Le Corricolo - Alexandre Dumas père - E-Book

Le Corricolo E-Book

Alexandre Dumas père

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Beschreibung

Succédant chronologiquement au Speronare (Sicile) et au Capitaine Aréna (Iles Eoliennes et Calabre), Le Corricolo conclut les Impressions de voyage dans le Royaume de Naples par la découverte de sa capitale, à l'époque troisième ville d'Europe après Londres et Paris. Le titre se réfère au véhicule employé par Dumas et son compagnon, le peintre Jadin, dans cette folle équipée : une fragile petite voiture charriant une quinzaine de passagers parasites tirée par des chevaux en toute fin de carrière. Le tableau du corricolo dressé dans l'introduction est en soi une vraie promesse...

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Le Corricolo

Pages de titrePREMIÈRE PARTIE.I – Osmin et Zaïda.II – Les Chevaux spectres.III – Chiaja.IV – Toledo.V – Otello.VI – Forcella.VII – Suite.VIII – Grand Gala.IX – Le Lazzarone.XI – Le roi Nasone.XII – Anecdotes.XIV – Anecdotes.XV – Les Vardarelli.XVI – La Jettatura.XVII – Le Prince de ***.XVIII – Le Combat.XXII – Le Miracle.XXIV – Le Capucin de Resina.XXV – Saint Joseph.DEUXIÈME PARTIE.II – Le Môle.III – Le Tombeau de Virgile.chien.V – La Place du Marché.VI – Église del Carmine.VIII – Pouzzoles.X – Le Golfe de Baïa.Naples.XIII – La Rue des Tombeaux.XIV – Petites Affiches.XV – Maison du Faune.XVI – La grande Mosaïque.XXI – Route de Rome.XXII – Gasparone.arrive à Florence.Page de copyright

1

Le Corricolo

Alexandre Dumas père

2

PREMIÈRE PARTIE.

3

Introduction

Le corricolo est le synonyme de calessino, mais comme il n’y a

pas de synonyme parfait, expliquons la différence qui existe entre le

corricolo et le calessino.

Le   corricolo   est   un   espèce   de   tilbury   primitivement   destiné   à

contenir une personne et à être attelé d’un cheval ; on l’attelle de

deux chevaux, et il charrie de douze à quinze personnes.

Et qu’on ne croie pas que ce soit au pas, comme la charrette à

bœufs des rois francs, ou au trot, comme le cabriolet de régie ; non,

c’est au triple galop ; et le char de Pluton, qui enlevait Proserpine sur

les   bords   du   Symète,   n’allait   pas   plus   vite   que   le   corricolo   qui

sillonne   les   quais   de   Naples   en   brûlant   un   pavé   de   laves   et   en

soulevant leur poussière de cendres.

Cependant un seul des deux chevaux tire véritablement : c’est le

timonier. L’autre, qui s’appelle le bilancino, et qui est attelé de côté,

bondit,   caracole,   excite   son   compagnon,   voilà   tout.   Quel   dieu,

comme   à   Tityre,   lui   a   fait   ce   repos ?   C’est   le   hasard,   c’est   la

Providence, c’est la fatalité : les chevaux, comme les hommes, ont

leur étoile.

Nous avons dit que ce tilbury, destiné à une personne, en charriait

d’ordinaire   douze   ou   quinze ;   cela,   nous   le   comprenons   bien,

demande une explication. Un vieux proverbe français dit : « Quand il

y en a pour un, il y en a pour deux. » Mais je ne connais aucun

proverbe dans aucune langue qui dise : « Quand il y en a pour un, il y

en a pour quinze. »

Il en est cependant ainsi du corricolo, tant, dans les civilisations

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avancées, chaque chose est détournée de sa destination primitive !

Comment et en combien de temps s’est faite cette agglomération

successive d’individus sur le corricolo, c’est ce qu’il est impossible

de   déterminer   avec   précision.   Contentons­nous   donc   de   dire

comment elle y tient.

D’abord, et presque toujours, un gros moine est assis au milieu, et

forme le centre de l’agglomération humaine que le corricolo emporte

comme un de ces tourbillons d’âmes que Dante vit suivant un grand

étendard dans le premier cercle de l’enfer. Il a sur un de ses genoux

quelque   fraîche   nourrice   d’Aversa   ou   de   Nettuno,   et   sur   l’autre

quelque belle paysanne de Bauci ou de Procida ; aux deux côtés du

moine, entre les roues et la caisse, se tiennent debout les maris de ces

dames.

Derrière le moine se dresse sur la pointe des pieds le propriétaire

ou le conducteur de l’attelage, tenant de la main gauche la bride, et

de la main droite le long fouet avec lequel il entretient d’une égale

vitesse la marche de ses deux chevaux.

Derrière celui­ci se groupent à leur tour, à la manière des valets de

bonne maison, deux ou trois lazzaroni, qui montent, qui descendent,

se   succèdent,   se   renouvellent,   sans   qu’on   pense   jamais   à   leur

demander   un   salaire   en   échange   du   service   rendu.   Sur   les   deux

brancards sont assis deux gamins ramassés sur la route de Torre del

Greco   ou   de   Pouzzoles,   ciceroni   surnuméraires   des   antiquités

d’Herculanum   et   de   Pompéia,   guides   marrons   des   antiquités   de

Cumes et de Baïa.

Enfin, sous l’essieu de la voiture, entre les deux roues, dans un

filet à grosses mailles qui va ballottant de haut en bas, de long en

large, grouille quelque chose d’informe, qui rit, qui pleure, qui crie,

qui hogne, qui se plaint, qui chante, qui raille, qu’il est impossible de

distinguer   au   milieu   de   la   poussière   que   soulèvent   les   pieds   des

chevaux : ce sont trois ou quatre enfans qui appartiennent on ne sait à

qui, qui vont on ne sait où, qui vivent on ne sait de quoi, qui sont là

on ne sait comment, et qui y restent on ne sait pourquoi.

Maintenant, mettez au­dessous l’un de l’autre, moine, paysannes,

maris, conducteurs, lazzaroni, gamins et enfans ; additionnez le tout,

5

ajoutez   le   nourrisson   oublié,   et   vous   aurez   votre   compte.   Total,

quinze personnes.

Parfois il arrive que la fantastique machine, chargée comme elle

est ; passe sur une pierre et verse ; alors toute la carrossée s’éparpille

sur le revers de la route, chacun lancé selon son plus ou moins de

pesanteur. Mais chacun se retire aussitôt et oublie son accident pour

ne s’occuper que de celui du moine ; on le tâte, on le tourne, on le

retourne, on le relève, on l’interroge. S’il est blessé, tout le monde

s’arrête, on le porte, on le soutient, on le choie, on le couche, on le

garde. Le corricolo est remisé au coin de la cour, les chevaux entrent

dans l’écurie ; pour ce jour­là, le voyage est fini ; on pleure, on se

lamente, on prie. Mais si, au contraire, le moine est sain et sauf,

personne n’a rien ; il remonte à sa place, la nourrice et la paysanne

reprennent chacune la sienne ; chacun se rétablit, se regroupe, se

rentasse, et, au seul cri excitateur du cocher, le corricolo reprend sa

course, rapide comme l’air et infatigable comme le temps.

Voilà ce que c’est que le corricolo.

Maintenant, comment le nom d’une voiture est­il devenu le titre

d’un ouvrage ? C’est ce que le lecteur verra au second chapitre.

D’ailleurs, nous avons un antécédent de ce genre que, plus que

personne, nous avons le droit d’invoquer : c’est le Speronare.

6

I – Osmin et Zaïda.

Nous étions descendus à l’hôtel de la Victoire. M. Martin Zir est

le type du parfait hôtelier italien : homme de goût, homme d’esprit,

antiquaire distingué, amateur de tableaux, convoiteur de chinoiseries,

collectionneur   d’autographes,   M.   Martin   Zir   est   tout,   excepté

aubergiste.   Cela   n’empêche   pas   l’hôtel   de   la   Victoire   d’être   le

meilleur hôtel de Naples. Comment cela se fait­il ? Je n’en sais rien.

Dieu est parce qu’il est.

C’est   qu’aussi   l’hôtel   de   la   Victoire   est   situé   d’une   manière

ravissante : vous ouvrez une fenêtre, vous voyez Chiaja, la Villa­

Reale,  le   Pausilippe :   vous  ouvrez   une  autre,   voilà   le  golfe,   et   à

l’extrémité du golfe, pareille à un vaisseau éternellement à l’ancre, la

bleuâtre et poétique Caprée ; vous en ouvrez une troisième, c’est

Sainte­Lucie avec ses mellonari, ses fruits de mer, ses cris de tous les

jours, ses illuminations de toutes les nuits.

Les chambres d’où l’on voit toutes ces belles choses ne sont point

des   appartemens ;   ce   sont   des   galeries   de   tableau,   ce   sont   des

cabinets de curiosités, ce sont des boutiques de bric­à­brac.

Je crois que ce qui détermine M. Martin Zir à recevoir chez lui des

étrangers, c’est d’abord le désir de leur faire voir les trésors qu’il

possède ; puis il loge et nourrit les hôtes par circonstance. À la fin de

leur séjour à la Vittoria, un total de leur dépense arrive, c’est vrai : ce

total se monte à cent écus, à vingt­cinq louis, à mille francs, plus ou

moins,  c’est  vrai  encore ;  mais  c’est  parce  qu’ils  demandent  leur

compte.

S’ils ne le demandaient pas, je crois que M. Martin Zir, perdu

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dans   la   contemplation   d’un   tableau,   dans   l’appréciation   d’une

porcelaine ou dans le déchiffrement d’un autographe, oublierait de le

leur envoyer.

Aussi, lorsque le dey, chassé d’Alger, passa à Naples, charriant

ses trésors et son harem, prévenu par la réputation de M. Martin Zir,

il se fit conduire tout droit à l’hôtel de la Vittoria, dont il loua les

trois étages supérieurs, c’est­à­dire le troisième, le quatrième et les

greniers.

Le troisième était pour ses officiers et les gens de sa suite.

Le quatrième était pour lui et ses trésors.

Les greniers étaient pour son harem.

L’arrivée du dey fut une bonne fortune pour M. Martin Zir ; non

pas, comme on pourrait le croire, à cause de l’argent que l’Algérien

allait dépenser dans l’hôtel, mais relativement aux trésors d’armes,

de costumes et de bijoux qu’il transportait avec lui.

Au bout de huit jours, Hussein­Pacha et M. Martin Zir étaient les

meilleurs   amis   du   monde ;   ils   ne   se   quittaient   plus.   Qui   voyait

paraître l’un s’attendait à voir immédiatement paraître l’autre.

Oreste   et   Pylade   n’étaient   pas   plus   inséparables ;   Damon   et

Pythias n’étaient pas plus dévoués. Cela dura quatre ou cinq mois.

Pendant ce temps, on donna force fêtes à Son Altesse. Ce fut à

l’une de ces fêtes, chez les prince de Cassaro, qu’après avoir vu

exécuter un cotillon effréné le dey demanda au prince de Tricasia,

gendre du ministre des affaires étrangères, comment, étant si riche, il

se donnait la peine de danser lui même.

Le dey aimait fort ces sortes de divertissemens, car il était fort

impressionnable à la beauté, à la beauté comme il la comprenait bien

entendu. Seulement il avait une singulière manière de manifester son

mépris   ou   son   admiration.   Selon   la   maigreur   ou   l’obésité   des

personnes, il disait :

— Madame une telle ne vaut pas trois piastres. Madame une telle

vaut plus de mille ducats.

Un jour on apprit avec étonnement que M. Martin Zir et Hussein­

Pacha   venaient   de   se   brouiller.   Voici   à   quelle   occasion   le

refroidissement était survenu :

8

Un matin, le cuisinier de Hussein­Pacha, un beau nègre de Nubie,

noir comme de l’encre et luisant comme s’il eût été passé au vernis ;

un  matin,   dis­je,  le   cuisinier   de  Hussein­Pacha   était   descendu  au

laboratoire et avait demandé le plus grand couteau qu’il y eût dans

l’hôtel.

Le chef lui avait donné une espèce de tranchelard de dix­huit

pouces de long, pliant comme un fleuret et affilé comme un rasoir.

Le nègre avait regardé l’instrument en secouant la tête, puis il était

remonté à son troisième étage.

Un instant après il était redescendu et avait rendu le tranchelard au

chef en disant :

— Plus grand, plus grand !

Le chef avait alors ouvert tous ses tiroirs, et ayant découvert un

coutelas   dont   il   ne   se   servait   lui­même   que   dans   les   grandes

occasions, il l’avait remis à son confrère. Celui­ci avait regarde le

coutelas avec la même attention qu’il avait fait du tranchelard, et,

après avoir répondu par un signe de tête qui voulait dire :

« Hum ! Ce n’est pas encore cela qu’il me faudrait, mais cela se

rapproche, » il était remonté comme la première fois.

Cinq minutes après, le nègre redescendit de nouveau, et, rendant

le coutelas au chef :

— Plus grand encore, lui dit­il.

— Et pourquoi diable avez­vous besoin d’un couteau plus grand

que celui­ci ? demanda le chef.

— Moi en avoir besoin, répondit dogmatiquement le nègre.

— Mais pour quoi faire ?

— Pour moi couper la tête à Osmin.

— Comment ! s’écria le chef, pour toi couper la tête à Osmin.

— Pour moi couper la tête à Osmin, répondit le nègre.

— À Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse ?

— À Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse.

— À Osmin que le dey aime tant ?

— À Osmin que le dey aime tant.

— Mais vous êtes fou, mon cher ! Si vous coupez la tête à Osmin,

Sa Hautesse sera furieuse.

9

— Sa Hautesse l’a ordonné à moi.

— Ah diable ! c’est différent alors.

— Donnez   donc   un   autre   couteau   à   moi,   reprit   le   nègre,   qui

revenait à son idée avec la persistance de l’obéissance passive.

— Mais qu’a fait Osmin ? demanda le chef.

— Donnez un autre couteau à moi, plus grand, plus grand.

— Auparavant, je voudrais savoir ce qu’a fait Osmin.

— Donnez un autre couteau à moi, plus grand, plus grand, plus

grand encore !

— Eh bien ! je te le donnerai ton couteau, si tu me dis ce qu’a fait

Osmin.

— Il a laissé faire un trou dans le mur.

— À quel mur ?

— Au mur du harem.

— Et après ?

— Le mur, il était celui de Zaïda.

— La favorite de Sa Hautesse ?

— La favorite de Sa Hautesse.

— Eh bien ?

— Eh bien ! un homme est entré chez Zaïda.

— Diable !

— Donnez   donc   un   grand,   grand,   grand   couteau   à   moi   pour

couper la tête à Osmin.

— Pardon ; mais que fera­t­on à Zaïda ?

— Sa Hautesse aller promener dans le golfe avec un sac, Zaïda

être dans ce sac, Sa Hautesse jeter le sac à la mer… Bonsoir, Zaïda.

Et le nègre montra, en riant de la plaisanterie qu’il venait de faire,

deux rangées de dents blanches comme des perles.

— Mais quand cela ? reprit le chef.

— Quand, quoi ? demanda le nègre.

— Quand jette­t­on Zaïda à la mer ?

— Aujourd’hui. Commencer par Osmin, finir par Zaïda.

— Et c’est toi qui t’es chargé de l’exécution ?

— Sa Hautesse a donné l’ordre à moi, dit le nègre en se redressant

avec orgueil.

10

— Mais c’est la besogne du bourreau et non la tienne.

— Sa Hautesse pas avoir eu le temps d’emmener son bourreau, et

il a pris cuisinier à lui. Donnez donc à moi un grand couteau pour

couper la tête à Osmin.

— C’est bien, c’est bien, interrompit le chef ; on va te le chercher,

ton grand couteau. Attends­moi ici.

— J’attends vous, dit le nègre.

Le chef courut chez M. Martin Zir et lui transmit la demande du

cuisinier de Sa Hautesse.

M. Martin Zir courut chez Son Excellence le ministre de la police,

et le prévint de ce qui se passait à son hôtel.

Son Excellence fit mettre les chevaux à sa voiture et se rendit chez

le dey.

Il trouva Sa Hautesse à demi couchée sur un divan, le dos appuyé

à la muraille, fumant du latakié dans un chibouque, une jambe repliée

sous lui et l’autre jambe étendue, se faisant gratter la plante du pied

par un icoglan et éventer par deux esclaves.

Le ministre fit les trois saluts d’usage, le dey inclina la tête.

— Hautesse, dit Son Excellence, je suis le ministre de la police.

— Je te connais, répondit le dey.

— Alors, Votre Hautesse se doute du motif qui m’amène.

— Non. Mais n’importe, sois le bien­venu.

— Je   viens   pour   empêcher   Votre   Hautesse   de   commettre   un

crime.

— Un crime ! Et lequel ? dit le dey, tirant son chibouque de ses

lèvres   et   regardant   son   interlocuteur   avec   l’expression   du   plus

profond étonnement.

— Lequel ?   Votre   Hautesse   le   demande !   s’écria   le   ministre.

Votre Hautesse n’a­t­elle pas l’intention de faire couper la tête  à

Osmin ?

— Couper la tête à Osmin n’est point un crime, reprit le dey.

— Votre Hautesse n’a­t­elle pas l’intention de jeter Zaïda à la

mer ?

— Jeter Zaïda à la mer n’est point un crime, reprit encore le dey.

— Comment ! ce n’est point un crime de jeter Zaïda à la mer et de

11

couper la tête à Osmin ?

— J’ai acheté Osmin cinq cents piastres et Zaïda mille sequins,

comme j’ai acheté cette pipe cent ducats.

— Eh bien ! demanda le ministre, où Votre Hautesse en veut­elle

venir ?

— Que, comme cette pipe m’appartient, je puis la casser en dix

morceaux, en vingt morceaux, en cinquante morceaux, si cela me

convient, et que personne n’a rien à dire. Et le pacha cassa sa pipe,

dont il jeta les débris dans la chambre.

— Bon pour une pipe, dit le ministre ; mais Osmin, mais Zaïda !

— Moins qu’une pipe, dit gravement le dey.

— Comment,   moins   qu’une   pipe !   Un   homme   moins   qu’une

pipe ! Une femme moins qu’une pipe !

— Osmin n’est pas un homme. Zaïda n’est point une femme : ce

sont des esclaves. Je ferai couper la tête à Osmin, et je ferai jeter

Zaïda à la mer.

— Non, dit Son Excellence.

— Comment, non ! s’écria le pacha avec un geste de menace.

— Non, reprit le ministre, non ; pas à Naples du moins.

— Giaour, dit le dey, sais­tu comment je m’appelle ?

— Vous vous appelez Hussein­Pacha.

— Chien de chrétien ! s’écria le dey avec une colère croissante ;

sais­tu qui je suis ?

— Vous êtes l’ex­dey d’Alger, et moi je suis le ministre actuel de

la police de Naples.

— Et cela veut dire ? demanda le dey.

— Cela veut dire que je vais vous envoyer en prison si vous faites

l’impertinent,   entendez­vous,   mon   brave   homme ?   répondit   le

ministre avec le plus grand sang­froid.

— En prison ! murmura le dey en retombant sur son divan.

— En prison, dit le ministre.

— C’est bien, reprit Hussein. Ce soir je quitte Naples.

— Votre Hautesse est libre comme l’air, répondit le ministre.

— C’est heureux, dit le dey.

— Mais à une condition cependant.

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— Laquelle ?

— C’est   que   Votre   Hautesse   me   jurera   sur   le   prophète   qu’il

n’arrivera malheur ni à Osmin ni à Zaïda.

— Osmin et Zaïda m’appartiennent, dit le dey, j’en ferai ce que

bon me semblera.

— Alors Votre Hautesse ne partira point.

— Comment, je ne partirai point !

— Non, du moins avant de m’avoir remis Osmin et Zaïda.

— Jamais ! s’écria le dey.

— Alors je les prendrai, dit le ministre.

— Vous les prendrez ? vous me prendrez mon eunuque et mon

esclave ?

— En touchant le sol de Naples, votre esclave et votre eunuque

sont devenus libres. Vous ne quitterez Naples qu’à la condition que

les deux coupables seront remis à la justice du roi.

— Et si je ne veux pas vous les remettre, qui m’empêchera de

partir ?

— Moi.

— Vous ?

Le pacha porta la main à son poignard ; le ministre lui saisit le

bras au­dessus du poignet.

— Venez ici, lui dit­il en le conduisant vers la fenêtre, regardez

dans la rue. Que voyez­vous à la porte de l’hôtel ?

— Un peloton de gendarmerie.

— Savez­vous ce que le brigadier qui le commande attend ? Que

je lui fasse un signe pour vous conduire en prison.

— En prison, moi ? je voudrais bien voir cela !

— Voulez­vous le voir ?

Son Excellence fit un signe : un instant après, on entendit retentir

dans l’escalier le bruit de deux grosses bottes garnies d’éperons.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et le brigadier parut sur le seuil,

la main droite à son chapeau, la main gauche  à la couture de sa

culotte.

— Gennaro, lui dit le ministre de la police, si je vous donnais

l’ordre d’arrêter monsieur et de le conduire en prison, y verriez­vous

13

quelque difficulté ?

— Aucune, Excellence.

— Vous savez que monsieur s’appelle Hussein­Pacha ?

— Non, je ne le savais pas.

— Et que monsieur n’est ni plus ni moins que le dey d’Alger ?

— Qu’est­ce que c’est que ça, le dey d’Alger ?

— Vous voyez, dit le ministre.

— Diable ! fit le dey.

— Faut­il ? demanda Gennaro en tirant une paire de poucettes de

sa poche et en s’avançant vers Hussein­Pacha, qui, le voyant faire un

pas en avant, fit de son côté un pas en arrière.

— Non, il ne le faut pas, dit le ministre. Sa Hautesse sera bien

sage.

Seulement cherchez dans l’hôtel un certain Osmin et une certaine

Zaïda, et conduisez­les tous les deux à la préfecture.

— Comment, comment, dit le dey, cet homme entrerait dans mon

harem !

— Ce   n’est   pas   un   homme   ici,   répondit   le   ministre ;   c’est   un

brigadier de gendarmerie.

— N’importe. Il n’aurait qu’à laisser la porte ouverte !

— Alors il y a un moyen. Faites­lui remettre Osmin et Zaïda.

— Et ils seront punis ? demanda le dey.

— Selon toute la rigueur de nos lois, répondit le ministre.

— Vous me le promettez ?

— Je vous le jure.

— Allons, dit le dey, il faut bien en passer par où vous voulez,

puisqu’on ne peut pas faire autrement.

— À la bonne heure, dit le ministre ; je savais bien que vous

n’étiez pas aussi méchant que vous en aviez l’air.

Hussein­Pacha frappa dans ses mains ; un esclave ouvrit une porte

cachée dans la tapisserie.

— Faites descendre Osmin et Zaïda, dit le dey.

L’esclave   croisa   les   mains   sur   sa   poitrine,   courba   la   tête   et

s’éloigna sans répondre un mot. Un instant après il reparut avec les

coupables.

14

L’eunuque était une petite boule de chaire, grosse, grasse, ronde,

avec des mains de femme, des pieds de femme, une figure de femme.

Zaïda était une Circassienne, aux yeux peints avec du cool, aux

dents noircies avec du bétel, aux ongles rougis avec du henné.

En apercevant Hussein­Pacha, l’eunuque tomba à genoux, Zaïda

releva la tête. Les yeux du dey étincelèrent, et il porta la main à son

canjiar.

Osmin pâlit, Zaïda sourit.

Le ministre se plaça entre le pacha et les coupables.

— Faites ce que j’ai ordonné, dit­il en se retournant vers Gennaro.

Gennaro s’avança vers Osmin et vers Zaïda, leur mit à tous deux

les poucettes et les emmena.

Au moment où ils quittaient la chambre avec le brigadier, Hussein

poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement.

Le   ministre   de   la   police   alla   vers   la   fenêtre,   vit   les   deux

prisonniers   sortir   de   l’hôtel,   et,   accompagné   de   leur   escorte,

disparaître au coin de la rue Chiatamone.

— Maintenant, dit­il en se retournant vers le dey, Votre Hautesse

est libre de partir quand elle voudra.

— À l’instant même ! s’écria Hussein, à l’instant même ! Je ne

resterai pas un instant de plus dans un pays aussi barbare que le

vôtre !

— Bon voyage ! dit le ministre.

— Allez au diable ! dit Hussein.

Une heure ne s’était pas écoulée que Hussein avait frété un petit

bâtiment ; deux heures après il y avait fait conduire ses femmes et ses

trésors. Le même soir il s’y rendait à son tour avec sa suite, et à

minuit il mettait à la voile, maudissant ce pays d’esclaves où l’on

n’était  pas  libre  de  couper  le  cou  à son  eunuque  et  de noyer  sa

femme.

Le   lendemain,   le   ministre   fit   comparaître   devant   lui   les   deux

coupables et leur fit subir un interrogatoire.

Osmin fut convaincu d’avoir dormi quand il aurait dû veiller, et

Zaïda d’avoir veillé quand elle aurait dû dormir.

Mais comme dans le code napolitain ces deux crimes de lèze­

15

hautesse   n’étaient   point   prévus,   ils   n’étaient   passibles   d’aucune

punition.

En conséquence, Osmin et Zaïda furent, à leur grand étonnement,

mis en liberté le lendemain même du jour où le dey avait quitté

Naples.

Or,   comme   tous   les   deux   ne   savaient   que   devenir,   n’ayant   ni

fortune ni état, ils furent forcés de se créer chacun une industrie.

Osmin   devint   marchand   de   pastilles   du   sérail,   et   Zaïda   se   fit

demoiselle de comptoir.

Quant au dey d’Alger, il était sorti de Naples avec l’intention de

se rendre en Angleterre, pays où il avait entendu dire qu’on avait au

moins la liberté de vendre sa femme, à défaut du droit de la noyer :

mais   il   se   trouva   indisposé   pendant   la   traversée   et   fut   forcé   de

relâcher à Livourne, où il fit, comme chacun sait, une fort belle mort,

si ce n’est cependant qu’il mourut sans avoir pardonné à M. Martin

Zir, ce qui aurait eu de grandes conséquences pour un chrétien, mais

ce qui est sans importance pour un Turc.

16

II – Les Chevaux spectres.

J’avais été recommandé à M. Martin Zir comme artiste ; j’avais

admiré   ses   galeries   de   tableaux,   j’avais   exalté   son   cabinet   de

curiosités,   et   j’avais   augmenté   sa   collection   d’autographes.   Il   en

résultait que M. Martin Zir, à mon premier passage, si rapide qu’il

eût été, m’avait pris en grande affection ; et la preuve, c’est qu’il

s’était, comme on l’a vu ailleurs, défait en ma faveur de son cuisinier

Cama, dont j’ai raconté l’histoire (voir le Speronare), et qui n’avait

d’autre défaut que d’être appassionnato de Roland et de ne pouvoir

supporter la mer, ce qui était cause que sur terre il faisait fort peu de

cuisine, et que sur mer il n’en faisait pas du tout.

Ce fut donc avec grand plaisir que M. Martin Zir nous vit, après

trois mois d’absence, pendant lesquels le bruit de notre mort était

arrivé jusqu’à lui, descendre à la porte de son hôtel.

Comme sa galerie s’était augmentée de quelques tableaux, comme

son   cabinet   s’était   enrichi   de   quelques   curiosités,   comme   sa

collection d’autographes s’était recrutée de quelques signatures, il me

fallut   avant   toute   chose   parcourir   la   galerie,   visiter   le   cabinet,

feuilleter les autographes.

Après quoi je le priai de me donner un appartement.

Cependant il ne s’agissait pas de perdre mon temps à me reposer.

J’étais   à   Naples,   c’est   vrai ;   mais   j’y   étais   sous   un   nom   de

contrebande ;   et   comme   d’un   jour   à   l’autre   le   gouvernement

napolitain pouvait découvrir mon incognito et me prier d’aller voir à

Rome si son ministre y était toujours, il fallait voir Naples le plus tôt

possible.

17

Or, Naples, à part ses environs, se compose de trois rues où l’on

va toujours, et de cinq cents rues où l’on ne va jamais.

Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tolède et la

rue de Forcella.

Les cinq cents autres rues n’ont pas de nom. C’est l’œuvre de

Dédale ; c’est le labyrinthe de Crète, moins le Minautore, plus les

lazzaroni.

Il y a trois manières de visiter Naples :

À pied, en corricolo, en calèche.

À pied, on passe partout.

En corricolo, l’on passe presque partout.

En calèche, l’on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolède et

de Forcella.

Je ne me souciais pas d’aller à pied. À pied, l’on voit trop de

choses.

Je ne me souciais pas d’aller en calèche. En calèche, on n’en voit

pas assez.

Restait   le   corricolo,   terme   moyen,   juste   milieu,   anneau

intermédiaire qui réunissait les deux extrêmes.

Je m’arrêtai donc au corricolo.

Mon choix fait, j’appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta

aussitôt.

— Mon cher hôte, lui dis­je, je viens de décider dans ma sagesse

que je visiterai Naples en corricolo.

— À   merveille,   dit   M.   Martin.   Le   corricolo   est   une   voiture

nationale qui remonte à la plus haute antiquité. C’est la biga des

Romains, et je vois avec plaisir que vous appréciez le corricolo.

— Au plus haut degré, mon cher hôte. Seulement, je voudrais

savoir ce qu’on loue un corricolo au mois.

— On ne loue pas un corricolo au mois, me répondit M. Martin.

— Alors à la semaine.

— On ne loue pas le corricolo à la semaine.

— Eh bien ! au jour.

— On ne loue pas le corricolo au jour.

— Comment donc loue­t­on le corricolo ?

18

— On monte dedans quand il passe et l’on dit : « Pour un carlin. »

Tant que le carlin dure, le cocher vous promène ; le carlin usé, on

vous descend. Voulez­vous recommencer ? vous dites : « Pour un

autre carlin ; » le corricolo repart, et ainsi de suite.

— Mais moyennant ce carlin on va où l’on veut ?

— Non, on va où le cheval veut aller. Le corricolo est comme le

ballon, on n’a pas encore trouvé moyen de le diriger.

— Mais alors pourquoi va­t­on en corricolo !

— Pour le plaisir d’y aller.

— Comment !   c’est   pour   leur   plaisir   que   ces   malheureux

s’entassent à quinze dans une voiture où l’on est gêné à deux !

— Pas pour autre chose.

— C’est original !

— C’est comme cela.

— Mais si je proposais à un propriétaire de corricoli de louer un

de ses berlingo au mois, à la semaine ou au jour ?

— Il refuserait.

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas l’habitude.

— Il la prendrait.

— À Naples, on ne prend pas d’habitudes nouvelles : on garde les

vieilles habitudes qu’on a.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Diable ! diable ! J’avais une idée sur le corricolo ; cela me

vexera horriblement d’y renoncer.

— N’y renoncez pas.

— Comment voulez­vous que je la satisfasse, puisqu’on ne loue

les corricoli ni au mois, ni à la semaine, ni au jour ?

— Achetez un corricolo.

— Mais ce n’est pas le tout que d’acheter un corricolo, il faut

acheter les chevaux avec.

— Achetez les chevaux avec.

— Mais cela me coûtera les yeux de la tête.

— Non.

19

— Combien cela me coûtera­t­il donc ?

— Je vais vous le dire.

Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du

papier, leva le nez au plafond et calcula de mémoire.

— Cela vous coûtera, reprit­il, le corricolo, dix ducats ; chaque

cheval, trente carlins ; les harnais, une pistole ; en tout quatre­vingts

francs de France.

— C’est miraculeux ! Et pour dix ducats j’aurai un corricolo ?

— Magnifique.

— Neuf ?

— Oh ! vous en demandez trop. D’abord, il n’y a pas de corricoli

neufs.

Le corricolo n’existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a été

tué légalement.

— Comment cela ?

— Oui, il y a un arrêté de police qui défend aux carrossiers de

faire des corricoli.

— Et combien y a­t­il que cet arrêté a été rendu ?

— Oh ! il y a cinquante ans peut­être.

— Alors   comment   le   corricolo   survit­il   à   une   pareille

ordonnance ?

— Vous connaissez l’histoire du couteau de Jeannot.

— Je crois bien ! c’est une chronique nationale.

— Ses propriétaires successifs en avaient changé quinze fois le

manche.

— Et quinze fois la lame.

— Ce qui ne l’empêchait pas d’être toujours le même.

— Parfaitement.

— Eh bien ! c’est l’histoire du corricolo. Il est défendu de faire

des corricoli, mais il n’est pas défendu de mettre des roues neuves

aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues.

— Ah ! je comprends.

— De cette façon, le corricolo résiste et se perpétue ; de cette

façon, le corricolo est immortel.

— Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille

20

caisse ! Je le fais repeindre, et fouette cocher ! Mais l’attelage ? Vous

dite que pour trente francs j’aurai un attelage.

— Superbe ! et qui ira comme le vent.

— Quelle espèce de chevaux ?

— Ah ! dame ! des chevaux morts.

— Comment ! des chevaux morts ?

— Oui ; vous comprenez que pour ce prix­là, vous ne pouvez pas

exiger autre chose.

— Voyons, entendons­nous, mon cher monsieur Martin, car il me

semble que nous pataugeons.

— Pas le moins du monde.

— Alors expliquez­moi la chose ; je ne demande pas mieux que

de m’instruire, je voyage pour cela.

— Vous connaissez l’histoire des chevaux ?

— L’histoire naturelle ? M. de Buffon ? Certainement : le cheval

est, après le lion, le plus noble des animaux.

— Non pas, l’histoire philosophique ?

— Je m’en suis moins occupé ; mais n’importe ! allez toujours.

— Vous savez les vicissitudes auxquelles ces nobles quadrupèdes

sont soumis.

— Dame ! quand il sont jeunes, on en fait des chevaux de selle.

— Après ?

— De   la   selle,   ils   passent   à   la   calèche ;   de   la   calèche,   ils

descendent   au   fiacre ;   du  fiacre,   ils   tombent   dans   le   coucou ;   du

coucou, ils dégringolent jusqu’à l’abattoir.

— Et de l’abattoir ?

— Ils   vont   où   va   l’âme   du   juste ;   aux   Champs­Élysées,   je

présume.

— Eh bien ! ici ils parcourent une phase de plus.

— Laquelle ?

— De l’abattoir, ils vont au corricolo.

— Comment cela ?

— Voici   l’endroit   où   l’on   tue   les   chevaux,   au   ponte   della

Maddelena.

— J’écoute.

21

— Il y a des amateurs en permanence.

— Bon !

— Et lorsqu’on amène un cheval…

— Lorsqu’on amène un cheval ?

— Ils achètent la peau sur pieds trente carlins, c’est le prix ; il y a

un tarif.

— Eh bien ?

— Eh bien ! au lieu de tuer le cheval et de lui enlever la peau, les

amateurs prennent la peau et le cheval, et ils utilisent les jours qui

restent   à   vivre   au   cheval,   sûrs   qu’ils   sont   que   la   peau   ne   leur

échappera pas. Voilà ce que c’est que des chevaux morts.

— Mais que diable peut­on faire de ces malheureuses bêtes !

— On les attelle aux corricoli.

— Comment !   ceux   avec   lesquels   je   suis   venu   de   Salerne   à

Naples ?…

— Étaient des fantômes de chevaux, des chevaux spectres !

— Mais ils n’ont pas quitté le galop !

— Les morts vont vite.

— Au fait, je comprends qu’en les bourrant d’avoine…

— D’avoine ? Jamais un cheval de corricolo n’a mangé d’avoine !

— Mais de quoi vivent­ils ?

— De ce qu’ils trouvent ?

— Et que trouvent­ils ?

— Toutes sortes de choses, des trognons de choux, des feuilles de

salade, de vieux chapeaux de paille.

— Et à quelle heure prennent­ils leur aliment ?

— La nuit on les mène paître.

— À merveille. Restent les harnais.

— Oh ! quant à cela, je m’en charge.

— Et des chevaux ?

— Des chevaux aussi.

— Et du corricolo ?

— Encore, si cela peut vous rendre service.

— Et quand tout cela sera­t­il prêt ?

— Demain au matin.

22

— Vous êtes un homme adorable !

— Vous faut­il un cocher ?

— Non, je conduirai moi­même.

— Très bien. Mais en attendant, que ferez­vous ?

— Avez­vous un livre ?

— J’ai douze cents volumes.

— Eh bien ! je lirai. Avez­vous quelque chose sur votre ville ?

— Voulez­vous Napoli senza sole ?

— Naples sans soleil ?

— Oui.

— Qu’est­ce que c’est que cela ?

— Un ouvrage à l’usage des gens à pied, et qui vous sera plus

utile que tous les Ebels et tous les Richards de la terre.

— Et de quoi traite­t­il ?

— De la manière de parcourir Naples à l’ombre.

— La nuit.

— Non, le jour.

— À une heure donnée ?

— Non, à toutes les heures.

— Même à midi ?

— À midi surtout. Le beau mérite qu’il y aurait de trouver de

l’ombre le soir et le matin !

— Mais   quel   est   le   savant   géographe   qui   a   exécuté   ce   chef­

d’œuvre ?

— Un jésuite ignorant, que ses confrères avaient reconnu trop bête

pour l’occuper à autre chose.

— Et cette besogne l’a occupé combien d’années ?

— Toute sa vie… C’est une publication posthume.

— Moyennant laquelle on peut, dites­vous ?…

— Partir d’où on voudra et aller où cela fera plaisir, à quelque

instant de la matinée ou à quelque heure de l’après­midi que ce soit,

sans avoir à traverser un seul rayon de soleil.

— Mais voilà un homme qui méritait d’être canonisé !

— On ne sait pas son nom.

— Ingratitude humaine !

23

— Alors ce livre vous convient ?

— Comment donc ! c’est un trésor. Envoyez­le­moi le plus tôt

possible.

Je passai la journée à étudier ce précieux itinéraire : deux heures

après,   je   connaissais   mon   Naples   sans   soleil,   et   je   serais   allé   à

l’ombre du ponte della Maddalena au Pausilippe, et de la Vuaria à

Saint­Elmo.

Le soir vint, et avec le soir la fraîcheur. Alors, à cette douce brise

de mer, on vit toutes les fenêtres s’ouvrir comme pour respirer. Les

portes roulèrent sur leurs gonds, les voitures commencèrent à sortir,

Chiaja se peupla d’équipages, et la Villa­Reale de piétons.

Je n’avais pas encore mon équipage, je me mêlai aux piétons.

La   Villa­Reale   fait   face   à   l’hôtel   de   la   Victoire ;   c’est   la

promenade de Naples. Elle est située, relativement à la rue de Chiaja,

comme le jardin des Tuileries à la rue de Rivoli. Seulement, au lieu

de la terrasse du bord de l’eau, c’est la plage de l’Arno ; au lieu de la

Seine,   c’est   la   Méditerranée ;   au   lieu   du   quai   d’Orsay,   c’est

l’étendue, c’est l’espace, c’est l’infini.

La Villa­Reale est, sans contredit, la plus belle et surtout la plus

aristocratique promenade du monde. Les gens du peuple, les paysans

et les laquais en sont rigoureusement exclus et n’y peuvent mettre le

pied qu’une fois l’an, le jour de la fête de la Madone du Pied­de­la­

Grotte.   Aussi   ce   jour­là   la   foule   se   presse­t­elle   sous   ses   allées

d’acacias,   dans   ses   bosquets   de   myrtes,   autour   de   son   temple

circulaire.

Chacun, homme et femme, accourt de vingt lieues à la ronde avec

son costume national.

Ischia,   Caprée,   Castellamare,   Sorrente,   Procida,   envoient   en

députation leurs plus belles filles, et la solennité de ce jour est si

grande, si ardemment attendue, qu’il est d’habitude de faire dans les

contrats de mariage une obligation au mari de conduire sa femme à la

promenade de la Villa­Reale, le 8 septembre de chaque année, jour

de la fête della Madona di Pie­di­Grotta.

Tout au contraire des Tuileries, d’où l’on renvoie le public au

moment où il est le plus agréable de s’y promener, la Villa­Reale

24

reste ouverte toute la nuit. Les grandes grilles se ferment, il est vrai,

mais deux petites portes dérobées offrent aux promeneurs attardés

une entrée et une sortie toujours praticables à quelque heure que ce

soit.

Nous restâmes jusqu’à minuit assis sur le mur que vient battre la

vague. Nous ne pouvions nous lasser de regarder cette mer limpide et

azurée que nous venions de sillonner en tous sens et à laquelle nous

allions dire adieu. Jamais elle ne nous avait paru si belle.

En   entrant   à   l’hôtel,   nous   trouvâmes  M.  Martin   Zir,   qui   nous

prévint que toutes les commissions dont nous l’avions chargé étaient

faites, et que le lendemain notre attelage nous attendrait à huit heures

du matin à la porte de l’hôtel.

Effectivement, à l’heure dite, nous entendîmes sonner les grelots

de nos revenans ; nous mîmes le nez à la fenêtre, et nous vîmes le roi

des corricoli.

Il   était   fond   rouge   avec   des   dessins   verts.   Ces   dessins

représentaient   des   arbres,   des   animaux   et   des   arabesques.   La

composition générale représentait le paradis terrestre.

Deux chevaux qui paraissaient pleins d’impatience disparaissaient

sous les harnais, sous les panaches, sous les pompons dont ils étaient

couverts.

Enfin un homme, armé d’un long fouet, se tenait debout près de

notre équipage, qu’il paraissait admirer avec toute la satisfaction de

l’orgueil.

Nous descendîmes aussitôt, et nous reconnûmes dans l’homme au

fouet Francesco, c’est­à­dire l’automédon qui nous avait amené en

calessino de Salerne à Naples. M. Martin Zir s’était adressé à lui

comme à un homme de l’état. Flatté de la confiance, Francesco avait

fait vite et en conscience. Il s’était procuré la caisse, il avait acheté

les   chevaux,   et   il   avait   trouvé   de   rencontre   des   harnais   presque

neufs ; enfin, malgré la prétention que nous avions manifestée de

conduire   nous­mêmes,   il   venait   nous   offrir   ses   services   comme

cocher.

Je commençai par lui demander la note de ses déboursés : il me la

présenta. Comme l’avait dit M. Martin Zir, elle montait  à quatre­

25

vingt­un francs.

Je lui en donnai quatre­vingt­dix ; il mit sa croix au­dessous du

total en forme de quittance ; puis je lui pris le fouet des mains, et je

m’apprêtai à monter dans notre équipage.

— Est­ce que ces messieurs ne me gardent pas à leur service ?

Nous demanda Francesco.

— Et pourquoi faire, mon ami ? répondis­je.

— Mais   pour   faire   tout   ce   dont   je   serai   capable,   et

particulièrement pour faire marcher vos chevaux.

— Comment ! pour faire marcher nos chevaux ?

— Oui.

— Nous, les ferons bien marcher nous­mêmes.

— Il faudra voir.

— J’en ai mené de plus fringans que les tiens !

— Je ne dis pas qu’ils sont fringans, excellence.

— Et   dans   une   ville   où   il   est   plus   difficile   de   conduire   qu’à

Naples, où jusqu’à cinq heures de l’après­midi il n’y a personne dans

les rues.

— Je ne doute pas de l’adresse de son excellence, mais…

— Mais quoi ?

— Mais son excellence a peut­être mené jusqu’ici des chevaux

vivans, tandis que…

— Tandis que ? Voyons, parle.

— Tandis que ceux­ci sont des chevaux morts.

— Eh bien !

— Eh bien ! je ferai observer à son excellence que c’est tout autre

chose.

— Pourquoi ?

— Son excellence verra.

— Est­ce qu’ils sont vicieux, tes chevaux ?

— Oh ! non, excellence ; ils sont comme la jument de Roland, qui

avait   toutes   les   qualités ;   seulement   toutes   ces   qualités   étaient

contrebalancées par un seul défaut.

— Lequel ?

— Elle était morte.

26

— Mais s’ils ne marchent pas avec moi, ils ne marcheront avec

personne.

— Pardon, excellence.

— Et qui les fera marcher ?

— Moi.

— Je serais curieux de faire l’expérience.

— Faites, excellence.

Francesco alla d’un air goguenard s’appuyer contre la porte de

l’hôtel, tandis que je sautais dans le corricolo, où m’attendait Jadin,

et que je m’accommodais près de lui.

À peine établi, je rassemblai mes rênes de la main gauche, et

j’allongeai de la droite un coup de fouet qui enveloppa le bilancino et

le porteur.

Ni le porteur ni le bilancino ne bougèrent ; on eût dit des chevaux

de marbre.

J’avais opéré de droite à gauche, je recommençai en opérant cette

fois de gauche à droite. Même immobilité.

Je m’attaquai aux oreilles.

Ils se contentèrent de secouer les oreilles comme ils auraient fait

pour une mouche qui les eût piqués.

Je pris le fouet par la lanière et je frappai avec le manche.

Ils se contentèrent de tourner leur peau comme fait un âne qui

veut jeter son cavalier à terre.

Cela dura dix minutes.

Au   bout   de   ce   temps,   toutes   les   fenêtres   de   l’hôtel   étaient

ouvertes, et il y avait autour de nous un rassemblement de deux cents

lazzaroni.

Je vis que je donnais la comédie gratis à la population de Naples.

Comme je n’étais pas venu pour faire concurrence à Polichinelle,

je pris mon parti. À l’instant même je jetai le fouet à Francesco,

curieux de voir comment il s’en tirerait à son tour.

Francesco sauta derrière nous, prit les rênes que je lui tendais,

poussa un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous partîmes

au galop.

Après quelques évolutions autour de la place, Francesco parvint à

27

diriger son attelage vers la rue de la Chiaja.

28

III – Chiaja.

Chiaja n’est qu’une rue : elle ne peut donc offrir de curieux que ce

qu’offre toute rue, c’est­à­dire une longue file de bâtimens modernes

d’un goût plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de

Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues : c’est de ne

présenter qu’une seule ligne de portes, de fenêtres et de pierres plus

ou moins maladroitement posées les unes sur les autres. La ligne

parallèle est occupée par les arbres taillés en berceaux de la Villa­

Reale, de sorte qu’à partir du premier étage des maisons, ou plutôt

des palais de la rue de Chiaja, comme on les appelle à Naples, on

domine cette seconde partie du golfe qui sépare de l’autre le château

de l’Oeuf.

Mais si la rue de Chiaja n’est pas curieuse par elle­même, elle

conduit à une partie des curiosités de Naples : c’est par elle qu’on va

au tombeau de Virgile, à la grotte du Chien, au lac d’Agnano, à

Pouzzoles, à Baïa, au lac d’Averne et aux Champs­Élysées.

De plus et surtout, c’est la rue où tous les jours, à trois heures de

l’après­midi pendant l’hiver, et à cinq heures de l’après­midi pendant

l’été, l’aristocratie napolitaine fait corso.

Nous allons donc abandonner la description des palais de Chiaja à

quelque honnête architecte qui nous prouvera que l’art de la bâtisse a

fait de grands progrès depuis Michel­Ange jusqu’à nous, et nous

allons dire quelques mots de l’aristocratie napolitaine.

Les nobles de Naples, comme ceux de Venise, n’indiquent jamais

de date à la naissance de leurs familles. Peut­être auront­ils une fin,

mais à coup sûr ils n’ont pas eu de commencement.

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Selon eux, l’époque florissante de leurs maisons  était sous les

empereurs romains ; ils citent tranquillement parmi leurs aïeux les

Fabius, les Marcellus, les Scipions. Ceux qui ne voient clair dans leur

généalogie que jusqu’au douzième siècle sont de la petite noblesse,

du fretin d’aristocratie.

Comme   toutes   les   autres   noblesses   européennes,   à   quelques

exceptions   près,   la   noblesse   de   Naples   est   ruinée.   Quand   je   dis

ruinée,   il   est   bien   entendu   qu’on   doit   prendre   le   mot   dans   une

acception   relative,   c’est­à­dire   que   les   plus   riches   sont   pauvres

comparativement à ce qu’étaient leurs aïeux.

Il n’y a pas, au reste, à Naples quatre fortunes qui atteignent cinq

cent mille livres de rente, vingt qui dépassent deux cent mille, et

cinquante qui flottent entre cent et cent cinquante mille. Les revenus

ordinaires sont de cinq à dix mille ducats. Le commun des martyrs a

mille écus de rentes, quelquefois moins. Nous ne parlons pas des

dettes.

Mais   la   chose   curieuse,   c’est   qu’il   faut   être   prévenu   de   cette

différence pour s’en apercevoir. En apparence, tout le monde a la

même fortune.

Cela tient à ce qu’en général tout le monde vit dans sa voiture et

dans sa loge.

Or, comme, à part les équipages du duc d’Éboli, du prince de

Sant’Antimo ou du duc de San­Theodo, qui sortent de la ligne, tout

le monde possède une calèche plus ou moins neuve, deux chevaux

plus ou moins vieux, une livrée plus ou moins fanée, il n’y a souvent,

à la première vue, qu’une nuance entre deux fortunes où il y a un

abîme.

Quant   aux   maisons,   elles   sont   presque   toutes   hermétiquement

closes   aux   étrangers.   Quatre   ou   cinq   palais   princiers   ouvrent

orgueilleusement   leurs   galeries   dans   la   journée,   et   fastueusement

leurs salons le soir ; mais pour tout le reste il faut en faire son deuil.

Le temps est passé où comme Ferdinand Orsini, duc de Gravina, on

écrivait au­dessus de sa porte : Sibi, suisque, et amicis omnibus ;

pour soi, pour les siens et pour tous ses amis.

C’est   qu’à   part   ces   riches   demeures,   qui   perpétuent   à   Naples

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l’hospitalité nationale, toutes les autres sont plus ou moins déchues

de leur ancienne splendeur. Le curieux qui, avec l’aide d’Asmodée,

lèverait la terrasse de la plupart de ces palais, trouverait dans un tiers

la gêne, et dans les deux autres la misère.

Grâce à la vie en voiture et en loge, on ne voit rien de tout cela.

On met sa carte au palais, mais on se rencontre au Corso, mais on fait

ses visites au Fondo ou à Saint­Charles. De cette façon, l’orgueil est

sauvé ; comme François 1er on a tout perdu, mais du moins il reste

l’honneur.

Vous me direz qu’avec l’honneur on ne mange malheureusement

pas, et qu’il faut manger pour vivre.

Or, il est évident que, lorsqu’on prend sur mille écus de rente

l’entretien d’une voiture, la nourriture de deux chevaux, les gages

d’un cocher et la location d’une loge au Fondo ou à Saint­Charles, il

ne doit pas rester grand’chose pour faire face aux dépenses de la

table. À cela je répondrai que Dieu est grand, la mer profonde, le

macaroni à deux sous la livre, et l’asprino d’Aversa à deux liards le

fiasco.

Pour l’instruction de nos lecteurs, qui ne savent probablement pas

ce que c’est que l’asprino d’Aversa, nous leur apprendrons que c’est

un joli petit vin qui tient le milieu entre la tisane de Champagne et le

cidre   de   Normandie.   Or,   avec   du   poisson,   du   macaroni   et   de

l’asprino, on fait chez soi un charmant dîner qui coûte quatre sous

par personne.

Supposez que la famille se compose de cinq personnes, c’est vingt

sous.

Restent neuf francs pour soutenir l’honneur du nom.

— Mais le déjeûner ?

— On ne déjeûne pas. Il est prouvé que rien n’est plus sain que de

faire un seul repas toutes les vingt­quatre heures. Seulement le repas

change de nom et d’heure selon la saison où on le prend. En hiver, on

dîne   à   deux   heures,   et   moyennant   ce   dîner   on   en   a   jusqu’au

lendemain deux heures. En été, on soupe à minuit, et moyennant ce

souper on en a pour jusqu’au lendemain minuit.

Puis il y a encore les élégans, qui mangent du pain sans macaroni

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ou du macaroni sans pain pour s’en aller prendre le soir  à grand

fracas une glace chez Donzelli ou chez Benvenuti.

Il va sans dire que cette hygiène n’est adoptée que par les petites

bourses. Ceux qui ont cinq cent mille livres de rente ont un cuisinier

français   dont   la   filiation   de   certificats   est   aussi   en   règle   que   la

généalogie d’un cheval arabe. Ceux­là font deux et quelquefois trois

repas par jour. Pour ceux­là il n’y a pas de pays : le paradis est

partout.

Le premier plaisir de l’aristocratie napolitaine est le jeu.

Le matin on va au Casino et l’on joue ; l’après­midi on va à la

promenade, et le soir au spectacle. Après le spectacle, on revient au

Casino et l’on joue encore.

L’aristocratie   n’a   qu’une   carrière   ouverte :   la   diplomatie.   Or,

comme,   si   étendues   que   soient   ses   relations   avec   les   autres

puissances, le roi de Naples n’occupe pas dans ses ambassades et

dans ses consulats plus d’une soixantaine de personnes, il en résulte

que les cinq sixièmes des jeunes nobles ne savent que faire, et par

conséquent ne font rien.

Quant   à   la   carrière   militaire,   elle   est   sans   avenir.   Quant   à   la

carrière commerciale, elle est sans considération.

Je   ne   parle   pas   des   carrières   littéraires   ou   scientifiques,   elles

n’existent pas : il y a à Naples, comme partout, plus que partout

même, une certaine quantité de savans qui disputent sur la forme des

pincettes  grecques  et   des  pelles   à   feu  romaines,  qui  s’injurient   à

propos de la grande mosaïque de Pompéia ou des statues des deux

Balbus. Mais cela se passe en famille, et personne ne s’occupe de

pareilles puérilités.

La   chose   importante,   c’est   l’amour.   Florence   est   le   pays   du

plaisir :

Rome, celui de l’amour ; Naples, celui de la sensation.

À Naples, le sort d’un amoureux est décidé tout de suite. À la

première   vue   il   est   sympathique   ou   antipathique.   S’il   est

antipathique, ni soins, ni cadeaux, ni persistance ne le feront aimer.

S’il est sympathique, on l’aime sans grand délai : la vie est courte,

et le temps qu’on perd ne se rattrape pas.

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L’amant préféré s’installe au logis ; on le reconnaît, malgré la

distance respectueuse où il se tient de la maîtresse de la maison, au

laisser­aller avec lequel il s’assied et à la manière facile avec laquelle

il appuie sa tête contre les fresques. En outre, c’est lui qui sonne les

domestiques, qui reconduit les visiteurs et qui ramasse les poissons

rouges que les bambins font tomber du bocal sur le parquet.

Quant à l’amant malheureux, il s’en va tout consolé, certain que

son   infortune   ne   sera   pas   constante   et   qu’il   trouvera   bientôt   à

ramasser des poissons rouges ailleurs.

L’aristocratie   napolitaine   est   peu   instruite :   en   général,   son

éducation est négligée sous le rapport intellectuel : cela tient à ce

qu’il   n’y   a   pas   dans   tout   Naples   un   seul   bon   collége,   celui   des

jésuites excepté. En compensation, ceux qui savent savent bien : ils

ont appris avec des professeurs attachés à leur personne. J’ai vu des

femmes plus fortes en histoire, en philosophie et en politique que

certains historiens, que certains philosophes et que certains hommes

d’État de France. La famille du marquis de Gargallo, par exemple,

est quelque chose de merveilleux en ce genre. Le fils  écrit notre

langue comme Charles Nodier, et les filles la parlent comme madame

de Sévigné.

Les exercices physiques sont, au contraire, fort suivis à Naples :

presque   tous   les   hommes   montent   bien   à   cheval   et   tirent

remarquablement le fusil, l’épée et le pistolet. Leur réputation sur ce

point est même assez étendue et à peu près incontestée. Ce sont des

duellistes fort dangereux.

Cette   dernière   période   de   notre   alinéa   nous   amène   tout

naturellement à parler du courage chez les Napolitains.

La   nation   napolitaine,   toute   proportion   gardée   et   en   raison   de

l’état   politique   de   l’Italie   actuelle,   n’est   ni   une   nation   militaire

comme la Prusse, ni une nation guerrière comme la France : c’est une

nation passionnée. Le Napolitain, insulté dans son honneur, exalté

par son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec un courage

admirable.   À   Naples,   un   duel   est   aussi   vite   et   aussi   bravement

accepté que partout ailleurs ; et s’il varie sur les préliminaires, qui

appartiennent   à   des   habitudes   de   localités,   le   dénouement   en   est

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toujours mené à bout aussi vigoureusement qu’à Paris,

J’ai dit dans le Speronare, et à l’article de Palerme, quelle est

l’antipathie profonde qui sépare les deux peuples. On comprend donc

que les Siciliens et les Napolitains ne se trouvèrent pas plutôt en

contact, surtout à cette époque où les haines politiques étaient encore

toutes chaudes, que les querelles commencèrent d’éclater.

Quelques   duels   sans   conséquence   eurent   lieu   d’abord,   mais

bientôt  on résolut de confier en quelque sorte  la cause  des deux

peuples à deux champions choisis parmi leurs enfans : on y voulait

voir   non   seulement   une  haine   accomplie,   mais  une   superstitieuse

révélation de l’avenir.

Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le

prince   Mirelli,   Napolitain.   Ce   choix   fait   et   accepté   par   les

adversaires, on décida qu’ils se battraient au pistolet à vingt pas, et

jusqu’à blessure grave de l’un ou de l’autre champion.

Un   mot   sur   le   prince   Mirelli,   dont   nous   allons   nous   occuper

particulièrement.

C’était un jeune homme de vingt­quatre ou vingt­cinq ans, prince

de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en

droite ligne du fameux condottiere Dudone dit Conza, dont parle le

Tasse.   Il   était   riche,   il   était   beau,   il   était   poète ;   il   avait   par

conséquent reçu du ciel toutes les chances d’une vie heureuse ; mais

un mauvais présage avait attristé son entrée dans la vie. Mirelli était

né au village de Sant’Antimo, fief de sa famille. À peine eut­on su

que sa mère était accouchée d’un fils, que l’ordre fut envoyé à la

chapelle d’un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer

cet heureux événement à toute la population.

Le sacristain était absent ; un moine se chargea de ce soin, mais,

inhabile à cet exercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et

au plus haut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, il

lâcha son point d’appui, tomba dans le chœur et se brisa les deux

cuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pas

moins du chœur à la porte, où il appela au secours : on vint à son

aide, on le transporta dans sa cellule ; mais, quelque soin qu’on prît

de lui, il expira le lendemain.

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Cet événement avait fait une grande sensation dans la famille, et

cette histoire, souvent racontée au jeune Mirelli, s’était profondément

gravée dans son esprit. Cependant il en parlait rarement.

Voilà   l’homme   que   les   Napolitains   avaient   choisi   pour   leur

champion.

Quant au marquis Crescimani, c’était un homme digne en tout

point d’être opposé à Mirelli, quoique les qualités qu’il avait reçues

du ciel fussent peut­être moins brillantes que celles de son jeune

adversaire.

Au jour et à l’heure dits, les deux champions se trouvèrent en

présence : ni l’un ni l’autre n’était animé d’aucune haine personnelle,

et   ils   avaient   vécu   jusque­là,   au   contraire,   plutôt   en   amis   qu’en

ennemis.

En   arrivant   au   rendez­vous,   ils   marchèrent   l’un   à   l’autre   en

souriant,   se   serrèrent   la   main   et   se   mirent   à   causer   de   choses

indifférentes,   tandis   que   les   témoins   réglaient   les   conditions   du

combat.

Le moment arrivé, ils s’éloignèrent de vingt pas, reçurent leurs

armes toutes chargées, se saluèrent en souriant, puis, au signal donné,

tirèrent tous les deux l’un sur l’autre : aucun des deux coups ne porta.

Pendant   qu’on   rechargeait   les   armes,   Mirelli   et   Crescimani

échangèrent quelques paroles sur leur maladresse mutuelle, mais sans

quitter leur place. On leur remit les pistolets chargés de nouveau. Ils

firent   feu   une   seconde   fois,   et,   cette   fois   comme   l’autre,   ils   se

manquèrent tous deux.

Enfin, à la troisième décharge, Mirelli tomba.

Une balle l’avait percé à jour au­dessus des deux hanches ; on le

crut mort, mais lorsqu’on s’approcha de lui on vit qu’il n’était que

blessé. Il est vrai que la blessure  était terrible : la balle lui avait

traversé tout le corps, et avait en passant ouvert le tube intestinal.

On fit approcher une voiture pour transporter le blessé chez lui ;

on voulut le soutenir pour l’aider à y monter ; mais il écarta de la

main ceux qui lui offraient leurs secours, et, se relevant vivement par

un   effort   incroyable   sur   lui­même,   il   s’élança   dans  la   voiture   en

disant :

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« Allons donc ! il ne sera pas dit que j’aie eu besoin d’être soutenu

pour monter, fût­ce dans mon corbillard ! » À peine fut­il entré dans

la voiture que la douleur reprit le dessus, et il s’évanouit. Arrivé chez

lui, il voulut descendre comme il était monté ; mais on ne le souffrit

point. Deux amis le prirent à bras et le portèrent sur son lit.

On envoya chercher le meilleur chirurgien de Naples, le docteur

Penza ; c’était un homme qui s’était fait dans la science un nom

européen.

Le docteur sonda la blessure et dit qu’il ne répondait de rien, mais

qu’en tout cas la cure serait longue et horriblement douloureuse.

— Faites ce que vous voudrez, docteur, dit Mirelli. Marius n’a pas

jeté   un   cri   pendant   qu’on   lui   disséquait   la   jambe,   je   serai   muet

comme Marius.

— Oui, dit le docteur ; mais lorsque le chirurgien en eut fini avec

la   jambe   droite,   Marius   ne   voulut   jamais   lui   donner   la   gauche.

N’allez pas me laisser entreprendre une opération et m’arrêter au

milieu.

— Vous  irez  jusqu’au  bout,  docteur,  soyez  tranquille,  répondit

Mirelli ; mon corps vous appartient, et vous pouvez l’anatomiser tout

à votre aise.

Sur cette assurance, le docteur commença.

Mirelli tint sa parole ; mais à mesure que la nuit s’approcha, il

parut plus agité, plus inquiet ; il avait une fièvre terrible. Sa mère le

gardait avec deux de ses amis. Vers les onze heures il s’endormit,

mais au premier coup de minuit il se réveilla. Alors, sans paraître

voir ceux qui étaient là, il s’appuya sur son coude et parut écouter.

Il était  pâle comme  un mort, mais ses yeux   étaient ardens  de

délire.

Peu à peu ses regards se fixèrent sur une porte qui donnait dans un

grand salon. Sa mère se leva alors et lui demanda s’il avait besoin de

quelque chose.

— Non, rien, répondit Mirelli. C’est lui qui vient.

— Qui, lui ? demanda sa mère avec inquiétude.

— Entendez­vous le traînement de sa robe dans le salon ? s’écria

le malade. L’entendez­vous ? Tenez, il vient, il s’approche ; voyez, la

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porte s’ouvre… sans que personne la pousse… Le voilà… le voilà !

… il entre… il se traîne sur ses cuisses brisées… il vient droit à mon

lit. Lève ton froc, moine, lève ton froc, que je voie ton visage.

Que veux­tu ?… parle… voyons !… viens­tu pour me chercher ?

… d’où sors­tu ?… de la terre… Tenez, voyez­vous ?… il lève les

deux mains ; il les frappe l’une contre l’autre ; elles rendent un son

creux, comme si elles n’avaient plus de chair… Eh bien ! Oui, je

t’écoute, parle !…

Et Mirelli, au lieu de chercher à fuir la terrible vision, s’approchait

au bord de son lit comme pour entendre ses paroles ; mais au bout de

quelques   secondes   d’attention,   pendant   lesquelles   il   resta   dans   la

pose d’un homme qui écoute, il poussa un profond soupir et tomba

sur son lit en murmurant :

— Le moine de Sant’Antimo !

C’est alors qu’on se rappela seulement cet événement arrivé le

jour de sa naissance, c’est­à­dire vingt­cinq ans auparavant, et qui,

conservé toujours vivant dans la pensée du jeune homme, prenait un

corps au milieu de son délire.

Le lendemain, soit que Mirelli eût oublié l’apparition, soit qu’il ne

voulût donner aucun détail, il répondit à toutes les questions qui lui

furent faites qu’il ignorait complètement ce qu’on voulait lui dire.

Pendant trois mois l’apparition infernale se renouvela chaque nuit,

détruisant ainsi en quelques minutes les progrès que le reste du temps

le blessé faisait vers la guérison.

Mirelli   ressemblait   à   un   spectre   lui­même.   Enfin,   une   nuit   il

demanda  instamment   à  rester   seul,  avec   tant   d’insistance,   que  sa

mère et ses amis ne purent s’opposer à sa volonté.

À neuf heures, tout le monde ayant quitté sa chambre, il mit son

épée sous le chevet de son lit et attendit.

Sans qu’il le sût, un de ses amis était caché dans une chambre

voisine, voyant par une porte vitrée et prêt à porter secours au malade

s’il en avait besoin.

À dix heures il s’endormit comme d’habitude, mais au premier

coup de minuit il s’éveilla.

Aussitôt on le vit se soulever sur son lit et regarder la porte de son

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regard fixe et ardent ; un instant après il essuya son front, d’où la

sueur ruisselait ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête, un sourire

passa   sur   ses   lèvres :   puis   saisissant   son   épée,   il   la   tira   hors   du

fourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s’il eût

voulu poignarder quelqu’un avec la pointe de sa lame, et, jetant un

cri, il tomba évanoui sur le plancher.

L’ami qui était en sentinelle accourut et porta Mirelli sur son lit ;

celui­ci serrait si fortement la garde de son épée qu’on ne put la lui

arracher de la main.

Le   lendemain,   il   fit   venir   le   supérieur   de   Sant’Antimo   et   lui

demanda, dans le cas où il mourrait des suites de sa blessure, à être

enterré dans le cloître du couvent, réclamant la même faveur, en

supposant qu’il en  échappât cette fois, pour l’époque où sa mort

arriverait, quelle que fût cette époque et en quelque lieu qu’il expirât.

Puis   il   raconta   à   ses   amis   qu’il   avait   résolu   la   veille   de   se

débarrasser du fantôme en luttant corps à corps, mais qu’ayant été

vaincu,   il   lui   avait   promis   enfin   de   se   faire   enterrer   dans   son

couvent : promesse qu’il n’avait pas voulu lui accorder jusque­là,

tant il lui répugnait de paraître céder à une crainte, même religieuse

et surnaturelle.

À partir de ce moment, la vision disparut, et neuf mois après

Mirelli était complètement guéri.

Nous avons raconté en détail cette anecdote, d’abord parce que de

pareilles légendes, surtout parmi les contemporains, sont rares en

Italie,   le   pays   le   moins   fantastique   de   la   terre ;   et   ensuite   parce

qu’elle nous a paru développer dans un seul homme trois courages

bien   différens :   le   courage   patriotique,   qui   consiste   à   risquer

froidement sa vie pour la cause de la patrie ; le courage physique, qui

consiste   à   supporter   stoïquement   la   douleur ;   et   enfin   le   courage

moral,   qui   consiste   à   réagir   contre   l’invisible   et   à   lutter   contre

l’inconnu.

Bayard eût certainement eu les deux premiers, mais il est douteux

qu’il eût eu le troisième.

Maintenant passons au courage civil.

Nous sommes en 99 : les Français ont évacué la ville des délices.

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Le cardinal Ruffo, parti de Palerme, descendu de la Calabre et

soutenu par les flottes turque, russe et anglaise, qui bloquent le fort, a

assiégé Naples, et, voyant l’impossibilité de prendre la ville défendue

du côté de la mer par Caracciolo, et du côté de la terre par Manthony,

Caraffa   et   Schiappani,   a   signé   une   capitulation   qui   assure   aux

patriotes la vie et la fortune sauves :

Près de sa signature on lit celle de Foote, commandant la flotte

britannique ; de Keraudy, commandant la flotte russe ; et de Bonnieu,

commandant la flotte ottomane. Mais, dans une nuit de débauche et

d’orgie, Nelson a déchiré le traité. Le lendemain, il déclare que la

capitulation est nulle, que Bonnieu, Keraudy et Foote ont outre­passé

leurs pouvoirs en transigeant avec les rebelles, et il livre à la haine de

la cour, en échange de l’amour de lady Hamilton, les troupeaux de

victimes qu’on lui demande. Alors il y eut spectacle et joie pour bien

des jours, car on avait à peu près vingt mille têtes à faire tomber. Eh

bien !   Toutes   ces   têtes   tombèrent,   et   pas   une   seule   ne   tomba

déshonorée par une larme ou par un soupir.

Citons au hasard quelques exemples.

Cyrillo et Pagano sont condamnés à être pendus. Comme André

Chénier et Roucher, ils se rencontrent au pied de l’échafaud ; là ils se

disputent à qui mourra le premier ; et comme aucun des deux ne veut

céder sa place à l’autre, ils tirent à la courte paille. Pagano gagne,

tend la main à Cyrillo, met la courte paille entre ses dents, et monte

l’échelle infâme, le sourire sur les lèvres et la sérénité sur le front.

Hector Caraffa, l’oncle du compositeur, est condamné à avoir la

tête  tranchée ;  il  arriva  sur  l’échafaud ;  on s’informe  s’il  n’a  pas

quelque désir à exprimer.

— Oui, dit­il, je désire regarder le fer de la mandaja.

Et il est guillotiné couché sur le dos, au lieu d’être couché sur le

ventre.

Quoique cet article soit consacré à l’aristocratie, un mot sur le

courage religieux. Ce courage est celui du peuple.

Au moment où Championnet marchait sur Naples, proclamant la

liberté des peuples et créant des républiques sur son passage, les

royalistes répandirent le bruit dans la ville que les Français venaient

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pour brûler les maisons, piller les églises, enlever les femmes et les

filles   et   transporter   en   France   la   statue   de   saint   Janvier.   À   ces

accusations, d’autant plus accréditées qu’elles sont plus absurdes, les

lazzaroni, que les mots d’honneur, de patrie et de liberté n’auraient

pu tirer de leur sommeil, se lèvent des portiques des palais dont ils

ont fait leur demeure, encombrent les places publiques, s’arment de

pierres   et   de   bâtons,   et   à   moitié   nus,   sans   chefs,   sans   tactique

militaire, avec l’instinct de bêtes fauves qui gardent leur antre, leur

femelle et leurs petits, aux cris de : Vive saint Janvier ! vive la sainte

Foi ! mort aux Jacobins ! ils combattent soixante heures les soldats

qui   avaient   vaincu   à   Montenotte,   passé   le   pont   de   Lodi,   pris

Mantoue. Au bout de ce temps, Championnet n’était encore parvenu

qu’à la porte de Saint­Janvier, et sur tous les autres points n’avait pas

encore gagné un pouce de terrain.

À tout cela on m’objectera sans doute la révolution de 1820, le

passage des Abruzzes, abandonné presque sans combat. Je répondrai

une seule chose : c’est que les chefs qui commandaient cette armée,

et qui avaient en face d’eux les baïonnettes autrichiennes, voyaient se

relever derrière eux les bûchers, les échafauds et les potences de 99.

C’est qu’ils se savaient trahis à Naples, tandis qu’eux venaient

mourir à la frontière ; c’est qu’enfin c’était une guerre sociale que

Pépé et Carrascosa avaient entreprise à leurs risques et périls, et que

le peuple napolitain n’avait pas sanctionnée.

Lorsque nous traversons Naples avec nos idées libérales, puisées,

non pas dans l’étude individuelle des peuples, mais dans de simples

théories émises par des publicistes, et que nous jetons un coup d’œil

léger à la surface de ce peuple que nous voyons couché presque nu

sur le seuil des palais et dans les angles des places où il mange, dort

et se réveille, notre cœur se serre à la vue de cette misère apparente,

et   nous   crions   dans   notre   philanthropique   élan :   « Le   peuple

napolitain est le peuple le plus malheureux de la terre. »

Nous nous trompons étrangement.

Non, le peuple napolitain n’est pas malheureux, car ses besoins

sont en harmonie avec ses désirs. Que lui faut­il pour manger ? une

pizza ou une tranche de cocomero à mettre sous sa dent ; que lui faut­

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il pour dormir ? une pierre à mettre sous sa tête. Sa nudité, que nous

prenons pour une douleur, est au contraire une jouissance dans ce

climat   ardent   où  le   soleil   l’habille   de   sa  chaleur.   Quel   dais   plus

magnifique pourrait­il demander aux palais qui lui prêtent leur seuil

que le ciel de velours qui flamboie sur sa tête ? Chacune des étoiles

qui scintillent à la voûte du firmament n’est­elle pas dans sa croyance

une lampe qui brûle au pied de la Madone ?

Avec deux grains par jour, ne se procure­t­il pas le nécessaire, et

de son superflu ne lui reste­t­il pas encore de quoi payer largement

l’improvisateur du môle et le conducteur du corricolo ?

Ce qui est malheureux à Naples, c’est l’aristocratie, qui, à peu

d’exceptions près, est ruinée, comme nous l’avons dit à propos de la

noblesse de Sicile, par l’abolition des majorats et des fidéicommis ;

c’est la noblesse, qui porte un grand nom et qui n’a plus de quoi le

dorer, qui possède des palais et qui laisse vendre ses meubles.

Ce qui est malheureux à Naples, c’est la classe moyenne, qui n’a

ni commerce ni industrie, qui tient une plume et qui ne peut écrire,

qui a une voix et qui ne peut parler ; c’est cette classe qui calcule

qu’elle aura le temps d’être morte de faim avant qu’elle réunisse à

elle assez de nobles philosophes et de lazzaroni intelligens pour se

faire une majorité constitutionnelle.

Nous reviendrons en temps et lieu sur le mezzo ceto et sur les

lazzaroni.   Cet   article  nous  a  déjà  entraîné  trop   loin,  puisqu’il  ne

devait   être   consacré   qu’à   la   noblesse ;   mais   de   déduction   en

déduction on fait le tour du monde. Que notre lecteur se rassure ;

nous nous apercevons à temps de notre erreur, et nous nous arrêtons

à Tolède.

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