lire une émotion similaire à la sienne dans l’œil de son comparse.
L’autre resta impassible, juste un hochement de tête, avant de s’éloigner vers les galeries du Bazar français, le pas traînant.
« Louise ? appela le capitaine Dumoulin en ouvrant la porte de son appartement. Es-tu là, ma jolie ?
- Jean-Baptiste ! » hurla du fond du salon, une fillette brune, âgée de sept ans.
L’homme accrocha son haut-de-forme et sa veste à un portemanteau, avant d’ouvrir juste à temps ses bras pour accueillir une énergique robe rouge.
« Mademoiselle, revenez à votre ouvrage, je vous prie, s’écria une vieille dame au loin, le ton sévère.
- Je suis fautif, Camille, dit Jean-Baptiste, après avoir embrassé le front de la petite fille qui s’accrochait à son cou.
- Mademoiselle sait qu’elle ne doit pas se précipiter à chaque fois que monsieur revient, poursuivait l’employée de maison, les sourcils arqués. Ce ne sont pas des manières de demoiselle…
- Tu m’emmènes promener ? demanda Louise en riant aux éclats. Tu me l’as promis…
- Mademoiselle, vous devez achever votre lecture…
- Je veux aller au jardin du Luxembourg.
- D’accord, ma jolie…
- Vous devez ménager votre cheville, mademoiselle !
- Non, Camille, s’emporta Louise, lui faisant face. Le docteur m’a recommandé de faire de l’exercice.
- Vous ne devez pas criailler de la sorte, s’emporta la dame. Ce soir, vous serez privée de sucrerie.
- M’en fiche !
- Voulez-vous vous taire, mademoiselle, et ne pas dire ces vilains mots…
- Non !
- Louise, je n’aime pas ton attitude, coupa Jean-Baptiste en roulant de gros yeux. Cesse donc cette agitation ridicule. Et je veux que tu t’excuses. Tu dois obéir à Camille. M’entends-tu ? »
D’un geste vif, l’enfant se dégagea des bras de l’homme pour s’enfermer dans un mutisme boudeur.
« Oh-oh-oh, ce que tu es ravissante avec ton air pincé, badina l’ancien officier, un sourire sarcastique au coin des lèvres.
- Jean-Baptiste, ne te moque pas de moi, gémit Louise, les larmes aux yeux.
- Jamais, ma jolie, dit-il, avant de l’attraper par la taille et de la soulever dans les airs. Je t’aime trop. Et tu le sais bien !
- Je veux juste me promener avec toi, marmonna la fillette en reniflant.
- Oui, mais tu as entendu Camille ; tu dois terminer ta lecture. Après, nous irons flâner tous les deux.
- Tu me le promets ?
- T’ai-je déjà menti, ingrate ?
- Non ! s’écria Louise avec gaité, avant de sauter sur le plancher de bois. Je m’excuse, Camille, dit-elle, après avoir saisi la main de la gouvernante. Je ne voulais pas…
- Je sais, ma petite, murmura la vieille dame, le visage attendri.
- Alors, je pourrai avoir du dessert ce soir ?
- Oh ! Je ne sais pas, s’écria l’employée avec une gravité feinte.
- S’il te plaît, Camille.
- Nous verrons après ta lecture. »
Amusé, le capitaine Dumoulin regarda le duo disparaître dans la pièce d’à côté, lorsque retentit la cloche d’entrée. Après avoir ouvert la porte, Jean-Baptiste s’assombrit, découvrant devant lui la fine silhouette d’un homme blond, âgé d’une trentaine d’années, vêtu en bourgeois, les bras croisés dans le dos dont les mains tenaient une canne à l’horizontale.
« Hou ! Ce maudit Chenard, dit-il d’une voix sourde, sans prendre de gants.
- Monsieur l’inspecteur Chenard, misérable parjure, répondit le visiteur, tandis qu’il poussait l’huis avec le pommeau de sa canne.
- Que venez-vous faire chez moi ?
- Vous traquer, Dumoulin…
- Me traquer ? répéta Jean-Baptiste en ricanant.
- Vous avez croisé ma route, annonça l’autre, avant d’entrer dans les lieux sans y avoir été invité.
- Oh ! Je ne le sais que trop… »
Au milieu de la salle de séjour, les deux hommes se toisèrent quelques secondes.
« Et que me voulez-vous ? reprit le maître des lieux, quelque peu inquiet, mais ne le montrant pas.
- On vient de m’informer que vous voyiez régulièrement cette canaille de Sauset, petit baron de pacotille…
- La loi, me l’interdirait-elle ?
- Oubliez-vous, pauvre victime innocente, que ce sombre individu vous a entraîné à Sainte-Pélagie ? badina le policier.
- Oubliez-vous, monsieur l’inspecteur Chenard, que la Cour des pairs a acquitté le baron Sauset, le Bazar français et moi-même…
- Triste cour de justice, coupa l’agent royal.
- Mordious ! s’écria Jean-Baptiste, levant les bras dans un geste théâtral. Blasphémer ainsi le tribunal de notre bon roi !
- Pavoisez donc, faquin. Un jour, je vous promets que votre tête tombera. Foi de Chenard !
- Je loue simplement un box au Bazar français pour mon cheval, dit le capitaine Dumoulin, relançant la conversation, après un haussement d’épaules.
- Je sais…
- Que me voulez-vous alors ?
- Vous avez engagé la domestique du contumax Joseph Rey !
- Je ne peux rien vous cacher…
- Si la moindre preuve d’un contact avec ce condamné à mort me parvient aux oreilles, vous êtes fait, misérable parjure !
- Vous savez que Camille est ici pour l’éducation de Louise.
- Oui, en effet…
- Cela vous déplairait-il ? fit l’officier avec un air de dérision.
- La jouvencelle est dans de bien tristes mains. Je suis convaincu que la vieille bique a aidé à la fuite de Rey. Vous formez un sacré couple de séditieux. Pauvre jeunotte !
- Tss-tss ! Je commence à vous connaître, Chenard, réagit Jean-Baptiste avec un grand geste. Vous venez m’apporter des nouvelles des parents de Louise.
- Perspicace, ricana l’inspecteur de police.
- Alors ?
- Convaincus que leur fillette était morte, ils se sont embarqués pour l’Amérique en février 1821. J’ai retrouvé une lettre l’annonçant à un lointain cousin de la mère.
- Ah ? laissa échapper Dumoulin, caressant machinalement ses favoris.
- Vos yeux brillent, canaille, nota Chenard, tandis qu’il l’observait. M’avouerez-vous votre joie de garder la petite pour vous-même ? Cette situation m’embarrasse, poursuivit-il, après un coup d’œil plein de mépris sur le visage impassible de son interlocuteur. Vous ne vivrez pas vieux. Que deviendra alors la jeunette ?
- Va t’en au diable, Chenard !
- Je vous quitte en effet, dit celui-ci, l’air supérieur. Je vous ai tout dit et j’ai mieux à faire, mais n’oubliez pas que je vous surveille…
- Pitoyable perte de temps !
- Nous verrons, Dumoulin, nous verrons bien, lança le policier en rejoignant le hall d’entrée. Un loup reste un loup. »
L’œil sombre, Jean-Baptiste regarda la porte se refermer derrière son visiteur. Foutre ! se dit-il, embarrassé, après avoir tourné la clef dans la serrure. Vais-je donc avoir ce fat indéfiniment pendu à mes basques ? Ah ! Maudit soit ce jour où je l’ai rencontré12. Tant d’affaires sont en cours, ajouta-t-il, le front barré. Pfft ! Je redoublerai de prudence, mais ce Chenard ne me gênera pas. Je suis bien trop futé pour ce niais, se raconta-t-il, un sourire stupide dessiné sur son visage. Ne l’avons-nous pas déjà mis échec et mat ?
Presque convaincu, l’homme respira à pleins poumons et rejoignit d’un pas ferme, la salle d’étude de sa petite protégée.
« Entrez, mon frère, annonça une heure plus tard, un jeune moine d’une voix douce, accueillante, après avoir ouvert la doubleporte au visiteur qui venait de faire tinter par deux fois la cloche d’entrée en bronze. Le père Ronsin vous attend à l’étage », précisa-t-il en indiquant la voie à suivre d’une main à l’index orné d’une bague en or dont le cercle présentait une division de dix grains sur lesquels le propriétaire pouvait dire son chapelet, avec au centre, un médaillon gravé de la croix du Christ.
Après un mouvement de tête, non sans un coup d’œil sur l’anneau doré, l’inspecteur Chenard s’engagea dans le hall de cet hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, vieille demeure flanquée d’un jardin à la française soigné et d’un vaste commun. Un bref tour d’horizon et le policier emprunta l’escalier à rampe de marbre et aux marches couvertes d’un immense tapis de Sallandrouze. Une fois sur le palier, comme un habitué des lieux, bien qu’il y pénétrât pour la première fois, il se dirigea vers un salon ouvert, richement décoré de dorures et de velours pourpre.
Là, deux individus se tenaient à genoux, côte à côte, les poignets joints sur leur poitrine, chacun sur un prie-Dieu sculpté et en bois sombre, devant une Vierge en or fin, aux mains et au visage en ivoire, posée sur une petite table de Boulle. Les yeux du visiteur observèrent avec attention ce duo qui s’adressait à l’icône chrétienne en latin, dans une attitude démesurément pieuse.
« Sancta Maria13, disait l’un, faisant répéter ces mots au deuxième, mater Dei et virgo : ego Tantalus, te hodie in dominam, patronam et advocatam eligo, firmiterque statuo ac propono me nunquam te derelicturum, neque contra te aliquid unquam dicturum, aut facturum ; neque permissurum est a meis subditis aliquid contra tuum honorem unquam agatur. Obsecro te igitur, suscipe me in servum perpetuum ; adsis mihi in omnibus actionibus meis, nec me desera in hora mortis. Amen.
- Voilà donc le fameux serment des chevaliers de la Foi, dit le policier sur le seuil de la porte, signalant ainsi sa présence, et il songea que ce spectacle sentait la piètre mise en scène, pour l’impressionner sans doute.
- Monsieur l’inspecteur Chenard, dit l’un des adeptes de la Vierge en se relevant, le visage rayonnant, nous ne vous attendions pas si tôt…
- J’aime surprendre, cher père Ronsin.
- Vous êtes le bienvenu, mon fils, continua ce dernier, aimable, avant de tendre les mains vers le policier qui remarqua une bague identique à celle du moine qui l’avait accueilli, avec les mêmes motifs, mais à la différence près que celle-ci était en argent et non en or. Permettez-moi, poursuivait le père Ronsin avec gaieté, de vous présenter, sans plus attendre, la personne dont je vous ai parlé hier, lors de ma visite à votre bureau de la préfecture, rue de Jérusalem…
- Tantale, dit le troisième personnage avec autorité, se présentant lui-même. Appelez-moi simplement Tantale.
- Tantale, répéta Chenard, l’œil inquisiteur, cherchant à percer le regard de cet être inconnu qui dégageait une certaine assurance.
- C’est bien par ce nom que je vous répondrai, monsieur l’inspecteur de police.
- Tantale est l’un des meilleurs agents de la Congrégation, précisa le père Ronsin avec conviction. C’est un virtuose. Comme vous, mon fils, car vous êtes l’un des tout meilleurs, pour ne pas dire le meilleur policier de Paris. Nous connaissons la conclusion de votre remarquable enquête sur la conspiration du Bazar français. La Congrégation, qui veille à tout et ne veut que le bonheur du roi et de la France, est convaincue que vous pourriez vous être réciproquement fort utiles, car n’oubliez pas le but ultime de chacune de vos missions : vaincre les sombres projets des indépendants, ces révolutionnaires avides de crimes et de sang !
- Une coopération, dit Chenard avec un léger sourire, toutefois perplexe en son for intérieur de recevoir une telle proposition de la Congrégation, cette puissante association religieuse autant que politique, fondée sous l’Empire, et ultraroyaliste, prépondérante depuis le retour des Bourbons, scellée par trois ou quatre idées fondamentales, certes brutes, en religion, morale et politique, mais association où l’on comptait trois membres de la famille royale, dont le frère du roi en personne, le comte d’Artois.
- Tantale fréquente les chefs de l’opposition, leurs salons, leurs invités, continua le père Ronsin. Un parfait agent secret, effroyablement efficace. Par son entremise, nous voulons vous aider. Ses oreilles, ses yeux sont…
- Nous avons déjà notre lot d’indicateurs, mon père.
- Rien que des agents provocateurs, mon fils. Voyez tous ces procès politiques qui ont diffamé votre majestueux corps de métier.
- Peut-être, fit l’inspecteur de police, et il songea en aparté qu’il se devait d’accepter l’étrange proposition du parti-prêtre. Surveillance et Force à la loi, se dit-il en soliloque, souhaitant profiter de cette occasion pour renforcer ses connaissances propres et épaissir ses dossiers de surveillance, même sur les gens du comte d’Artois. Je sers notre roi et la justice, annonça-t-il d’un ton néanmoins réfractaire, rusant, car semblant hésiter. Pourquoi devrais-je m’allier au parti dévot ?
- C’est l’unique institution respectable, mon fils.
- Pourquoi pas en effet ? fit Chenard, avant de se tourner vers Tantale. Les lundis matin, sept heures précises, église Saint-Germaindes-Prés, je vous y attendrai avec un sincère esprit de collaboration, lui annonça-t-il d’une voix ferme, juste avant de saluer ses hôtes d’une courte révérence, décidé déjà à quitter les lieux.
- À lundi, monsieur », entendit-il, tandis qu’il descendait les premières marches de l’escalier.
« Ces deux grandes tours, avec tous ces vilains gardes, me font peur. Viens… Allons ailleurs.
- Je crains aussi fort que toi Sainte-Pélagie, ma jolie, assura Jean-Baptiste en caressant la joue de Louise, mais je cherche un moyen d’aider un compagnon…
- Qui ?
- Un brave qui m’a protégé, répondit-t-il, tandis qu’il observait l’imposante façade de la prison, avec ses innombrables meurtrières. Mais tu es trop jeune pour comprendre… Un jour, je t’expliquerai.
- Quand je serai grande… Tu promets, hein !
- Oui », fit l’adulte, amusé de la réplique innocente, mais un brin mature de sa protégée.
Là-dessus, Jean-Baptiste sursauta, avant un pas sur le côté pour se dégager la vue à travers la multitude de piétons qui lui faisait face. Les lèvres pincées, il épia un quidam tout juste sorti de la citadelle qui traversait à grandes enjambées la place pavée devant lui.
« Tss-tss ! Voilà mon gars qui rentre chez lui, dit-il à mi-voix.
- Qui est-ce ? interrogea Louise, attentive.
- Un cerbère… ou un geôlier, si tu préfères…
- Un quoi ?
- Plus tard, ma jolie, lâcha le capitaine Dumoulin en lui prenant la main. Nous allons le suivre, je t’expliquerai…
- Quand je serai grande, tu promets toujours, hein ?
- Oui, ma chérie. Je te le promets. »
L’allure souple et rapide, ils circulèrent entre les passants pour s’enfoncer dans une ruelle colorée, pleine d’étals, et rejoindre un personnage aux cheveux roux, en uniforme bleu sombre.
« Salut Langlois, s’écria l’officier en le touchant sur le dessus de l’épaule.
- Qui…que ? bredouilla l’individu interpellé en sursautant.
- Alors ? Lui as-tu répété le message ?
- Doucement, monsieur Sainte-Foix…
- Qui…qui est-ce, Sainte-Foix ? coupa Louise, les sourcils froncés plissés.
- Ben, c’est ton père, la mignonne, répondit le garde-chiourme avec une expression niaise.
- Plus tard, ma jolie, intervint Jean-Baptiste en souriant à la fillette. Laisse-moi discuter avec ce monsieur ; ce ne sera pas long, je te le promets.
- Je vais regarder les gros pains, annonça l’enfant, avant de s’éloigner d’un pas traînant vers un étalage de boulangerie.
- Sainte-Foix, ce n’est pas votre vrai nom ? réalisa le gardien de prison en se grattant la pointe du menton.
- Ne cherche pas à raisonner, Langlois, s’irrita l’autre avec hauteur, ou fais attention à toi… Pense plutôt à tes soucis d’argent que j’ai résolus !
- Ne vous en faites pas, monsieur Sainte-Foix, je suis votre gars.
- Dis-moi plutôt comment se porte notre ami.
- Il est calme… C’est un bon prisonnier.
- Un bon prisonnier, badina Jean-Baptiste. Tss-tss ! Voilà bien un langage de geôlier…
- Je veux juste dire qu’il ne nous pose aucun souci.
- Passons… Lui as-tu dit qu’un compagnon se préoccupait de lui ?
- Oui et j’ai deviné qu’il en a été fort surpris.
- Pourquoi donc ?
- C’est-à-dire que depuis sa trahison, il est abandonné de tous. Jamais aucune visite. Jamais aucune lettre. Tout le faubourg14 lui a tourné le dos. Son nom est à tout jamais souillé. Gauthier de Laverderie est devenu pour tous royaliste, synonyme de félonie, de parjure, de…
- Cesse donc tes caquets ! Cet homme est un brave ; ne l’oublie jamais ! Je t’ordonne de tout faire pour améliorer son quotidien. T’at-il questionné à mon sujet ?
- J’en ai lu l’envie dans ses yeux, mais il n’a pas osé.
- Dis-lui que je suis l’officier du duel de juin 1820.
- C’est tout ?
- Il comprendra.
- C’est vague. Imaginez que l’individu ait croisé le fer deux à trois fois ce mois-là…
- Mordious ! Le rouquin, cesse de réfléchir. Tu ne tiens pas la queue de la poêle15. Alors contente-toi d’obéir. Je te paye pour cela et n’imagine pas me trahir…
- Je suis votre gars, monsieur Sainte-Foix. Jamais je ne vous raguserai.16
- Je te crois, poursuivit Jean-Baptiste en lui glissant deux pièces de cinq francs dans la main. Quittons-nous à présent. Je te contacterai dans deux ou trois jours. Pendant ce temps, étudie tout ce qui pourrait faciliter la sortie de notre ami.
- Sortie ? Une… une é… évasion ? balbutia le gardien de prison, les yeux écarquillés.
- Crois-tu que je vais laisser moisir ici ce brave, cinq longues années ?
- Je ne veux pas être mêlé à ça…
- Tais-toi donc ! Tu n’es et ne resteras qu’un informateur. Ne tremble donc pas comme un couard. Moi seul agirai !
- Sale petite voleuse ! » cria-t-on soudain d’une voix aiguë, stridente.
Le front plissé, les deux hommes orientèrent leur regard vers une femme bien en chair, la figure rouge de colère, qui agrippait sans ménagement la chevelure mi-longue de Louise.
« Sacredieu, monsieur Sainte-Foix, s’étonna le geôlier, votre garce de fillette a volé un pain !
- Adieu Langlois, dit Jean-Baptiste en tournant les talons.
- Petite voleuse ! » hurlait-on toujours, ce qui eût comme effet d’ameuter le voisinage.
Apercevant son protecteur, Louise, dont le visage exprimait un mélange de honte et d’effroi, tendit vers lui des mains suppliantes. Après avoir libéré sa chevelure brune des doigts et ongles de la boulangère, le capitaine Dumoulin la saisit dans ses bras.
« Elle est à moi, dit-il calmement, un regard froid sur celui de la marchande.
- Une sale p’tite canaille, postillonna celle-ci.
- Qui va payer le pain ? hurla un jeune mitron qui ramassait une jolie miche dorée, écrasée dans la lutte.
- Appelez les cognes ! » criailla quelqu’un, caché à l’arrière.
Sortant de son gilet une pièce d’un franc, Jean-Baptiste paya gracieusement les boutiquiers, puis, la fillette enfouie dans son cou, s’éloigna sous les regards scrutateurs des témoins à la mine mauvaise ou ahurie.
« Pourquoi, Louise ? dit-il, après une quinzaine de pas. Pourquoi ne peux-tu pas t’empêcher de voler ?
- J’ai mal à ma cheville, pleurnicha la fillette, éludant la question. La vilaine dame a réveillé ma douleur…
- Cette boulangère avait raison, Louise. Tu n’avais pas le droit de la voler.
- J’avais faim…