Le Complexe de la Pomme - Lison Roussel - E-Book

Le Complexe de la Pomme E-Book

Lison Roussel

0,0

Beschreibung

Imaginez-vous, assis(e) dans votre canapé à réfléchir sur la vie que vous menez et que vous vous demandez ce qu'il allait advenir de vous lorsque votre seul colocataire est un squelette en plastique moustachu incapable de relancer la conversation. A quel moment avez-vous pu vous retrouver coincé(e) entre la tyrannie et la friendzone ? Et surtout, qu'avez-vous pu faire pour que tout aille de travers ? C'était exactement ce que se demande Eve, jeune reportère pour le meilleur et pour le pire, qui cumule les nuits blanches et les journées infernales jusqu'à ce qu'elle se retrouve embarquée dans une aventure qui va bousculer son quotidien morne et solitaire. Parfois, il suffit d'un rien : d'un manteau bordeaux et de quelques serpents pour que la magie du chargement opère.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 469

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



A Papa et Maman,

Nous nous sommes rencontrés il y a 23 ans. J'étais petite et rouge dans vos bras et, bien que je ne m'en souvienne pas, je savais que vous veilleriez sur tous mes pas. J'ai grandi avec deux modèles exemplaires qui m'ont appris que la vie, contrairement à ce qu'on m’avait prédit, n'est pas un long fleuve tranquille et que c'était mieux ainsi : la vie serait tellement triste si tout était déjà défini. Il faut parfois se battre de toutes ses forces pour atteindre la rive.

Puis, un jour, j'ai compris que ces deux héros n'étaient pas invincibles. Et vous savez quoi, ça m’a permis de sortir de votre ombre pour affronter le monde.

Ça m'a libéré.

Aujourd'hui, j'ai vieilli et même si je ne suis encore qu'une gamine, il y a deux-trois trucs que j'ai compris.

La famille, c'est des piliers qui tiennent une harmonie pour ne pas succomber.

Maintenant, laissez nous vous décharger.

Même si nous vous aimons énormément, nous pouvons toujours trouver terrain à se disputer : ce n'est pas une raison pour vous abandonner. Et quand, Maman, tu me demandes où est passée mon insouciance, j'ai envie de te répondre qu'elle est perdue entre mes incertitudes et mes expériences vécues. Elle s'est brisée quand j'ai réalisé que ce qui faisait tourner le monde se résumait à un échange de monnaie. Je sais... Ce n’est pas très glorifiant pour l'humanité.

Une autre chose que j'ai apprise, c'est que, dans la vie, personne ne peut trouver le bonheur à notre place. Alors autant qu'on le fasse.

Si j'écris ces histoires aujourd'hui, c'est pour vous montrer que mes rêves se déroulent les yeux ouverts. Finalement, si je les publie, c'est aussi pour partager une partie de mon univers avec ma famille et mes amies.

« Un jour, ta douleur sera ta force.

Alors fais-y face. Tu y arriveras ! »

Roger Garaudy

Sommaire

Eve

Abigail

La Muse

L’invisible

Naomi

Tikka Massala

La demeure des anges

Eclat lunaire

La femme au manteau bordeaux

Chat noir et chapeau pointu

Le bal des sorcières

L'occasion rêvée

Forêt légendaire

Sushis party

Galliera

L'appel du Congo

Halloween

L'Arche

A la seule condition

Les yeux dans les yeux

Le sens des priorités

L'enfer, c'est nous

L'art d'aimer

Négociations

Ce que j'aime

En êtes-vous certaine ?

De rage

Chocolat extra noir

Leçon n°1

Départ et arrivée

Les mœurs ont la peau dure

Entre deux eaux

Les violoncelles de l'automne

Sous le feu des projecteurs

Tout commença par une soirée étudiante ratée

On ne naît pas femme, on le devient

Cornélien

A grands coups de pinceau

Les placards

Tatamis

Réunion d'urgence

La cinquième raison

La déclaration

Le plus important est ce qu'il se passe après

J'abandonne

Et elles vécurent heureuses...

Eve

Drrrrriiiiiinnnng... Drrrrriiiiinnnng...

« Maudit réveil… Il faut vraiment que je pense à le changer... » pesta Eve en se tirant prestement de ses draps douillets pour aller éteindre cette sonnerie tout droit sortie des Enfers. Lorsque son doigt s'écrasa avec mécontentement sur la touche « arrêt », elle soupira, soulagée que ses oreilles n’aient plus à souffrir de cette cacophonie. Eve détestait ce moment où l’on venait l’arracher à ses rêves, à l’instant où cela devenait intéressant.

Si cette machine de torture, que l’on appelait plus communément un réveil matin, avait été près de son lit, elle aurait sûrement été tentée de la projeter contre son armoire, pour la faire taire. C’était pourquoi, en tant que femme précautionneuse, Eve l’avait plutôt postée sur le bureau qui faisait face à sa fenêtre, la forçant à contempler la vue imprenable sur le parc de la Citadelle que son appartement surplombait.

Encore engourdie par l'étreinte des bras de Morphée, Eve détacha son regard des feuillages des frênes revêtus de leur flamboyant manteau automnal baignés par la brume d'octobre et les premiers rayons du soleil, pour aller l'attacher sur son reflet mal réveillé.

L'image blafarde que lui renvoyait le miroir lui fit regretter sa merveilleuse semaine de vacances passée dans le sud. Autant profiter de ce souvenir qui avait eu la délicatesse de laisser son empreinte sur son visage. Elle n’en aurait plus avant un certain temps. Elle battit plusieurs fois des paupières alourdies de fatigue, avant de pouvoir inspecter les traits fins de son visage marqué par les cernes.

La jeune femme avait une silhouette gracile, toute en longueur. Du haut de ses vingt-trois ans, son corps svelte et souple flottait dans le pyjama en coton vert émeraude qu'elle portait dès qu'elle en avait l’occasion. Il mettait en avant sa chevelure auburn ébouriffée, qui encadrait follement son visage ovale que de hautes et fières pommettes ainsi qu'un nez droit sculptaient. Sa bouche framboise flattait sa peau légèrement tavelée et ravivait la teinte de ses yeux amande empreints d’espièglerie. Eve se passa une main dans les cheveux pour dégager son front haut, et y trouver le grain de beauté rond et acajou qui s’y était greffé.

Ce fut le rappel de son téléphone, qui l'arracha à sa contemplation pour la ramener à la réalité, où l'heure n'avait jamais cessé de tourner. L’endormie se prépara donc à affronter les fauves avec lesquels elle travaillait.

Elle concocta un petit déjeuner capable de revigorer un soldat affamé, composé d'une brioche grillée couverte de chocolat et d'un thé blanc à l'abricot sans lequel sa journée ne pourrait jamais débuter. Tandis qu'elle savourait chaque bouchée de ce qu'elle trouvait être le moment le plus agréable de la journée, elle détailla d'un œil paisible son havre de paix.

L'appartement dans lequel elle avait emménagé, il y avait de cela quatre ans, était une forêt tropicale miniature dans laquelle s'épanouissaient une multitude de plantes grasses, de cactus et d'orchidées. Un citronnier avait même trouvé une place auprès de la fenêtre de la cuisine, portant sur ses frêles branches de petits fruits acidulés. Ailleurs, les couleurs chatoyantes et exotiques des coussins et des meubles donnaient à son lieu de vie une atmosphère de vacances, que seul le chant mélodieux des oiseaux nichant dans les ramures des arbres avoisinants venait troubler. Sur les murs blancs, étaient accrochées des photos de voyages et de ses compagnons de bonne aventure, dans lesquelles elle puisait l'inspiration et l'envie d'écrire.

Dès le repas terminé, Eve délaissa la table de bois pour aller arranger sa chevelure longue et ondulée, sauter dans son éternel jean et dans une de ses chemises au ton dépaysant. D'un coup de pinceau dynamique, elle fit disparaître cernes et imperfections de son minois pâlichon avant d'enfiler un manteau mi-long cintré bleu canard qu'elle adorait porter en cette saison si terne.

Ce fut au moment de partir, que la jeune femme fit volte-face vers le squelette en plastique vêtu d'un poncho multicolore et d'un sombrero rouge qui siégeait entre le dracaena et l’aloé vera et lui dit d’un ton ferme :

« Nestor, je compte sur toi pour veiller sur la maison ! »

L'air entendu du squelette moustachu la rassura et elle put partir l’esprit serein. Bien qu’Eve sût que Nestor ne pourrait de toute façon rien entreprendre en cas de problème, elle ne voyait rien d’étrange à ce petit rituel. Du moins, tant qu’il n’y avait pas de témoin…

Ni une, ni deux, elle dévala quatre à quatre les marches de l'escalier en colimaçon de l’immeuble. Descendre ces huit étages était bien plus agréable que de les monter.

Alors qu’elle arrivait au quatrième, la lourde porte cadenassée s'entrouvrit dans un grincement inquiétant, pour dévoiler la moitié du visage sombre et ridé d'Hélène Rosset. De son œil gris, sa chère voisine avait la fâcheuse tendance à épier à travers de fines lunettes argentées quiconque empruntait les escaliers. Dès qu’elle entendait un son de pas résonner dans la cage d’escalier, elle ne pouvait se retenir de satisfaire sa curiosité.

Bien que trouvant cela étrange, les occupants de l'immeuble ne lui tenaient pas rigueur de ce qui leur semblait être sa seule et unique activité, si bien qu'ils avaient pris l'habitude de la saluer en passant.

« Bonjour, Mme Rosset ! cria Eve sans prendre le temps de s'arrêter.

- Toujours en retard, Mademoiselle Braebrun », ne put s'empêcher de constater la vieille dame en guise de réponse. Puis, elle referma brusquement la porte comme si l'air extérieur était contaminé.

« Quel drôle d'oiseau... pensa Eve. Je commence à croire qu’elle connaît les allées et venues de tous les occupants de l’immeuble. Si elle avait seulement idée de mon emploi du temps… »

Dire que ce dernier était chargé relevait de l’euphémisme. Travaillant en tant que reportère dans un magazine culturel depuis huit mois, la jeune femme passait le plus clair de son temps à écrire et à partir à l’étranger. Elle ne comptait plus les heures qu'elle passait à parcourir le monde d'un bout à l'autre et encore moins celles à travailler.

C'était le prix à payer pour réaliser son rêve d'enfant. Devenir globetrotteuse à l'affût de tout événement, de tout mouvement qui méritait d'être découvert. Ainsi munie de son appareil photo et de son carnet de voyage, la reportère qu'elle était se sentait comme une aventurière avide de nouvelles expériences et de nouvelles rencontres. Et pourtant... Malgré tous les voyages qu'elle avait effectués jusqu'à l'autre bout de la planète, il n'y avait que sur sa terre natale qu'elle se sentait perdue.

Eve souffla, chassant du revers de la main ses sombres pensées parmi les feuilles rouge-orangées qui abandonnaient leur branche nourricière pour chuter librement, portées par la brise légère. En proie à une indescriptible lassitude, elle s'arrêta sous la pluie végétale, pour humer, les yeux fermés, l'odeur humide et boisée. Elle détestait cette sensation d’emprisonnement, ce désagréable sentiment de portes fermées, de chaînes aux pieds qui l’empêchait d’avancer.

Abigail

Abigail se réveilla en sursaut lorsque le bruit strident de la sonnette lui traversa les oreilles. Elle aurait d'ailleurs pu la faire revenir d'entre les morts. Elle ouvrit un œil mal luné sur la collection de bonsaïs qui égayait, de leurs tortueuses ramures, sa commode couleur anis, l’un des quelques meubles que son appartement simple et épuré accueillait. La jeune femme décolla péniblement la tête de sa tablette graphique qui ornait nuit et jour son bureau de métal et qui, ce matin-là, avait inscrit ses touches sur sa joue rouge et endolorie.

Elle s'était endormie là, pensant n'avoir fermé les yeux que quelques minutes pour se reposer d'une longue et harassante journée de travail. Elle se frotta les yeux, réarrangea les mèches blondes qui s'étaient échappées de sa pince et se pencha sur son ordinateur. Elle sourit. Sa nuit studieuse n’avait pas été vaine.

Une deuxième sonnerie, plus insistante, l'arracha définitivement de ses songes. Elle se déplia douloureusement de sa chaise ergonomique pour aller ouvrir à l’impatient qui s’acharnait sur sa pauvre sonnette.

Le facteur recula d'un pas face à la vitesse à laquelle il la vit surgir dans l'embrasure. Éberlué, il détailla un instant cette femme maigrelette d'un mètre soixante-dix, encore vêtue de son tailleur de la veille, aux yeux vairons mal réveillés entourés de longs cils dorés. Ses cheveux défaits étaient d'un blond clair soyeux coupés en un carré plongeant, illuminant son teint de porcelaine. Le facteur dû battre plusieurs fois des cils pour se rendre compte que les lèvres de la couleur d'un bouton de rose de l'apparition angélique étaient en train de bouger.

« Vous avez quelque chose pour moi ? l'interrogea-t-elle pour la troisième fois. Il est bloqué ou quoi ? Qu'est-ce qu'il a à me regarder comme ça ? se demanda Abigail avec impatience.

- Hum... Oui, j'ai ce colis pour vous, bredouilla l'homme visiblement mal à l’aise en lui tendant le paquet. J'aurais besoin d'une signature, s'il vous plaît. »

Abigail signa distraitement le feuillet. Il la regarda ausculter le colis avant de tourner les talons, le rouge aux joues.

« Je vous souhaite une agréable journée, Madame.

- Vous de même », répondit-elle machinalement avant de claquer la porte de son appartement.

Enfin, il était arrivé !

La jeune femme saisit fermement le cutter rangé dans le pot à crayons et entreprit de couper le large adhésif qui emprisonnait son tout nouveau jouet. Les yeux pleins d'étoiles, elle déballa, avec la fièvre d’un enfant le jour de Noël, l'imprimante 3D qu'elle avait commandée deux semaines auparavant. Cette petite merveille allait lui permettre de réaliser ses créations qui ne verraient le jour que dans son propre atelier. Abigail imaginait avec un sourire béat les poignées de porte, les vases et autres prototypes qui seraient façonnés par cette ingénieuse machine.

La jolie blonde se frotta les mains, ravie de son investissement, et allait s'atteler à la programmation, quand elle se souvint de la réunion qui avait lieu à 11 heures. Prise de panique, Abigail se tourna avec des yeux de hiboux vers la grande horloge de bois vieilli qui, heureusement, n'affichait que 8 h 15. Son corps menu se relâcha un peu. Elle avait encore du temps devant elle.

Abigail dut cependant se résoudre à abandonner son trésor pour se préparer dans son immaculée salle de bain. Une vasque en faïence fleurie blanche et bleue surmontait une ancienne console en bois de cerisier derrière un magnifique paravent japonais aux fleurs de magnolia épanouies. Des bougies colorées de diverses tailles donnaient un semblant de chaleur à cet espace dédié à la détente dont la lumière tamisée apaisa les yeux irrités de la propriétaire.

Ce ne fut que lorsqu'elle aperçut son reflet dans le miroir verrière, que la gêne du facteur prit tout son sens. Non seulement, sa mine défraîchie et sa coiffure en bataille faisaient peine à voir, mais en plus le chemisier qu'elle portait était aux trois-quarts déboutonné, laissant apparaître le sous-vêtement bleu ciel à cœurs roses qui rehaussait sa minuscule poitrine.

Un rouge fluorescent lui colora le visage, alors qu'elle imaginait les yeux embarrassés de l'homme qui se tenait sur son palier quelques instants plus tôt.

La Muse

Arrivée devant son lieu de travail, autrement dit « le QG » ou « la salle des supplications », Eve s'arrêta pour en contempler la façade aussi grise que son humeur. L'idée d'affronter les créatures qui siégeaient à l'intérieur n’était pas pour lui plaire, mais elle était obligée d'y aller pour justifier son salaire. La jeune femme souffla doucement et prit un grand bol d'air frais, rejetant ses cheveux auburn en arrière pour ensuite avancer d'un pas déterminé dans l'antre des démons.

Voilà huit mois qu'elle travaillait à temps plein pour ce magazine et elle n'avait pourtant pas réussi à s'habituer à l'ambiance électrique qui régnait entre ses collègues. Enfin, le problème ne venait pas tant des journalistes...

« Salut Eve ! Comment vas-tu ? » chantonna Lilly, une pigiste avec laquelle ils travaillaient régulièrement.

Candide et joviale, la pétillante jeune femme avait été immédiatement retenue dans l'événementiel, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Avec son éternel chignon de boucles blondes et son sac à bandoulière, elle était l'une des rares personnes qui arrachaient à Eve un sourire franc.

« Comme un charme ! répondit Eve sur le même ton enjoué. Et toi alors ? Ton rendez-vous secret s’est bien passé ? » poursuivit-elle sur le ton de la confidence.

La veille, Lilly lui avait avoué avoir un dîner galant avec un homme. Bien qu’elle ait refusé de lui en dire plus, ses joues rosées et son regard songeur ne faisaient aucun doute sur ses sentiments. Un timide sourire naquit sur les lèvres de Lilly.

« Ce n’était pas trop mal… » Elle s’arrêta là, refusant de donner de plus amples détails sur la soirée.

Eve s’obligea à ravaler ses questions. Elle ne pouvait lui en vouloir de lui dissimuler les faits croustillants de sa vie privée. Après tout, personne dans ces bureaux ne pouvait se targuer de connaître quoique ce soit de son style de vie. Eve fit donc taire sa curiosité pour constater que les yeux cernés de son interlocutrice s’étaient perdus dans le vague et que ses doigts vérifiaient que son portable se trouvait bel et bien dans la poche de son jean.

« Et sinon, tu as réussi à terminer ton article ? » demanda Eve pour changer de sujet.

La moue de la blonde frisée lui signifia que non. Eve savait qu'elle souffrait du syndrome de la page blanche, un mal terrible qui s’immisçait dans la routine professionnelle lorsque les horaires de dingues, la fatigue, les déplacements et la pression s’accumulaient. Ça finissait par les rendre fous.

« Accorde-toi une pause, lui conseilla son aînée en posant la main sur son épaule. Je te mets au défi de passer une soirée à faire tout ce que tu as envie de faire et de dormir une nuit complète. »

Eve lui adressa un clin d'œil qui fit naître sur les lèvres en forme de cœur de sa collègue un fébrile sourire.

« Je ne sais pas comment tu fais, s’exaspéra Lilly en rejetant la tête en arrière. Non seulement tu réussis toujours à terminer ton travail dans les temps, mais en plus, tu débordes de conviction et d'énergie. Allez, dis-moi ton secret... la supplia-t-elle avec ses yeux lagon larmoyants de fatigue.

- Et bien... » commença Eve, attendrie. Puis, elle ferma la bouche, aussi sec, se reprenant avant de commettre une grave erreur. « Ne te laisse pas avoir, ma vieille ! se dit-elle. Eh bien, le repos est la clé de la réussite. Ça permet au cerveau d'intégrer ce qu'il a appris et de se réorganiser, expliqua Eve avec un clin d'œil et un sourire étincelant. Et huit mugs de café pour rattraper le retard que tu auras accumulé pour cette soirée », compléta-t-elle mentalement.

Les iris cannelles de la jeune femme reflétaient une telle confiance en ses dires qu’ils finirent de convaincre son interlocutrice sur les bienfaits d’une bonne nuit de sommeil.

« Si elle savait... » soupira intérieurement Eve. Les shoots de caféine qu'elle avait dû prendre avant d'achever son dernier article et le nombre de barres de chocolat qu'elle avait ingurgitées pour compenser le stress qui malmenait son volcanique estomac.

Mais cela, personne n’en saurait jamais rien. Car dans ce monde de fauves, il fallait apprendre à se protéger.

Depuis sa chère et tendre enfance, Eve avait dû faire face à toute sorte de moqueries, ce qui avait au moins eu le bénéfice de lui forger le caractère. En effet, ses parents n'avaient vraisemblablement pas imaginé que son prénom allait être sujet à autant de débats. Imaginez-vous la première femme de l'histoire se baladant nue dans le jardin d'Eden et qui causa la déchéance de l'humanité ? L’Eve originale était la tentatrice, la vicieuse personne, la désobéissance absolue. Longtemps, la reportère avait dû lutter contre ce qu'elle avait baptisé le « Complexe de la Pomme ».

Aujourd'hui, sa lutte avait porté ses fruits ! Elle avait acquis, grâce à ses études, de solides connaissances en PNL, en analyse du langage corporel, ainsi qu’une excellente locution. Ces éléments lui avaient permis de se bâtir une façade inébranlable, apparemment sûre d'elle et déterminée. Eve était devenue une spécialiste de la comédie, préférant se protéger des colporteurs qui foisonnaient dans l’enceinte des locaux, plutôt que de leur dévoiler ses fragilités, même si, derrière son masque d'assurance, l'esprit de la jeune femme était bien souvent en Position Latérale de Sécurité.

Elle poussa la porte vitrée du bureau commun et lança comme chaque matin un bonjour vitaminé à l’attention de ses collègues qui, comme chaque matin, tomba comme de la roupie de sansonnet.

« Salut, Eve… » marmonna la plus proche d’entre elles, la tête baissée sur son écran d'ordinateur.

C'était à peine s'ils levèrent les yeux, trop absorbés par leurs occupations.

La jeune femme traversa la salle jusqu'à atteindre son bureau impeccablement rangé, décoré avec les souvenirs qu'elle avait rapportés de ses voyages. C'était ainsi que le pot de trèfles venu d'Irlande posé dans le sabot de bois bleu avec des tulipes jaunes de Hollande égayaient son espace de travail.

Sans plus attendre, Eve sortit de son étui de cuir clair son stylo plume argenté qu'un de ses correspondants argentins lui avait offert pour son départ et coucha, ratura, et reformula, phrase après phrase, le dernier paragraphe de son article à l’encre violine.

Trop absorbée par sa rédaction, Eve ne pouvait comprendre l'inquiétude croissante qui gagnait ses voisins de bureau. Ils ne connaissaient que trop bien ce grattement agaçant émanant de la pointe de métal effilée qui couvrait peu à peu le papier d'arabesques. Ces gratouillis, ces froissements de feuilles les irritaient mais ils savaient que la jeune reportère préférait ce style de scribouillard à la modernité du clavier.

***

Ça y était !

Eve avait enfin terminé son article. Elle étira ses doigts endoloris et relut une dernière fois le texte qu’elle avait daigné taper. Elle recommença encore une fois et, ne trouvant plus rien à redire, elle se leva et gravit, la boule au ventre, les escaliers qui conduisaient au bureau de Haman Pourim, son rédacteur en chef.

L'idée de faire face à cet homme aux cheveux blonds cendrés soigneusement coiffés et à la barbe taillée de près qui bien que faisant l’objet de fantasme chez quelques-unes de ses collègues lui donnait, quant à elle, envie de redescendre à son bureau et de se murer à nouveau dans le travail. En effet, ni l'apparence athlétique de son supérieur, ni ses yeux bleu-gris perçants, ni même son élégance lorsqu'il portait un costume ajusté au millimètre près n'avaient réussi à procurer le moindre émoustillement dans le cœur d'Eve. En réalité, il la mettait mal à l'aise sans que la jeune femme en connaisse précisément la raison. Ses sourires d'ange, ses regards insistants, son attitude prévenante, sa proximité avec les employées rougissantes... Il avait aussi cette fâcheuse tendance à surveiller son équipe d'une façon trop étroite depuis le haut des escaliers où il appréciait se poster pour juger de leur sérieux.

A ce jour, Eve était d’ailleurs encore incapable de dire si cette appréhension était due au statut de son supérieur ou à sa personne. Enfin… C’était lui qui l’avait soutenue lorsqu’elle avait présenté son CV. Il avait été le seul d’ailleurs. Elle pourrait même dire qu’il lui avait permis d’accéder à son premier emploi.

Ce matin-là, la secrétaire personnelle d’Haman était, comme toujours, clouée derrière son écran d'ordinateur en train de trier mécaniquement les centaines de mails qui déboulaient dans la boîte de réception. Ses mains volaient au-dessus du clavier sur lequel elle tapait frénétiquement les réponses aux demandes qu’elles recevaient. Satisfaire les exigences des clients, de son employeur et celles d’Haman s’avérait être une tâche bien laborieuse pour une seule et même personne. Entre cafés et paperasse, la pauvre femme ne savait plus où donner de la tête. C'était sûrement l'une des raisons qui poussaient à un renouvellement régulier du personnel...

Eve s'approcha discrètement de la secrétaire dont les doigts étaient fermement crispés sur la souris et murmura :

« Bonjour. Est-ce que monsieur Pourim est là ?

- Oui. Il a de la visite, mais vous pouvez attendre dans le couloir », répondit-elle mécaniquement sans quitter de ses yeux pixélisés l'interminable liste qui se dressait devant elle. La reportère souffla un merci, puis s'éloigna sur la pointe des pieds, ce qui amusa la secrétaire touchée par cette délicate attention.

La jeune femme au regard cannelle passa la frontière délimitée par la porte située entre le secrétariat et le purgatoire qu'incarnait la sorte de salle d'attente avant d'atteindre le bureau d'Haman. Au-dessus, on aurait dû inscrire « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », comme il était écrit sur le fronton de la porte des enfers, menace faite aux âmes condamnées à vivre sous la bonne garde du diable pour l’éternité. Au final, se dit-elle, il n’y avait que peu de différence avec la situation actuelle. La gorge d’Eve se serra. Au bout du tunnel, illuminé par des néons blancs et décoré par les titres et les diplômes de son cher rédacteur en chef, il y avait soit le châtiment avec une réécriture d'article et d'infâmes reproches en tous genres, soit la rédemption avec des félicitations mielleuses qui seraient vite oubliées.

Dès lors que son talon s'écrasa sur le parquet noir satiné, Eve sût qu'elle ne pouvait plus faire demi-tour. Elle joua machinalement avec sa bague d'argent porte-bonheur, espérant que son attente serait de courte durée.

Elle détestait ça ! La boule au ventre, elle scruta le couloir à la recherche d'une distraction sans être convaincue de la trouver dans la photo de leur « joyeuse troupe ». Ils étaient en effet obligés de se réunir une fois par an pour une photo de groupe prouvant leur « cohésion » et qui était aussitôt perdue dans le fond d’un tiroir.

Eve s’impatientait. Peut-être que si elle toussait suffisamment fort, il pourrait l'entendre et abréger sa conversation. S'efforçant de paraître naturelle, Eve s’approcha de la porte du bureau, porta la main à la bouche et inspira. Elle allait signaler sa présence quand deux rires malsains fusèrent hors du bureau, la figeant sur place.

« Non mais qu'est-ce que tu crois ? Que je la garde parce que c'est une bonne pigiste ? »

C'était la voix d'Haman. Profonde et grave, elle se tordait d’une ironie que la reportère ne lui connaissait pas.

« Venant de toi, ça m'étonnerait ! gloussa son compère, aussi hilare que le premier.

- Mais de quoi parlent-ils ? » s'interrogea Eve en s'approchant d'un pas feutré vers la porte.

Elle ignorait pourquoi, mais elle voulait savoir. Savoir pourquoi l’atmosphère était si visqueuse, si… libidineuse. Elle jeta un dernier coup d’œil en arrière pour s’assurer que la secrétaire ne puisse pas surprendre sa curiosité et tendit l’oreille.

« Cette nana n'est pas fichue de me faire un article correct ! Je ne l'ai embauchée que parce que j'ai besoin de jolis minois pour attirer plus de lecteurs. Pour ça et pour son 95D ! »

L'autre explosa d'un rire gras.

« 95D ! Mais, dis-moi, elle n’a plus de secret pour toi ?

- Bah… Elle porte des décolletés tellement plongeants qu'on dirait qu'elle le fait exprès pour que je vienne mettre mon nez dedans, ricana Haman. Et puis, j’ai eu l’occasion de vérifier ! C’est quand même dingue ce qu’un petit resto romantique, une balade au clair de lune et des belles paroles peuvent avoir comme effet. Ça marche à tous les coups. Enfin, avec elle, c’était facile. Elle n’attendait que ça avec son petit chignon blond et son air de princesse. »

Eve eut la nausée. Il parlait de Lilly ? Maintenant qu’elle connaissait la nature du rendez-vous, Eve réalisa que la naïveté de Lilly lui vaudrait un cruel retour de bâton. Dire qu’elle attendait un signe de son cavalier de la veille qui la prenait aujourd’hui pour un kleenex. Avait-elle réalisé qu’elle avait été trompée ? Ou peut-être le devinait-elle sans pour autant le vouloir ?

« T’as quand même bien de la chance, soupira l’autre dans un grincement de fauteuil qui gémit sous son poids. Je la prendrais bien pour moi, celle-là. Il me faut une nouvelle secrétaire bonne à passer sous le bureau.

- Je peux te l’envoyer, si tu veux, proposa Haman, faussement compatissant. J’en ai plus besoin et j’en ai une autre en vue.

- Laquelle, sans indiscrétion ?

- Attends, je dois avoir une photo dans son dossier. » Eve entendit Haman pianoter avec frénésie sur le clavier et s’exclamer : « Tiens ! Elle travaille ici depuis moins d’un an et franchement, elle vaut le détour. »

L’autre siffla, admiratif.

« Et tu crois pouvoir réussir à la mettre dans ton lit ?

- De toute façon, ce sont toutes des petites salopes si tu sais bien t’y prendre. Et si elles ne veulent pas, trouve ce qui leur tient la tête hors de l’eau et elles te mangeront dans la main. »

Quelque chose se brisa dans l’âme d’Eve, une chose déjà fragilisée par toutes les expériences qu’elle avait vécues. Ces monstres venaient de briser la dernière barrière qu'elle avait érigée entre la réalité et sa vision du monde, pour la projeter sans vergogne dans celui où les femmes ne sont guère plus considérées que de la viande par certains hommes. Elle s'était déjà pris des claques. Et pourtant, celle-ci la heurta de plein fouet.

Eve recula doucement, retenant sa rage et son impuissance écœurante. Elle voulait ouvrir cette fichue porte, crier, le rabaisser plus bas que terre comme il l’avait fait avec elle quelques semaines auparavant, se retenir de les gifler.

Mais elle ne pouvait pas. Les conséquences seraient désastreuses.

Elle rebroussa le chemin, passa prestement devant la secrétaire trop occupée pour percevoir son trouble, devant ses collègues indifférents, claqua la porte de son immeuble et remonta furieusement les marches qu’elle avait dévalées quelques heures plus tôt. Ils lui donnaient envie de vomir. C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Elle pesta. Qu'aurait-elle dû faire ? Elle était écœurée, en colère contre ces deux hommes et contre elle-même. Elle les détestait eux, et se haïssait pour s’être encore une fois muselée. Eve serra les poings et hurla dans la cage d'escalier :

« Espèce de salaud !! » Un silence de plomb lui répondit comme s'il riait de sa piètre tentative d'échapper à sa frustration.

Rien, sauf le tintement cristallin de la chaînette de Mme Rosset.

Et m***e... La vieille du quatrième allait faire des cauchemars à cause d'elle...

L’invisible

« Zut, zut, zut ! Je suis en retard ! », maugréa Abigail à travers ses dents serrées, sous le regard mi-étonné, mi-amusé des passants.

C'était bien sa veine. D'abord le fâcheux incident avec le facteur et maintenant, elle risquait d'être un quart d'heure en retard parce que les Anglais avaient débarqué. Évidemment, son stock de tampons était épuisé et elle avait dû retourner la moitié de son appartement avant d’en trouver un…

Enfin, l’agence à la façade végétale apparu devant elle. Sur la devanture était inscrit dans une belle écriture distinguée le nom de l’entreprise : « Astara Agency ». Sans plus attendre, Abigail poussa la porte vitrée et s'engouffra à l'intérieur. Elle passa entre les chaises suspendues et les tables basses de style Memphis posées sur la moquette couleur galet pour se diriger vers la salle de réunion.

Les exclamations faussement outragées et les revendications qui se frayaient un chemin à travers la porte figèrent Abigail sur place. Qu’allait-il se passer maintenant ? Elle se mordit la lèvre inférieure. C’était bien la première fois qu’elle arrivait en retard au travail.

Se forçant à reprendre son calme, elle recoiffa de ses doigts d’araignée ses cheveux blonds et se prépara mentalement à entrer sur un ring de boxe. Son stress, ses joues rouges et son utérus douloureux accroissaient son malaise de façon drastique. L'idée même de franchir la porte perle pour se mettre à la portée des regards accusateurs de ses collègues la terrifiait. Elle, qui d'habitude était si discrète, allait être l'objet des reproches de leur cheffe.

Ils étaient tous les dix assis autour d'une table en noyer, en train de débattre au sujet de la salle qu'il fallait réserver pour l'exposition de leur nouvelle collection. Les designers ne semblaient pas l'avoir entendue entrer.

« Bonjour. Désolée d’arriver si tard… », s’excusa Abigail d'une voix plus fluette qu'elle ne l'aurait voulu. Aucun regard ne se leva vers elle pour la simple et bonne raison qu'ils ne prêtaient aucune attention à sa présence. Si cela se trouvait, ils n'avaient même pas remarqué son absence...

Partagée entre le soulagement et la déception, la jeune femme rejoignit silencieusement son siège, situé le plus loin possible de l'intimidante Esther Astara, son employeuse. Si elle était venue déguisée en pâquerette géante, l'auraient-ils remarquée ? Abigail n'en était pas tout à fait certaine. Elle était comme qui dirait transparente, inexistante aux yeux de ces brillants locuteurs.

« Non. On devait d'abord présenter la collection Memphis. Chaque objet doit être individualisé pour que l'acheteur puisse juger le design ! », s’opposa Caleb, spécialiste en design thinking. Tout droit sorti d’une prestigieuse école de design, il avait, malgré son jeune âge, des capacités d’orateur suffisantes pour faire valoir ses idées. Il avait cette attitude passionnée et assurée qui faisait pâlir d’envie Abigail.

« On va donc devoir trouver un espace suffisamment spacieux pour tout espacer, approuva Esther d’un hochement de tête.

- Quoi ? Ils veulent encore faire l'exposition d’une façon aussi décousue ? » se révolta intérieurement Abigail, sensible aux harmonies. Pour elle, une chaise ne restait qu’un assemblage de bois ou de métal si elle ne se mariait pas avec son environnement.

Elle déglutit péniblement.

« Est-ce qu'on ne pourrait pas... » commença la jeune femme d’un ton qu’elle regretta trop bas.

On aurait dit une petite fille…

« Et par pitié, il faut trouver une salle d’exposition lumineuse ! J’avais l’impression d’être dans une cave l’année dernière », la coupa Caleb en tapant du poing. Il loucha un bref instant sur Abigail dont il ne se souvenait pas avoir déjà entendu le timbre de voix.

« Mais, ne serait-il pas possible de... retenta la jeune femme, la gorge nouée.

- Ne devrions-nous pas utiliser une teinte spéciale pour mettre les couleurs à leur avantage ? » Caleb fronça les sourcils puis les détendit aussitôt en notant la pâleur cadavérique de sa collègue. Enfin… Il savait ce qu’il avait à faire, pas besoin qu’elle gaspille sa salive avec ses « atmosphères » ou ses « ambiances » pour rendre la salle d’exposition « plus agréable ».

« Je vais voir ce qu'on peut faire avec le conseiller d'exposition cet après-midi », conclut Esther en achevant la liste des points à aborder sur son agenda. Elle remonta élégamment ses lunettes rouges sur son nez et conclut. « Merci à tous pour vos remarques. Maintenant, je dois vous laisser. J'ai rendez-vous.

- Madame Astara, est-ce qu'il serait possible de m’entretenir un instant avec vous ? » se lança Abigail avec toute la conviction dont elle était capable.

Sa patronne leva les yeux au-dessus de ses lunettes sans cesser de ranger ses affaires dans le sac de cuir noir et crème assorti à son tailleur bleu marine parfaitement ajusté. Agée d’une quarantaine d’années, Esther Astara avait ouvert sa propre agence de design et avait un réseau hors norme dans le milieu des arts et de l’architecture d’intérieure. Elle avait une chevelure brune savamment coiffée en un chignon entrelacé qui accentuait le caractère fort des traits de son visage carré. Ses yeux, rehaussés d’un trait d’eye-liner noir, paraissaient être deux billes anthracite brûlantes de détermination qui, à cet instant, carbonisaient Abigail de honte.

Il fallut une fraction de seconde à Esther pour reconnaitre son employée qui se décomposait à vue d’œil et se rappeler pourquoi son air de femme enfant l’irritait autant.

« Pas maintenant, Mademoiselle Maon. Si vous aviez besoin de quelque chose, il aurait fallu que vous arriviez à l’heure ce matin. En attendant, je suis certaine que vos collègues sont capables de vous venir en aide », siffla-t-elle en enfilant son manteau.

Sur ces mots, elle tourna les talons et quitta la pièce, laissant, derrière son sillage : une Abigail au souffle coupé. Elle ne voulait lui demander qu'un simple entretien… quelques minuscules minutes auraient amplement suffi...

Elle la regarda s'éloigner, grande et fière avec son charisme de femme d’affaire, avec l'étrange sentiment de n'avoir pas plus de valeur qu'un vulgaire moucheron écrasé sous ses escarpins. Retenant ses larmes d'impuissance, la jeune designeuse serra contre sa poitrine la pochette bleue contenant les fruits de son travail. Elle se sentait idiote, nulle, insignifiante. Quant à son travail, qui voudrait regarder ça ?

Naomi

Derrière le comptoir fait de bois de palette, Naomi pétrissait énergiquement la pâte brisée à la poudre d’amandes qui servirait de base à sa nouvelle recette. La gourmandise était une source inépuisable d'inspiration et celle-ci lui avait suggérée d'associer le croquant du fruit à coque avec l'arôme onctueux du ganache au chocolat noir parsemé d’un crumble de noisettes caramélisées.

Dès que la préparation devint souple et douce sous ses doigts, elle saisit son rouleau à pâtisserie et donna forme à la pâte, sous le regard intéressé de ses deux plus fidèles clientes, deux Anglaises tombées amoureuses de Lille après un road-trip sur le continent. Elles trouvaient dans les merveilleuses pâtisseries qui sortaient du four de Naomi une parcelle de l'âme anglaise.

Les deux femmes aux chapeaux bleus ne pouvaient désormais plus se passer des scones parfumés accompagnés de clotted cream et de confiture de fraises maison qui leur rappelaient leur pays natal. Chaque bouchée de ces petits bouts de paradis les faisait voyager jusque dans les terres boisées des côtes des Cornouailles, balayées par la brise iodée où elles gambadaient étant enfants. La générosité et l'amour de cette cuisine se dégustaient autour d'un thé noir à la fleur d'oranger servi dans des belles tasses blanches aux motifs de coquelicots.

Elisabeth et Rachel se retrouvaient donc deux fois par semaine à seize heures tapantes pour délecter leurs papilles des douceurs mitonnées par la propriétaire du salon du thé et ravir leurs oreilles des derniers potins.

En ce moment même, elles contemplaient Naomi sortir de son four chaud ses fameux brownies qui faisaient fureur dans le quartier. Ce rayon de soleil sénégalais, venu en France à dix-huit ans pour ses études, avait rapidement adopté les coutumes de son pays d'accueil sans jamais oublier celles de sa famille qu’elle intégrait fort bien dans sa cuisine.

Naomi avait une peau chocolat veloutée au parfum de fleur de monoï qu'elle couvrait le plus souvent d'une combinaison colorée, révélant ses formes voluptueuses. La jeune femme coiffait ses cheveux d'ébène frisés avec un ruban de wax turquoise qui soulignait la générosité de son regard charbonneux.

Elle avait ouvert son salon de thé il y avait de cela un peu plus de deux ans et ses goûts, que ce soit en matière de décoration ou culinaire, avaient attisé la curiosité des locaux. Munie de son tablier mimosa et de son aura flamboyante, Naomi avait réussi à trouver sa place dans la routine du voisinage. Dépaysement et cocooning étaient les maîtres mots de son salon. Les clients pouvaient se détendre à leur aise dans les fauteuils couverts de coussins moelleux et feuilleter leurs magazines favoris tout en surveillant la préparation de leurs commandes.

« Vous avez choisi, mesdemoiselles ? » demanda Naomi pour la troisième fois aux Anglaises qui n'arrivaient pas à se décider.

Elisabeth et Rachel échangèrent un regard douloureux et avouèrent à la jeune femme leur désarroi :

« C'est injuste, Miss Savary ! A notre âge, nous ne devrions plus être tentées de la sorte. Mais vous arrivez toujours à nous faire oublier nos bonnes résolutions ! gémit Elisabeth, l’aînée du duo.

- Nous sommes beaucoup trop gourmandes, confessa avec une moue dépitée Rachel, hypnotisée par le dressage crémeux des cupcakes aux poires.

- Et puis, votre cuisine est bien trop divine pour que nous puissions choisir », protesta la première en portant les mains à ses joues rondes.

Naomi eut un rire franc. Elle les connaissait depuis l’ouverture de sa boutique et ses deux clientes lui faisaient toujours le même cinéma. Maintenant, la jeune femme savait comment les amadouer : avec un sourire enchanteur, elle se pencha au-dessus de son comptoir et, sur le ton de la confidence, leur proposa la solution miracle :

« Et si je me dévouais pour vous décharger de ce choix ?

- Ah non, jeune fille ! Nous avons passé l'âge de nous faire materner, protesta Elisabeth en pointant du doigt les rides qui ornaient le coin de son œil droit. On devrait pouvoir s'en sortir toutes seules !

- Parle pour toi, vieillarde ! railla la plus jeune avec une grimace. Personnellement, j'adore découvrir la surprise qui se trouvera dans l'assiette. » Rachel adressa un clin d'œil complice à la pétillante femme à la peau d'ébène qui s'amusait de les voir se chamailler ainsi.

Elisabeth fit mine de réfléchir avant d'abdiquer.

« D'accord. On vous laisse décider, Sweety.

- Parfait ! déclara Naomi en se frottant énergiquement les mains. Maintenant, fermez les yeux ! Et pas de triche ! »

Les deux Anglaises gloussèrent, impatientes de connaître le dénouement de leur affaire. Le son cristallin des cloches en verre qui couvraient les gâteaux, le glissement de la pelle à tarte, les secousses du sucre glace les faisant saliver d'avance mirent en émoi leur imagination.

Enfin, elles entendirent les assiettes se poser sur la table de palette autour de laquelle elles s'étaient installées comme à leur habitude.

« Vous pouvez ouvrir les yeux », chantonna Naomi en terminant de servir le thé.

Devant elles, trônaient de délicieuses assiettes blanches proposant une demi-part de brownie au chocolat noir et lait ainsi qu'une demi-part de carrot cake à la cannelle et aux noix. Le tout était servi avec un thé blanc léger aux fleurs, qui venait ajouter un peu de douceur et de fraîcheur à la composition.

Les lèvres d'Élisabeth et de Rachel s'arrondirent de satisfaction.

« Miss Savary, comment arrivez-vous à toujours trouver ce qui nous fait plaisir ? la félicita Elisabeth en coupant délicatement le premier bout de gâteau.

- C'est mon travail, Madame Théraphim, lui signala Naomi

en riant.

- Qu'en est-il de cette tarte que vous êtes en train de confectionner ? l’interrogea Rachel après avoir longuement dégusté la première bouchée de sa pâtisserie.

- C'est une nouvelle expérience. », leur révéla la cuisinière. Voyant leurs regards intéressés, Naomi poursuivit : « Pour l'instant ce n'est qu'un essai, mais si c'est concluant, vous pourrez peut-être en goûter un morceau d'ici les prochaines semaines.

- Avec grand plaisir ! » firent les deux femmes d’une seule voix.

Naomi laissa ses clientes à leurs dégustations pour aller voir si tout se passait bien en salle. Le travail l'appelait sans arrêt et les commandes ne s'arrêtaient jamais. Entre le service et la cuisine, la jeune Sénégalaise n'avait que très peu de temps pour innover. Elle s’efforçait pourtant de garder deux heures par semaines pour ses nouvelles recettes qu’elle partageait avec ses amies.

Tout en découpant ses brownies, Naomi regarda machinalement l'horloge qui surplombait sa porte d'entrée. Il ne lui restait plus que quelques heures avant de fermer boutique et accueillir ses invitées.

Tikka Massala

Une fois que sa dernière cliente fut partie et que l'ordre fut rétabli dans le salon, Naomi put enfin quitter son tablier pour préparer la table sous les orchidées suspendues au plafond, pendant que le dîner mijotait doucement dans l'arrière-cuisine. L'odeur chaude des épices envahit peu à peu la pièce éclairée par des dizaines de bougies blanches de tailles et formes variées. Lorsque son dressage de table flatta son sens de la perfection, Naomi jeta un long regard sur la fine montre d'argent héritée de sa grande mère qui ornait son poignet gauche. Un quart d’heure de retard… La jeune femme pinça les lèvres.

« Mais, qu'est-ce qu'elles font ? » marmonna-t-elle en portant son portable à l'oreille pour appeler l'une de ses convives.

Cette dernière décrocha dans la seconde. Naomi entendit la voix essoufflée et le claquement des talonnettes de son amie.

« On arrive ! » cria-t-elle avant de raccrocher aussitôt.

Naomi soupira. Elles étaient irrécupérables.

Deux minutes plus tard, Abigail, talonnée par Eve, entra en trombe dans le salon de thé, pour se trouver nez à nez avec Naomi qui les attendait de pied ferme, les poings sur les hanches. Son air sévère et son regard d'ébène furent rapidement remplacés par l'inquiétude devant leur mine déconfite. L'air chaud et parfumé de la salle semblait refroidi par la morosité qui les accablait.

« On a eu une sale journée... » se justifia Eve finalement dans un grincement de dents.

La jeune femme au regard cannelle las et humide se sentait terrassée par la fatigue, si bien qu’elle n’avait réussi à se tirer du lit que grâce à l’appel larmoyant d'Abigail.

Leurs peines entremêlées les tirant vers le bas, elles avaient mis du temps à prendre conscience de leur retard et avaient dû courir pour rejoindre Naomi.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? », demanda Naomi tandis qu'elles ôtaient leurs manteaux détrempés qu’elles accrochèrent près du radiateur.

- Mon rédacteur en chef est une ordure... commença Eve en soupirant.

- Je suis vraiment une incapable... » poursuivit Abigail d’une voix blanche.

Naomi n'avait pas l'habitude de les voir aussi apitoyées.

Misère… Elle pouvait dire adieu à sa joyeuse soirée entre filles. Naomi servit les trois verres de cocktail à base de lait de coco et de graines de chia ainsi que les feuilles de capucine roulées au fromage frais qu'elle avait préparées sous les yeux ternes de ses invitées et s'assit en face d'elles.

« Racontez-moi tout », invita Naomi d'un ton calme.

Eve fut la première à prendre la parole.

Ce qu’elle avait entendu, quelques heures plus tôt, résonnait encore dans sa tête. Peut-être était-ce naïf de sa part d’avoir cru vivre dans un système où ses valeurs seraient respectées. Bien évidemment, elle avait connaissance de l'existence de ces chasseurs de femme qui collectionnaient les conquêtes, nuit après nuit, passionnés par l’excitation de voler leurs corps avant de les jeter comme de vulgaires déchets. Mais, il était tellement plus facile de croire que ça n’arrivait que chez les autres.

« De toute façon, ce sont toutes des petites salopes si tu sais bien t’y prendre. Et si elles ne veulent pas, trouve ce qui les retient la tête hors de l’eau et elles te mangeront dans la main ».

Il lui donnait envie de vomir…

Rétrospectivement, la reportère se souvenait précisément de tous les échanges qu'elle avait eu avec cet homme. À la fois saint et tyran, Haman jouait avec leurs émotions, s'amusait à leur faire tourner la tête, saccageant le peu de cohésion qui subsistait au sein de leur groupe.

Selon son humeur, le rédacteur en chef avait le pouvoir de rabaisser plus bas que terre celui ou celle qui se présentait à lui. Combien de fois ses collègues étaient-elles sorties en pleurs de son bureau parce que le travail qu'elles avaient accompli avec tant d’acharnement avait été passé à la broyeuse ? « Brouillon », « travail bâclé », « cochonnerie » ... Ainsi étaient injustement traités les articles que les journalistes et les pigistes avaient mis des nuits et des jours à rédiger. Ces mêmes noms d'oiseaux n'allaient pas qu'aux pages gâchées.

Elles aussi, êtres humains, étaient piétinées au fond de la corbeille. « Incompétente », « immature », « médiocre ». Tels étaient ses mots criés à la volée pendant qu’elles se prosternaient devant lui.

Alors, pour expier leurs péchés, elles redoublaient d'efforts pour enfin attirer les bonnes grâces du rédacteur en chef. Blessées, incomprises, éreintées...

Voilà ce qu'elles étaient devenues au fil des années. Pas un jour ne s’écoulait sans que l'ombre menaçante d'Haman ne passe au-dessus de leurs épaules, leur dictant ce qu'elles devaient faire, ce qu’elles devaient penser. Elles n'étaient jamais assez bien. Jamais suffisamment douées ou professionnelles.

Jamais suffisamment belles ou élégantes.

Enfin, arrivait le jour heureux où la relecture de leur article sur lequel elles avaient planché pendant des heures était l'objet de louanges. C'était comme pain béni. « C'est du bon travail. », se contentait-il de dire. Le sourire d'Haman lorsqu'il vous invitait à vous asseoir en face de lui était comme un cadeau tombé du ciel le jour de Noël. Eve se remémora le soulagement qu'elle éprouvait lorsque son travail était enfin accepté sans pour autant que cela améliore son moral miné par les doutes et son infernal sentiment de nullité.

Sur l'instant, elle n'avait pas vu l'engrenage dans lequel ses collègues et elle s'étaient fait prendre. Rabaissées plus bas que terre pour qu'une fois le fond touché, la main bienfaitrice de leur tortionnaire puisse se tendre vers elles avec la promesse d'une vie meilleure. Épuisés, les reporters n'avaient d'autres choix que de saisir ses offres pour s'accorder un peu de répit. Il avait ainsi créé chez eux une réelle dépendance. Cette relative tranquillité était leur drogue, leur porte d'entrée vers le paradis.

Diviser pour mieux régner, telle devait être sa deuxième devise. Si l'Homme était doué de sentiments, alors la jalousie était l'un des plus violents. Être dans les bonnes grâces du rédacteur en chef attisait les foudres des confrères. La lutte acharnée pour les bénédictions du rédacteur en chef donnait à l'atmosphère des locaux un air de troisième guerre mondiale.

La jeune femme dont les cernes s'étaient accumulés sous les yeux cannelle avait mis huit mois à comprendre la signification du concept de harcèlement moral.

« Comment j'ai fait pour ne pas m'en rendre compte ? bougonna Eve en se prenant la tête, lourde de fatigue, entre les mains.

- Tu avais la tête dans le guidon, répondit Naomi en posant la main sur l'avant-bras de la reportère. Mais regarde-toi ! Quand as-tu fait une nuit complète pour la dernière fois ?

- J’ai pas mal de travail en ce moment… » grommela Eve en visualisant les rappels qui l’assaillaient dès qu’elle ouvrait sa messagerie.

Cette idée inonda son estomac d’acide.

« Bah voyons… J’ai l’impression que, plus ça va, plus tu as de travail.

- Il faut que tu te sortes de là, continua Abigail en avisant la moue dépitée de la reportère. Sinon, tu vas nous faire un burn-out avant tes trente ans. »

Eve grignota nerveusement l’ongle de son pouce. Dans l’immédiat, ce n’était pas ça le problème. Il y avait ces propositions de déjeuner, les sous-entendus sur son style vestimentaire, les contacts dans le bas de son dos lorsqu’il l’encourageait… Elle n’était pas paranoïaque finalement, contrairement à ce que prétendaient ses consœurs.

« Tu devrais aller dans une autre agence, lui suggéra la Sénégalaise.

- C’est compliqué… maugréa la reportère. Il y a trop de concurrence et c'est difficile de se faire une place de nos jours. Si je pars, je ne pourrai peut-être pas retrouver un travail stable de sitôt. D'un autre côté, si je balance tout, je vais me faire mettre au placard. Je crois que je vais attendre encore un peu… réfléchit Eve en se grignotant l’ongle du pouce. Oui, je vais faire ça. Je vais chercher un autre emploi et, si ça se trouve, la situation va se calmer. »

Ses deux amies lui jetèrent un œil circonspect.

« Tu veux la version douce ou directe ? demanda Naomi en posant les coudes sur la table.

- Je crois que de toute façon, je n’ai pas tellement le choix… maugréa Eve qui détestait voir le regard chocolat fondant de son amie se durcir alors qu’elle s’apprêtait à lui énoncer une vérité qu’elle n’avait aucune envie d’entendre.

- Tu ne crois pas être dans le déni ? Tu n’en as pas assez d’être à bout de nerf parce que tes collègues se montent les uns contre les autres ? Rien que la semaine passée, tu nous as avoué que le fait de devoir rendre ton article pour qu’il soit lu te rendait malade. Tu veux une médaille, c’est ça ?

- Bien sûr que non… », se renfrogna Eve en se calant dans le fond de son siège. Elle croisa les bras comme pour se protéger de l’ironie qui pointait dans la voix de la propriétaire du salon de thé. Elle avait raison, évidemment… La reportère avait beau se répéter toutes les raisons qui la poussaient vers la sortie, elle ne parvenait pas à se résigner. La peur de quitter son premier poste l’emportait.

« Pourquoi tu n'écrirais pas dans un autre journal sous un pseudonyme pour dénoncer ce qu'il se passe ? proposa Abigail avec un sourire rassurant. Ça pourrait au moins te permettre de mettre des mots sur cette situation le temps de te retourner. »

Eve hocha la tête. Après tout... Écrire pour dénoncer un monde qui tournait carré était l'essence même de sa profession. Elle fronça les sourcils. A quel moment l'avait-elle oublié ?

« De plus, ça t'ouvrira sûrement des portes pour changer de crèmerie ! lança Naomi en se levant. Tu pourrais même te remettre à parler du droit des femmes.

- Je ne sais pas… » renchérit Eve en se redressant. Elle se pencha pour saisir un mouchoir qu’elle appliqua contre ses yeux dégoulinants de mascara. « Ça ne m'a valu que des ennuis. Personne ne me prenait au sérieux.

- Eh bien, il est grand temps que ça change ! » s’écria Naomi en se dirigeant vers la cuisine d’où s’échappait un délicieux fumet.

Elle avait prononcé cette phrase avec tant de conviction qu'Eve fut impressionnée, comme à chaque fois, par la détermination dont elle se montrait capable. La cuisinière les rejoint, les bras chargés d’un large plateau contenant trois assiettes blanches et d'un plat de riz et de naans. Elle déposa devant elles le poulet Tikka massala dont la couleur chatoyante chassa leurs noires pensées pour les transporter vers les contrées mystérieuses et dépaysantes de l'Inde.

L'estomac d'Abigail gronda d'impatience, arrachant à la reportère un sourire amusé. Il était temps de passer aux choses sérieuses. Munies de leurs couverts, les trois femmes dégustèrent dans un silence quasi religieux ce plat. Dès la première bouchée, les arômes piquants du Garam massala réchauffèrent leur corps frigorifié par l'humidité d'octobre. Puis, ce fut au tour des saveurs subtiles et parfumées de la coriandre, du gingembre et de la cannelle d'éveiller leurs papilles en un feu d'artifice de sensations. À la fois fondant et pleins de caractère, le plat fit voyager leurs âmes vers les marchés indiens où les goûts et les odeurs se mariaient en un arc-en-ciel de couleur.

« C'est un délice, Naomi », la complimenta Abigail qui sentait la chaleur lui envahir la poitrine et faire rougir ses joues pâles.

Eve approuva vivement, les yeux fermés pour que son extase culinaire perdure sur son palais.

« Il n'empêche, commença Abigail en fronçant les sourcils. C'est quoi leur problème avec les décolletés ? Après tout, quand on voit un homme torse nu, on ne va pas crier à la prostitution. »

Les deux autres recueillirent sa question tout en continuant de déguster leurs mets. Finissant d'avaler sa bouchée, Eve lui répondit :

« En réalité, le problème ne vient pas tant du vêtement, mais du regard qu'on lui porte. La mode, telle qu'on la connaît, est issue de notre culture basée sur un modèle patriarcal. Si un homme est jugé sur ses actes et ses paroles, une femme est quant à elle jugée sur son apparence et son style vestimentaire. »

Naomi acquiesça et prit la relève de l’explication :

« C'est un phénomène assez contradictoire. D'un côté, on nous conseille dès l'enfance de faire attention à notre apparence pour ne pas avoir de problème, mais de l'autre on nous pousse à être féminines.

- Et alors ? D'après la loi, nous sommes libres de porter ce que nous souhaitons, ajouta Abigail, dont le visage s’empourprait de plus en plus sous l’effet des épices.

- Exact. Le hic reste dans le regard des autres, grimaça Naomi.

- Il y a des affiches créées par l'association « Terre de femmes » et réalisée par Theresa Wlokka avec les étudiants de la Miami ad Scholl qui montrent la façon de cataloguer une femme en fonction de la profondeur de son décolleté, de la longueur de sa jupe et de la hauteur de ses escarpins, leur apprit la reportère qui avait fait des recherches personnelles à ce sujet.

- Ha... Je vois. C'est une sorte d'échelle de Richter à la mode sexiste », railla la designeuse en se servant maintenant de sa serviette orange en guise d’éventail. Son manège n’échappa pas à Naomi qui s’amusait toujours autant du palais délicat de la jolie blonde.

« Exact ! Par exemple pour le décolleté ; si le bouton est fermé au niveau du col, la femme est considérée comme « prude ». Si c'est entre les clavicules, elle est « ennuyeuse ». Plus bas, on a affaire à « l'effrontée », si ça descend au-dessus de la poitrine, alors « elle ne demande que ça ». Et, attention, attention ! Si ça descend jusqu'à la naissance de la poitrine, alors vous comprendrez que c'est une « salope » », expliqua Eve.

Abigail frappa son front cramoisi du plat de la main.

« Ça y est ! Tout est plus clair ! ironisa-t-elle. Nous sommes insensibles à la température et, été comme hiver, nous ne nous habillons que pour plaire !

- Et attends ! Le plus beau de toute cette affaire, c'est qu'en 2019, 42 % de la française considère que la responsabilité d'un violeur s'atténue si la victime a eu une attitude provocante en public. 31% considèrent que la victime est en partie responsable si elle a eu des relations sexuelles avec le violeur et 15% prétendent qu’il n’y a pas d’agression quand la personne cède quand on la force. »

Naomi et Abigail restèrent bouche bée.

- Tu plaisantes ? risqua Abigail dont les yeux vairons s’écarquillaient de surprise.

- Jamais avec ça...

- Je crois que certaines personnes ont un problème avec le consentement, souffla-t-elle en s’enfonçant dans le velours turquoise de son siège.

- Non, c'est non et ça ne veut pas dire oui, maugréa Naomi les sourcils toujours arqués. D’ailleurs, je parie qu’il existe un pourcentage sur cette question…

- Ouiiii ! » s’exclama la designeuse soudainement revigorée. Son œil bleu et l’autre noisette pétillaient de malice. « Je connais un super moteur de recherche capable de trouver n’importe quelle statistique !

- Je crois qu’on utilise le même ! rebondit Naomi tout aussi joyeusement.

- Ok, Eve, donne-nous le pourcentage de personnes qui confondent oui et non. », dit Abigail sur un ton plat et numérique.

Les deux jeunes femmes s’esclaffèrent devant l’air affligé de leur amie. Il fallait bien dire qu’elles n’avaient jamais réussi à lui poser de colle sur un taux ou un pourcentage.