Le dernier Amghar - Imad Ikhouane - E-Book

Le dernier Amghar E-Book

Imad Ikhouane

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Beschreibung

En ces temps-là, il y avait deux tribus ennemies, les Anafals et les Zayans.
Tamou, beauté des Anafals et Ahmed le Zayan tombent amoureux. Ce roman est celui de leur amour.
Il y avait Jilali, un héros de cette époque qui voulait la première place parmi les Anafals. Ce roman est celui de son ambition.
Il y avait l’époque. Les Français venaient chambouler l’ordre ancestral, briser des vies et des destins. Ce roman est celui de ces vies brisées.
Il y avait enfin toutes les calamités courantes, le criquet pèlerin, la guerre, la faim et l’errance. En ces temps-là, il y avait un certain Maroc, celui des tribus et des nomades.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Imad Ikhouane est un auteur marocain vivant en Suisse où il est consultant en technologies de l’information.
Le dernier Amghar est son premier roman.

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IMAD IKHOUANE

Le dernier Amghar

ROMAN

 

 

CHAPITRE 1

Une année en enterre une autre et je ne m’y fais toujours pas. Houman est assis à la place qui me revient de droit. Il est petit, vieux et faible et je suis un géant de quarante ans. Je me tais et lui dirige les débats. Je suis seul et les hommes de son clan sont puissants.

Mon grand-père est le grand Ali. Mon père fut trente ans Amghar de notre tribu. Moi, je passe ma vie sur les bancs de la Jemaâ et je n’ai même pas d’enfant mâle ! Un jour, ça va éclater ! Un jour, je comprimerais le cou de Houman entre mes deux mains et je tuerais son fils Mouh d’un bon coup de poignard. C’est ce que je devrais faire là tout de suite. Si je ne le fais pas c’est que je me réserve jusqu’à la mort de Houman. Ce jour-là, son clan voudra mettre Mouh à sa place. Ce jour-là, ma colère qui s’accumule depuis vingt-trois ans éclatera.

Autour de moi, les Anafals cuisent debout sous le soleil de cette fin d’après-midi. Sa cuisse contre la mienne, Mamoun sue à grandes gouttes. Il s’est empâté depuis l’année dernière. C’est un Zayan. Eux ne savent pas ce qu’est la faim.

Houman racle dans ce qui reste de ses cordes vocales un semblant de voix. Une artère s’élargit dans son cou jaune, long et décharné comme la patte d’un vieux coq.

– L’année est mauvaise ! dit-il.

Ah ça ! Pas un enfant ne l’ignore. Avril va expirer et mai pointe déjà son nez. Même les charançons ne trouvent plus quoi se mettre sous les dents.

Houman rentre sa vieille tête simiesque dans ses épaules. Il a perdu son air espiègle et se met à ressembler à un quelconque vieillard à tête ronde et chauve. Les trois plis qui se partagent son front se lèvent de nouveau vers la foule.

– Les autres années, nous fuyions la neige et la glace du Moyen Atlas pour passer l’hiver au chaud, chez les Hdiden. Cette année, il n’y a eu ni pluie ni neige et notre hiver est aussi brûlant qu’un été. Ce sera une nouvelle année de soif et de sécheresse. Qu’Allah ait pitié de nous !

La lumière du jour baisse lentement. Sous le figuier, entourant le vieil Amghar, les notables du village ont l’air abattus de gens que la torpeur gagne. Houman poursuit :

– Vous autres de la vallée avez une autre vie. Loué soit Allah, vous n’avez pas nos soucis à nous, ceux de la montagne. Dans notre Jbel Elhadid, la terre est de la caillasse que brûlent les soleils et nous avons faim même les meilleures années.

Je sens Mamoun se raidir, il veut protester. D’une pression de la jambe, je lui intime la patience. Il se relâche. Houman me fixe dorénavant. Son regard est limpide et bon, autant que lui est magouilleur et mauvais. S’il le pouvait, il me saignerait dans mon sommeil. Mais le vieux ouistiti a d’autres atouts. Il noue les alliances, et ces nœuds se resserrent autour de mon cou.

Comme un meuble qu’on déplace sur du Zellige, la voix de Houman grince de nouveau :

– Vous aussi devez vous comprimer le ventre et pousser vos femmes à l’économie. Mais vous avez pour vous toute l’eau de Oued El Abid et tous ses pâturages, que votre bravoure et la faveur des Sultans vous ont accordés.

La faveur des Sultans ! Plutôt leur viscérale haine pour les saints Amhaouchs. Oued El Abid et ses verts pâturages qui nourrissaient nos bêtes et nos familles nous ont été arrachés. Les hommes de Mouha-ou-Houman et les soldats du Sultan nous ont refoulés dans nos montagnes.

Jamais nous n’oublierons et jamais le Zayan ne dormira tranquille tant qu’il souille notre eau et que ses vaches couchent sur notre herbe.

La faveur des sultans ! Je sens la haine monter parmi la foule. Mamoun doit la sentir aussi. Une haine noire, primitive et implacable. Celle qui crie vengeance au nom de la Reqba, le prix du sang. N’était le devoir sacré de l’hospitalité, les dizaines d’orphelins et de veuves que cette guerre a engendrés auraient déchiqueté Mamoun et son fils.

Sous le figuier, Houman se tait toujours. Il a marqué un temps de silence anormalement long pour laisser aux nuages d’hostilité qui montent de la foule le temps de se condenser.

– Pour nous autres, il n’y a point d’eau que celle qui tombe contre les parois des rochers, de pâturages que ceux des terres que nous disputons au roc de la montagne. Avec un ventre affamé, l’épaule du plus brave ne peut porter longtemps le poids d’un fusil. Et la guerre à laquelle tu nous convies sera longue, très longue. Qu’importe ! Comme disait le fameux grand-père d’un membre de notre tribu, la faim aux Anafals apprit la patience et la hauteur la modération.

Les regards de la foule se posent sur moi. La phrase est de mon grand-père. Le grand Ali qui n’a jamais vraiment su ce qu’étaient la patience ou la modération.

– Je me rappelle très bien ton père, dit Houman en déplaçant son regard vers Mamoun. Qu’Allah l’accueille dans son paradis ! Nous étions deux hommes dans la force de l’âge et avons combattu l’ennemi épaule contre épaule.

Mamoum hoche gravement sa tête.

– Ce fut une journée mémorable. Les hommes de Houma-ou-Hamou nous ont chargés. Nous nous étions juré de mourir debout. Nous sommes restés comme un mur aux pierres solidement cimentées. Pourtant la charge fut rude et les Zayans nous venaient de toute part. Nos sangs se mélangèrent cette fois-ci comme ils s’étaient mélangés tant de fois par le passé et nous fûmes victorieux. Ce fut là un des grands jours de ma vie ! C’était bien avant que les hommes de ta tribu ne prêtent allégeance à notre ennemi commun que nous avions combattu ce jour-là, l’homme dont tu es aujourd’hui l’émissaire.

De toute sa bouche édentée, Houman sourit et les rides de son visage se plissent de nouveau.

– Beaucoup de nos jeunes gens ne connurent que par ouï-dire cette bataille. Certains autres eurent le bonheur de ne pas avoir à combattre.

Cette fois-ci l’attaque est frontale. Ce fut la seule bataille de ma tribu à laquelle je n’aie pas participé. J’avais déjà mon nez en patate et je pouvais mettre à terre le plus fort de la tribu, mais je n’avais que seize ans. Mon père se mourrait. Sa peau ne supportait plus le contact de son lit en doum, il était devenu si léger que je le prenais entre mes bras, sur mes genoux, comme un bébé. Il sentait sa fin proche et était effrayé. Moi, mon cœur bondissait d’excitation au bruit de la poudre, mais je savais où était mon devoir. Mon père est mort dans mes bras une heure avant que les combattants ne reviennent. Les Ahidous de la victoire où le nom de Houman ne cessait d’être répété retentirent la nuit entière. Le nom des héros morts aussi. Pas une seule fois, la tribu ne chanta le nom de son Amghar. Il était mort au mauvais moment. Moi, j’ai hurlé toute la nuit son nom. Le lendemain au matin, Houman fut désigné Amghar. J’ai laissé faire. Je n’avais que seize et étais tout à mon chagrin.

La voix de Houman siffle encore :

– Je voudrais vous donner un conseil : quoique vous choisissiez, la guerre ou la paix, faites-le en écoutant la voix de votre âme. C’est une voix qui ne parle pas facilement, qui a besoin de beaucoup entendre et de peu parler, donnez-lui le temps qu’il lui faut. Et souvenez-vous des mots de notre poète le grand Ali, la précipitation d’une journée prépare le regret d’une vie !

Houman se tut un long moment. Le temps qu’il pensait nécessaire pour que ces mots marquent les esprits.

– Il est de plus en plus prolixe ! marmonne Mamoun entre ses dents.

Avant que je ne réponde, Houman tendit le bras vers Mamoun en fronçant les sourcils.

L’émissaire des Zayans se lève lentement en remerciant le vieil Amghar d’un geste de la tête. Il prend le temps de dévisager en souriant les visages des notables réunis. Il a un air débonnaire et il se frotte les mains.

– Les chrétiens arrivent au Moyen Atlas. Ils ont lancé leurs chevaux sur tout le Maroc. Les fières tribus arabes Achach, Mdakra, Oulad Ali, Oulad Hriz, Oulad Zyane ont été défaites les unes après les autres. Les Zayans d’Oulmés avec toute leur valeur ont été renversés, leurs terres saccagées, leurs femmes prises, leur bétail razzié ! Les Français progressent comme le feu ravage les champs l’été, et le vent souffle cette fois vers le Moyen Atlas, vers nos montagnes ! Et il n’y a absolument personne d’autre que nous sur qui compter. Le Sultan est leur prisonnier et leur signe ce qu’ils veulent qu’il signe. Vous savez ce qu’ils ont fait aux Aït Ishak, ils ont éparpillé leurs enfants, pris leurs terres et détruit leurs maisons. Jamais plus ils n’y reviendront.

Mamoun reprend son souffle. Les Anafals sont pendus à ses lèvres.

– C’est un ennemi dangereux. Un ennemi qui ne laisse pas aux tribus le temps de s’unir. Il n’y a pas une montagne qui ne le tente pas, pas un pays de faim qui le rebute. Et vous savez qui lui prête assistance ?

Mamoun secoue la tête de dépit. Il s’éponge le front et prononce un astaghfirou Allah puis relève la tête de nouveau. L’assistance attend la chute.

Je le regarde. Ce n’est ni le grand Ali ni ce que je crois que je peux être quand je prends la parole, mais c’est un bon orateur.

– C’est nous ! Les tribus continuent à se battre entre elles et notre ennemi à tous se tient les côtes de rire ! Nous ne sommes jamais unis, nous écoutons la voix de ceux qui veulent semer la discorde et la haine, nous nous unissons avec nos meurtriers contre nos cousins pour des vétilles. Nous sommes pareils aux enfants, incapables de ne pas réagir à tout et à propos de rien. Mais je ne suis pas venu vous faire honte. Mes frères et mes cousins. Je suis venu vous rendre fiers ! Avez-vous entendu parler d’Abdelkrim El Khattabi dans le Rif ?

Un murmure dans l’assistance, ressemblant au bourdonnement d’abeilles au milieu d’une ruche lui répondit.

– J’ai les nouvelles que personne dans nos montagnes n’a encore.

Dans l’assistance, la tension monte d’un coup.

– Parle ! finit par dire une voix.

Mamoun prolonge le silence une vingtaine de secondes, le temps limite de patience d’un Anafal.

– Abdelkrim a défait les armées espagnoles et les a jetées vers les villes côtières. Cela vous le savez. Les roumis français, qu’Allah les maudisse, l’ont attaqué par traitrise et vous avez entendu le bruit de leurs humiliantes défaites jusqu’ici ! N’est-ce pas ?

– C’est vrai ! répond-on dans l’assistance.

– Est-ce que l’un de vous a entendu parler de Lyautey ?

Certains se regardèrent dans la foule mais la plupart gardèrent un silence digne.

– N’est-ce pas le sultan des Français ?

Les visages se tournent vers Saïd qui rougit. Houman serre les dents. Il est contrarié. Dans l’assemblée, on ne perd rien de ses gestes, on les goute comme un gourmet un mets rare. Ils vont être commentés, répétés, amplifiés pendant des semaines.

Mamoun fait un sourire engageant au fils de Houman :

– Il est en effet le chef des Français sur tout le Maroc. C’est lui qui a déposé le Sultan Moulay Hfid et qui oblige le Sultan Moulay Youssef à lui signer tous les papiers qu’il veut. Eh bien, Lyautey a eu un grand malheur !

– Abdelkrim l’a tué ! crie Bouchaïb au milieu l’assistance.

– Tais-toi âne ! lui répond-on. Laisse l’émissaire parler.

Mamoun ne sourit pas, sa voix se fait plus puissante.

– Les maudits Français écrasés par Abdelkrim ont mis dehors Lyautey et ils l’ont remplacé par un gros à moustache. Ils comptent sur ce gros qui a vaincu les Allemands pour défaire Abdelkrim !

Les rires fusent dans l’assemblée. Bouchaïb crie de nouveau.

– Il faut se réveiller tôt pour battre Abdelkrim ! C’est pas l’Allemagne ici monsieur le gros, ce sont les Rifains et pour ta peine, faudra attendre la récompense d’Allah !

– Ce gros s’appelle Pétain. Il est arrivé depuis quelques jours et déjà ses avions bombardent les souks pleins du Rif. Et savez-vous sur qui il compte ce gros moustachu ?

Mamoun, une expression dégoutée au visage, parcourut l’assistance d’un regard courroucé.

– Il compte sur votre concours, dit Mamoun. Si vous restez à ne rien faire, il ne s’occupera que d’Abdelkrim. Si nous l’attaquons de toute part, en moins d’un mois, les Français seront rejetés vers les côtes et le Maroc sera de nouveau réuni. Notre seul ennemi est notre division. Soyons unis et personne, ni les Allemands, ni les Français ni même le Djin bleu ne pourra nous arrêter ! Et sachez-le ! Nous ne sommes pas seuls. Dans le Moyen Atlas, Sidi El Mekki Amhaouch a stoppé les armées françaises, les troupes du Makhzen, les saphirs algériens et les milliers de Sénégalais. Avec la bénédiction d’Allah et l’unité de ses hommes, Sidi El Mekki est en train de faire sous nos yeux de nouveaux miracles dignes de ceux de sa lignée.

Un frisson mystique parcourut l’assistance. Les Sidi Amhaouch sont adulés dans les montagnes depuis des siècles et le jeune Sidi El Mekki semble avoir reçu leur Baraka entière. Autant d’exemples emballaient les cœurs des hommes. Les plus jeunes étaient impatients de prendre leurs montures et d’aller au combat. Je jette un coup d’œil à Houman. Il fait encore bonne contenance.

Quel tour le vieux singe va-t-il sortir de son sac ?

– Savez-vous quel est le vrai but de notre ennemi ?

La foule qui avait adopté l’émissaire des Zayans attendit sagement qu’il le lui dise.

– Son seul but est de détruire l’islam, raser les mosquées et ériger des églises à leurs places.

Un bruit d’indignation et d’étonnement monte aussitôt de l’assistance.

– Ces chrétiens sont différents de tous les ennemis que nous avons combattus par le passé. Ils ne veulent pas nos terres pour leur richesse ! Ce que nous appelons richesse fait rire de pitié les plus pauvres des Françaouis ! Ils sont cent fois plus riches que les plus riches parmi nous. Ils ne veulent pas de nous pour travailler leurs terres. Qu’ont-ils besoin de nos bras alors qu’ils ont un trop-plein d’hommes dont ils ne savent que faire ? Des hommes qu’ils veulent envoyer peupler nos Amazaghar et prendre notre eau. Que ceux qui en doutent tournent la tête à l’est, qu’ils s’enquièrent de ce qu’ils ont fait aux tribus qui peuplent le pays de l’Oranais et au-delà. Et savez-vous ce qu’ils y ont fait ? Savez-vous seulement ce qu’ils veulent nous faire aussi, Zayans, Ichiqrens et Sokhman ? Peuples des villes, des plaines et des montagnes ?

Mamoun marque un temps d’arrêt et l’assistance médusée, sollicitée ainsi à prêter toute son attention, l’entendit de sa voix claire égrener mot après mot.

– Les Françaouis veulent vous convertir à la trinité et à la croix. Ils veulent vous ravir vos enfants pour leur apprendre que le Coran est un mensonge. Au-dessus de la tombe de Sidi Boubker Amhaouch, ils construiront des toilettes pour faire leurs besoins et de vos femmes, de vos filles, ils feront le plaisir de leurs nuits.

Des éclats d’indignation se lèvent. La haine avait changé de côté.

Mamoun n’était plus un Zayan ennemi des Ichiqren, mais un Aît Ouamalou la confédération qui regroupe côte à côte Zayans et Ichiqren. Rassuré sur l’état d’esprit de l’assistance, Mamoun se tourne vers les membres de l’assemblée.

– L’année est une année de faim. Qu’avez-vous à rester dans vos villages ? Il n’y a ni labeur ou moisson à faire ni grain à stocker. Dignes Anafals, nous avons besoin de vous. Tout le Maroc a besoin de votre vaillance et l’Islam a besoin de ses héros. Le Djihad nous appelle. Nous sommes ici réunis, dans le Dcher qui a donné naissance à Ali, le preux cavalier et le grand poète des Aït Oumalou. Voilà au milieu de vous le petit-fils de ce grand homme, ajoute-t-il en me désignant de sa paume ouverte, un homme qui a hérité de son grand-père sa force et son cœur. Un Anafal ne déçoit que celui qui veut l’humilier, disait Ali et chante-t-on encore dans tout le Moyen Atlas. Depuis maintenant trop longtemps vos hommes n’ont pas eu l’occasion de montrer la vérité de ces paroles. Et certains ont commencé à vous oublier. Ce soir, je viens vous exhorter à vous rappeler qui vous êtes ! L’ennemi est là, il n’est pas seulement celui des Zayans ni celui des Marocains. Il est l’ennemi d’Allah. Nous n’avons point le temps pour palabrer et deviser. Et s’il y a une voix à laquelle vous devez prêter attention, qu’elle soit celle de votre courage !

Mamoun s’assit. Il est en sueur, ses mains sont froides et il tremble sous l’émotion. À côté de lui, son jeune fils indifférent à tous ces discours fixe des yeux un point dans la foule. Au milieu de l’assistance prise par les débats, une jeune beauté aguiche le jeune homme du regard. Je la connais, c’est la fille d’Ayachi, un enfant encore.

Houman a un rire silencieux. Il me regarde. Je m’attends à un mauvais coup.

– Jilali, héros des Zayans à ce qu’il paraît, veux-tu ajouter quelque chose ? me demande-t-il.

– Houman, notre Amghar à tous et mon sang à moi, je parlerai plus tard.

Des rires éclatent dans l’assistance, des applaudissements aussi. Les notables peuvent s’être ralliés à Houman, le cœur de la tribu bat pour les miens. Les lèvres de Houman pâlissent. Il fronce les sourcils, mais ne répond pas.

On n’oublie rien dans ma tribu, ni le héros ni le faux Ragued. Il arrive qu’un fœtus reste en hibernation dans le ventre de sa mère. On l’appelle le Ragued, l’endormi. Houman se réveilla trois années après la mort de son père. La rumeur veut pourtant que la mère de Houman ait été l’amante de mon grand-père.

Je tourne la tête et regarde l’assistance. Les gens essaient de croiser mon regard. Il y a de l’admiration et de la sympathie dans leurs yeux. Non, je ne suis pas le héros des Zayans, mais le leur. De mémoire d’homme, personne n’a eu autant que moi son nom chanté dans les Ahidous. Et ce qui bat dans ma poitrine a connu l’excitation des batailles, mais jamais la peur.

– Mamoun est ici pour répondre à vos questions, dit alors Houman.

Un à un, les hommes du clan de Houman posent leurs questions. Le ton respectueux cesse et devient de plus en plus virulent ! Les questions portent d’abord sur la logistique. Chaque combattant ne devait compter que sur lui-même pour s’équiper, il devait apporter son fusil et ses munitions, sa monture et sa nourriture. On voulut ensuite savoir les nouvelles de l’ennemi, son nombre et ses moyens, sa progression les dernières semaines, les tribus qu’il avait vaincues et ceux qui s’étaient ligués avec lui. Au fur et à mesure que les questions tombaient, la voix de Mamoun se fit plus faible et moins assurée. Les rares informations qu’il avait sur l’ennemi sont décourageantes. Les Français ne sont pas nombreux, mais équipés de canons et d’avions. Ils ont les tabours du Makhzen avec eux et ont fait venir des saphirs algériens et des tirailleurs sénégalais en appui. De plus, la plus grande partie des tribus combattait sous leurs ordres.

– Dis-moi Mamoun sans détour, demande Houman, les hommes que nous allons combattre, sont-ils des chrétiens ou des musulmans ?

Mamoun se tortille et se masse la nuque. La discussion prend un tour qui lui est désagréable.

– Nous allons combattre les chrétiens et leurs esclaves.

Non mon cher Mamoun, il faut toujours la jouer honnête, sinon les gens le sentent et ne te suivent plus.

– Les hommes du Sultan sont-ils devenus chrétiens ? demande Houman avec un étonnement feint.

– Des hommes qui ont vendu le pays ont-ils jamais eu de la religion ? répond Mamoun.

– Quelles sont les tribus qui se sont jointes à vous ? Vous ne pouvez compter sur les seuls Anafals pour défaire les Français !

Il y a des chhhhtt dans l’assistance. La question capitale venait d’être posée.

– Toutes les tribus Aït Oumalou sont venues combattre l’infidèle.

Ce mensonge est si gros qu’il mérite un applaudissement !

– On m’a dit que les Aït Ishaq ont refusé de se joindre à vous.

– Ils ne se sont pas encore prononcés.

– Les Aït Ihand les Sokhmans auraient refusé eux aussi.

Mamoun cille. La nouvelle est connue de peu de personnes.

– Les Aït Ihand ont demandé du temps, mais ne tarderont pas à nous répondre.

– Et les Aït Seri ? demanda Houman en figeant Mamoun des yeux.

– Ils seront avec nous, répond Mamoun à contrecœur.

Oh ! Oh ! C’est là qu’il aurait fallu mentir mon gars !

Un brouhaha s’élève de la foule.

– Il y a du sang qui a coulé entre nous et les Seri, répond Houman. Tu ne penses pas que nous allons combattre avec eux pied contre pied. Nos femmes et mères n’ont pas fini de pleurer leurs hommes tombés à les combattre.

– Je crois savoir que dans vos guerres, dit Mamoun, il y avait plus d’un Seri mort pour un Anafals tombé !

– Il n’empêche ! Même au temps de nos aïeux, jamais personne n’a osé nous proposer de combattre dans le même camp que les Aït Seri.

À leur nom, Houman crache par terre.

– Vous ne savez plus bâtir des ligues vous autres zayans. Comment pouvez-vous imaginer que les Anafals combattront avec les Seris ou les chiens avec les chats ?

Mamoun se retourne vers moi. Je laisse son appel à l’aide sans réponse. Je choisis moi-même le moment de me battre.

– Nous allons en rester là pour ce soir, dit alors Houman qui n’a rien perdu du geste de Mamoun, demain Allah éclairera nos cœurs !

Ayachi se lève aussitôt d’un coup en poussant sans ménagement Mouh qui était à sa gauche.

– Tu distilles ton poison, hurle-t-il en montrant Houman du doigt. Tu ne te soucies ni de l’honneur du Dcher ni de celui de la tribu !

C’est le pire moment pour prendre la parole. Mamoun me regarde. Je hausse les sourcils en signe d’impuissance. Ayachi est l’esprit le plus lourd que je connaisse, mais c’est quelqu’un qui ne le sait pas et il a un fort caractère, ce qui rachète pas mal de choses. Enfin, raison suprême pour lui garder mon indulgence, il fait partie de mon clan.

– Tout ce qui compte pour toi est d’éviter à ton fils la guerre, ajoute Ayachi. Tu vas en faire un lâche et de tous les hommes du village des femmes aux yeux des autres tribus. Aîachi s’assit aussi lourdement qu’il s’était levé. Il est visiblement content de lui-même et n’a pas remarqué l’effet désastreux qu’ont eu ses paroles sur l’assistance.

Pour toute réponse, Houman se lève lentement, prend la natte de prière sur laquelle il était assis et la plie autour de son avant-bras. Les notables se levèrent aussitôt.

– Demain, nous ferons la prière de la pluie, dit Houman.

Bien joué, marmonne Mamoun.

Eh oui ! Qu’est-ce que tu crois ? Cet homme est plus astucieux que le diable.

Les gens se dispersent. Ayachi demeure seul, assis au centre de la Jemaâ déserte.

Je vois le jeune fils de Houman se diriger vers lui. Il lui tend la main.

– Non Saïd fils de Houman ! lui jette Ayachi, jamais tu ne seras mon gendre.

Ainsi Tamou fait tourner la tête au jeune Saïd !

Je m’en vais l’aider à se lever. Il me faut soigner mes rares soutiens. Saïd a le visage pâle, il ne me voit même pas.

Je m’en vais vers un groupe de jeunes. Au milieu d’eux, Bouchaïb le poilu arrête de parler à mon arrivée. Je lui ai écrasé le pied, mais il ne bronche pas. Les jeunes me serrent la main l’un après l’autre.

Je reviens serrer l’avant-bras de l’émissaire dans ma main.

– Tu as parlé juste et bien, lui dis-je.

– Houman a eu le dessus.

– Il importe peu qu’il réussisse à enflammer les gens qui ne comptent pas.

– Tu te trompes. Les gens qui comptent sont avec lui. Le petit-fils d’Ali n’aurait-il pas pu me venir en aide ?

Je sens le reproche. Pourtant, je ne lui dois rien.

– Aujourd’hui n’était pas le bon jour.

Il est déçu. Déçu de ne pas avoir réussi à entraîner les Anafals dans une guerre qui allait décider du sort de sa tribu et déçu d’avoir été battu à son propre jeu par le vieux Houman. Je l’accompagne chez le vieil Amghar. C’est là qu’il va passer la nuit. Un honneur au goût amer au vu de la correction reçue. Le jeune Ahmed reste deux pas derrière nous. Il fait tomber son Khinjar et se baisse pour le ramasser. Derrière lui arrivait Tamou la fille d’Ayachi. Dès qu’elle est à ses côtés, Ahmed se lève et je le vois lui dire quelque chose.

Mamoun se précipite vers son fils et le tire par le bras.

– Tu as parlé à la fille d’Ayachi ! Tu veux nous faire tuer ?

Le jeune homme dégage son bras avec humeur.

– Je n’ai parlé à personne !

– Fais gaffe ! Les montagnards ont le coup de couteau facile lorsqu’il est question d’honneur !

– Ils n’ont pas à craindre pour leur honneur, as-tu seulement vu à quoi ressemblent leurs femmes ! ajoute le jeune homme en montrant Hadda d’un geste du visage. On dirait des paires de ciseaux qui se déplacent.

Mamoun regarde la maigre Hadda se précipiter de sa démarche rapide et étouffe un rire.

Je souris aussi, mais mon cœur se serre. Il fut un temps où Hadda était la beauté de mon village. On s’aimait alors et on s’était promis l’un à l’autre. Mais Allah en a décidé autrement.

CHAPITRE 2

Je courbe la tête pour passer la porte. C’est dans cette maison qu’est né mon grand-père. Le grand Ali qui fait la fierté des Ichqern, l’immense guerrier !

C’était un merveilleux poète dit-on. Ce que je sais est qu’il racontait beaucoup de belles choses qu’il ne pratiquait pas.

Je me rappelle d’un vieillard haut et sec qui souffrait constamment du dos, qui était beaucoup trop rempli de lui-même pour avoir un regard pour son fils ou pour moi. Jusqu’au dernier jour, il déclama ses phrases qui sonnaient bien les appuyant de grands gestes en épiant du coin de l’œil la réaction de ses spectateurs. Il en avait oublié qu’il était en train de mourir. J’avais à peine neuf ans et j’étais soulagé qu’il parte enfin. Mon père, lui, était effondré.

La porte claque derrière moi. Le vent la fait gémir la nuit et je ne peux alors plus dormir. Je devrais chercher un arbre mort dans la forêt plus bas et y découper une nouvelle porte. Je devrais aussi consolider le mur de derrière et retaper une dizaine de petites choses. Je devrais m’occuper de cette maison plutôt que de celle d’Ali ou de Hadda mais je n’ai jamais envie. Cette maison va un jour s’écrouler sur ma tête et je laisse faire. À quoi bon trimer ? je n’ai pas de descendance.

Depuis la cour je croise le regard de Fatima. Elle est devenue un spectre. Nous avons vécu ensemble vingt-trois ans et je sens la séparation proche. Elle était dure à la tâche, avait les formes qu’il fallait pour être désirée. Je n’ai peut-être jamais ressenti de l’amour pour elle, mais il y a toujours eu de la tendresse. Beaucoup de tendresse.

Je laisse ma belgha à la porte et je m’assois près de ma femme.

L’odeur que son haleine et tout son corps dégagent depuis sa maladie ne m’indispose pas. J’ai un sentiment de profonde pitié pour ce qu’elle est devenue.

Pourquoi ne l’ai-je jamais aimée ?

Ma mère l’avait choisie pour moi alors que mon cœur voulait Hadda.

– Pas Hadda, mon fils ! Elle apporte le malheur.

Je n’en avais cure.

Il y eut ensuite ce jour funeste. Mon père mourut dans mes bras un mercredi un peu avant le coucher du soleil. Sa dernière volonté fut de me faire jurer que je ne me marierai pas à Hadda. J’ai promis. Un homme peut désobéir parfois à Allah, mais ce n’est plus un homme s’il désobéit à un père mourant.

Plusieurs années après mon mariage, je n’osais toujours pas regarder Hadda dans les yeux.

– La Jemaââ a-t-elle jugé ?

Ce n’est plus une voix. Juste de l’air qui circule et que les lèvres modulent.

Je claque la langue contre le palais puis je me rattrape. Depuis qu’elle est tombée malade, ma femme veut que je lui parle en mots.

– Pas encore, mais ils suivront Houman.

– Tu feras quand même la guerre ? demande-t-elle après un long moment de silence.

Je me retiens à répondre par l’affirmative en claquant deux fois de la langue contre l’intérieur de la joue.

– Oui femme, je les laisse palabrer. Au moindre baroud, les hommes du village me suivront. Houman et ses fils resteront avec les femmes s’ils le veulent.

Je trempe mon pain dans l’huile d’olive. Le pain est encore chaud. Je sais que c’est Ghita qui l’a fait. Fatima ne peut plus se lever.

– Pardonne-moi !

Je suis pris par surprise.

– Pourquoi ?

– Par la mémoire de ta mère, pardonne-moi ! Je ne veux pas partir sans avoir reçu ton pardon.

La pitié me submerge. J’ai envie de la prendre comme un bébé dans mes bras, mais je suis un homme. Je lui prends la main dans la mienne. Elle est légère, décharnée et sèche.

– Femme ! Jamais je n’ai eu à me plaindre de toi. Tu as soigné mon honneur et entretenu ma maison. Je te pardonne dans cette vie et dans l’autre.

Fatima a les yeux baissés et pleure.

– Tu te remettras de ta maladie et nous vieillirons ensemble.

Ma voix ne me convainc pas. Une larme de ma femme tombe sur ma main.

– Je ne t’ai pas donné d’enfant ! dit-elle.

La phrase me laboure le cœur. Ma maison ne sait pas les cris des enfants. Les gens de mon âge sont entourés de jeunes hommes forts déjà.

Moi, je suis seul, nu.

– C’est la volonté d’Allah !

Ma voix grince dans le nœud qui s’est formé dans ma gorge.

– Tu aurais pu te remarier. Je ne te l’aurais jamais reproché.

Je ne peux m’empêcher de sourire. La jalousie de Fatima est proverbiale.

– Tu ne me l’aurais jamais reproché. Et je ne l’ai jamais voulu !

Elle a l’air satisfaite de mon mensonge.

– Promets-moi d’attendre quarante jours après ma mort pour te remarier ! dit-elle en levant la tête. Sa voix casse brusquement dans un sanglot au mot se remarier.

– Ne parle pas de malheur, femme !

– Par la gloire de notre maître le prophète ! dit-elle en me reprenant la main. Jure-le-moi.

– Je te le jure sur le Coran, Fatima.

Un frisson me parcourt la base du cou. Je ressens la même angoisse face à la mort depuis le jour de la mort de mon père.

Sait-elle quelque chose ?

Mon père avait senti sa mort venir. Il avait distinctement vu l’ange de la mort entrer par la porte de la chambre et s’asseoir au-dessus du muret au milieu de la pièce. Il mourut quelques heures plus tard.