Le Chien, son maître et les parents proches - Tagbumgyal Tagbumgyal - E-Book

Le Chien, son maître et les parents proches E-Book

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Beschreibung

Ces trois textes font partie d’un cycle de nouvelles dont le personnage récurrent est un chien.
Le Chien, son maître et les parents proches débute par une transgression lorsque Köntho met à la porte sa mère afin d’accueillir sa jeune épouse. Scandalisés, les anciens s’offusquent et le traitent de « chien ». Köntho rétorque qu’il est en effet la réincarnation d’une « chienne rouge ». Chacun se souvient alors d’événements traumatisants survenus une vingtaine d’année plus tôt : un cas de rage avait conduit les autorités à tuer tous les chiens. Un aller-retour entre les excès sanguinaires de la Révolution culturelle et ces minuscules péripéties constituent le fil du récit.
Journal de l’adoption d’un hapa tend vers le fantastique grotesque en mettant en scène un narrateur, petit fonctionnaire, et un pékinois doué de parole, le hapa. Ayant délaissé son précédent maître, ce chien est adopté par le narrateur qui l’emploie dans son service. Il manigance alors pour grimper dans la hiérarchie. La très fine description d’une société où les luttes de pouvoir, l’hypocrisie et la flagornerie sont omniprésentes donne toute sa saveur à ce récit.
Dans Le vieux chien s’est soûlé, le narrateur est un enfant dont la famille vit de l’élevage de moutons. Fils unique, il devra succéder au père, ce qui rend dispensable sa présence sur les bancs de l’école. Si l’intrigue est ténue (l’enfant veut sauver son chien), le texte oppose habilement les manipulations des adultes à la fraîcheur un peu rouée de l’enfant qui pointe les contradictions des grandes personnes et les travers d’une société où cupidité et impératif de « développement économique » n’épargnent rien ni personne.
On pourrait voir en Tagbumgyal un écrivain réaliste s’autorisant quelques touches de fantastique. Mais dans son univers, parler des chiens, c’est parler des hommes. De fait, il a un sens aigu de l’observation. La narration est imagée, portée par une écriture cinématographique, des détails où perce son humour. Ni héros ni épopée ici, mais des sentiments étriqués, des situations ridicules, de petites lâchetés ou des trahisons ordinaires pour révéler les rouages néfastes d’une société où seuls l’exercice du pouvoir et les intérêts particuliers prévalent. Ces faits et gestes peuvent se mêler au cours de l’histoire, comme dans Le Chien, son maître et les parents proches, mais c’est pour mieux en souligner le caractère dérisoire. Car Tagbumgyal est avant tout un écrivain, non un idéologue. Sa subjectivité ne laisse dans l’ombre rien de la nature humaine ; sa critique de la religion est indulgente, son observation de la société malicieuse, et l’histoire tragique de son pays n’est évoquée qu’au moyen d’une distance ironique. C’est par cet art de l’ambiguïté que Tagbumgyal laisse toute liberté d’interprétation au lecteur.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Tagbumgyal naît en 1966 dans la région appelée Amdo en tibétain et qui correspond en partie à la province du Qinghai. Il grandit auprès de pasteurs nomades ayant subi l’annexion à la Chine de Mao Zedong. Tagbumgyal a cependant accès à quelques ouvrages, tels que L’épopée de Gésar ou Les contes facétieux du cadavre, qui lui font découvrir la littérature traditionnelle de son pays. Après la Révolution culturelle, il intègre une école de formation des maîtres dont il sort diplômé en 1986. Il y côtoie une première génération d’écrivains. Dès la fin de ses études, il enseigne le tibétain tout en écrivant et devient l’un des écrivains les plus respectés du Tibet, auteur de deux romans et de nouvelles dont la plupart ont été publiées dans des revues littéraires avant de l’être en recueils. Un colloque lui a été consacré en 2012 à l’Université des minorités de Pékin. Son œuvre a été en partie traduite en chinois, en japonais, mais aussi en allemand, en anglais et en français.

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Le chien, son maître Et les parents proches

Tagbumgyal

Le chien, son maître et les parents proches

Traduit du tibétain et postfacé par Véronique Gossot

Éditions Intervalles

Le chien, son maître Et les parents proches

Le Maître compatissant a enseigné qu’il n’est pas d’être vivant qui n’ait été notre mère1. Ce glorieux enseignement de notre glorieux Maître, qu’il est émouvant ! Mais au printemps de cette année, Köntho a mis dehors sa vieille mère après avoir accueilli chez lui une femme belle comme une fleur. Non seulement l’irruption de cette affaire a transformé en un instant la communauté entière en tumulte et chaos, mais une sorte de tempête de bavardages et de commérages s’est levée et a atteint un point critique. Alors, quelques vieux, pour qui c’était intolérable, se sont déplacés tout exprès pour ramener Köntho à la raison.

Un vieux a dit : « Köntho ! Tu n’es pas un être humain. »

Köntho a demandé : « Alors, je suis quoi ? »

Le vieux l’a insulté : « Tu es un chien. »

Köntho, sans la moindre hésitation, a répondu : « Oui. Dans ma vie antérieure, j’étais un chien. »

Les vieux, surpris, ont répondu par une question : « Tu dis que tu étais un chien dans ta vie antérieure ? »

Köntho a eu un hochement de tête puis a affirmé : « Oui. J’étais une chienne rouge. »

À peine les vieux ont-ils entendu ces paroles qu’est apparue nettement à la surface du miroir de leur esprit, spontanément et unanimement, sans concertation, l’horreur de cette année-là, la « campagne d’élimination des chiens » et le « drame de la chienne rouge » ; alors, épouvantés, ils ont dit : « Noble Chénrèzi, soyez témoin. Ça a l’air d’être bien vrai ce qu’on raconte, qu’on s’incarne en chien avant de s’incarner en homme » et, poussant de longs et lents soupirs, chacun chez soi est rentré ; mais, arrivés au logis, ils ne tenaient pas en place et ont débattu à nouveau : des vieux se sont résolus à se rendre au monastère solliciter le vénérable Alak2 Djadzin pour une prédiction.

Le vénérable Alak, les yeux clos, a dit : « Comme il n’est pas d’être vivant qui n’ait été notre mère, il est possible que cette femme ait été aussi sa mère dans sa vie antérieure. »

Les vieux, surpris, se sont jeté des regards en demandant : « Vous voulez dire la mère de la chienne rouge ? »

Le vénérable Alak a dit en secouant la tête : « Mais c’est vraiment horrible de ne pas avoir de considération pour sa mère dans cette vie. Tout ceci, c’est la nature même du samsara. »

Les vieux ont redemandé avec le plus grand sérieux : « Alors, à présent, que devons-nous faire ? »

Le vénérable Alak a eu un petit sourire et s’est tu pendant un instant, et ensuite : « Moi qui suis un renonçant au samsara, que puis-je y faire ? Vous, les anciens, occupez-vous de ça et c’est tout », a-t-il dit.

Les vieux, repartis sans savoir que faire, se sont alors rassemblés au centre du village, au sommet de la butte appelée « Ngatsigo » et, au bout de quelques jours de débat sur ce qui était le plus opportun, ils sont tombés d’accord : pour faire en sorte que Köntho reprenne sa mère chez lui, ils ont décidé de faire tout d’abord la leçon à Köntho, encore et encore, d’une « manière douce », puis d’observer sa réaction et, ce faisant, s’il s’avérait qu’il n’écoutait pas, d’agir « par la force » en conséquence. Concernant l’identité de celui qui porterait du début à la fin la responsabilité de cette affaire, certains ont dit que ce serait bien que ce soit Jigmé, l’oncle paternel de Köntho, quelques-uns ont dit qu’il serait correct que ce soit Logyam, l’oncle maternel de Köntho, et un groupe encore a dit qu’il conviendrait que ce soit Kathé, le chef de la communauté, qui n’avait pas de filiation paternelle ou maternelle avec Köntho et, à défaut d’accord, ils ont tiré au sort et c’est tombé sur Logyam, l’oncle maternel de Köntho.

Logyam, l’oncle maternel de Köntho, qui avait eu grand mal à accepter cette responsabilité, est rentré chez lui tout en réfléchissant. Les paroles de Köntho annonçant « Je suis la réincarnation d’une chienne rouge » lui sont revenues en boucle dans les oreilles tout le long du chemin.

Cette « campagne d’élimination des chiens » est parvenue dans la grande communauté nomade la veille au soir du début de la « Grande Révolution culturelle » sans qu’il semble y avoir eu de lien entre les deux. La cause première du lancement de la « campagne d’élimination des chiens » était que, venu d’une communauté de l’autre côté de la montagne comme fonctionnaire local, un cadre du Parti ayant soudain disparu, quand on a fait au plus vite un rapport aux autorités sur cet événement, les gradés ont enquêté encore et encore et à la fin, ils ont pensé que c’était le fait d’un chien enragé, et Zhao, le hru’uci3 du comité du Parti du district, a en toute hâte convoqué une réunion : il a non seulement organisé le prompt lancement de la « campagne d’élimination des chiens » mais, en même temps qu’il diffusait les documents officiels à en-tête rouge à toutes les communes populaires4, il a réquisitionné les cadres du Parti relevant du district et les membres du bureau de la Santé publique, les a répartis en sous-sections et envoyés dans chaque commune populaire et, qui plus est, a réuni tout le nécessaire pour chacun des membres de l’intervention, fusil, tenue, masque, gants, lunettes, etc., si bien que tout le monde a eu le sentiment qu’une guerre très spéciale et de longue durée était sur le point de se déclencher.

La sous-section de cadres du Parti chargée du lancement de la « campagne d’élimination des chiens » est arrivée dans la communauté à la fin de l’automne, et toutes ses équipes ont fondu avec brutalité sur les pâturages. Aussitôt arrivées dans la communauté, elles ont établi leur campement et, au plus vite, ont dépêché partout des émissaires pour informer les jeunes et les vieux de la communauté, hommes et femmes, du vieillard à tête blanche au jeune à dents blanches, sans exception, de l’obligation de venir en toute hâte à la réunion, et les personnes averties qui avaient déjà vu de leurs yeux une succession infinie d’horreurs se demandaient quelle grave affaire allait à présent encore leur tomber sur la tête : inquiets, fiévreux, ils restaient terrés chez eux et les anciens adressaient des prières aux dieux et aux Trois Joyaux qui s’étaient éclipsés temporairement. Ils n’avaient pas d’autre solution que d’attendre l’irruption, redoutée, d’une de ces horreurs comparables au tumulte d’une tempête rouge. Cette fois-ci, le chef de la sous-section de cadres du Parti chargée du lancement de la « campagne d’élimination des chiens » était un homme entre deux âges du nom de Wang Dahai5 et que tous ceux qui étaient sous ses ordres appelaient Leader Wang. Ce Wang Dahai était boiteux, courtaud et gras, et l’uniforme entièrement kaki qu’il portait en permanence semblait être un signe important de son état de révolutionnaire. Bien avant son arrivée dans la communauté, son nom était déjà familier à tous : dès son jeune âge, il était non seulement entré au sein du Transport à l’arrière de l’Armée de libération6 et vu de ses yeux de nombreux combats, mais on racontait aussi que l’origine de sa boiterie était une balle perdue du Guomindang lors de la libération de Lanzhou. Après la Libération, l’État l’avait mis à la retraite mais il avait expressément émis le souhait de venir en ce lieu. Au temps de son activité, il avait été un fidèle exécutant, appliquant méticuleusement le moindre ordre du hru’uci Zhao, à tel point que, non seulement il était devenu son homme de confiance mais il était aussi très célèbre dans la région. La sous-section de cadres du Parti a dressé des tentes au centre de la communauté et installé un campement. Quand le soir est arrivé, les gardiens de troupeaux ont rassemblé moutons et yaks dans les enclos et dîné, puis, l’un derrière l’autre, il leur a fallu aller à la réunion, là où se trouvait la sous-section de cadres du Parti. Si les nuits de fin d’automne sont très froides, la force morale du Leader Wang, à l’opposé, brûlait comme le feu. Un groupe électrogène fonctionnait à l’extérieur des tentes, une table et quelques sièges étaient disposés sous la lampe allumée ; au centre se tenait le Leader Wang, et, à ses côtés, se tenaient les chefs d’équipe : le père de Köntho et les cadres du Parti. La réunion a débuté et le Leader Wang a expliqué : « Camarades ! Si je suis venu dans votre communauté cette fois-ci, c’est pour une affaire très importante, et non seulement importante mais grave. Je suis dépêché sur ordre du hru’uci Zhao. Ma mission, c’est de faire appliquer les ordres du hru’uci Zhao. À cela, personne ne doit dire “je m’oppose” ni “je refuse”. Si quelqu’un dit “je m’oppose” ou “je refuse”, c’est ni plus ni moins qu’une rébellion contre le hru’uci Zhao, et aussi ni plus ni moins qu’un acte contre-révolutionnaire. » L’assistance se demandait ce que pouvait bien être cette grave affaire et, de frayeur, personne n’osait lever la tête. Le Leader Wang a vaguement observé l’expression des participants puis il a maîtrisé sa respiration et, tranquillement, a continué à expliquer : « Vous qui êtes réunis ici, écoutez ! Depuis peu, un danger effrayant arrive, là, devant nous. C’est la rage. » Arborant de nouveau un air de grande détermination, il a précisé : « Le hru’uci Zhao nous a intimé l’ordre de prendre à tout prix des mesures préventives contre la rage. Notre mission, c’est de supprimer à tout prix tous les chiens de chaque famille. Si on prend le cas de notre région de nomades, chaque foyer a un chien, et pour chaque chien on a de l’affection, c’est pourquoi le mieux serait que chacun supprime personnellement son propre chien en l’empoisonnant ou en mettant en œuvre tout autre moyen. Avec aujourd’hui, je compte un jour ; avec demain, deux jours ; avec après-demain, trois jours, et à partir de là, tous les chiens que nous verrons, quels qu’ils soient, tous, nous les tuerons d’un coup de fusil. »

Logyam, l’oncle maternel de Köntho, ayant demandé avec hésitation « Si on tue tous les chiens, comment ferons-nous barrage aux loups ? » le père de Köntho l’a fixé d’un regard menaçant.

Le Leader Wang, imperturbable, a dit : « Il faut que les hommes se défendent des loups, c’est vrai. Cependant, la rage constitue un grand danger pour tous, hommes et bêtes, il nous faut donc réfléchir à nos priorités. »

Dans l’assistance, personne n’ayant plus de question à poser sur ce point, on écoutait les paroles des autorités, tête baissée. Le Leader Wang a poursuivi en expliquant encore une fois, avec gravité, l’importance de l’affaire en cours et a dit que cette campagne se déroulerait non seulement tout l’hiver mais qu’elle se poursuivrait peut-être jusqu’au printemps. De toute façon, ils ne repartiraient que lorsque la mission serait intégralement accomplie. À la fin, il a annoncé à l’assistance qu’il avait nommé le père de Köntho vice-chef de section de la présente « campagne d’élimination des chiens », et le père de Köntho n’a pu qu’accepter cette responsabilité.

Logyam, l’oncle maternel de Köntho, n’a pas dormi vingt-quatre heures durant. La raison, c’était que dans sa famille, il y avait une chienne rouge : elle avait commencé par vagabonder en provenance de la montagne mais, d’elle-même, elle avait trouvé refuge chez eux et protégeait le troupeau de moutons rien qu’en se couchant régulièrement en contrebas de l’enclos ; il aimait beaucoup cette chienne et souvent, quand il prenait son repas, il avait l’habitude de donner une part de sa tsampa7 à la chienne. Mais à présent, c’était une certitude, il lui fallait la tuer, et même si lui-même n’y mettait pas la main, on n’avait encore jamais entendu dire qu’on échappait aux fusils des cadres du Parti, alors il a réfléchi toute la nuit mais n’a pas trouvé de solution.

Le lendemain, dès le lever du jour, il est allé chez le père de Köntho sans même avoir déjeuné. Il demandait habituellement conseil à celui-ci en cas d’affaires importantes car sa sœur aînée était la mère de Köntho. Le père de Köntho était une personne tout à fait honnête et, même s’il n’était pas des plus astucieux ni des plus éloquents, il exécutait rigoureusement les ordres des autorités, quels qu’ils soient. Il s’est demandé pourquoi Logyam arrivait subitement, si tôt, et, l’accueillant avec empressement chez lui, il lui a fait servir du thé par sa femme. Mais l’autre est resté tout un moment à fixer l’intérieur de son bol, ne sachant pas comment s’expliquer correctement, puis il a dit avec difficulté : « Voilà, je ne peux pas tuer la chienne rouge. »

Cela a résonné aux oreilles du père de Köntho comme un coup de fusil. L’air incrédule, il l’a fixé du regard en rétorquant : « Tu dis quoi ? Tu dis que tu vas contester les décisions de la sous-section de cadres du Parti ? »

Logyam, l’oncle maternel de Köntho, ne trouvant pas dans l’immédiat une répartie adaptée, a répondu au hasard : « La chienne rouge est la réincarnation de ma mère », et sa sœur aînée, bouche bée, a lâché un « Ça alors ! ».

La surprise du père de Köntho a redoublé. C’était au point qu’il ne comprenait pas les paroles de l’homme qui était dans son champ de vision, un peu comme s’il s’agissait d’une langue étrangère. Au bout d’un assez long moment, il a enfin repris ses esprits et a dit à voix basse : « Tu dis que tu vas te rebeller contre le hru’uci Zhao ? Tu dis que tu vas devenir contre-révolutionnaire ? » Et, réalisant brusquement que c’était bien compréhensible, il lui a expliqué : « Bien sûr, je comprends tes sentiments. Toutefois, quand bien même tu n’y mettrais pas la main, on n’échappe jamais aux fusils de la sous-section de cadres du Parti. »

Logyam, l’oncle maternel de Köntho, s’est aussitôt redressé comme s’il s’attendait à ces paroles : « C’est pour ça que j’ai pensé à venir chez toi, pour voir si on trouvait une solution », et une lueur étrange a brillé dans ses yeux tandis qu’il disait cela.

Le père de Köntho s’est crispé brusquement et, comme s’il avait perdu la parole : « Mais… je… Moi, je suis vice-chef de la sous-section d’élimination des chiens, heu... », il réfléchissait.

L’oncle maternel de Köntho, la tête tournée vers lui comme pour une requête, a dit à voix basse : « C’est bien pour ça que tu peux tout à fait ne pas enquêter sur la chienne rouge qui est chez nous. »

« Comment ça ? » Le père de Köntho, ne comprenant pas, a été un peu étonné et, brusquement, il a promis : « Mais tu n’as pas le droit de raconter à tort et à travers qu’elle est la réincarnation de quelqu’un », a-t-il dit.

À compter de ce jour-là, un grand carnage, effroyable, une horreur difficilement concevable et crédible par quiconque, s’est abattue irrémédiablement sur la tête de tous les chiens de par ici, chiens domestiques comme chiens sauvages. Les membres de la sous-section de cadres du Parti ont commencé par fouiller les abords de la communauté, ils ont tué d’un coup de fusil les chiens errants qui vagabondaient, partout où ils en voyaient, et ils ont fait un grand tohu-bohu : ils ont fait griller la viande de chien et l’ont mangée, gardé la peau des chiens qu’ils avaient écorchés pour en confectionner des matelas, et ainsi de suite. Certaines familles de la communauté, imaginant le regard terrifié de leurs propres chiens domestiques s’ils les tuaient d’un coup de fusil, les empoisonnaient ; quelques-uns, réalisant qu’en l’empoisonnant la douleur en serait encore plus grande, relâchaient leur chien de garde et le laissaient tuer par la sous-section de cadres du Parti, bref, pour ces raisons, pendant un jour entier, aux abords de la communauté, on a pu entendre sans interruption les gémissements de douleur des chiens et les coups de fusil. Logyam, l’oncle maternel de Köntho, a caché la chienne rouge chez lui et tout le jour, inquiet et nerveux, il a écouté les nouvelles de la communauté, et la nuit, une fois que tous étaient endormis, il a attaché une corde au cou de la chienne rouge et est passé en contrebas de la communauté, inconnu des hommes, invisible aux démons, puis a foncé dans le vallon de gauche de la montagne-ancêtre Wayèn. Tout le long du chemin, il a eu peur d’être remarqué et priait du fond du cœur tout en se retournant encore et encore. Dès qu’il est arrivé vers le milieu du vallon, il a peu à peu retrouvé son calme et, fatigué, s’est reposé un moment, assis par terre ; sa main caressant la tête de la chienne rouge, il lui a dit : « Chienne-de-chance ! À partir de maintenant, il ne faut plus venir à la maison. Si je te chasse, comme ça, dans la montagne, ce n’est pas que je n’ai pas une grande affection pour toi mais c’est exprès pour essayer de te sauver la vie. À partir de maintenant, débrouille-toi toute seule… » ; ensuite, il lui a défait la corde du cou et, par attachement pour la chienne, il s’est attardé là un petit moment puis il l’a quittée, avec grande difficulté, et s’en est retourné. La chienne rouge, comme si elle avait compris le sens de ses paroles, l’a suivi un peu dans la descente, puis s’est assise ; ensuite, c’est du regard qu’elle l’a suivi.

Le leader nommé Wang Dahai était très rigoureux dans son travail : le troisième jour après son arrivée dans la communauté, il a vérifié minutieusement si chaque famille conservait ou non des chiens. Non seulement ont été tués les chiens de garde, laissés n’importe où, au bout d’une laisse, sur le pourtour des enclos à bétail ou en contrebas sur le plateau, ces chiens qu’on n’avait pas eu le courage de tuer ou bien de moyens appropriés pour le faire, mais en plus, le Leader Wang avait ordonné que les chiens de garde soient tués d’un coup de fusil, en une fois, sans faute, et que si une balle ne les tuait pas, qu’on tire à tout prix une seconde balle dans la tête du chien : il fallait faire place nette, avait-il dit. Quelques membres du Parti sous ses ordres, ainsi que le père de Köntho et d’autres, exécutaient parfaitement son plan : le père de Köntho ayant dit qu’il était impératif de tuer jusqu’au petit toutou attitré de sa nièce âgée de huit ans, fille de son frère aîné Jigmé, la fillette serrait fort son toutou sur ses genoux tout en pleurant et ne le lâchait pas, dusse-t-elle y laisser sa vie ; comme elle refusait d’écouter les membres de sa famille qui pourtant la raisonnaient, les cadres du Parti étaient désarmés. Les belles paroles mielleuses du père de Köntho et les ruses qu’il déployait, toutes autant qu’elles soient, ne donnaient rien ; il a alors perdu son calme et a dit brutalement : « Si tu ne le lâches pas, tu n’es plus ma nièce. »

Sa nièce, ne voulant absolument pas lâcher son toutou, a dit en pleurant : « Si tu tues mon toutou, tu n’es plus mon oncle. »

Le lien entre oncle et nièce, on a beau dire qu’on veut le rompre, peut-il vraiment être rompu ? Le père de Köntho, sans se soucier de ses pleurs et de ses hurlements, a saisi fermement sa petite nièce et a permis ainsi aux cadres du Parti de s’emparer par la force du toutou et de l’emporter à l’extérieur où ils l’ont gratifié d’une balle. Le coup de fusil a retenti et sa jeune nièce s’est échappée des mains du père de Köntho ; elle a couru à l’extérieur et, étreignant le cadavre de son petit toutou dont les pattes tressautaient, elle a pleuré comme si on lui arrachait le cœur ; elle était sur le point de s’évanouir. Ses parents et ses deux grands frères ont uni leurs forces pour la ramener chez eux, mais elle étreignait si bien le cadavre de son toutou, sans le lâcher, que les deux grands frères se sont mis à pleurer avec elle. Le père de Köntho et les cadres du Parti regardaient, médusés, cette scène effroyable, et, bien ennuyés, se dévisageant, ils ont fini par se diriger à pas lents vers le campement de la sous-section de cadres du Parti. Au bout d’une demi-journée environ, la fillette, qui avait cessé de pleurer comme si ses larmes s’étaient taries, hébétée, restait comme indécise et, de façon incohérente, répétait : « Apportez-moi mon toutou. Apportez-moi mon toutou. » L’oncle paternel de Köntho en a profité pour emporter en cachette le cadavre du toutou à l’extérieur, hors de vue, et il a creusé un trou avec une pelle et l’a enterré. Mais la fillette prenait encore sur ses genoux tous les objets de la maison qui lui tombaient sous la main et répétait comme si elle dorlotait un enfant : « Mon toutou mignon, je ne laisserai personne te prendre. Mon toutou… », et parfois résonnait un rire franc et satisfait qui a fait réaliser à tous qu’elle n’était plus dans son état normal.

Logyam, l’oncle maternel de Köntho, s’est demandé à nouveau si c’était bien vrai, ce qui se disait, qu’on s’incarne en chien avant de s’incarner en homme. Comme si son esprit était sous l’emprise des déclarations de Köntho, qui prétendait être la réincarnation de la chienne rouge, il avait la tête ailleurs, incapable de se concentrer, et par moments une frayeur irrationnelle le saisissait. Mais l’essentiel à présent, ce n’était pas tant de savoir de qui Köntho était la réincarnation que d’essayer de ramener sa mère auprès de lui. Bien qu’il n’ait pas d’inquiétude sur sa capacité à nourrir une personne supplémentaire si la mère de Köntho en venait à vivre dans son foyer, il n’en sortirait rien de bien, tant sur le plan interne, pour l’harmonie en famille que sur le plan externe, pour les commérages de la communauté ; et, surtout, que Köntho ait mis à la porte sa propre mère, c’était en matière de loi karmique un crime si énorme qu’il n’y avait plus le choix : il fallait à tout prix prendre une décision. Cependant, à l’image de toutes les mères du monde, la mère de Köntho ne se préoccupait pas de ses propres souffrances, et elle a dit que si mari et femme étaient en « bon-accord-bonne-entente », ce qui était le principal, alors elle-même, une vieille femme, qu’elle meure en montagne ou qu’elle meure en plaine, elle n’aurait pas de regrets. À peine a-t-il entendu ces paroles que Logyam, l’oncle maternel de Köntho, s’est soudain mis en colère : « Dis donc ! n’es-tu pas sa mère ? Mettre à la porte sa mère dès qu’on accueille sa femme à la maison, ça ne se fait pas. Même si lui, il n’a pas honte, toi, n’as-tu pas honte ? »

La mère de Köntho s’est mise aussitôt à pleurer. Elle a dit : « Ne lui faites pas de reproches. Ce n’est pas sa faute », et la tante l’a consolée.

L’oncle maternel de Köntho a tout de suite cessé ses reproches et a dit : « Je vais ramener Köntho à la raison », puis il est sorti.

Ce jour-là, Köntho était allé faire un tour au bourg, tenant en croupe sur sa moto un shazen8 gros comme un jeune yak et sa femme belle comme une fleur, si bien que l’oncle maternel Logyam n’a pas eu l’occasion de ramener Köntho à la raison ; quand il est revenu tôt le lendemain, il est tombé au moment où le couple était en train de prendre son petit déjeuner. Le visage de la femme de Köntho avait réellement la beauté d’une fleur. Un visage comme une fleur, deux yeux comme des feuilles, un chapelet de dents comme des étamines… Comparée à la femme de Köntho, la mère de Köntho était en tout point comme un vieil arbre vilain de la fin d’automne. La femme de Köntho lui a versé du thé très respectueusement puis elle a posé devant lui des petits pains achetés au bourg. Il a commencé par prendre un pain dans la main, l’a tourné dans un sens et observé, puis il l’a tourné dans l’autre sens et examiné : après avoir identifié clairement qu’il avait été acheté au bourg, il a reposé ce pain dans le plat, puis, tournant la tête vers Köntho, il a insinué lourdement : « Ta mère est réellement très douée pour faire de bons pains. Dans le passé, elle faisait l’admiration de tous. »

Köntho, avec un regard à sa femme et l’air indifférent, a dit : « C’était à cause des conditions de vie d’alors. Maintenant, est-ce que ça n’est pas plus pratique d’acheter des pains au bourg plutôt que de se donner du mal comme à cette époque-là ? »

L’autre a réfléchi un peu puis a expliqué avec gentillesse : « En tout cas, à présent, tu devrais reprendre ta mère. Si ta mère vit hors de sa propre maison, que ne dira-t-on pas ? »

Köntho s’est levé immédiatement : « Quoi que disent les autres, laisse-les dire. Dis-moi, à cette époque-là, après avoir chassé la chienne dans la montagne, tu n’es pas retourné pour la tuer ? » Et, disant cela, il a détourné la tête et fixé le visage de sa femme.

L’oncle maternel, consterné, se rappelait cette affaire survenue autrefois : « Mais, à ce moment-là, c’était la politique qui le voulait. Qu’est-ce que j’avais, comme moyen d’action ? Après ça, je n’ai jamais oublié la chienne rouge », s’est-il défendu, espérant que Köntho puisse parvenir à saisir cette réalité.

Köntho, avec un rire méprisant qui ressemblait à un hennissement, a dit : « Dis ! Et maintenant, tu ne l’as pas oubliée ? » Et puis encore, d’un ton accablé : « Dis ! Quand à vingt ans j’étais encore célibataire, vous étiez où ? Est-ce que j’avais ce qui s’appelle un parent proche ? Et maintenant que j’envisage d’avoir une famille, vous n’êtes pas contents ? » et il a poussé un gros soupir.

L’oncle Logyam s’est aussitôt mis en colère. Il a dit : « Dis ! à cette époque où mère et fils, vous n’aviez pas de tsampa, je ne t’en ai pas donné ? Moi, je t’en ai donné parce que je t’estime comme un oncle estime son neveu, sinon à quoi bon planter des drapeaux de prière sans intention sur une montagne sans valeur ? »

Köntho, lui, ne l’estimait pas comme un neveu estime son oncle maternel et il a dit d’un air très contrarié : « Aujourd’hui, je n’ai pas ce qui s’appelle un parent proche pour m’aider, et je n’ai pas non plus ce qui s’appelle un ennemi pour me nuire. La meilleure solution c’est que toi, tu ailles chez toi et que moi, je reste chez moi. »

Logyam, l’oncle maternel de