Le Chevalier d'Harmental - Alexandre Dumas père - E-Book

Le Chevalier d'Harmental E-Book

Alexandre Dumas père

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Beschreibung

Raoul d'Harmental, jeune aristocrate monté à Paris en 1711, est un aventurier plutôt susceptible et impétueux. S'étant illustré à la dernière victoire de Louis XIV, nommé colonel à cette occasion, d'Harmental se trouve après la mort du roi mêlé au conflit qui oppose le parti des princes légitimes et celui des bâtards. Philippe d'Orléans, prince légitime, est régent de France alors que Louis XV est encore enfant.

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Le Chevalier d'Harmental

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1

Le Chevalier d'Harmental

Alexandre Dumas père

2

Chapitre 1

Le 22 mars de l’an de grâce 1718, jour de la mi­carême, un jeune

seigneur de haute mine, âgé de vingt­six à vingt­huit ans, monté sur

un beau cheval d’Espagne, se tenait, vers les huit heures du matin, à

l’extrémité du pont Neuf qui aboutit au quai de l’École. Il était si

droit et si ferme en selle, qu’on eût dit qu’il avait été placé là en

sentinelle par le lieutenant général de la police du royaume, messire

Voyer d’Argenson.

Après une demi­heure d’attente à peu près, pendant laquelle on le

vit plus d’une fois interroger des yeux avec impatience l’horloge de

la   Samaritaine,   son   regard,   errant   jusque­là,   parut   s’arrêter   avec

satisfaction sur un individu qui, débouchant de la place Dauphine, fit

demi­tour à droite et s’achemina de son côté.

Celui qui avait eu l’honneur d’attirer ainsi l’attention du jeune

cavalier était un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, taillé en

pleine chair, portant au lieu de perruque une forêt de cheveux noirs

parsemée de quelques poils gris, vêtu d’un habit moitié bourgeois,

moitié militaire, orné d’un nœud d’épaule qui primitivement avait été

ponceau, et qui, à force d’être exposé à la pluie et au soleil, était

devenu   jaune­orange.   Il   était,   en   outre,   armé   d’une   longue   épée

passée   en   verrouil,   et   qui   lui   battait   formidablement   le   gras   des

jambes ;   enfin,   il   était   coiffé   d’un   chapeau   autrefois   garni   d’une

plume et d’un galon, et qu’en souvenir sans doute de sa splendeur

passée, son maître portait tellement incliné sur l’oreille gauche, qu’il

semblait ne pouvoir rester dans cette position que par un miracle

d’équilibre.

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Il y avait au reste dans la figure, dans la démarche, dans le port,

dans   tout   l’ensemble   enfin   de   cet   homme,   qui   paraissait   âgé   de

quarante­cinq à quarante­six ans, et qui s’avançait tenant le haut du

pavé, se dandinant sur la hanche, frisant d’une main sa moustache et

faisant   de   l’autre   signe   aux   voitures   de   passer   au   large,   un   tel

caractère d’insolente insouciance, que celui qui le suivait des yeux ne

put s’empêcher de sourire et de murmurer entre ses dents :

— Je crois que voilà mon affaire !

En conséquence de cette probabilité, le jeune seigneur marcha

droit au nouvel arrivant, avec l’intention visible de lui parler. Celui­

ci, quoiqu’il ne connût aucunement le cavalier, voyant que c’était à

lui qu’il paraissait avoir affaire, s’arrêta en face de la Samaritaine,

avança son pied droit à la troisième position, et attendit, une main à

son   épée   et   l’autre   à   sa   moustache,   ce   qu’avait   à   lui   dire   le

personnage qui venait ainsi à sa rencontre.

En effet, comme l’avait prévu l’homme aux rubans orange, le

jeune seigneur arrêta son cheval en face de lui, et portant la main à

son chapeau :

— Monsieur, lui dit­il, j’ai cru reconnaître à votre air et à votre

tournure que vous étiez gentilhomme. Me serais­je trompé ?

— Non, palsambleu ! monsieur, répondit celui à qui était adressée

cette étrange question en portant à son tour la main à son feutre. Je

suis   vraiment   fort   aise   que   mon   air   et   ma   tournure   parlent   si

hautement   pour   moi,   car   pour   peu   que   vous   croyiez   devoir   me

donner le titre qui m’est dû, vous m’appellerez capitaine.

— Enchanté que vous soyez homme d’épée, monsieur, reprit le

cavalier en s’inclinant de nouveau. Ce m’est une certitude de plus

que vous êtes incapable de laisser un galant homme dans l’embarras.

— Soyez le bienvenu, pourvu que ce ne soit pas cependant à ma

bourse que ce galant homme ait recours, car je vous avouerai en toute

franchise que je viens de laisser mon dernier écu dans un cabaret du

port de la Tournelle.

— Il ne s’agit aucunement de votre bourse, capitaine, et c’est la

mienne   au   contraire,   je   vous   prie   de   le   croire   qui   est   à   votre

disposition.

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— À   qui   ai­je   l’honneur   de   parler,   demanda   le   capitaine

visiblement touché de cette réponse, et que puis­je faire qui vous soit

agréable ?

— Je me nomme le baron René de Valef, répondit le cavalier.

— Monsieur, lui dit­il, j’ai cru reconnaître à votre air et à votre

tournure que vous étiez gentilhomme. Me serais­je trompé ?

— Non, palsambleu ! Monsieur, répondit celui à qui était adressée

cette étrange question en portant à son tour la main à son feutre. Je

suis   vraiment   fort   aise   que   mon   air   et   ma   tournure   parlent   si

hautement   pour   moi,   car   pour   peu   que   vous   croyiez   devoir   me

donner le titre qui m’est dû, vous m’appellerez capitaine.

— Enchanté que vous soyez homme d’épée, monsieur, reprit le

cavalier en s’inclinant de nouveau. Ce m’est une certitude de plus

que vous êtes incapable de laisser un galant homme dans l’embarras.

— Soyez le bienvenu, pourvu que ce ne soit pas cependant à ma

bourse que ce galant homme ait recours, car je vous avouerai en toute

franchise que je viens de laisser mon dernier écu dans un cabaret du

port de la Tournelle.

— Il ne s’agit aucunement de votre bourse, capitaine, et c’est la

mienne   au   contraire,   je   vous   prie   de   le   croire   qui   est   à   votre

disposition.

— À   qui   ai­je   l’honneur   de   parler,   demanda   le   capitaine

visiblement touché de cette réponse, et que puis­je faire qui vous soit

agréable ?

— Je me nomme le baron René de Valef, répondit le cavalier.

— Pardon, monsieur le baron, interrompit le capitaine, mais je

crois avoir, dans les guerres de Flandre, connu une famille de ce

nom.

— C’est   la   mienne,   monsieur,   attendu   que   je   suis   Liégeois

d’origine.

Les deux interlocuteurs se saluèrent de nouveau.

— Vous saurez donc, continua le baron de Valef, que le chevalier

Raoul d’Harmental, un de mes amis intimes, a ramassé cette nuit, de

compagnie avec moi, une mauvaise querelle qui doit finir ce matin

par une rencontre ; nos adversaires étaient trois et nous n’étions que

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deux. Je me suis donc rendu ce matin chez le marquis de Gacé et

chez le comte de Surgis, mais par malheur ni l’un ni l’autre n’avait

passé la nuit dans son lit. Si bien que, comme l’affaire ne pouvait pas

se remettre, attendu que je pars dans deux heures pour l’Espagne, et

qu’il nous fallait absolument un second ou plutôt un troisième, je suis

venu m’installer sur le pont Neuf avec l’intention de m’adresser au

premier   gentilhomme   qui   passerait.   Vous   êtes   passé,   je   me   suis

adressé à vous.

— Et vous avez, pardieu, bien fait ! Touchez là, baron je suis

votre homme. Et pour quelle heure, s’il vous plaît, est la rencontre ?

— Pour neuf heures et demie, ce matin.

— Où la chose doit­elle se passer ?

— À la porte Maillot.

— Diable ! il n’y a pas de temps  à perdre ! Mais vous  êtes à

cheval et moi à pied : comment allons­nous arranger cela ?

— Il y aurait un moyen, capitaine.

— Lequel ?

— C’est que vous me fissiez l’honneur de monter en croupe.

— Volontiers, monsieur le baron.

— Je vous préviens seulement, ajouta le jeune seigneur avec un

léger sourire, que mon cheval est un peu vif.

— Oh ! je le reconnais, dit le capitaine en se reculant d’un pas et

jetant sur le bel animal un coup d’œil de connaisseur. Ou je me

trompe fort, ou il est né entre les montagnes de Grenade et la Sierra­

Morena. J’en montais un pareil à Almanza, et je l’ai plus d’une fois

fait   coucher   comme   un   mouton   quand   il   voulait   m’emporter   au

galop, et cela rien qu’en le serrant avec mes genoux.

— Alors vous me rassurez. À cheval donc, capitaine, et à la porte

Maillot !

— M’y voilà, monsieur le baron.

Et, sans se servir de l’étrier que lui laissait libre le jeune seigneur,

d’un seul élan le capitaine se trouva en croupe.

Le baron avait dit vrai : son cheval n’était point habitué à une si

lourde charge ; aussi essaya­t­il d’abord de s’en débarrasser ; mais le

capitaine non plus n’avait point menti, et l’animal sentit bientôt qu’il

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avait affaire à plus forts que lui.

De   sorte   qu’après   deux   ou   trois   écarts   qui   n’eurent   d’autres

résultats que de faire valoir aux yeux des passants l’adresse des deux

cavaliers, il prit le parti de l’obéissance, et descendit au grand trot le

quai   de   l’École,   qui,   à   cette   époque,   n’était   encore   qu’un   port,

traversa, toujours du même train, le quai du Louvre et le quai des

Tuileries, franchit la porte de la Conférence, et, laissant à gauche le

chemin de Versailles, enfila la grande avenue des Champs­Élysées

qui conduit aujourd’hui à l’arc de triomphe de l’Étoile.

Parvenu au pont d’Antin le baron de Valef ralentit un peu l’allure

de son cheval car il vit qu’il avait tout le temps d’arriver à la porte

Maillot vers l’heure convenue. Le capitaine profita de ce moment de

répit.

— Maintenant,   monsieur,   sans   indiscrétion,   dit­il,   puis­je   vous

demander pour quelle raison nous allons nous battre ? J’ai besoin ;

vous   comprenez,   d’être   instruit   de   cela   pour   régler   ma   conduite

envers mon adversaire, et pour savoir si la chose vaut la peine que je

le tue.

— C’est trop juste, capitaine, répondit le baron. Voici les faits tels

qu’ils se sont passés. Nous soupions hier soir chez la Fillon. Il n’est

pas que vous ne connaissiez la Fillon, capitaine ?

— Pardieu ! c’est moi qui l’ai lancée dans le monde, en 1705,

avant mes campagnes d’Italie.

— Eh bien ! répondit en riant le baron, vous pouvez vous vanter,

capitaine, d’avoir formé là une élève qui vous fait honneur ! Bref,

nous soupions donc chez elle tête à tête avec d’Harmental.

— Sans aucune créature du beau sexe ? demanda le capitaine.

— Oh ! mon Dieu ! oui. Il faut vous dire que d’Harmental est une

espèce de trappiste, n’allant chez la Fillon que de peur de passer pour

n’y point aller, n’aimant qu’une femme à la fois, et amoureux pour le

quart   d’heure   de   la   petite   d’Averne,   la   femme   du  lieutenant   aux

gardes.

— Très bien.

— Nous   étions   donc   là   parlant   de   nos   affaires,   lorsque   nous

entendîmes une joyeuse société qui entrait dans le cabinet à côté du

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nôtre. Comme ce que nous avions à nous dire ne regardait personne,

nous fîmes silence et ce fut nous qui, sans le vouloir, écoutâmes la

conversation de nos voisins. Or, voyez ce que c’est que le hasard !

nos voisins parlaient justement de la seule chose qu’il aurait fallu que

nous n’entendissions pas.

— De la maîtresse du chevalier, peut­être ?

— Vous l’avez dit. Aux premiers mots qui m’arrivèrent de leurs

discours, je me levai pour emmener Raoul ; mais, au lieu de me

suivre, il me mit la main sur l’épaule et me fit rasseoir.

— Ainsi donc, disait une voix, Philippe en tient pour la petite

d’Averne ?

— Depuis   la   fête   de   la   maréchale   d’Estrées,   où,   déguisée   en

Vénus, elle lui a donné un ceinturon d’épée accompagné de vers où

elle le comparait à Mars.

— Mais il y a déjà huit jours, dit une troisième voix.

— Oui,   répondit   la   première.   Oh !   elle   a   fait   une   espèce   de

défense, soit qu’elle tînt véritablement à ce pauvre d’Harmental, soit

qu’elle sût que le régent n’aime que ce qui lui résiste. Enfin, ce

matin, en échange d’une corbeille pleine de fleurs et de pierreries,

elle a bien voulu répondre qu’elle recevrait ce soir Son Altesse :

— Ah !   ah !   dit   le   capitaine,   je   commence   à   comprendre.   Le

chevalier s’est fâché ?

— Justement ; au lieu d’en rire, comme nous aurions fait vous ou

moi, du moins je l’espère, et de profiter de cette circonstance pour se

faire rendre son brevet de colonel, qu’on lui a ôté sous le prétexte de

faire des économies, d’Harmental devint si pâle que je crus qu’il

allait   s’évanouir.   Puis,   s’approchant   de   la   cloison   et   frappant   du

poing pour qu’on fît silence :

— Messieurs, dit­il, je suis fâché de vous contredire, mais celui de

vous qui a avancé que madame d’Averne avait accordé un rendez­

vous au régent, ou à tout autre, en a menti.

— C’est moi, monsieur, qui ait dit la chose et qui la soutiens,

répondit la première voix ; et s’il y a en elle quelque chose qui vous

déplaise, je me nomme Lafare, capitaine aux gardes.

— Et moi, Fargy, dit la seconde voix.

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— Et moi, Ravanne, dit la troisième voix.

— Très   bien,   messieurs,   reprit   d’Harmental.   Demain,   de   neuf

heures à neuf heures et demie, à la porte Maillot. Et il vint se rasseoir

en face de moi.

Ces messieurs parlèrent d’autre chose, et nous achevâmes notre

souper. Voilà toute l’affaire, capitaine, et vous en savez maintenant

autant que moi.

Le capitaine fit entendre une espèce d’exclamation qui voulait

dire :   Tout   cela   n’est   pas   bien   grave,   mais,   malgré   cette   demi­

désapprobation de la susceptibilité du chevalier, il n’en résolut pas

moins  de  soutenir  de  son  mieux  la  cause  dont  il   était  devenu  si

inopinément le champion, quelque défectueuse que cette cause lui

parût dans son principe.

D’ailleurs, en eût­il eu l’intention, il était trop tard pour reculer.

On était arrivé à la porte Maillot, et un jeune cavalier, qui paraissait

attendre, et qui avait aperçu de loin le baron et le capitaine, venait de

mettre son cheval au galop, et s’approchait rapidement. C’était le

chevalier d’Harmental.

— Mon cher chevalier, dit le baron de Valef en échangeant avec

lui une poignée de main, permets qu’à défaut d’un ancien ami, je t’en

présente un nouveau.

Ni Surgis ni Gacé, n’étaient à la maison ; j’ai fait rencontre de

monsieur sur le pont Neuf, je lui ai exposé notre embarras et il s’est

offert à nous en tirer avec une merveilleuse grâce.

— C’est donc une double reconnaissance que je te dois, mon cher

Valef, répondit le chevalier en jetant sur le capitaine un regard dans

lequel perçait une légère nuance d’étonnement, et à vous, monsieur,

continua­t­il, des excuses de ce que je vous jette ainsi tout d’abord et

pour faire connaissance dans une si méchante affaire ; mais vous

m’offrirez un jour ou l’autre l’occasion de prendre ma revanche, je

l’espère, et je vous prie, le cas échéant, de disposer de moi comme

j’ai disposé de vous.

— Bien dit, chevalier, répondit le capitaine en sautant à terre, et

vous avez des manières avec lesquelles on me ferait aller au bout du

monde. Le proverbe a raison : il n’y a que les montagnes qui ne se

9

rencontrent pas.

— Quel est cet original ? demanda tout bas d’Harmental à Valef,

tandis que le capitaine marquait des appels du pied droit pour se

remettre les jambes.

— Ma foi ! je l’ignore, dit Valef ; mais ce que je sais, c’est que

sans   lui   nous   étions   fort   empêchés.   Quelque   pauvre   officier   de

fortune, sans doute, que la paix a mis à l’écart comme tant d’autres.

D’ailleurs, nous le jugerons tout à l’heure à la besogne.

— Eh bien ! dit le capitaine, s’animant à l’exercice qu’il prenait,

où sont nos muguets, chevalier ? Je me sens en veine ce matin.

— Quand je suis venu au­devant de vous, répondit d’Harmental,

ils   n’étaient   point   encore   arrivés ;   mais   j’apercevais   au   bout   de

l’avenue une espèce de carrosse de louage qui leur servira d’excuse

s’ils sont en retard.

Au reste, ajouta le chevalier en tirant de son gousset une très belle

montre garnie de brillants, il n’y a point de temps perdu, car à peine

s’il est neuf heures et demie.

— Allons donc au­devant d’eux, dit Valef en descendant à son

tour   de   cheval   et   en   jetant   la   bride   aux   mains   du   valet   de

d’Harmental ; car, s’ils arrivaient au rendez­vous tandis que nous

bavardons ici, c’est nous qui aurions l’air de nous faire attendre.

— Tu as raison, dit d’Harmental.

Et, mettant pied à terre à son tour, il s’avança vers l’entrée du

bois, suivi de ses deux compagnons.

— Ces messieurs ne commandent rien ? demanda le propriétaire

du restaurant, qui se tenait sur la porte, attendant pratique.

— Si fait, maître Durand, répondit d’Harmental, qui ne voulait

pas, de peur d’être dérangé, avoir l’air d’être venu pour autre chose

que pour une promenade. Un déjeuner pour trois ! Nous allons faire

un tour d’allée et nous revenons.

Et il laissa tomber trois louis dans la main de l’hôtelier.

Le capitaine vit reluire l’une après les autres les trois pièces d’or,

et   calcula   avec   la   rapidité   d’un   amateur   consommé   ce   que   l’on

pouvait avoir au bois de Boulogne pour soixante­douze livres ; mais

comme  il  connaissait  celui   à   qui  il   avait   affaire,   il   jugea  qu’une

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recommandation de sa part ne serait point inutile ; en conséquence,

s’approchant à son tour du maître d’hôtel :

— Ah çà ! gargotier mon ami, lui dit­il, tu sais que je connais la

valeur des choses, et que ce n’est point à moi qu’on peut en faire

croire sur le total d’une carte ? Que les vins soient fins et variés, et

que le déjeuner soit copieux, ou je te casse les os ! Tu entends ?

— Soyez tranquille, capitaine, répondit maître Durand ; ce n’est

pas une pratique comme vous que je voudrais tromper.

C’est bien. Il y a douze heures que je n’ai mangé : règle­toi là­

dessus.

L’hôtelier s’inclina en homme qui savait ce que cela voulait dire

et reprit le chemin de sa cuisine, commençant à croire qu’il avait fait

une   moins   bonne   affaire   qu’il   n’avait   d’abord   espéré.   Quant   au

capitaine, après lui avoir fait un dernier signe de recommandation

moitié   amical,   moitié   menaçant,   il   doubla   le   pas   et   rejoignit   le

chevalier et le baron, qui s’étaient arrêtés pour l’attendre.

Le   chevalier   ne   s’était   pas   trompé   à   l’endroit   du   carrosse   de

louage. Au détour de la première allée, il aperçut ses trois adversaires

qui   en   descendaient.   C’étaient,   comme   nous   l’avons   déjà   dit,   le

marquis de Lafare, le comte de Fargy et le chevalier de Ravanne.

Que nos lecteurs nous permettent de leur donner quelques courts

détails sur ces trois  personnages, que nous verrons plusieurs fois

reparaître dans le cours de cette histoire.

Lafare, le plus connu des trois, grâce aux poésies qu’il a laissées,

et à la carrière militaire qu’il a parcourue, était un homme de trente­

six à trente­huit ans, de figure ouverte et franche, d’une gaîté et d’une

bonne humeur intarissables, toujours prêt à tenir tête à tout venant à

table, au jeu et aux armes, sans rancune et sans fiel, fort couru du

beau sexe et fort aimé du régent, qui l’avait nommé son capitaine des

gardes, et qui, depuis dix ans qu’il l’admettait dans son intimité,

l’avait   trouvé   son   rival   quelquefois,   mais   son   fidèle   serviteur

toujours.

Aussi le prince, qui avait l’habitude de donner des surnoms à tous

ses roués et à toutes ses maîtresses, ne le désignait­il jamais que par

celui de bon enfant. Cependant, depuis quelque temps, la popularité

11

de   Lafare,   si   bien   établie   qu’elle   fût   par   de   recommandables

antécédents, baissait fort parmi les femmes de la cour et les filles de

l’opéra.  Le  bruit  courait  tout  haut  qu’il  se donnait  le  ridicule  de

devenir un homme rangé. Il est vrai que quelques personnes, afin de

lui conserver sa réputation, disaient tout bas que cette conversion

apparente n’avait d’autre cause que la jalousie de mademoiselle de

Conti, fille de madame la duchesse et petite­fille du grand Condé,

laquelle assurait­on, honorait le capitaine des gardes de monsieur le

régent d’une affection toute particulière. Au reste, sa liaison avec le

duc   de   Richelieu,   qui   passait   de   son   côté   pour   être   l’amant   de

mademoiselle de Charolais, donnait une nouvelle consistance à ce

bruit.

Le   comte   de   Fargy,   que   l’on   appelait   habituellement   le   beau

Fargy, en substituant l’épithète qu’il avait reçue de la nature au titre

que lui avaient légué ses pères, était cité, comme l’indique son nom,

pour le plus beau garçon de son époque. Ce qui, dans ce temps de

galanterie,   imposait   des   obligations   devant   lesquelles   il   n’avait

jamais reculé, et dont il s’était toujours tiré avec honneur. En effet, il

était impossible d’être mieux pris dans sa taille que ne l’était Fargy.

C’était à la fois une de ces natures élégantes et fortes, souples et

vivaces, qui semblent douées des qualités les plus opposées des héros

de roman de ces temps­là.

Joignez à cela une tête charmante qui réunissait les beautés les

plus opposées, c’est­à­dire des cheveux noirs et des yeux bleus, des

traits fortement arrêtés et un teint de femme. Ajoutez à cet ensemble

de l’esprit, de la loyauté, du courage autant qu’homme du monde, et

vous aurez une idée de la haute considération dont devait jouir Fargy

auprès de la société de cette folle époque, si bonne appréciatrice de

ces différents genres de mérite.

Quant au chevalier de Ravanne, qui nous a laissé sur sa jeunesse

des   mémoires   si   étranges   que,   malgré   leur   authenticité,   on   est

toujours tenté de les croire apocryphes, c’était alors un enfant à peine

hors de page, riche et de grande maison, qui entrait dans la vie par sa

porte dorée, et qui courait droit au plaisir qu’elle promet avec toute la

fougue,   l’imprudence   et   l’avidité   de   la   jeunesse.   Aussi   outrait­il,

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comme on a l’habitude de le faire à dix­huit ans, tous les vices et

toutes les qualités de son époque. On comprend donc facilement quel

était son orgueil de servir de second à des hommes comme Lafare et

Fargy dans une rencontre qui devait avoir quelque retentissement

dans les ruelles et dans les petits soupers.

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Chapitre 2

Aussitôt   que   Lafare,   Fargy   et   Ravanne   virent   déboucher   leurs

adversaires à l’angle de l’allée, ils marchèrent de leur côté au­devant

d’eux. Arrivés à dix pas les uns des autres, tous mirent le chapeau à

la main et se saluèrent avec cette  élégante politesse qui était, en

pareille   circonstance,   un   des   caractères   de   l’aristocratie   du   dix­

huitième siècle, et firent quelques pas ainsi, tête nue et le sourire sur

les lèvres, si bien qu’aux yeux d’un passant qui n’aurait point été

informé   de   la   cause   de   leur   réunion,   ils   auraient   eu   l’air   d’amis

enchantés de se rencontrer.

— Messieurs,   dit   le   chevalier   d’Harmental,   à   qui   la   parole

appartenait de droit, j’espère que ni vous ni moi n’avons été suivis ;

mais il  commence  à se faire un peu tard, et  nous pourrions  être

dérangés ici ; je crois donc qu’il serait bon de gagner tout d’abord un

endroit plus écarté où nous soyons plus à notre aise pour vider la

petite affaire qui nous rassemble.

— Messieurs, dit Ravanne, j’ai ce qu’il vous faut : à cent pas d’ici

à   peine,   une   véritable   chartreuse ;   vous   vous   croirez   dans   la

Thébaïde.

— Alors, suivons l’enfant, dit le capitaine ; l’innocence mène au

salut !

Ravanne se retourna et toisa des pieds à la tête notre ami au ruban

orange.

— Si   vous   n’avez   d’engagement   avec   personne,   mon   grand

monsieur,  dit  le jeune  page d’un ton  goguenard, je  réclamerai la

préférence.

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— Un   instant,   un   instant,   Ravanne,   interrompit   Lafare.   J’ai

quelques explications à donner à monsieur d’Harmental.

— Monsieur   Lafare,   répondit   le   chevalier   votre   courage   est   si

parfaitement connu que les explications que vous m’offrez sont une

preuve   de  délicatesse   dont,  croyez­moi  bien,   je   vous  sais  un  gré

parfait ;   mais   ces   explications   ne   feraient   que   nous   retarder

inutilement, et nous n’avons, je crois, pas de temps à perdre.

— Bravo ! dit Ravanne ; voilà ce qui s’appelle parler, chevalier ;

une fois que nous nous serons coupé la gorge, j’espère que vous

m’accorderez votre amitié. J’ai fort entendu parler de vous en bon

lieu, et il y a longtemps que je désirais faire votre connaissance.

Les deux hommes se saluèrent de nouveau.

— Allons,   allons,   Ravanne,   dit   Fargy,   puisque   tu   t’es   chargé

d’être notre guide, montre­nous le chemin.

Ravanne sauta aussitôt dans le bois comme un jeune faon. Ses

cinq compagnons le suivirent. Les chevaux de main et le carrosse de

louage restèrent sur la route.

Au bout de dix minutes de marche, pendant lesquelles les six

adversaires avaient gardé le plus profond silence, soit de peur d’être

entendus, soit par ce sentiment naturel qui fait qu’au moment de

courir un danger l’homme se replie un instant sur lui­même, on se

trouva au milieu d’une clairière entourée de tous côtés d’un rideau

d’arbres.

— Eh bien ! messieurs, dit Ravanne en jetant un regard satisfait

autour de lui, que dites­vous de la localité ?

— Je dis que si vous vous vantez de l’avoir découverte dit le

capitaine, vous me faites l’effet d’un drôle de Christophe Colomb !

Vous n’aviez qu’à me dire que c’était ici que vous vouliez aller, et je

vous y aurais conduit les yeux fermés, moi.

— Eh   bien !   monsieur,   répondit   Ravanne,   nous   tacherons   que

vous en sortiez comme vous y seriez venu.

— Vous   savez   que   c’est   à   vous   que   j’ai   affaire,   monsieur   de

Lafare, dit d’Harmental en jetant son chapeau sur l’herbe.

— Oui,   monsieur,   répondit   le   capitaine   des   gardes   en   suivant

l’exemple du chevalier ; et je sais aussi que rien ne pouvait me faire

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tout à la fois plus d’honneur et de peine qu’une rencontre avec vous,

surtout pour un pareil motif.

D’Harmental sourit en homme pour qui cette fleur de politesse

n’était point perdue, mais il n’y répondit qu’en mettant l’épée à la

main.

— Il paraît, mon cher baron, dit Fargy s’adressant à Valef, que

vous êtes sur le point de partir pour l’Espagne ?

— Je  devais  partir   cette   nuit   même,   mon   cher   comte   répondit

Valef, et il n’a fallu rien moins que le plaisir que je me promettais à

vous voir ce matin pour me déterminer à rester jusqu’à cette heure,

tant j’y vais pour choses importantes.

— Diable ! voilà qui me désole, reprit Fargy en tirant son épée ;

car si j’avais le malheur de vous retarder, vous êtes homme à m’en

vouloir mal de mort.

— Non   point.   Je   saurais   que   c’est   par   pure   amitié,   mon   cher

comte, répondit Valef. Ainsi, faites de votre mieux et tout de bon, je

vous prie, car je suis à vos ordres.

— Allons donc, allons donc, monsieur, dit Ravanne au capitaine,

qui pliait proprement son habit et le posait près de son chapeau ; vous

voyez bien que je vous attends.

— Ne nous impatientons pas, mon beau jeune homme, dit le vieux

soldat en continuant ses préparatifs avec le flegme goguenard qui lui

était naturel. Une des qualités les plus essentielles sous les armes,

c’est   le   sang­froid.   J’ai   été   comme   vous   à   votre   âge,   mais   au

troisième ou quatrième coup d’épée que j’ai reçu, j’ai compris que je

faisais   fausse   route,   et   je   suis   revenu   dans   le   droit   chemin.   Là !

ajouta­t­il en tirant enfin son épée, qui, nous l’avons dit, était de la

plus belle longueur.

— Peste,   monsieur !   dit   Ravanne   en   jetant   un   coup   d’œil   sur

l’arme   de   son   adversaire,   que   vous   avez   là   une   charmante

colichemarde ! Elle me rappelle la maîtresse­broche de la cuisine de

ma mère, et je suis désolé de ne pas avoir dit au maître d’hôtel de me

l’apporter pour faire votre partie.

— Votre   mère   est   une   digne   femme,   et   sa   cuisine   une   bonne

cuisine ; j’ai entendu parler de toutes deux avec de grands éloges,

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monsieur   le   chevalier,   répondit   le   capitaine   avec   un   ton   presque

paternel. Aussi je serais désolé de vous enlever à l’une et à l’autre

pour une misère comme celle qui me procure l’honneur de croiser le

fer avec vous. Supposez donc tout bonnement que vous prenez une

leçon avec votre maître d’armes, et tirez à fond.

La recommandation était inutile ; Ravanne était exaspéré de la

tranquillité de son adversaire, à laquelle, malgré son courage, son

sang jeune et ardent ne lui laissait pas l’espérance d’atteindre.

Aussi se précipita­t­il sur le capitaine avec une telle furie que les

épées se trouvèrent engagées jusqu’à la poignée. Le capitaine fit un

pas en arrière.

— Ah ! vous rompez, mon grand monsieur, s’écria Ravanne.

— Rompre   n’est   pas   fuir,   mon   petit   chevalier,   répondit   le

capitaine ; c’est un axiome de l’art que je vous invite  à méditer.

D’ailleurs, je ne suis pas fâché d’étudier votre jeu. Ah ! vous êtes

élève de Berthelot à ce qu’il me paraît.

C’est un bon maître, mais il a un grand défaut : c’est de ne pas

apprendre à parer. Tenez, voyez un peu, continua­t­il en ripostant par

un coup de seconde à un coup droit, si je m’étais fendu, je vous

enfilais comme une mauviette.

Ravanne était furieux, car effectivement il avait senti sur son flanc

la pointe de l’épée de son adversaire, mais si légèrement posée qu’il

eût   pu   la   prendre   pour   le   bouton   d’un   fleuret.   Aussi   sa   colère

redoubla de la conviction qu’il lui devait la vie, et ses attaques se

multiplièrent plus pressées encore qu’auparavant.

— Allons, allons, dit le capitaine, voilà que vous perdez la tête

maintenant,   et   que   vous   cherchez   à   m’éborgner.   Fi   donc !   jeune

homme, fi donc ! À la poitrine, morbleu ! Ah ! vous revenez à la

figure ?   Vous   me   forcerez   de   vous   désarmer !   Encore ?   Allez

ramasser votre épée, jeune homme, et revenez à cloche­pied, cela

vous calmera.

Et d’un violent coup de fouet, il fit sauter le fer de Ravanne à

vingt pas de lui.

Cette fois, Ravanne profita de l’avis ; il alla lentement ramasser

son épée et revint lentement au capitaine, qui l’attendait la pointe de

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la sienne sur le soulier. Seulement le jeune homme était pâle comme

sa veste de satin, sur laquelle apparaissait une légère goutte de sang.

— Vous  avez   raison,  monsieur,   lui  dit­il,   et  je   suis  encore  un

enfant ; mais ma rencontre avec vous aidera, je l’espère à faire de

moi un homme. Encore quelques passes, s’il vous plaît, afin qu’il ne

soit pas dit que vous ayez eu tous les honneurs. Et il se remit en

garde.

Le capitaine avait  raison :  il ne  manquait au chevalier  que du

calme pour en faire sous les armes un homme à craindre. Aussi, au

premier coup de cette troisième reprise, vit­il qu’il lui fallait apporter

à sa propre défense toute son attention ; mais lui­même avait dans

l’art de l’escrime une trop grande supériorité pour que son jeune

adversaire pût reprendre avantage sur lui.

Les choses se terminèrent comme il était facile de le prévoir : le

capitaine fit sauter une seconde fois l’épée des mains de Ravanne ;

mais, cette fois, il alla la ramasser lui­même et avec une politesse

dont au premier abord on l’aurait cru incapable.

— Monsieur le chevalier, lui dit­il en la lui rendant, vous êtes un

brave jeune homme ; mais, croyez­en un vieux coureur d’académies

et de tavernes, qui a fait, avant que vous ne fussiez né, les guerres de

Flandre ; quand vous étiez au berceau, celles d’Italie, et quand vous

étiez aux pages, celles d’Espagne : changez de maître ; laissez là

Berthelot, qui vous a montré tout ce qu’il sait ; prenez Bois­Robert,

et je veux que le diable m’emporte si dans six mois vous ne m’en

remontrez pas à moi­même !

— Merci de la leçon, monsieur dit Ravanne en tendant la main au

capitaine, tandis que deux larmes, qu’il n’était point le maître de

retenir, coulaient le long de ses joues ; elle me profitera, je l’espère.

Et, recevant son épée des mains du capitaine, il fit ce que celui­ci

avait déjà fait, il la remit au fourreau.

Tous deux reportèrent alors les yeux sur leurs compagnons pour

voir où en étaient les choses. Le combat était fini. Lafare était assis

sur l’herbe, le dos appuyé à un arbre : il avait reçu un coup d’épée

qui devait lui traverser la poitrine ; mais heureusement, la pointe du

fer avait rencontré une côte et avait glissé le long de l’os, de sorte

18

que la blessure paraissait au premier abord plus grave qu’elle ne

l’était en effet ; il n’en était pas moins évanoui, tant la commotion

avait été violente. D’Harmental, à genoux devant lui, épongeait le

sang avec son mouchoir.

Fargy   et   Valef   avaient   fait   coup   fourré :   l’un   avait   la   cuisse

traversée, l’autre le bras à jour. Tous deux se faisaient des excuses et

se promettaient de n’en être que meilleurs amis à l’avenir.

— Tenez,   jeune   homme,   dit   le   capitaine   à   Ravanne   en   lui

montrant les différents épisodes du champ de bataille, regardez cela

et méditez ; voilà le sang de trois braves gentilshommes qui coule

probablement pour une drôlesse !

— Ma foi ! répondit Ravanne tout à fait calmé, je crois que vous

avez raison, capitaine, et vous pourriez bien être le seul de nous tous

qui ayez le sens commun.

En ce moment, Lafare ouvrit les yeux et reconnut d’Harmental

dans l’homme qui lui portait secours.

— Chevalier,   lui   dit­il,   voulez­vous   suivre   un   conseil   d’ami ?

Envoyez­moi une espèce de chirurgien que vous trouverez dans la

voiture, et que j’ai amené à tout hasard ; puis, gagnez Paris au plus

vite, montrez­vous ce soir au bal de l’opéra, et si l’on vous demande

de mes nouvelles, dites qu’il y a huit jours que vous ne m’avez vu.

Quant à moi, vous pouvez être parfaitement tranquille, votre nom ne

sortira   point   de   ma   bouche.   Au   reste,   s’il   vous   arrivait   quelque

mauvaise discussion avec la connétable, faites­le­moi savoir au plus

tôt, et nous nous arrangerions de manière que la chose n’eût pas de

suite.

— Merci, monsieur le marquis, répondit d’Harmental ; je vous

quitte parce que je sais vous laisser en meilleures mains que les

miennes ; autrement, croyez­moi, rien n’aurait pu me séparer de vous

avant que je vous visse couché dans votre lit.

— Bon voyage, mon cher Valef ! dit Fargy, car je ne pense pas

que ce soit cette égratignure qui vous empêche de partir. À votre

retour, n’oubliez pas que vous avez un ami, place Louis­le­Grand, n°

14.

— Et vous, mon cher Fargy, si vous avez quelque commission

19

pour   Madrid,   vous   n’avez   qu’à   le   dire,   et   vous   pouvez   compter

qu’elle sera faite avec l’exactitude et le zèle d’un bon camarade.

Et les deux amis, se donnèrent une poignée de main, comme s’il

ne s’était absolument rien passé.

— Adieu,   jeune   homme,   adieu,   dit   le   capitaine   à   Ravanne.

N’oubliez pas le conseil que je vous ai donné :

Laissez là Berthelot et prenez Bois­Robert ; surtout soyez calme,

rompez dans l’occasion, parez à temps, et vous serez une des plus

fines lames du royaume de France. Ma colichemarde dit bien des

choses agréables à la maîtresse­broche de madame votre mère.

Ravanne, quelle que fût sa présence d’esprit, ne trouva rien  à

répondre au capitaine ; il se contenta de le saluer, et s’approcha de

Lafare, qui lui parut le plus malade des deux blessés.

Quant à d’Harmental, à Valef et au capitaine, ils gagnèrent l’allée

où   ils   retrouvèrent   le   carrosse   de   louage,   et   dans   le   carrosse   le

chirurgien   qui   faisait   un   somme.   D’Harmental   le   réveilla   et   lui

annonça,   en   lui   montrant   le   chemin   qu’il   devait   suivre,   que   le

marquis   de   Lafare   et   le   comte   de   Fargy   avaient   besoin   de   ses

services. Il ordonna en outre à son valet de descendre de cheval et de

suivre le chirurgien, afin de lui servir d’aide ; puis, se retournant vers

le capitaine :

— Capitaine, lui dit­il, je crois qu’il ne serait pas prudent d’aller

manger le déjeuner que nous avions commandé ; recevez donc tous

mes remerciements pour le coup de main que vous m’avez donné, et,

en souvenir de moi, comme vous êtes à pied, à ce qu’il me paraît,

veuillez accepter un de mes deux chevaux. Vous pouvez prendre au

hasard : ce sont de bonnes bêtes ; la plus mauvaise des deux ne vous

laissera pas dans l’embarras quand vous n’aurez besoin que de lui

faire faire huit à dix lieues en une heure.

— Ma foi ! chevalier, répondit le capitaine en jetant de côté un

regard sur le cheval qui lui était offert si généreusement, il ne fallait

rien pour cela ; entre gentilshommes, le sang et la bourse sont choses

qui se prêtent tous les jours.

Mais vous faites les choses de si bonne grâce que je ne saurais

vous refuser. Si vous aviez jamais besoin de moi pour quelque chose

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que ce fût, souvenez­vous, en revanche, que je suis à votre service.

— Et le cas échéant, monsieur, où vous retrouverai­je ? demanda

en souriant d’Harmental.

— Je n’ai pas de domicile bien arrêté, chevalier ; mais vous aurez

toujours de mes nouvelles en allant chez la Fillon, en demandant la

Normande, et en vous informant à elle du capitaine Roquefinette.

Et comme les deux jeunes gens remontaient chacun sur son cheval

le capitaine en fit autant, non sans remarquer en lui­même que le

chevalier d’Harmental lui avait laissé le plus beau des trois.

Alors, comme ils étaient près d’un carrefour, chacun prit sa route

et s’éloigna au grand galop.

Le baron de Valef rentra par la barrière de Passy et se rendit droit

à l’Arsenal, prit les commissions de la duchesse du Maine, de la

maison de laquelle il était, et partit le même jour pour l’Espagne.

Le capitaine Roquefinette fit trois ou quatre tours au pas, au trot et

au galop dans le bois de Boulogne, afin d’apprécier les différentes

qualités de sa monture, et ayant reconnu que c’était, comme l’avait

dit   le   chevalier,   un   animal   de   belle   et   bonne   race,   il   revint   fort

satisfait chez maître Durand, où il mangea à lui seul le déjeuner qui

était commandé pour trois.

Le même jour, il conduisit son cheval au marché aux chevaux, et

le vendit soixante louis. C’était la moitié de ce qu’il valait, mais il

faut savoir faire des sacrifices quand on veut réaliser promptement.

Quant   au   chevalier   d’Harmental,   il   prit   l’allée   de   la   Muette,

regagna Paris par la grande avenue des Champs­Élysées, et trouva en

rentrant chez lui, rue de Richelieu, deux lettres qui l’attendaient.

L’une de ces deux lettres était d’une écriture si bien connue à lui

qu’il tressaillit de tout son corps en la regardant, et qu’après y avoir

porté   la   main   avec   la   même   hésitation   que   s’il   allait   toucher   un

charbon   ardent,   il   l’ouvrit   avec   un   tremblement   qui   décelait

l’importance qu’il y attachait. Elle contenait ce qui suit :

« Mon cher chevalier,

On n’est pas maître de son cœur, vous le savez, et c’est une des

misères de notre nature que de ne pouvoir longtemps aimer ni la

même personne ni la même chose. Quant à moi je veux au moins

21

avoir sur les autres femmes le mérite de ne pas tromper celui qui a

été mon amant. Ne venez donc pas à votre heure accoutumée car on

vous dirait que je n’y suis pas, et je suis si bonne que je ne voudrais

pas risquer l’âme d’un valet ou d’une femme de chambre en leur

faisant faire un si gros mensonge.

Adieu,   mon   cher   chevalier ;   ne   gardez   point   de   moi   un   trop

mauvais souvenir, et faites que je pense encore de vous dans dix ans

ce que j’en pense à cette heure, c’est­à­dire que vous êtes un des plus

galants gentilshommes de France.

Sophie d’Averne. »

— Mordieu ! s’écria d’Harmental en frappant du poing sur une

charmante table de Boulle qu’il mit en morceaux, si j’avais tué ce

pauvre Lafare, je ne m’en serais consolé de ma vie !

Après cette explosion, qui le soulagea quelque peu, le chevalier se

mit à marcher de sa porte à sa fenêtre d’un air qui prouvait que le

pauvre   garçon   avait   encore   besoin   de   quelques   déceptions   de   ce

genre   pour   être   à   la   hauteur   de   la   morale   philosophique   que   lui

prêchait la belle infidèle. Puis, après quelques tours, il aperçut à terre

la seconde lettre, qu’il avait complètement oubliée. Deux ou trois fois

encore   il   passa   près   d’elle   en   la   regardant   avec   une   superbe

indifférence ; enfin, comme il pensa qu’elle ferait peut­être diversion

à la première il la ramassa dédaigneusement, l’ouvrit avec lenteur,

regarda l’écriture, qui lui était inconnue, chercha la signature, qui

était absente, et, ramené par cet air de mystère à quelque curiosité, il

lut ce qui suit :

« Chevalier,

Si vous avez dans l’esprit le quart du romanesque et dans le cœur

la moitié du courage que vos amis prétendent y reconnaître, on est

prêt à vous offrir une entreprise digne de vous et dont le résultat sera

à la fois de vous venger de l’homme que vous détestez le plus au

monde et de vous conduire à un but si brillant que, dans vos plus

beaux rêves, vous n’avez jamais rien espéré de pareil. Le bon génie

qui doit vous mener par ce chemin enchanté, et auquel il faut vous

fier entièrement, vous attendra ce soir, de minuit à deux heures, au

bal de l’Opéra. Si vous y venez sans masque, il ira à vous ; si vous y

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venez masqué, vous le reconnaîtrez à un ruban violet qu’il portera sur

l’épaule gauche. Le mot d’ordre est : Sésame, ouvre­toi ! Prononcez­

le hardiment, et vous verrez s’ouvrir une caverne bien autrement

merveilleuse que celle d’Ali­Baba. »

— À la bonne heure ! dit d’Harmental ; et si le génie au ruban

violet tient seulement la moitié de sa promesse, ma foi ! il a trouvé

son homme !

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Chapitre 3

Le chevalier Raoul d’Harmental, avec qui, avant de passer outre,

il est nécessaire que nos lecteurs fassent plus ample connaissance,

était  l’unique  rejeton  d’une  des  meilleures  familles  du Nivernais.

Quoique   cette   famille   n’eût   jamais   joué   un   rôle   important   dans

l’histoire, elle ne manquait pas cependant d’une certaine illustration,

qu’elle avait acquise, soit par elle­même, soit par ses alliances. Ainsi,

le père du chevalier, le sire Gaston d’Harmental, étant venu en 1682

à Paris, et ayant eu la fantaisie de monter dans les carrosses du roi,

avait fait, haut la main, ses preuves de 1399, opération héraldique

qui,   s’il   faut   en   croire   un   mémoire   du   parlement,   aurait   fort

embarrassé   plus   d’un   duc   et   pair.   D’un   autre   côté,   son   oncle

maternel,   monsieur   de   Torigny,   ayant   été   nommé   chevalier   de

l’Ordre, à la promotion de 1694, avait avoué, en faisant reconnaître

ses seize quartiers que le plus beau de son visage, comme on le disait

alors, était fait des d’Harmental, avec qui ses ancêtres étaient en

alliance depuis trois cents ans. En voilà donc assez pour satisfaire

aux exigences aristocratiques de l’époque sur laquelle nous écrivons.

Le chevalier n’était ni pauvre ni riche, c’est­à­dire que son père en

mourant lui avait laissé une terre située dans les environs de Nevers,

laquelle   lui   rapportait   quelque   chose   comme   vingt­cinq   ou   trente

mille livres de rente.

C’était de quoi vivre fort grandement dans sa province ; mais le

chevalier avait reçu une excellente éducation, et il se sentait une

grande ambition dans le cœur ; il avait donc, à sa majorité, c’est­à­

dire vers 1711, quitté sa province, et était accouru à Paris.

24

Sa première visite avait été pour le comte de Torigny, sur lequel il

comptait   fort   pour   le   mettre   en   cour.   Malheureusement,   à   cette

époque, le comte de Torigny n’y était pas lui­même. Mais comme il

se souvenait toujours avec grand plaisir, ainsi que nous l’avons dit,

de la famille d’Harmental, il recommanda son neveu au chevalier de

Villarceaux, et le chevalier de Villarceaux qui n’avait rien à refuser à

son   ami   le   comte   de   Torigny,   conduisit   le   jeune   homme   chez

madame de Maintenon.

Madame   de   Maintenon   avait   une   qualité :   c’était   d’être   restée

l’amie de ses anciens amants. Elle reçut parfaitement le chevalier

d’Harmental,   grâce   aux   vieux   souvenirs   qui   le   recommandaient

auprès d’elle, et quelques jours après le maréchal de Villars étant

venu lui faire sa cour, elle lui dit quelques mots si pressants en faveur

de   son   jeune   protégé,   que   le   maréchal,   enchanté   de   trouver   une

occasion   d’être   agréable   à   cette   reine   in   partibus,   répondit   qu’à

compter  de  cette  heure  il  attachait  le  chevalier  d’Harmental  à  sa

maison militaire, et s’empresserait de lui offrir toutes les occasions

de justifier la bonne opinion que son auguste protectrice voulait bien

avoir de lui.

Ce fut une grande joie pour le chevalier que de se voir ouvrir une

pareille porte. La campagne qui allait avoir lieu était définitive.

Louis XIV en était arrivé à la dernière période de son règne, à

l’époque des revers. Tallard et Marsin avaient été battus à Hochstett,

Villeroy à Ramillies, et Villars lui­même, le héros de Friedlingen,

venait   de   perdre   la   fameuse   bataille   de   Malplaquet   contre

Marlborough et Eugène.

L’Europe,   un   instant   étouffée   sous   la   main   de   Colbert   et   de

Louvois, réagissait tout entière contre la France. La situation des

affaires était extrême ; le roi, comme un malade désespéré qui change

à chaque heure de médecin, changeait chaque jour de ministres. Mais

chaque essai nouveau révélait une impuissance nouvelle. La France

ne pouvait plus soutenir la guerre et ne pouvait pas parvenir à faire la

paix. Vainement elle offrait d’abandonner l’Espagne et de restreindre

ses frontières : ce n’était point assez d’humiliation. On exigeait que

le roi donnât passage aux armées ennemies à travers la France pour

25

aller   chasser   son   petit­fils   du   trône   de   Charles   II,   et   qu’il   livrât

comme places de sûreté Cambrai, Metz, La Rochelle et Bayonne, à

moins qu’il n’aimât mieux, dans un an pour tout délai, le détrôner

lui­même à force ouverte. Voilà à quelles conditions une trêve était

accordée   au   vainqueur   des   Dunes,   de   Senef,   de   Fleurus,   de

Steinkerque et de la Marsaille ; à celui qui, jusque­là, avait tenu dans

le   pan   de   son   manteau   royal   la   paix   et   la   guerre ;   à   celui   qui

s’intitulait le distributeur des couronnes, le châtieur des nations, le

grand, l’immortel ; à celui enfin pour lequel, depuis un demi­siècle,

on taillait le marbre, on fondait le bronze, on mesurait l’alexandrin,

on épuisait l’encens.

Louis XIV avait pleuré en plein conseil.

Ces larmes avaient produit une armée, et cette armée avait été

donnée à Villars.

Villars marcha droit à l’ennemi, dont le camp était à Denain, et

qui, les yeux fixés sur l’agonie de la France, s’endormait dans sa

sécurité. Jamais responsabilité plus grande n’avait chargé une tête.

Sur un coup de dé, Villars allait jouer le salut de la France.

Les alliés avaient établi, entre Denain et Marchiennes, une ligne

de fortifications que, dans leur orgueil anticipé, Albemarle et Eugène

appelaient la grande route de Paris. Villars résolut d’enlever Denain

par surprise, et, Albemarle battu, de battre Eugène.

Il fallait, pour réussir dans une si audacieuse entreprise, tromper

non seulement l’armée ennemie, mais l’armée française, le succès de

ce coup de main étant dans son impossibilité même.

Villars proclama bien haut son intention de forcer les lignes de

Landrecies.

Une   nuit,   à   une   heure   convenue   toute   son   armée   s’ébranle   et

marche dans la direction de cette ville. Tout à coup l’ordre est donné

d’obliquer à gauche ; le génie jette trois ponts sur l’Escaut. Villars

franchit le fleuve sans obstacle, se jette dans les marais que l’on

croyait impraticables, et où le soldat s’avance ayant de l’eau jusqu’à

la ceinture ; il marche droit aux premières redoutes, et les emporte

presque   sans   coup   férir,   s’empare   successivement   d’une   lieue   de

fortifications, atteint Denain, franchit le fossé qui l’entoure, pénètre

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dans la ville, et, en arrivant sur la place, trouve son jeune protégé, le

chevalier   d’Harmental,   qui   lui   présente   l’épée   d’Albemarle,   qu’il

venait de faire prisonnier.

En   ce   moment,   on   annonce   l’arrivée   d’Eugène.   Villars   se

retourne, atteint avant lui le pont sur lequel ce dernier doit passer,

s’en empare et attend.

Là, le véritable combat s’engage, car la prise de Denain n’a été

qu’une escarmouche.

Eugène pousse attaque sur attaque, revient sept fois à la tête de ce

pont briser ses meilleures troupes contre l’artillerie qui le protège et

contre les baïonnettes qui le défendent ; enfin ayant ses habits criblés

de balles, tout sanglant de deux blessures, monte sur son troisième

cheval, et le vainqueur de Hochstett et de Malplaquet se retire en

pleurant de rage et en mordant ses gants de colère. En six heures tout

a changé de face : la France est sauvée, et Louis XIV est toujours le

grand roi.

D’Harmental s’était conduit en homme qui d’un seul coup veut

gagner ses éperons. Villars, en le voyant tout couvert de sang et de

poussière,   se   rappela   par   qui   il   avait   été   recommandé,   et   le   fit

approcher de lui, pendant qu’au milieu du champ de bataille même il

écrivait   sur   un   tambour   le   résultat   de   la   journée.   En   voyant

d’Harmental, Villars interrompit sa lettre.

— Êtes­vous blessé ? lui demanda­t­il.

— Oui, monsieur le maréchal, mais si légèrement que cela ne vaut

pas la peine d’en parler.

— Vous sentez­vous la force de faire soixante lieues à cheval à

franc étrier sans vous reposer une heure, une minute, une seconde ?

— Je  me   sens  capable   de   tout,   monsieur   le   maréchal,   pour   le

service du roi et le vôtre.

— Alors, partez  à l’instant même, descendez chez madame de

Maintenon,   dites­lui   de   ma   part   ce   que   vous   venez   de   voir,   et

annoncez­lui le courrier qui en apportera la relation officielle. Si elle

veut vous conduire chez le roi, laissez­vous faire.

D’Harmental   comprit   l’importance   de   la   mission   dont   on   le

chargeait, et, tout poudreux, tout sanglant, sans débotter, il sauta sur

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un cheval frais et gagna la première poste ; douze heures après, il

était à Versailles.

Villars avait prévu ce qui devait arriver. Aux premiers mots qui

sortirent de la bouche du chevalier, madame de Maintenon le prit par

la main et le conduisit chez le roi. Le roi travaillait avec Voisin dans

sa chambre, contre l’habitude, car il était un peu malade. Madame de

Maintenon ouvrit la porte, poussa le chevalier d’Harmental aux pieds

du roi, et levant les deux mains au ciel :

— Sire, dit­elle, remerciez Dieu ; car, Votre Majesté le sait, nous

ne sommes rien par nous­mêmes, et c’est de Dieu que nous vient

toute grâce.

— Qu’y a­t­il, monsieur ? parlez ! dit vivement Louis XIV, étonné

de voir à ses pieds ce jeune homme qu’il ne connaissait pas.

— Sire,   répondit   le   chevalier,   le   camp   de   Denain   est   pris ;   le

comte d’Albemarle est prisonnier, le prince Eugène est en fuite ; le

maréchal de Villars met sa victoire aux pieds de Votre Majesté.

Malgré la puissance qu’il avait sur lui­même, Louis XIV pâlit ; il

sentit que les jambes lui manquaient, et il s’appuya à la table pour ne

pas tomber sur son fauteuil.

— Qu’avez­vous, sire ? s’écria madame de Maintenon en allant à

lui.

— J’ai,   madame,   que   je   vous   dois   tout,   dit   Louis   XIV :   vous

sauvez le roi, et vos amis sauvent le royaume.

Madame   de   Maintenon   s’inclina   et   baisa   respectueusement   la

main du roi.

Alors Louis XIV, encore tout pâle et tout ému, passa derrière le

grand rideau qui fermait le salon où était son lit, et l’on entendit la

prière d’actions de grâces qu’il adressait à demi­voix au Seigneur ;

puis, au bout d’un instant, il reparut calme et grave, comme si rien

n’était arrivé.

— Et maintenant, monsieur, racontez­moi la chose dans tous ses

détails.

Alors d’Harmental fit le récit de cette merveilleuse bataille, qui

venait, comme par miracle, de sauver la monarchie. Puis, lorsqu’il

eut fini :

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— Et de vous, monsieur, dit Louis XIV, vous ne m’en dites rien ?

Cependant, si j’en juge par le sang et la boue qui couvrent encore vos

habits, vous n’êtes point resté en arrière.

— Sire, j’ai fait de mon mieux, dit d’Harmental en s’inclinant ;

mais s’il y a réellement quelque chose à dire de moi, je laisse, avec la

permission de Votre Majesté, ce soin  à monsieur le maréchal de

Villars.

— C’est bien, jeune homme, et s’il vous oublie, par hasard, nous

nous   souviendrons,   nous.   Vous   devez   être   fatigué,   allez   vous

reposer ; je suis content de vous.

D’Harmental   se   retira   tout   joyeux.   Madame   de   Maintenon   le

reconduisit jusqu’à la porte. D’Harmental lui baisa la main encore

une fois, et se hâta de profiter de la permission royale qui lui était

donnée, il y avait vingt­quatre heures qu’il n’avait ni bu, ni mangé, ni

dormi.

À son réveil, on lui remit un paquet que l’on avait apporté pour lui

du ministère de la guerre. C’était son brevet de colonel.

Deux mois après, la paix fut faite. L’Espagne y laissa la moitié de

sa monarchie, mais la France resta intacte.

Trois ans après, Louis XIV mourut.

Deux partis bien distincts, bien irréconciliables surtout, étaient en

présence au moment de cette mort : celui des bâtards, incarné dans

monsieur le duc du Maine, et celui des princes légitimes, représenté

par monsieur le duc d’Orléans.

Si monsieur le duc du Maine avait eu la persistance, la volonté, le

courage de sa femme, Louise­Bénédicte de Condé, peut­être, appuyé

comme il l’était par le testament royal, eût­il triomphé ; mais il eût

fallu se défendre au grand jour, comme on était attaqué, et le duc du

Maine, faible de cœur et d’esprit, dangereux à force d’être lâche,

n’était bon qu’aux choses qui se passaient par­dessous terre. Il fut

menacé de face, et dès lors ses artifices sans nombre, ses faussetés

exquises, ses marches ténébreuses et profondes lui devinrent inutiles.

En un jour, et presque sans combat, il fut précipité de ce faîte où

l’avait porté l’aveugle amour du vieux roi. La chute fut lourde et

surtout honteuse ; il se retira mutilé, abandonnant la régence à son

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rival, et ne conservant de toutes les faveurs accumulées sur lui que la

surintendance de l’éducation royale, la maîtrise de l’artillerie et le

pas sur les ducs et pairs.

L’arrêt que venait de rendre le parlement frappait la vieille cour et

tout ce qui lui était attaché.

Le   père   Letellier   alla   au­devant   de   son   exil,   madame   de

Maintenon   se   réfugia   à   Saint­Cyr,   et   monsieur   le   duc   du   Maine

s’enferma dans la belle villa de Sceaux pour continuer sa traduction

de Lucrèce.

Le chevalier d’Harmental avait assisté en spectateur intéressé, il

est vrai, mais en spectateur passif, à toutes ces intrigues, attendant

toujours qu’elles revêtissent un caractère qui lui permît d’y prendre

part. S’il y avait eu lutte franche et armée, il se fût rangé du côté où

la reconnaissance l’appelait. Trop jeune et trop chaste encore, si on

peut le dire en matière politique, pour tourner avec le vent de la

fortune,  il  resta  respectueux   à  la  mémoire  de  l’ancien  roi et  aux

ruines de la vieille cour. Son absence du Palais­Royal, autour duquel

gravitait à cette heure tout ce qui voulait reprendre une place dans le

ciel politique, fut interprétée à opposition, et un matin, comme il

avait reçu le brevet qui lui accordait un régiment, il reçut l’arrêté qui

le lui enlevait.

D’Harmental   avait   l’ambition   de   son   âge :   la   seule   carrière

ouverte   à   un   gentilhomme   de   cette   époque   était   la   carrière   des

armes ; son début y avait été brillant, et le coup qui brisait à vingt­

cinq   ans   toutes   ses   espérances   d’avenir   lui   fut   profondément

douloureux. Il courut chez monsieur de Villars, dans lequel il avait

trouvé autrefois un protecteur si ardent. Le maréchal le reçut avec la

froideur   d’un   homme   qui   ne   serait   pas   fâché,   non   seulement

d’oublier le passé, mais de voir le passé oublié. Aussi, d’Harmental

comprit que le vieux courtisan était en train de changer de peau, et il

se retira discrètement.

Quoique   cet   âge   fût   essentiellement   celui   de   l’égoïsme,   la

première épreuve qu’en faisait le chevalier lui fut amère ; mais il était

dans cette heureuse période de la vie où il est rare que les douleurs de

l’ambition trompée soient profondes et durables ; l’ambition est la

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passion de ceux qui n’en ont pas d’autres, et le chevalier avait encore

toutes celles que l’on a à vingt­cinq ans.

D’ailleurs,   l’esprit   du   temps   n’était   point   tourné   encore   à   la

mélancolie. C’est un sentiment tout moderne, né du bouleversement

des   fortunes   et   de   l’impuissance   des   hommes.   Au   dix­huitième

siècle, il était rare que l’on rêvât aux choses abstraites, et que l’on

aspirât à l’inconnu ; on allait droit aux plaisirs, à la gloire ou à la

fortune, et pourvu qu’on fût beau, brave ou intrigant, tout le monde

pouvait arriver là. C’était encore l’époque où l’on n’était pas humilié

de son bonheur. Aujourd’hui, l’esprit domine de trop haut la matière

pour que l’on ose avouer que l’on est heureux.

Au reste, il faut l’avouer, le vent soufflait à la joie, et la France

semblait voguer, toutes voiles dehors, à la recherche de quelqu’une

de ces îles enchantées comme on en trouve sur la carte dorée des

Mille et une Nuits.

Après   ce   long   et   triste   hiver   de   la   vieillesse   de   Louis   XIV,

apparaissait tout à coup le printemps joyeux et brillant d’une jeune

royauté :   chacun   s’épanouissait   à   ce   nouveau   soleil,   radieux   et

bienfaisant, et s’en allait bourdonnant et insoucieux, comme font les

papillons et les abeilles aux premiers jours de la belle saison.

Le plaisir, absent et proscrit pendant plus de trente ans, était de

retour ; on l’accueillait comme un ami qu’on n’espérait plus revoir ;

on   courait   à   lui   de   tous   côtés,   franchement,   les   bras   et   le   cœur

ouverts, et, de peur sans doute qu’il ne s’échappât de nouveau, on

mettait à profit tous les instants.

Le chevalier d’Harmental avait gardé sa tristesse huit jours ; puis

il s’était mêlé à la foule, puis il avait été entraîné par le tourbillon, et

ce tourbillon l’avait jeté aux pieds d’une jolie femme.

Trois   mois   il   avait   été   l’homme   le   plus   heureux   du   monde ;

pendant trois mois il avait oublié Saint­Cyr, les Tuileries, le Palais­

Royal ; il ne savait plus s’il y avait une madame de Maintenon, un

roi, un régent ; il savait qu’il fait bon vivre quand on est aimé, et il ne

voyait pas pourquoi il ne vivrait pas et il n’aimerait pas toujours.

Il   en  était   là   de   son  rêve   lorsque,   ainsi   que   nous  l’avons   dit,

soupant avec son ami le baron de Valef dans une honorable maison

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de la rue Saint­Honoré, il avait été tout à coup brutalement réveillé

par Lafare.

Les amoureux ont, en général, le réveil mauvais, et l’on a vu que,

sous ce rapport, d’Harmental n’était pas plus endurant que les autres.

C’était,   au   reste,   d’autant   plus   pardonnable   au   chevalier   qu’il

croyait aimer véritablement, et que, dans sa bonne foi toute juvénile,

il pensait que rien ne pourrait reprendre dans son cœur la place de cet

amour ; c’était un reste de préjugé provincial qu’il avait apporté des

environs de Nevers.

Aussi, comme nous l’avons vu, la lettre si étrange, mais du moins

si franche, de madame d’Averne, au lieu de lui inspirer l’admiration

qu’elle méritait à cette folle époque, l’avait tout d’abord accablé.

C’est le propre de chaque douleur qui nous arrive de réveiller toutes

les   douleurs   passées,   que   l’on   croyait   disparues   et   qui   n’étaient

qu’endormies.

L’âme a ses cicatrices comme le corps, et elles ne se ferment

jamais   si   bien   qu’une   blessure   nouvelle   ne   les   puisse   rouvrir.

D’Harmental se retrouva ambitieux ; la perte de sa maîtresse lui avait

rappelé la perte de son régiment.

Aussi ne fallait­il rien moins que la seconde lettre si inattendue et

si mystérieuse, pour faire quelque diversion à la douleur du chevalier.

Un amoureux de nos jours l’eût jetée avec dédain loin de lui, et se

serait   méprisé   lui­même,   s’il   n’avait   pas   creusé   sa   douleur   de

manière à s’en faire, pour huit jours au moins, une pâle et poétique

mélancolie ; mais un amoureux de la régence était bien autrement

accommodant. Le suicide n’était pas encore découvert, et l’on ne se

noyait alors, quand d’aventure on tombait à l’eau, que si l’on ne

trouvait pas sous sa main la moindre petite paille où se retenir.

D’Harmental n’affecta donc pas la fatuité de la tristesse. Il décida,

en soupirant, il est vrai, qu’il irait au bal de l’opéra, et, pour un amant

trahi d’une manière si imprévue et si cruelle, c’était déjà beaucoup.

Mais, il faut le dire à la honte de notre pauvre espèce, ce qui le

porta   surtout   à   cette   philosophique   détermination,   c’est   que   la

seconde lettre, celle où on lui promettait de si grandes merveilles,

était d’une écriture de femme.

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