Les Compagnons de Jehu - Alexandre Dumas père - E-Book

Les Compagnons de Jehu E-Book

Alexandre Dumas père

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Les Compagnons de Jéhu est un roman historique écrit par Alexandre Dumas, publié en 1857. Le roman raconte l'histoire d'une conspiration royaliste après l'arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte.

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Les Compagnons de Jehu

Pages de titrePROLOGUEI : UNE TABLE D’HÔTEII : UN PROVERBE ITALIENIII : L’ANGLAISIV : LE DUELV : ROLANDVI : MORGANDIRECTOIREIX : ROMÉO ET JULIETTEX : LA FAMILLE DE ROLANDXIII : LE RAGOTXIV : UNE MAUVAISE COMMISSIONXV : L’ESPRIT FORTXVI : LE FANTÔMEXVII : PERQUISITIONXVIII : LE JUGEMENTLA VICTOIREXX : LES CONVIVES DU GÉNÉRALBONAPARTEXXI : LE BILAN DU DIRECTOIREXXII : UN PROJET DE DÉCRETXXIII : ALEA JACTA ESTXXIV : LE 18 BRUMAIREXXV : UNE COMMUNICATIONIMPORTANTEXXVI : LE BAL DES VICTIMESXXVII : LA PEAU DES OURSXXVIII : EN FAMILLEXXIX : LA DILIGENCE DE GENÈVEXXXI : LE FILS DU MEUNIER DELEGUERNOXXXII : BLANC ET BLEUXXXIII : LA PEINE DU TALIONCADOUDALXXXV : PROPOSITION DE MARIAGEXXXVI : SCULPTURE ET PEINTUREXXXVII : L’AMBASSADEURXXXVIII : LES DEUX SIGNAUXXL : BUISSON CREUXXLI : L’HÔTEL DE LA POSTEXLII : LA MALLE DE CHAMBÉRYXLIV : DÉMÉNAGEMENTXLV : LE CHERCHEUR DE PISTEXLVI : UNE INSPIRATIONXLVII : UNE RECONNAISSANCEMORGAN SE RÉALISENTXLIX : LA REVANCHE DE ROLANDL : CADOUDAL AUX TUILERIESLI : L’ARMÉE DE RÉSERVELII : LE JUGEMENTLIV : LA CONFESSIONLV : L’INVULNÉRABLECONCLUSIONUN MOT AU LECTEURPage de copyright

1

Les Compagnons de Jehu

Alexandre Dumas père

2

PROLOGUE

LA VILLE D’AVIGNON

Nous ne savons si le prologue que nous allons mettre sous les

yeux du lecteur est bien utile, et cependant nous ne pouvons résister

au désir d’en faire, non pas le premier chapitre, mais la préface de ce

livre.

Plus nous avançons dans la vie, plus nous avançons dans l’art,

plus nous demeurons convaincu que rien n’est abrupt et isolé, que la

nature et la société marchent par déductions et non par accidents, et

que   l’événement,   fleur   joyeuse   ou   triste,   parfumée   ou   fétide,

souriante ou fatale, qui s’ouvre aujourd’hui sous nos yeux, avait son

bouton dans le passé et ses racines parfois dans les jours antérieurs à

nos jours comme elle aura son fruit dans l’avenir.

Jeune, l’homme prend le temps comme il vient, amoureux de la

veille,   insoucieux   du   jour,   s’inquiétant   peu   du   lendemain.   La

jeunesse, c’est le printemps avec ses fraîches aurores et ses beaux

soirs ;   si   parfois   un   orage   passe   au   ciel,   il   éclate,   gronde   et

s’évanouit,   laissant   le   ciel   plus   azuré,   l’atmosphère   plus   pure,   la

nature plus souriante qu’auparavant.

À quoi bon réfléchir aux causes de cet orage qui passe, rapide

comme un caprice, éphémère comme une fantaisie ? Avant que nous

ayons le mot de l’énigme météorologique, l’orage aura disparu.

Mais il n’en est point ainsi de ces phénomènes terribles qui, vers

la fin de l’été, menacent nos moissons ; qui, au milieu de l’automne,

assiègent nos vendanges : on se demande où ils vont, on s’inquiète

3

d’où ils viennent, on cherche le moyen de les prévenir.

Or, pour le penseur, pour l’historien, pour le poète, il y a un bien

autre   sujet   de   rêverie   dans   les   révolutions,   ces   tempêtes   de

l’atmosphère sociale qui couvrent la terre de sang et brisent toute une

génération d’hommes, que dans les orages du ciel qui noient une

moisson ou grêlent une vendange, c’est­à­dire l’espoir d’une année

seulement, et qui font un tort que peut, à tout prendre, largement

réparer l’année suivante, à moins que le Seigneur ne soit dans ses

jours de colère.

Ainsi, autrefois, soit oubli, soit insouciance, ignorance peut­être

– heureux qui ignore ! malheureux qui sait ! – autrefois, j’eusse eu à

raconter   l’histoire   que   je   vais   vous   dire   aujourd’hui,   que,   sans

m’arrêter au lieu où se passe la première scène de mon livre, j’eusse

insoucieusement écrit cette scène, j’eusse traversé le Midi comme

une autre province, j’eusse nommé Avignon comme une autre ville.

Mais aujourd’hui, il n’en est pas de même ; j’en suis non plus aux

bourrasques   du   printemps,   mais   aux   orages   de   l’été,   mais   aux

tempêtes   de   l’automne.   Aujourd’hui,   quand   je   nomme   Avignon,

j’évoque un spectre, et, de même qu’Antoine, déployant le linceul de

César, disait :

« Voici le trou qu’a fait le poignard de Casca, voici celui qu’a fait

le glaive de Cassius, voici celui qu’a fait l’épée de Brutus », je dis,

moi, en voyant le suaire sanglant de la ville papale : « Voilà le sang

des   Albigeois ;   voilà   le   sang   des   Cévennois ;   voilà   le   sang   des

républicains ; voilà le sang des royalistes ; voilà le sang de Lescuyer ;

voilà le sang du maréchal Brune. »

Et je me sens alors pris d’une profonde tristesse, et je me mets à

écrire ; mais, dès les premières lignes, je m’aperçois que, sans que je

m’en doutasse, le bureau de l’historien a pris, entre mes doigts, la

place de la plume du romancier.

Eh   bien,   soyons   l’un   et   l’autre :   lecteur,   accordez   les   dix,   les

quinze, les vingt premières pages à l’historien ; le romancier aura le

reste.

Disons   donc   quelques   mots   d’Avignon,   lieu   où   va   s’ouvrir   la

première scène du nouveau livre que nous offrons au public.

4

Peut­être avant de lire ce que nous en dirons, est­il bon de jeter les

yeux sur ce qu’en dit son historien national, François Nouguier.

« Avignon, dit­il, ville noble pour son antiquité, agréable pour son

assiette, superbe pour ses murailles, riante pour la fertilité du sol,

charmante pour la douceur de ses habitants, magnifique pour son

palais, belle pour ses grandes rues, merveilleuse pour la structure de

son pont, riche par son commerce, et connue par toute la terre. »

Que   l’ombre   de   François   Nouguier   nous   pardonne   si   nous   ne

voyons pas tout à fait sa ville avec les mêmes yeux que lui.

Ceux   qui   connaissent   Avignon   diront   qui   l’a   mieux   vue   de

l’historien ou du romancier.

Il est juste d’établir avant tout qu’Avignon est une ville à part,

c’est­à­dire la ville des passions extrêmes ; l’époque des dissensions

religieuses qui ont amené pour elle les haines politiques, remonte au

douzième siècle ; les vallées du mont Ventoux abritèrent, après sa

fuite de Lyon, Pierre de Valdo et ses Vaudois, les ancêtres de ces

protestants qui, sous le nom d’Albigeois, coûtèrent aux comtes de

Toulouse et valurent à la papauté les sept châteaux que Raymond VI

possédait dans le Languedoc.

Puissante république gouvernée par des podestats, Avignon refusa

de se soumettre au roi de France. Un matin, Louis VIII – qui trouvait

plus simple de se croiser contre Avignon, comme avait fait Simon de

Montfort, que pour Jérusalem, comme avait fait Philippe­Auguste –

un matin, disons­nous, Louis VIII se présenta aux portes d’Avignon,

demandant   à   y   entrer,   la   lance   en   arrêt,   le   casque   en   tête,   les

bannières déployées et les trompettes de guerre sonnant.

Les bourgeois refusèrent ; ils offrirent au roi de France, comme

dernière   concession,   l’entrée   pacifique,   tête   nue,   lance   haute,   et

bannière   royale   seule   déployée.   Le   roi   commença   le   blocus ;   ce

blocus   dura   trois   mois,   pendant   lesquels,   dit   le   chroniqueur,   les

bourgeois   d’Avignon   rendirent   aux   soldats   français   flèches   pour

flèches, blessures pour blessures, mort pour mort.

La ville capitula enfin. Louis VIII conduisait dans son armée le

cardinal­légat   romain   de   Saint­Ange ;   ce   fut   lui   qui   dicta   les

conditions, véritables conditions de prêtre, dures et absolues.

5

Les Avignonnais furent condamnés à démolir leurs remparts, à

combler leurs fossés, à abattre trois cents tours, à livrer leurs navires,

à brûler leurs engins et leurs machines de guerre. Ils durent, en outre,

payer une contribution énorme, abjurer l’hérésie vaudoise, entretenir

en Palestine trente hommes d’armes parfaitement armés et équipés

pour y concourir à la délivrance du tombeau du Christ. Enfin, pour

veiller à l’accomplissement de ces conditions, dont la bulle existe

encore dans les archives de la ville, il fut fondé une confrérie de

pénitents qui, traversant plus des six siècles, s’est perpétuée jusqu’à

nos jours.

En   opposition   avec   ces   pénitents,   qu’on   appelait   les   pénitents

blancs, se fonda l’ordre des pénitents noirs, tout imprégnés de l’esprit

d’opposition de Raymond de Toulouse.

À partir de ce jour, les haines religieuses devinrent des haines

politiques.

Ce n’était point assez pour Avignon d’être la terre de l’hérésie, il

fallait qu’elle devînt le théâtre du schisme.

Qu’on nous permette, à propos de la Rome française, une courte

digression historique ; à la rigueur, elle ne serait point nécessaire au

sujet que nous traitons, et peut­être ferions­nous mieux d’entrer de

plein   bond   dans   le   drame ;   mais   nous   espérons   qu’on   nous   la

pardonnera. Nous écrivons surtout pour ceux qui, dans un roman,

aiment à rencontrer parfois autre chose que du roman.

En 1285, Philippe le Bel monta sur le trône.

C’est   une   grande   date   historique   que   cette   date   de   1285.   La

papauté,   qui,   dans   la   personne   de   Grégoire   VII,   a   tenu   tête   à

l’empereur d’Allemagne ; la papauté, qui, vaincue matériellement par

Henri IV, l’a vaincu moralement ; la papauté est souffletée par un

simple gentilhomme sabin, et le gantelet de fer de Colonna rougit la

face de Boniface VIII.

Mais le roi de France, par la main duquel le soufflet avait  été

réellement donné, qu’allait­il advenir de lui sous le successeur de

Boniface VIII ?

Ce successeur, c’était Benoît XI, homme de bas lieu, mais qui eût

été un homme de génie peut­être, si on lui en eût donné le temps.

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Trop  faible  pour  heurter  en  face  Philippe  le  Bel,  il  trouva  un

moyen que lui eût envié, deux cents ans plus tard, le fondateur d’un

ordre célèbre : il pardonna hautement, publiquement à Colonna.

Pardonner   à   Colonna,   c’était   déclarer   Colonna   coupable ;   les

coupables seuls ont besoin de pardon.

Si Colonna était coupable, le roi de France était au moins son

complice.

Il y avait quelque danger à soutenir un pareil argument ; aussi

Benoît XI ne fut­il pape que huit mois.

Un   jour,   une   femme   voilée,   qui   se   donnait   pour   converse   de

Sainte­Pétronille à Pérouse, vint, comme il était, à table, lui présenter

une corbeille de figues.

Un aspic y était­il caché, comme dans celle de Cléopâtre ? Le fait

est que, le lendemain, le saint­siège était vacant.

Alors Philippe le Bel eut une idée étrange, si étrange, qu’elle dut

lui paraître d’abord une hallucination.

C’était de tirer la papauté de Rome, de l’amener en France, de la

mettre en geôle et de lui faire battre monnaie à son profit.

Le règne de Philippe le Bel est l’avènement de l’or.

L’or, c’était le seul et unique dieu de ce roi qui avait souffleté un

pape. Saint Louis avait eu pour ministre un prêtre, le digne abbé

Suger ; Philippe le Bel eut pour ministres deux banquiers, les deux

Florentins Biscio et Musiato.

Vous attendez­vous, cher lecteur, à ce que nous allons tomber

dans   ce   lieu   commun   philosophique   qui   consiste   à   anathématiser

l’or ? Vous vous tromperiez.

Au treizième siècle, l’or est un progrès.

Jusque­là on ne connaissait que la terre.

L’or,   c’était   la   terre   monnayée,   la   terre   mobile,   échangeable,

transportable, divisible, subtilisée, spiritualisée, pour ainsi dire.

Tant   que   la   terre   n’avait   pas   eu   sa   représentation   dans   l’or,

l’homme, comme le dieu Terme, cette borne des champs, avait eu les

pieds   pris   dans   la   terre.   Autrefois,   la   terre   emportait   l’homme ;

aujourd’hui, c’est l’homme qui emporte la terre.

Mais l’or, il fallait le tirer d’où il était ; et où il était, il était bien

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autrement enfoui que dans les mines du Chili ou de Mexico.

L’or était chez les juifs et dans les églises.

Pour le tirer de cette double mine, il fallait plus qu’un roi, il fallait

un pape.

C’est pourquoi Philippe le Bel, le grand tireur d’or, résolut d’avoir

un pape à lui.

Benoît   XI   mort,   il   y   avait   conclave   à   Pérouse ;   les   cardinaux

français étaient en majorité au conclave.

Philippe   le   Bel   jeta   les   yeux   sur   l’archevêque   de   Bordeaux,

Bertrand de Got. Il lui donna rendez­vous dans une forêt, près de

Saint­Jean d’Angély.

Bertrand de Got n’avait garde de manquer au rendez­vous.

Le roi et l’archevêque y entendirent la messe, et, au moment de

l’élévation, sur ce Dieu que l’on glorifiait, ils se jurèrent un secret

absolu.

Bertrand de Got ignorait encore ce dont il était question.

La messe entendue :

— Archevêque, lui dit Philippe le Bel, il est en mon pouvoir de te

faire pape.

Bertrand de Got n’en écouta pas davantage et se jeta aux pieds du

roi.

— Que faut­il faire pour cela ? demanda­t­il.

— Me faire six grâces que je te demanderai, répondit Philippe le

Bel.

— C’est à toi de commander et à moi d’obéir, dit le futur pape.

Le serment de servage était fait.

Le roi releva Bertrand de Got, le baisa sur la bouche et lui dit :

— Les six grâces que je te demande sont les suivantes :

« La première, que tu me réconcilies parfaitement avec l’Église, et

que tu me fasses pardonner le méfait que j’ai commis à l’égard de

Boniface VIII.

« La seconde, que tu me rendes à moi et aux miens la communion

que la cour de Rome m’a enlevée.

« La troisième, que tu m’accordes les décimes du clergé, dans

mon royaume, pour cinq ans, afin d’aider aux dépenses faites en la

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guerre de Flandre.

« La quatrième, que tu détruises et annules la mémoire du pape

Boniface VIII.

« La cinquième, que tu rendes la dignité de cardinal à messires

Jacopo et Pietro de Colonna.

« Pour la sixième grâce et promesse, je me réserve de t’en parler

en temps et lieu. »

Bertrand de Got jura pour les promesses et grâces connues, et

pour la promesse et grâce inconnue.

Cette dernière, que le roi n’avait osé dire à la suite des autres,

c’était la destruction des Templiers.

Outre la promesse et le serment faits sur le Corpus Dominici,

Bertrand de Got donna pour otages son frère et deux de ses neveux.

Le roi jura, de son côté, qu’il le ferait élire pape.

Cette scène, se passant dans le carrefour d’une forêt, au milieu des

ténèbres, ressemblait bien plus à une évocation entre un magicien et

un démon, qu’à un engagement pris entre un roi et un pape.

Aussi, le couronnement du roi, qui eut lieu quelque temps après à

Lyon,   et   qui   commençait   la   captivité   de   l’Église,   parut­il   peu

agréable à Dieu.

Au   moment   où   le   cortège   royal   passait,   un   mur   chargé   de

spectateurs s’écroula, blessa le roi et tua le duc de Bretagne.

Le pape fut renversé, la tiare roula dans la boue.

Bertrand de Got fut élu pape sous le nom de Clément V.

Clément V paya tout ce qu’avait promis Bertrand de Got.

Philippe fut innocenté, la communion fut rendue à lui et aux siens,

la pourpre remonta aux épaules des Colonna, l’Église fut obligée de

payer les guerres de Flandre et la croisade de Philippe de Valois

contre l’empire grec.

La mémoire du pape Boniface VIII fut, sinon détruite et annulée,

du   moins   flétrie ;   les   murailles   du   Temple   furent   rasées   et   les

Templiers brûlés sur le terre­plein du pont Neuf.

Tous ces édits – cela ne s’appelait plus des bulles, du moment où

c’était le pouvoir temporel qui dictait – tous ces édits étaient datés

d’Avignon.

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Philippe   le   Bel   fut   le   plus   riche   des   rois   de   la   monarchie

française ; il avait un trésor inépuisable : c’était son pape. Il l’avait

acheté,   il   s’en   servait,   il   le   mettait   au   pressoir,   et,   comme   d’un

pressoir coulent le cidre et le vin, de ce pape écrasé, coulait l’or.

Le pontificat, souffleté par Colonna dans la personne de Boniface

VIII, abdiquait l’empire du monde dans celle de Clément V.

Nous avons dit comment le roi du sang et le pape de l’or étaient

venus. On sait comment ils s’en allèrent. Jacques de Molay, du haut

de son bûcher, les avait ajournés tous deux à un an pour comparaître

devant Dieu. Dit Aristophane : Les moribonds chenus ont l’esprit de

la sibylle. Clément V partit le premier ; il avait vu en songe son

palais incendié.

« À partir de ce moment, dit Baluze, il devint triste et ne dura

guère. »

Sept mois après, ce fut le tour de Philippe ; les uns le font mourir

à la chasse, renversé par un sanglier, Dante est du nombre de ceux­là.

« Celui, dit­il, qui a été vu près de la Seine falsifiant les monnaies,

mourra d’un coup de dent de sanglier. »

Mais Guillaume de Nangis fait au roi faux­monnayeur une mort

bien autrement providentielle.

« Miné   par   une   maladie   inconnue   aux   médecins,   Philippe

s’éteignit, dit­il, au grand étonnement de tout le monde, sans que son

pouls   ni   son   urine   révélassent   ni   la   cause   de   la   maladie   ni

l’imminence du péril. »

Le roi désordre, le roi vacarme, Louis X, dit le Hutin, succède à

son père Philippe le Bel ; Jean XXII, à Clément V.

Avignon devint alors bien véritablement une seconde Rome, Jean

XXII et Clément VI la sacrèrent reine du luxe. Les mœurs du temps

en firent la reine de la débauche et de la mollesse.

À   la   place   de   ses   tours,   abattues   par   Romain   de   Saint­Ange,

Hernandez de Héredi, grand maître de Saint­Jean de Jérusalem, lui

noua autour de la taille une ceinture de murailles. Elle eut des moines

dissolus, qui transformèrent l’enceinte bénie des couvents en lieux de

débauche et de luxure ; elle eut de belles courtisanes qui arrachèrent

les diamants de la tiare pour s’en faire des bracelets et des colliers ;

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enfin, elle eut les échos de Vaucluse, qui lui renvoyèrent les molles et

mélodieuses chansons de Pétrarque.

Cela dura jusqu’à ce que le roi Charles V, qui était un prince sage

et   religieux,   ayant   résolu   de   faire   cesser   ce   scandale,   envoya   le

maréchal   de  Boucicaut   pour  chasser   d’Avignon   l’antipape  Benoît

XIII ; mais, à la vue des soldats du roi de France, celui­ci se souvint

qu’avant d’être pape sous le nom de Benoît XIII, il avait été capitaine

sous le nom de Pierre de Luna. Pendant cinq mois, il se défendit,

pointant lui­même, du haut des murailles du château, ses machines de

guerre,   bien   autrement   meurtrières   que   ses   foudres   pontificales.

Enfin, forcé de fuir, il sortit de la ville par une poterne, après avoir

ruiné cent maisons et tué quatre mille Avignonnais, et se réfugia en

Espagne, où le roi d’Aragon lui offrit un asile. Là, tous les matins, du

haut d’une tour, assisté de deux prêtres, dont il avait fait son sacré

collège,   il   bénissait   le   monde,   qui   n’en   allait   pas   mieux,   et

excommuniait ses ennemis, qui ne s’en portaient pas plus mal.

Enfin, se sentant près de mourir, et craignant que le schisme ne

mourût avec lui, il nomma ses deux vicaires cardinaux, à la condition

que, lui trépassé, l’un des deux élirait l’autre pape. L’élection se fit.

Le nouveau pape poursuivit un instant le schisme, soutenu par le

cardinal   qui   l’avait   proclamé.   Enfin,   tous   deux   entrèrent   en

négociation avec Rome, firent amende honorable et rentrèrent dans le

giron de la sainte Église, l’un avec le titre d’archevêque de Séville,

l’autre avec celui d’archevêque de Tolède.

À partir de ce moment jusqu’en 1790, Avignon, veuve de ses

papes, avait été gouvernée par des légats et des vice­légats ; elle avait

eu sept souverains pontifes qui avaient résidé dans ses murs pendant

sept dizaines d’années ; elle avait sept hôpitaux, sept confréries de

pénitents, sept couvents d’hommes, sept couvents de femmes, sept

paroisses et sept cimetières. Pour ceux qui connaissent Avignon, il y

avait à cette époque, il y a encore, deux villes dans la ville : la ville

des prêtres, c’est­à­dire la ville romaine ; la ville des commerçants,

c’est­à­dire la ville française.

La ville des prêtres, avec son palais des papes, ses cent églises, ses

cloches   innombrables,   toujours   prêtes   à   sonner   le   tocsin   de

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l’incendie, le glas du meurtre.

La ville des commerçants, avec son Rhône, ses ouvriers en soierie

et son transit croisé qui va du nord au sud, de l’ouest à l’est, de Lyon

à Marseille, de Nîmes à Turin.

La ville française, la ville damnée, envieuse d’avoir un roi, jalouse

d’obtenir des libertés et qui frémissait de se sentir terre esclave, terre

des prêtres, ayant le clergé pour seigneur.

Le clergé – non pas le clergé pieux, tolérant, austère au devoir et à

la charité, vivant dans le monde pour le consoler et l’édifier, sans se

mêler à ses joies ni à ses passions – mais le clergé tel que l’avaient

fait  l’intrigue,  l’ambition  et  la  cupidité,  c’est­à­dire  des  abbés de

cour, rivaux des abbés romains, oisifs, libertins, élégants, hardis, rois

de la mode, autocrates des salons, baisant la main des dames dont ils

s’honoraient d’être les sigisbées, donnant leurs mains à baiser aux

femmes du peuple, à qui ils faisaient l’honneur de les prendre pour

maîtresses.

Voulez­vous   un   type   de   ces   abbés­là ?   Prenez   l’abbé   Maury.

Orgueilleux   comme   un   duc,   insolent   comme   un   laquais,   fils   de

cordonnier, plus aristocrate qu’un fils de grand seigneur.

On comprend que ces deux catégories d’habitants, représentant,

l’une l’hérésie, l’autre l’orthodoxie ; l’une le parti français, l’autre le

parti   romain ;   l’une   le   parti   monarchiste   absolu,   l’autre   le   parti

constitutionnel progressif, n’étaient pas des éléments de paix et de

sécurité pour l’ancienne ville pontificale ; on comprend, disons­nous,

qu’au moment où éclata la révolution à Paris et où cette révolution se

manifesta  par la  prise de la  Bastille, les deux  partis, encore  tout

chauds des guerres de religion de Louis XIV, ne restèrent pas inertes

en face l’un de l’autre.

Nous avons dit : Avignon ville de prêtres, ajoutons ville de haines.

Nulle part mieux que dans les couvents on n’apprend à haïr. Le cœur

de l’enfant, partout ailleurs pur de mauvaises passions, naissait là

plein de haines paternelles, léguées de père en fils, depuis huit cents

ans,   et,   après   une   vie   haineuse,   léguait   à   son   tour   l’héritage

diabolique à ses enfants.

Aussi, au premier cri de liberté que poussa la France, la ville

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française se leva­t­elle pleine de joie et d’espérance ; le moment était

enfin venu pour elle de contester tout haut la concession faite par une

jeune reine  mineure, pour racheter ses péchés, d’une  ville,  d’une

province et avec elle d’un demi­million d’âmes. De quel droit ces

âmes avaient­elles été vendues in œternum au plus dur et au plus

exigeant de tous les maîtres, au pontife romain ?

La France allait se réunir au Champ­de­Mars dans l’embrassement

fraternel de la Fédération. N’était­elle pas la France ?

On nomma des députés ; ces députés se rendirent chez le légat et

le prièrent respectueusement de partir.

On lui donnait vingt­quatre heures pour quitter la ville.

Pendant la nuit, les papistes s’amusèrent à pendre à une potence

un mannequin portant la cocarde tricolore.

On dirige le Rhône, on canalise la Durance, on met des digues aux

âpres torrents qui, au moment de la fonte des neiges, se précipitent en

avalanches  liquides des  sommets  du mont  Ventoux. Mais  ce  flot

terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente

rapide des rues d’Avignon, une fois lâché, une fois bondissant, Dieu

lui­même n’a point encore essayé de l’arrêter.

À la vue du mannequin aux couleurs nationales, se balançant au

bout d’une corde, la ville française se souleva de ses fondements en

poussant   des   cris   de   rage.   Quatre   papistes   soupçonnés   de   ce

sacrilège, deux marquis, un bourgeois, un ouvrier, furent arrachés de

leur maison et pendus à la place du mannequin.

C’était le 11 juin 1790.

La   ville   française   tout   entière   écrivit   à   l’Assemblée   nationale

qu’elle se donnait à la France, et avec elle son Rhône, son commerce,

le Midi, la moitié de la Provence.

L’Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction, elle

ne voulait pas se brouiller avec le pape, elle ménageait le roi : elle

ajourna l’affaire.

Dès lors, le mouvement d’Avignon était une révolte, et le pape

pouvait faire d’Avignon ce que la cour eût fait de Paris, après la prise

de la Bastille, si l’Assemblée eût ajourné la proclamation des droits

de l’homme.

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Le pape ordonna d’annuler tout ce qui s’était fait dans le Comtat

Venaissin, de rétablir les privilèges des nobles et du clergé, et de

relever l’inquisition dans toute sa rigueur.

Les décrets pontificaux furent affichés.

Un homme, seul, en plein jour, à la face de tous, osa aller droit à

la muraille où était affiché le décret et l’en arracher.

Il se nommait Lescuyer.

Ce n’était point un jeune homme ; il n’était donc point emporté

par la fougue de l’âge. Non, c’était presque un vieillard qui n’était

même pas du pays ; il était Français, Picard, ardent et réfléchi à la

fois ; ancien notaire, établi depuis longtemps à Avignon.

Ce fut un crime dont Avignon romaine se souvint ; un crime si

grand, que la Vierge en pleura !

Vous le voyez, Avignon, c’est déjà l’Italie. Il lui faut à tout prix

des   miracles ;   et,   si   Dieu   n’en   fait   pas,   il   se   trouve   à   coup   sûr

quelqu’un pour en inventer. Encore faut­il que le miracle soit un

miracle de la  Vierge. La  Vierge est  tout pour l’Italie, cette  terre

poétique. La Madonna, tout l’esprit, tout le cœur, toute la langue des

Italiens est pleine de ces deux mots.

Ce fut dans l’église des Cordeliers que ce miracle se fit.

La foule y accourut.

C’était beaucoup que la Vierge pleurât ; mais un bruit se répandit

en même temps qui mit le comble à l’émotion. Un grand coffre bien

fermé   avait   été   transporté   par   la   ville :   ce   coffre   avait   excité   la

curiosité des Avignonnais. Que pouvait­il contenir ?

Deux heures après, ce n’était plus un coffre dont il était question,

c’étaient dix­huit malles que l’on avait vues se rendant au Rhône.

Quant aux objets qu’elles contenaient, un portefaix l’avait révélé :

c’étaient les effets du mont­de­piété, que le parti français emportait

avec lui en s’exilant d’Avignon.

Les effets du mont­de­piété, c’est­à­dire la dépouille des pauvres.

Plus une ville est misérable, plus le mont­de­piété est riche. Peu

de monts­de­piété pouvaient se vanter d’être aussi riches que celui

d’Avignon.

Ce  n’était  plus une  affaire  d’opinion,  c’était  un vol  et  un  vol

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infâme. Blancs et rouges coururent à l’église des Cordeliers, criant

qu’il fallait que la municipalité leur rendît compte.

Lescuyer était le secrétaire de la municipalité.

Son nom fut jeté à la foule, non pas comme ayant arraché les deux

décrets   pontificaux   – dès   lors   il   y   eût   eu   des   défenseurs –   mais

comme ayant signé l’ordre au gardien du mont­de­piété de laisser

enlever les effets.

On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyer et l’amener à

l’église. On le trouva dans la rue, se rendant à la municipalité. Les

quatre hommes se ruèrent sur lui et le traînèrent dans l’église avec

des cris féroces.

Arrivé là, au lieu d’être dans la maison du Seigneur, Lescuyer

comprit, aux yeux flamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings

étendus   qui   le   menaçaient,   aux   cris   qui   demandaient   sa   mort,

Lescuyer comprit qu’il était dans un de ces cercles de l’enfer oubliés

par Dante.

La seule idée qui lui vint fut que cette haine soulevée contre lui

avait pour cause la mutilation des affiches pontificales ; il monta

dans la chaire, comptant s’en faire une tribune, et, de la voix d’un

homme qui, non seulement ne se reproche rien, mais qui encore est

prêt à recommencer :

— Mes  frères,  dit­il,  j’ai  cru  la  révolution  nécessaire ;  j’ai,  en

conséquence, agi de tout mon pouvoir…

Les fanatiques comprirent que si Lescuyer s’expliquait, Lescuyer

était sauvé.

Ce   n’était   point   cela   qu’il   leur   fallait.   Ils   se   jetèrent   sur   lui,

l’arrachèrent   de   la   tribune,   le   poussèrent   au   milieu   de   la   meute

aboyante, qui l’entraîna vers l’autel en poussant cette espèce de cri

terrible qui tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre,

ce meurtrier zou zou ! particulier à la population avignonnaise.

Lescuyer connaissait ce cri fatal ; il essaya de se réfugier au pied

de l’autel.

Il ne s’y réfugia pas, il y tomba.

Un ouvrier matelassier, armé d’un bâton, venait de lui en asséner

un   si   rude   coup   sur   la   tête,   que   le   bâton   s’était   brisé   en   deux

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morceaux.

Alors on se précipita sur ce pauvre, corps, et, avec ce mélange de

férocité et de gaieté particulier aux peuples du Midi, les hommes, en

chantant, se mirent à lui danser sur le ventre, tandis que les femmes,

afin qu’il expiât les blasphèmes qu’il avait prononcés contre le pape,

lui découpaient, disons mieux, lui festonnaient les lèvres avec leurs

ciseaux.

Et de tout ce groupe effroyable sortait un cri ou plutôt un râle ; ce

râle disait :

— Au nom du ciel ! au nom de la Vierge ! au nom de l’humanité !

tuez­moi tout de suite.

Ce   râle   fut   entendu :   d’un   commun   accord,   les   assassins

s’éloignèrent.   On   laissa   le   malheureux,   sanglant,   défiguré,   broyé,

savourer son agonie.

Elle dura cinq heures pendant lesquelles, au milieu des éclats de

rire, des insultes et des railleries de la foule, ce pauvre corps palpita

sur les marches de l’autel.

Voilà comment on tue à Avignon.

Attendez ; il y a une autre façon encore.

Un homme du parti français eut l’idée d’aller au mont­de­piété et

de s’informer.

Tout y était en bon état, il n’en était pas sorti un couvert d’argent.

Ce   n’était   donc   pas   comme   complice   d’un   vol   que   Lescuyer

venait d’être si cruellement assassiné : c’était comme patriote.

Il y avait en ce moment à Avignon un homme qui disposait de la

populace.

Tous   ces   terribles   meneurs   du   Midi   ont   conquis   une   si   fatale

célébrité,  qu’il  suffit  de  les nommer  pour que  chacun,  même  les

moins lettrés, les connaisse.

Cet homme, c’était Jourdan.

Vantard et menteur, il avait fait croire aux gens du peuple que

c’était lui qui avait coupé le cou au gouverneur de la Bastille.

Aussi l’appelait­on Jourdan Coupe­Tête. Ce n’était pas son nom :

il s’appelait Mathieu Jouve.

Il n’était pas Provençal, il était du Puy­en­Velay. Il avait d’abord

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été muletier sur ces âpres hauteurs qui entourent sa ville natale, puis

soldat sans guerre, la guerre l’eût peut­être rendu plus humain ; puis

cabaretier à Paris.

À Avignon, il était marchand de garance.

Il réunit trois cents hommes, s’empara des portes de la ville, y

laissa la moitié de sa troupe, et, avec le reste, marcha sur l’église des

Cordeliers, précédé de deux pièces de canon.

Il les mit en batterie devant l’église et tira tout au hasard.

Les   assassins   se   dispersèrent   comme   une   nuée   d’oiseaux

effarouchés, laissant quelques morts sur les degrés de l’église.

Jourdan et ses hommes enjambèrent par­dessus les cadavres et

entrèrent dans le saint lieu.

Il   n’y   restait   plus   que   la   Vierge   et   le   malheureux   Lescuyer

respirant encore.

Jourdan et ses camarades se gardèrent bien d’achever Lescuyer :

son agonie était un suprême moyen d’excitation. Ils prirent ce reste

de   vivant,   ces   trois   quarts   de   cadavre,   et   l’emportèrent   saignant,

pantelant, râlant.

Chacun fuyait à cette vue, fermant portes et fenêtres.

Au bout d’une heure, Jourdan et ses trois cents hommes étaient

maîtres de la ville.

Lescuyer était mort, mais peu importait ; on n’avait plus besoin de

son agonie.

Jourdan profita de la terreur qu’il inspirait, et arrêta ou fit arrêter

quatre­vingts personnes à peu près, assassins ou prétendus assassins

de Lescuyer.

Trente peut­être n’avaient pas même mis le pied dans l’église ;

mais,   quand   on   trouve   une   bonne   occasion   de   se   défaire   de   ses

ennemis, il faut en profiter ; les bonnes occasions sont rares.

Ces   quatre­vingts   personnes   furent   entassées   dans   la   tour

Trouillas.

On l’a appelée historiquement la tour de la Glacière.

Pourquoi donc changer ce nom de la tour Trouillas ? Le nom est

immonde et va bien à l’immonde action qui devait s’y passer.

C’était le théâtre de la torture inquisitionnelle.

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Aujourd’hui encore on y voit, le long des murailles, la grasse suie

qui montait avec la fumée du bûcher où se consumaient les chairs

humaines ;   aujourd’hui   encore,  on  vous  montre   le  mobilier  de  la

torture précieusement conservé : la chaudière, le four, les chevalets,

les chaînes, les oubliettes et jusqu’à des vieux ossements, rien n’y

manque.

Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément V, que l’on enferma les

quatre­vingts prisonniers.

Ces   quatre­vingts   prisonniers   faits   et   enfermés   dans   la   tour

Trouillas, on en fut bien embarrassé.

Par qui les faire juger ?

Il n’y avait de tribunaux légalement constitués que les tribunaux

du pape.

Faire tuer ces malheureux comme ils avaient tué Lescuyer ?

Nous avons dit qu’il y en avait un tiers, une moitié peut­être, qui

non seulement n’avaient point pris part à l’assassinat, mais qui même

n’avaient pas mis le pied dans l’église.

Les faire tuer ! La tuerie passerait sur le compte des représailles.

Mais pour tuer ces quatre­vingts personnes, il fallait un certain

nombre de bourreaux.

Une espèce de tribunal, improvisé par Jourdan, siégeait dans une

des salles du palais : il avait un greffier nommé Raphel, un président

moitié Italien, moitié Français, orateur en patois populaire, nommé

Barbe Savournin de la Roua ; puis trois ou quatre pauvres diables ;

un boulanger, un charcutier ; les noms se perdent dans l’infimité des

conditions.

C’étaient ces gens­là qui criaient :

— Il faut les tuer tous ; s’il s’en sauvait un seul, il servirait de

témoin.

Mais, nous l’avons dit, les tueurs manquaient.

À peine avait­on sous la main une vingtaine d’hommes dans la

cour, tous appartenant au petit peuple d’Avignon : un perruquier, un

cordonnier pour femmes, un savetier, un maçon, un menuisier ; tout

cela   armé   à   peine,   au   hasard,   l’un   d’un   sabre,   l’autre   d’une

baïonnette, celui­ci d’une barre de fer, celui­là d’un morceau de bois

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durci au feu.

Tous ces gens­là refroidis par une fine pluie d’octobre.

Il était difficile d’en faire des assassins.

Bon ! rien est­il difficile au diable ?

Il y a, dans ces sortes d’événements, une heure où il semble que

Dieu abandonne la partie.

Alors, c’est le tour du démon.

Le démon entra en personne dans cette cour froide et boueuse.

Il avait revêtu l’apparence, la forme, la figure d’un apothicaire du

pays,   nommé   Mendes :   il   dressa   une   table   éclairée   par   deux

lanternes ;   sur   cette   table,   il   déposa   des   verres,   des   brocs,   des

cruches, des bouteilles.

Quel   était   l’infernal   breuvage   renfermé   dans   ces   mystérieux

récipients, aux formes bizarres ? On l’ignore, mais l’effet en est bien

connu.

Tous ceux qui burent de la liqueur diabolique se sentirent pris

soudain d’une rage fiévreuse, d’un besoin de meurtre et de sang. Dès

lors, on n’eut plus qu’à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans le

cachot.

Le massacre dura toute la nuit : toute la nuit, des cris, des plaintes,

des râles de mort furent entendus dans les ténèbres.

On tua tout, on égorgea tout, hommes et femmes ; ce fut long : les

tueurs, nous l’avons dit, étaient ivres et mal armés.

Cependant ils y arrivèrent.

Au milieu des tueurs, un enfant se faisait remarquer par sa cruauté

bestiale, par sa soif immodérée de sang.

C’était le fils de Lescuyer.

Il tuait, et puis tuait encore ; il se vanta d’avoir à lui seul, de sa

main enfantine, tué dix hommes et quatre femmes.

— Bon ! je puis tuer à mon aise, disait­il : je n’ai pas quinze ans,

on ne me fera rien.

À   mesure   qu’on   tuait,   on   jetait   morts   et   blessés,   cadavres   et

vivants, dans la tour Trouillas ; ils tombaient de soixante pieds de

haut ; les hommes y furent jetés d’abord, les femmes ensuite. Il avait

fallu   aux   assassins   le   temps   de   violer   les   cadavres   de   celles   qui

19

étaient jeunes et jolies.

À neuf heures du matin, après douze heures de massacres, une

voix criait encore du fond de ce sépulcre :

— Par grâce ! venez m’achever, je ne puis mourir.

Un homme, l’armurier Bouffier se pencha dans le trou et regarda ;

les autres n’osaient.

— Qui crie donc ? demandèrent­ils.

— C’est Lami, répondit Bouffier.

Puis, quand il fut au milieu des autres :

— Eh bien, firent­ils, qu’as­tu vu au fond ?

— Une drôle de marmelade, dit­il : tout pêle­mêle, des hommes et

des femmes, des prêtres et des jolies filles, c’est à crever de rire.

« Décidément c’est une vilaine chenille que l’homme !… » disait

le comte de Monte­Cristo à M. de Villefort.

Eh   bien,   c’est   dans   la   ville   encore   sanglante,   encore   chaude,

encore émue de ces derniers massacres, que nous allons introduire les

deux personnages principaux de notre histoire.

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I : UNE TABLE D’HÔTE

Le   9   octobre   de   l’année   1799,   par   une   belle   journée   de   cet

automne méridional qui fait, aux deux extrémités de la Provence,

mûrir les oranges d’Hyères et les raisins de Saint­Péray, une calèche

attelée de trois chevaux de poste traversait à fond de train le pont jeté

sur la Durance, entre Cavaillon et Château­Renard, se dirigeant sur

Avignon, l’ancienne ville papale, qu’un décret du 25 mai 1791 avait,

huit ans auparavant, réunie à la France, réunion confirmée par le

traité signé, en 1797, à Tolentino, entre le général Bonaparte et le

pape Pie VI.

La   voiture   entra   par   la   porte   d’Aix,   traversa   dans   toute   sa

longueur,   et   sans   ralentir   sa   course,   la   ville   aux   rues   étroites   et

tortueuses, bâtie tout à la fois contre le vent et contre le soleil, et alla

s’arrêter à cinquante pas de la porte d’Oulle,  à l’hôtel du Palais­

Égalité, que l’on commençait tout doucement à rappeler l’hôtel du

Palais­Royal, nom qu’il avait porté autrefois et qu’il porte encore

aujourd’hui.

Ces  quelques  mots,   presque   insignifiants,  à  propos  du  titre  de

l’hôtel devant lequel s’arrêtait la chaise de poste sur laquelle nous

avons les yeux fixés, indiquent assez bien l’état où était la France

sous ce gouvernement de réaction thermidorienne que l’on appelait le

Directoire.

Après la lutte révolutionnaire qui s’était accomplie du 14 juillet

1789 au 9 thermidor 1794 ; après les journées des 5 et 6 octobre, du

21   juin,   du   10   août,   des   2   et   3   septembre,   du   21   mai,   du   29

thermidor, et du 1er prairial ; après avoir vu tomber la tête du roi et

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de ses juges, de la reine et de son accusateur, des Girondins et des

Cordeliers, des modérés et des Jacobins, la France avait éprouvé la

plus effroyable et la plus nauséabonde de toutes les lassitudes, la

lassitude du sang !

Elle  en   était   donc  revenue,   sinon  au  besoin  de   la  royauté,   du

moins au désir d’un gouvernement fort, dans lequel elle pût mettre sa

confiance, sur lequel elle pût s’appuyer, qui agît pour elle et qui lui

permît de se reposer elle­même pendant qu’il agissait.

À la place de ce gouvernement vaguement désiré, elle avait le

faible et irrésolu Directoire, composé pour le moment du voluptueux

Barras,   de   l’intrigant   Sieyès,   du   brave   Moulins,   de   l’insignifiant

Roger Ducos et de l’honnête, mais un peu trop naïf, Gohier.

Il en résultait une dignité médiocre au­dehors et une tranquillité

fort contestable au dedans.

Il est vrai qu’au moment où nous en sommes arrivés, nos armées,

si glorieuses pendant les campagnes épiques de 1796 et 1797, un

instant refoulées vers la France par l’incapacité de Scherer à Vérone

et   à   Cassano,   et   par   la   défaite   et   la   mort   de   Joubert   à   Novi,

commencent  à  reprendre  l’offensive.  Moreau  a  battu  Souvaroff  à

Bassignano ; Brune a battu le duc d’York et le général Hermann à

Bergen ; Masséna a anéanti les Austro­Russes à Zurich ; Korsakov

s’est sauvé à grand­peine et l’Autrichien Hotz ainsi que trois autres

généraux ont été tués, et cinq faits prisonniers.

Masséna a sauvé la France à Zurich, comme, quatre­vingt­dix ans

auparavant, Villars l’avait sauvée à Denain.

Mais, à l’intérieur, les affaires n’étaient point en si bon état, et le

gouvernement directorial était, il faut le dire, fort embarrassé entre la

guerre de la Vendée et les brigandages du Midi, auxquels, selon son

habitude, la population avignonnaise était loin de rester étrangère.

Sans doute, les deux voyageurs qui descendirent de la chaise de

poste,   arrêtée   à   la   porte   de   l’hôtel   du   Palais­Royal,   avaient­ils

quelque   raison   de   craindre   la   situation   d’esprit   dans   laquelle   se

trouvait la population, toujours agitée, de la ville papale, car, un peu

au­dessus d’Orgon, à l’endroit où trois chemins se présentent aux

voyageurs   – l’un   conduisant   à   Nîmes,   le   second   à   Carpentras,   le

22

troisième à Avignon – le postillon avait arrêté ses chevaux, et, se

retournant, avait demandé :

— Les citoyens passent­ils par Avignon ou par Carpentras ?

— Laquelle des deux routes est la plus courte ? avait demandé,

d’une voix brève et stridente, l’aîné des deux voyageurs, qui, quoique

visiblement plus vieux de quelques mois, était à peine âgé de trente

ans.

— Oh ! la route d’Avignon, citoyen, d’une bonne lieue et demie

au moins.

— Alors, avait­il répondu, suivons la route d’Avignon.

Et la voiture avait repris un galop qui annonçait que les citoyens

voyageurs, comme les appelait le postillon, quoique la qualification

de monsieur commençât à rentrer dans la conversation, payaient au

moins trente sous de guides.

Ce même désir de ne point perdre de temps se manifesta à l’entrée

de l’hôtel.

Ce fut toujours le plus âgé des deux voyageurs qui, là comme sur

la route, prit la parole. Il demanda si l’on pouvait dîner promptement,

et la forme dont était faite la demande indiquait qu’il était prêt à

passer sur bien des exigences gastronomiques, pourvu que le repas

demandé fût promptement servi.

— Citoyen,   répondit   l’hôte   qui,   au   bruit   de   la   voiture,   était

accouru, la serviette à la main, au­devant des voyageurs, vous serez

rapidement et convenablement servis dans votre chambre ; mais si je

me permettais de vous donner un conseil…

Il hésita.

— Oh ! donnez ! donnez ! dit le plus jeune des deux voyageurs,

prenant la parole pour la première fois.

— Eh  bien,  ce  serait  de  dîner  tout  simplement   à  table  d’hôte,

comme   fait   en   ce   moment   le   voyageur   qui   est   attendu   par   cette

voiture tout attelée ; le dîner y est excellent et tout servi.

L’hôte,   en   même   temps,   montrait   une   voiture   organisée   de   la

façon la plus confortable, et attelée, en effet, de deux chevaux qui

frappaient du pied tandis que le postillon prenait patience, en vidant,

sur le bord de la fenêtre, une bouteille de vin de Cahors.

23

Le premier mouvement de celui à qui cette offre était faite fut

négatif ; cependant, après une seconde de réflexion, le plus âgé des

deux   voyageurs,   comme   s’il   fut   revenu   sur   sa   détermination

première, fit un signe interrogateur à son compagnon.

Celui­ci répondit d’un regard qui signifiait : « Vous savez bien

que je suis à vos ordres. »

— Eh   bien,   soit,   dit   celui   qui   paraissait   chargé   de   prendre

l’initiative, nous dînerons à table d’hôte.

Puis, se retournant vers le postillon qui, chapeau bas, attendait ses

ordres :

— Que dans une demi­heure au plus tard, dit­il, les chevaux soient

à la voiture.

Et, sur l’indication du maître d’hôtel, tous deux entrèrent dans la

salle à manger, le plus âgé des deux marchant le premier, l’autre le

suivant.

On   sait   l’impression   que   produisent,   en   général,   de   nouveaux

venus à une table d’hôte. Tous les regards se tournèrent vers les

arrivants ;   la   conversation,   qui   paraissait   assez   animée,   fut

interrompue.

Les convives se composaient des habitués de l’hôtel, du voyageur

dont la voiture attendait tout attelée à la porte, d’un marchand de vin

de Bordeaux en séjour momentané à Avignon pour les causes que

nous allons dire, et d’un certain nombre de voyageurs se rendant de

Marseille à Lyon par la diligence.

Les nouveaux arrivés saluèrent la société d’une légère inclination

de tête, et se placèrent à l’extrémité de la table, s’isolant des autres

convives par un intervalle de trois ou quatre couverts.

Cette espèce de réserve aristocratique redoubla la curiosité dont ils

étaient   l’objet ;   d’ailleurs,   on   sentait   qu’on   avait   affaire   à   des

personnages d’une incontestable distinction, quoique leurs vêtements

fussent de la plus grande simplicité.

Tous deux portaient la botte  à retroussis sur la culotte courte,

l’habit à longues basques, le surtout de voyage et le chapeau à larges

bords, ce qui était à peu près le costume de tous les jeunes gens de

l’époque ; mais ce qui les distinguait des élégants de Paris et même

24

de la province, c’étaient leurs cheveux, longs et plats, et leur cravate

noire serrée autour du cou, à la façon des militaires.

Les muscadins – c’était le nom que l’on donnait alors aux jeunes

gens   à   la   mode –   les   muscadins   portaient   les   oreilles   de   chien

bouffant aux deux tempes, les cheveux retroussés en chignon derrière

la   tête,   et   la   cravate   immense   aux   longs   bouts   flottants   et   dans

laquelle s’engouffrait le menton. Quelques­uns poussaient la réaction

jusqu’à la poudre.

Quant   au   portrait   des   deux   jeunes   gens,   il   offrait   deux   types

complètement opposés.

Le plus âgé des deux, celui qui plusieurs fois avait, nous l’avons

déjà   remarqué,   pris   l’initiative,   et   dont   la   voix,   même   dans   ses

intonations   les   plus   familières,   dénotait   l’habitude   du

commandement, était, nous l’avons dit, un homme d’une trentaine

d’années, aux cheveux noirs séparés sur le milieu du front, plats et

tombant le long des tempes jusque sur ses épaules. Il avait le teint

basané de l’homme qui a voyagé dans les pays méridionaux, les

lèvres minces, le nez droit, les dents blanches, et ces yeux de faucon

que Dante donne à César.

Sa taille était plutôt petite que grande, sa main était délicate, son

pied fin et élégant ; il avait dans les manières une certaine gêne qui

indiquait qu’il portait en ce moment un costume dont il n’avait point

l’habitude, et quand il avait parlé, si l’on eût été sur les bords de la

Loire au lieu d’être sur les bords du Rhône, son interlocuteur aurait

pu   remarquer   qu’il   avait   dans   la   prononciation   un   certain   accent

italien.

Son compagnon paraissait de trois ou quatre ans moins âgé que

lui.

C’était un beau jeune homme au teint rose, aux cheveux blonds,

aux yeux bleu clair, au nez ferme et droit, au menton prononcé, mais

presque imberbe.

Il   pouvait   avoir   deux   pouces   de  plus   que   son   compagnon,   et,

quoique d’une taille au­dessus de la moyenne, il semblait si bien pris

dans   tout   son   ensemble,   si   admirablement   libre   dans   tous   ses

mouvements, qu’on devinait qu’il devait être, sinon d’une force, au

25

moins d’une agilité et d’une adresse peu communes.

Quoique mis de la même façon, quoique se présentant sur le pied

de   l’égalité,   il   paraissait   avoir   pour   le   jeune   homme   brun   une

déférence   remarquable,   qui,   ne   pouvant   tenir   à   l’âge,   tenait   sans

doute   à   une   infériorité   dans   la   condition   sociale.   En   outre,   il

l’appelait citoyen, tandis que son compagnon l’appelait simplement

Roland.

Ces remarques, que nous faisons pour initier plus profondément le

lecteur à notre récit, ne furent probablement point faites dans toute

leur étendue par les convives de la table d’hôte ; car, après quelques

secondes d’attention données aux  nouveaux venus, les regards se

détachèrent d’eux, et la conversation, un instant interrompue, reprit

son cours.

Il faut avouer qu’elle portait sur un sujet des plus intéressants pour

des   voyageurs :   il   était   question   de   l’arrestation   d’une   diligence

chargée   d’une   somme   de   soixante   mille   francs   appartenant   au

gouvernement. L’arrestation avait eu lieu, la veille, sur la route de

Marseille à Avignon, entre Lambesc et Pont­Royal.

Aux   premiers   mots   qui   furent   dits   sur   l’événement,   les   deux

jeunes gens prêtèrent l’oreille avec un véritable intérêt.

L’événement avait eu lieu sur la route même qu’ils venaient de

suivre, et celui qui le racontait était un des acteurs principaux de cette

scène de grand chemin.

C’était le marchand de vin de Bordeaux.

Ceux   qui   paraissaient   le   plus   curieux   de   détails   étaient   les

voyageurs de la diligence qui venait d’arriver et qui allait repartir.

Les autres convives, ceux qui appartenaient à la localité, paraissaient

assez   au   courant   de   ces   sortes   de   catastrophes   pour   donner   eux­

mêmes des détails, au lieu d’en recevoir.

— Ainsi,   citoyen,   disait   un   gros   monsieur   contre   lequel   se

pressait, dans sa terreur, une femme grande, sèche et maigre, vous

dites que c’est sur la route même que nous venons de suivre que le

vol a eu lieu ?

— Oui,   citoyen,   entre   Lambesc   et   Pont­Royal.   Avez­vous

remarqué  un endroit  où la  route  monte  et  se resserre  entre  deux

26

monticules ? Il y a là une foule de rochers.

— Oui, oui, mon ami, dit la femme en serrant le bras de son mari,

je, l’ai remarqué ; j’ai même dit, tu dois t’en souvenir : « Voici un

mauvais endroit, j’aime mieux y passer de jour que de nuit. »

— Oh ! madame, dit un jeune homme dont la voix affectait le

parler   grasseyant   de   l’époque,   et   qui,   dans   les   temps   ordinaires,

paraissait exercer sur la table d’hôte la royauté de la conversation,

vous savez que, pour MM. Les compagnons de Jéhu il n’y a ni jour

ni nuit.

— Comment ! citoyen, demanda la dame encore plus effrayée,

c’est en plein jour que vous avez été arrêté ?

— En plein jour, citoyenne, à dix heures du matin.

— Et combien étaient­ils ? demanda le gros monsieur.

— Quatre, citoyen.

— Embusqués sur la route ?

— Non ;   ils   sont   arrivés   à   cheval,   armés   jusqu’aux   dents   et

masqués.

— C’est leur habitude, dit le jeune habitué de la table d’hôte ; ils

ont dit, n’est­ce pas : « Ne vous défendez point, il ne vous sera fait

aucun mal, nous n’en voulons qu’à l’argent du gouvernement. »

— Mot pour mot, citoyen.

— Puis, continua celui qui paraissait si bien renseigné, deux sont

descendus   de   cheval,   ont   jeté   la   bride   de   leurs   chevaux   à   leurs

compagnons et ont sommé le conducteur de leur remettre l’argent.

— Citoyen, dit le gros homme émerveillé, vous racontez la chose

comme si vous l’aviez vue.

— Monsieur   y   était   peut­être,   dit   un   des   voyageurs,   moitié

plaisantant, moitié doutant.

— Je ne sais, citoyen, si, en disant cela, vous avez l’intention de

me dire une impolitesse, fit insoucieusement le jeune homme qui

venait si complaisamment et si pertinemment en aide au narrateur ;

mais   mes   opinions   politiques   font   que   je   ne   regarde   pas   votre

soupçon   comme   une   insulte.   Si   j’avais   eu   le   malheur   d’être   du

nombre de ceux qui étaient attaqués, ou l’honneur d’être du nombre

de ceux qui attaquaient, je le dirais aussi franchement dans un cas

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que dans l’autre ; mais, hier matin, à dix heures, juste au moment où

l’on   arrêtait   la   diligence   à   quatre   lieues   d’ici,   je   déjeunais

tranquillement à cette même place, et justement, tenez, avec les deux

citoyens qui me font en ce moment l’honneur d’être placés à ma

droite et à ma gauche.

— Et, demanda le plus jeune des deux voyageurs qui venaient de

prendre place à table, et que son compagnon désignait sous le nom de

Roland, et combien étiez­vous d’hommes dans la diligence ?

— Attendez ;   je   crois   que   nous   étions…   oui,   c’est   cela,   nous

étions sept hommes et trois femmes.

— Sept hommes, non compris le conducteur ? répéta Roland.

— Bien entendu.

— Et, à sept hommes, vous vous êtes laissés dévaliser par quatre

bandits ? Je vous en fais mon compliment, messieurs.

— Nous savions à qui nous avions affaire, répondit le marchand

de vin, et nous n’avions garde de nous défendre.

— Comment ! répliqua le jeune homme, à qui vous aviez affaire ?

mais vous aviez affaire, ce me semble, à des voleurs, à des bandits !

— Point du tout : ils s’étaient nommés.

— Ils s’étaient nommés ?

— Ils avaient dit : « Messieurs, il est inutile de vous défendre ;

mesdames, n’ayez pas peur ; nous ne sommes pas des brigands, nous

sommes des compagnons de Jéhu. »

— Oui, dit le jeune homme de la table d’hôte, ils préviennent pour

qu’il n’y ait pas de méprise, c’est leur habitude.

— Ah çà ! dit Roland, qu’est­ce que c’est donc que ce Jéhu qui a

des compagnons si polis ? Est­ce leur capitaine ?

— Monsieur, dit un homme dont le costume avait quelque chose

d’un prêtre sécularisé et qui paraissait, lui aussi, non seulement un

habitué de la table d’hôte, mais encore un initié aux mystères de

l’honorable corporation dont on était en train de discuter les mérites,

si vous étiez plus versé que vous ne paraissez l’être dans la lecture

des Écritures saintes, vous sauriez qu’il y a quelque chose comme

deux mille six cents ans que ce Jéhu est mort, et que, par conséquent,

il ne peut arrêter, à l’heure qu’il est, les diligences sur les grandes

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routes.

— Monsieur l’abbé, répondit Roland qui avait reconnu l’homme

d’Église, comme, malgré le ton aigrelet avec lequel vous parlez, vous

paraissez   fort   instruit,   permettez   à   un   pauvre   ignorant   de   vous

demander quelques détails sur ce Jéhu mort il y a eu deux mille six

cents ans, et qui, cependant, a l’honneur d’avoir des compagnons qui

portent son nom.

— Jéhu ! répondit l’homme d’Église du même ton vinaigré, était

un roi d’Israël, sacré par Élisée, sous la condition de punir les crimes

de la maison d’Achab et de Jézabel, et de mettre à mort tous les

prêtres de Baal.

— Monsieur l’abbé, répliqua en riant le jeune homme, je vous

remercie de l’explication : je ne doute point qu’elle ne soit exacte et

surtout très savante ; seulement, je vous avoue qu’elle ne m’apprend

pas grand­chose.

— Comment, citoyen, dit l’habitué de la table d’hôte, vous ne

comprenez pas que Jéhu, c’est Sa Majesté Louis XVIII, sacré sous la

condition de punir les crimes de la Révolution et de mettre à mort les

prêtres   de   Baal,   c’est­à­dire   tous   ceux   qui   ont   pris   une   part

quelconque à cet abominable état de choses que, depuis sept ans, on

appelle la République ?

— Oui­da ! fit le jeune homme ; si fait, je comprends. Mais, parmi

ceux   que   les   compagnons   de   Jéhu   sont   chargés   de   combattre,

comptez­vous   les   braves   soldats   qui   ont   repoussé   l’étranger   des

frontières de France, et les illustres généraux qui ont commandé les

armées du Tyrol, de Sambre­et­Meuse et d’Italie ?

— Mais sans doute, ceux­là les premiers et avant tout.

Les yeux du jeune homme lancèrent un éclair ; sa narine se dilata,

ses   lèvres   se   serrèrent :   il   se   souleva   sur   sa   chaise ;   mais   son

compagnon le tira par son habit et le fit rasseoir, tandis que, d’un seul

regard, il lui imposait silence.

Puis   celui   qui   venait   de   donner   cette   preuve   de   sa   puissance,

prenant la parole pour la première fois :

— Citoyen, dit­il, s’adressant au jeune homme de la table d’hôte,

excusez deux voyageurs qui arrivent du bout du monde, comme qui

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dirait de l’Amérique ou de l’Inde, qui ont quitté la France depuis

deux ans, qui ignorent complètement ce qui s’y passe, et qui sont

désireux de s’instruire.

— Mais, comment donc, répondit celui auquel ces paroles étaient

adressées, c’est trop juste, citoyen ; interrogez et l’on vous répondra.

— Eh bien, continua le jeune homme brun à l’œil d’aigle, aux

cheveux noirs et plats, au teint granitique, maintenant que je sais ce

que c’est Jéhu et dans quel but sa compagnie est instituée, je voudrais

savoir ce que ses compagnons font de l’argent qu’ils prennent.

— Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, citoyen ; vous savez qu’il est

fort question de la restauration de la monarchie bourbonienne ?

— Non, je ne le savais pas, répondit le jeune homme brun d’un

ton qu’il essayait inutilement de rendre naïf ; j’arrive, comme je vous

l’ai dit, du bout du monde.

— Comment ! vous ne saviez pas cela ? eh bien, dans six mois ce

sera un fait accompli.

— Vraiment !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, citoyen.

Les deux jeunes gens à la tournure militaire échangèrent entre eux

un regard et un sourire, quoique le jeune blond parût sous le poids

d’une vive impatience.

Leur interlocuteur continua :

— Lyon est le quartier général de la conspiration, si toutefois on

peut appeler conspiration un complot qui s’organise au grand jour ; le

nom de gouvernement provisoire conviendrait mieux.

— Eh bien, citoyen, dit le jeune homme brun avec une politesse

qui   n’était   point   exempte   de   raillerie,   disons   gouvernement

provisoire.

— Ce gouvernement provisoire a son état­major et ses armées.

— Bah ! son état­major, peut­être… mais ses armées…

— Ses armées, je le répète.

— Où sont­elles ?

— Il y en a une qui s’organise dans les montagnes d’Auvergne,

sous les ordres de M. de Chardon ; une autre dans les montagnes du

Jura,  sous  les ordres  de M. Teyssonnet ;  enfin,  une  troisième  qui

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fonctionne,   et   même   assez   agréablement   à   cette   heure,   dans   la

Vendée,   sous   les   ordres   d’Escarboville,   d’Achille   Leblond   et   de

Cadoudal.

— En   vérité,   citoyen,   vous   me   rendez   un   véritable   service   en

m’apprenant   toutes   ces   nouvelles.   Je   croyais   les   Bourbons

complètements résignés à l’exil ; je croyais la police faite de manière

qu’il n’existât ni comité provisoire royaliste dans les grandes villes,

ni   bandits   sur   les   grandes   routes.   Enfin,   je   croyais   la   Vendée

complètement pacifiée par le général Hoche.

Le jeune homme auquel s’adressait cette réponse éclata de rire.

— Mais d’où venez­vous ? s’écria­t­il, d’où venez­vous ?

— Je vous l’ai dit, citoyen, du bout du monde.

— On le voit.

Puis continuant :

— Eh   bien,   vous   comprenez   dit­il,   les   Bourbons   ne   sont   pas

riches ; les émigrés dont on a vendu les biens, sont ruinés ; il est

impossible d’organiser deux armées et d’en entretenir une troisième

sans argent. On était embarrassé ; il n’y avait que la République qui

pût solder ses ennemis : or, il n’était pas probable qu’elle s’y décidât

de   gré   à   gré ;   alors,   sans   essayer   avec   elle   cette   négociation

scabreuse, on jugea qu’il était plus court de lui prendre son argent

que de le lui demander.

— Ah ! je comprends enfin.

— C’est bien heureux.

— Les   compagnons   de   Jéhu   sont   les   intermédiaires   entre   la

République   et   la   contre­révolution,   les   percepteurs   des   généraux

royalistes.

— Oui ; ce n’est plus un vol, c’est une opération militaire, un fait

d’armes comme un autre.

— Justement, citoyen, vous y  êtes, et vous voilà sur ce point,

maintenant, aussi savant que nous.

— Mais, glissa timidement le marchand de vin de Bordeaux, si

MM. les compagnons de Jéhu – remarquez que je n’en dis aucun

mal – si MM. Les compagnons de Jéhu n’en veulent qu’à l’argent du

gouvernement…

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— À l’argent du gouvernement, pas à d’autre ; il est sans exemple

qu’ils aient dévalisé un particulier.

— Sans exemple ?

— Sans exemple.

— Comment   se   fait­il   alors   que,   hier,   avec   l’argent   du

gouvernement, ils aient emporté un group de deux cents louis qui

m’appartenait ?

— Mon   cher   Monsieur,   répondit   le   jeune   homme   de   la   table

d’hôte, je vous ai déjà dit qu’il y avait là quelque erreur, et qu’aussi

vrai que je m’appelle Alfred de Barjols, cet argent vous sera rendu un

jour ou l’autre.

Le marchand de vin poussa un soupir et secoua la tête en homme

qui, malgré l’assurance qu’on lui donne, conserve encore quelques

doutes.

Mais, en ce moment, comme si l’engagement pris par le jeune

noble, qui venait de révéler sa condition sociale en disant son nom,

avait éveillé la délicatesse de ceux pour lesquels il se portait garant,

un cheval s’arrêta à la porte, on entendit des pas dans le corridor, la

porte de la salle à manger s’ouvrit, et un homme masqué et armé

jusqu’aux dents parut sur le seuil.

— Messieurs, dit­il au milieu du profond silence causé par son

apparition, y a­t­il parmi vous un voyageur nommé Jean Picot, qui se

trouvait hier dans la diligence qui a  été arrêtée entre Lambesc et

Pont­Royal ?

— Oui, dit le marchand de vin tout étonné.

— C’est vous ? demanda l’homme masqué.

— C’est moi.

— Ne vous a­t­il rien été pris ?

— Si fait, il m’a été pris un group de deux cents louis que j’avais

confié au conducteur.

— Et   je   dois   même   dire,   ajouta   le   jeune   noble,   qu’à   l’instant

même monsieur en parlait et le regardait comme perdu.

— Monsieur   avait   tort,   dit   l’inconnu   masqué,   nous   faisons   la

guerre au gouvernement et non aux particuliers ; nous sommes des

partisans et non des voleurs. Voici vos deux cents louis, monsieur, et

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si pareille erreur arrivait à l’avenir, réclamez et recommandez­vous

du nom de Morgan.

À ces mots, l’homme masqué déposa un sac d’or à la droite du

marchand de vin, salua courtoisement les convives de la table d’hôte

et   sortit,   laissant   les   uns   dans   la   terreur   et   les   autres   dans   la

stupéfaction d’une pareille hardiesse.

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