Le garçon qui ne prenait jamais de but - Joël Jenzer - E-Book

Le garçon qui ne prenait jamais de but E-Book

Joël Jenzer

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Beschreibung

Été 1977, Liverpool Football Club. Un gardien qui n’a jamais encaissé le moindre but. Un gardien invincible. Il affronte l’immense Johan Cruyff, qui a bien l’intention de le battre. Il s’affronte surtout lui-même. Un match de football ? Le grand match de la vie avant tout. Ou quand invincible ne signifie pas forcément invulnérable.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Le journaliste Joël Jenzer, déjà auteur de romans, s’illustre ici avec succès dans un nouveau registre. Dans la tête d’un gardien invincible, il nous tient en haleine au fil des minutes de cette rencontre mythique.

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Couverture

Page de titre

Pour Laura, qui m’a ramené, malgré moi, sur les chemins aventureux et merveilleux de l’enfance.

À la mémoire de Ray Clemence, envolé vers les étoiles un dimanche où j’écrivais son nom.

« Jouer au football est simple, mais jouer simplement au football est la chose la plus difficile qui soit. »

Johan Cruyff

Avant-match

Le ballon roule jusqu’à son pied droit. Le garçon le bloque avec fermeté avant de le renvoyer, d’un shoot franc et précis, au type qui vient de lui adresser la passe. À vingt pas de lui, McDermott jongle avec la sphère blanche et esquisse un clin d’œil, dans un demi-sourire camouflé dans sa grosse moustache. Le jeune gardien, parachuté comme par magie dans la première équipe de Liverpool, devrait avoir les jambes en coton, juchées sur des crampons chancelants, le ventre noué dans son maillot vert floqué de l’écusson à l’effigie du Liver Bird, symbole de la ville ; mais, à vrai dire, il ne ressent pas grand-chose à quelques minutes du coup d’envoi.

Ce mardi 16 août 1977 marque ses premiers pas au sein des Reds, lors de ce match amical pas même officiel qui va se disputer trois jours seulement après le zéro à zéro enregistré contre Manchester United lors du Charity Shield, à Wembley, et à quatre jours de la reprise du championnat, au cours duquel Liverpool s’apprête à défendre son titre sur les terrains hostiles d’Angleterre. Aujourd’hui, Ray Clemence est au repos, afin qu’il puisse retrouver sa place en pleine forme lorsque les choses sérieuses reprendront, samedi. Ce qui explique la présence du garçon sur la ligne de but, cet après-midi. Un petit gars de dix-huit ans, dont la longue chevelure ondule sous l’effet de la légère brise soufflant de l’est, et qui n’a qu’une ambition : s’octroyer la place de titulaire dans le courant du championnat ; pas de pitié pour le roi Clemence, qui finira par perdre sa couronne. Et pour y parvenir il doit livrer le match parfait, puis, lors des semaines à venir, épater tout ce monde au cours des entraînements, en particulier le coach, Bob Paisley, en démontrant que personne ne peut le battre. Jamais.

Le garçon sent monter en lui comme une colère sourde : pourquoi ne dispute-t-on pas cette rencontre, bien qu’amicale, à Anfield ? Tant qu’à porter la couleur de Liverpool, autant le faire dans le temple rempli de quarante-cinq mille supporters, et non sur ce bout de champ misérable, ce rectangle à la pelouse délavée du centre d’entraînement de Melwood, où seule une centaine de spectateurs privilégiés ont pu obtenir une place. L’affiche ne met-elle pas aux prises Liverpool et la Selecció de futbol de Catalunya, la sélection de Catalogne, renforcée par des cadors du FC Barcelone ? Avec, face à face, deux équipes prestigieuses et non deux formations de juniors ou de vétérans. Le gardien ne comprend pas ce choix. À cela est venue s’ajouter une cruelle désillusion : il y a quelques semaines, il a refusé une offre alléchante du Celtic Glasgow, il s’est envolé pour l’Angleterre dans le seul but de devenir le coéquipier de Kevin Keegan, le beau gosse à la dégaine d’acteur de cinéma qui l’a fait rêver en offrant aux rouges leur première Coupe des clubs champions européens, deux mois auparavant. Mais le lâche ailier a eu l’idée saugrenue de quitter son équipe en début d’été pour aller faire son intéressant à Hambourg.

Le junior botte le cuir, qui s’envole très haut pour aller taquiner les nuages dispersés de ce triste mardi après-midi. Et un autre ballon lui revient par le pied d’un homme qu’il n’a pas de peine à reconnaître : Kenny Dalglish, la recrue arrivée il y a moins d’une semaine et censée faire oublier le fringant Keegan, s’approche du gardien et, en lui posant une main paternaliste sur l’épaule, lui dit : « Alors, gamin, tu débutes par un sacré match ! Et à la place de Ray… Mais tu es Écossais et je suis sûr que tu vas bien t’en tirer… Bon match, petit ! » « Petit ! », mais pour qui se prend-il, celui-là, avec sa leçon de patriotisme ? Et évoluer « à la place de Ray », l’indéboulonnable Ray Clemence, n’impressionne nullement le néophyte. Il préfère ne rien répondre, estimant qu’il serait préjudiciable pour lui, alors qu’il vient de débarquer, de se mettre à dos la nouvelle vedette des Reds. Dalglish dépose un ballon juste avant la limite des seize mètres, décalé sur sa droite. Il recule pour prendre son élan et envoie un puissant tir brossé de l’intérieur du pied qui prend la direction de la lucarne gauche ; trop facile pour le garçon, qui s’est déjà envolé avec la souplesse d’un fauve, et qui, d’une simple pensée, parvient à guider le projectile blanc jusqu’à sa main droite pour le dévier par-dessus la barre transversale. En se concentrant, il parvient à maîtriser le ballon, quels que soient sa trajectoire, sa vitesse et son angle, s’assurant ainsi de ne jamais se faire battre. Voilà son secret. Depuis ses débuts, tardifs, au poste de gardien, il y a quatre ans, au sein de son équipe de quartier à Glasgow, le garçon n’a jamais encaissé un seul but. Jamais. Pas le moindre tir, du plus anodin au plus dangereux, ne l’a pris en défaut, à l’entraînement ou en match. Il n’est jamais rien allé récupérer derrière sa ligne. Et ce n’est pas aujourd’hui que les choses vont changer. Son seul regret : ce « truc » ne fonctionne qu’au football, au cours d’une phase de jeu, et pas avec un verre ou tout autre objet qu’il pourrait déplacer à sa guise, tel un moine tibétain, par le simple usage de sa pensée.

D’autres joueurs viennent le chamailler en lui adressant des tirs plus ou moins puissants, parfois précédés de sourires sans doute assimilables à de la condescendance. En réponse, et sans aucune peine, le gardien détourne ou arrête toutes les tentatives cadrées. Il commence à sentir un léger mal de tête, cette fameuse douleur qui accompagne toujours ses prouesses, seule ombre au tableau de ses exploits. À la fin de l’échauffement, Alan Hansen, encore un compatriote fraîchement arrivé au club, vient vers lui et lui tape sur l’épaule. « Bien, bien, je crois que nous aurons un bon rempart contre ces Espagnols prétentieux. Bien joué, mec ! » L’arbitre est sur le point de siffler le coup d’envoi, et le garçon ne ressent toujours aucune appréhension, même à l’idée de jouer pour la première fois au sein de la fameuse équipe de Liverpool ; il sait qu’il ne prendra aucun but, cet après-midi, tout comme au cours de toutes les parties qu’il a disputées dans sa vie, et lors de toutes celles qui suivront.

À part sa douleur chronique à l’arrière du crâne, pour l’instant supportable, aucun trouble ne vient déranger sa concentration, bien qu’il ait tout à fait conscience que face à lui se dressera, dans quelques minutes, le monstre, le virtuose, le ténor, l’idole, l’artiste, le génie, le dieu : Johan Cruyff, l’attaquant qu’il a toujours rêvé d’être, le seul joueur qui, à ses yeux, supplante Kevin Keegan. Le garçon, qui s’est baissé pour ramasser un ballon égaré à l’orée des cinq mètres, a la surprise, au moment où il relève la tête, de se retrouver en présence de la silhouette filiforme de la légende du Barça, venue épauler la sélection de Catalogne. « Alors, c’est donc toi, le gardien que ton oncle Jock dit invincible ? » lui demande Cruyff, sourire narquois qui lui tord la bouche et accent néerlandais coupé à la hache. Le garçon a envie de lui rétorquer que Jock n’est pas son oncle, mais son parrain. Le Batave se rapproche et ajoute : « Serre bien les cuisses, gamin, je vais t’en planter trois ! » Ce à quoi le jeune Écossais répond sans réfléchir : « C’est aux Allemands, à la finale de la Coupe du monde, que tu aurais dû en planter trois ! » Le gardien s’attend à une réplique cinglante en retour, mais c’est un simple haussement d’épaule que lui adresse le sphinx, avant de lui tourner le dos et de se diriger vers le rond central, son célèbre numéro 14 inscrit sur le pull jaune aux rayures orange de la sélection catalane.

Première mi-temps

[1reminute] Le coup de sifflet de l’arbitre n’a pas fini de résonner dans le grand ciel à demi-bleu surplombant Melwood que le félin s’est déjà saisi du ballon : il slalome à la manière d’un danseur évitant des piquets disposés le long de son parcours, des piquets rouges désespérés de ne pouvoir suivre le rythme et s’arracher du gazon pour arrêter la magnifique cavalcade du Néerlandais, qui semble rejouer ici, geste pour geste, sa première action phénoménale exécutée contre les Allemands trois ans plus tôt à Munich. Johan Cruyff, le roi en personne, fonce en direction du but, le ballon collant à ses chaussures, sur le flanc gauche. Le gardien recule pour boucher l’angle entre l’attaquant volant et le but. Une fois le démuni Phil Neal mis dans le vent d’un petit pont exécuté à la vitesse de l’éclair, le Barcelonais déboule seul à l’entrée de la surface de réparation. Et là, la manœuvre, toujours la même, se met en marche ; le garçon n’a aucune crainte, il sait que par le seul usage de sa pensée il pourra modifier à souhait la trajectoire de l’envoi… Cruyff, décalé sur la gauche du but, croise son tir [2e minute] pour viser au plus près du poteau opposé. Le portier plonge et, comme il sent que son bras sera trop court pour détourner l’envoi, il se concentre et chasse, par la force de son esprit, le cuir pour le dévier et le faire se diriger, sans même le toucher, hors du cadre, juste à côté du montant en bois. Et, comme toujours, le ballon lui obéit, il roule derrière la ligne de fond, passant exactement à l’endroit où le gardien a voulu le faire aller. Cruyff se fige, mains sur les hanches, moue dubitative, et regarde vers le ciel avant de secouer la tête, l’air dépité. Le garçon, que les rayons de soleil s’amusent à aveugler, ressent une légère douleur passagère sous son crâne. Toujours ce mal qui le saisit après chaque prise de contrôle d’un tir qu’on lui adresse. Plus loin, au milieu du terrain, le combat entre rouges et jaunes fait rage. Cruyff revient à la charge, laissant sur place Ray Kennedy, qui semble avoir les pieds liés sur ce démarrage fougueux de son adversaire, mais le coup de sifflet de l’arbitre arrête le jeu. Le dieu proteste, lève les bras au ciel, arguant qu’il n’y a pas de hors-jeu. [3e minute] Et le soleil se cache derrière un nuage. Le gardien se sent bien, il se dit qu’une fois encore, personne ne le battra. Pas même le « Hollandais volant », comme on veut bien l’appeler, ne parviendra à secouer son filet, il n’en doute pas. Toutefois, il espère que ses rivaux ne se montreront pas trop effacés ou timides : si de cette rencontre amicale ne découle aucun enjeu, le résultat n’ayant qu’une importance secondaire, voire anecdotique, pour le gardien, ce match s’apparente à un podium sur lequel il peut se mettre en évidence, démontrer toute son aisance et sa classe en effectuant des arrêts mirobolants, des parades fantastiques et spectaculaires. Il veut profiter de chaque minute à venir pour en mettre plein les yeux de Bob Paisley, afin que le coach l’intègre définitivement dans l’équipe première après cette démonstration. Dès lors, quand il voit les Catalans jouer au pas, sans trop se presser, s’adressant des passes latérales tranquilles, comme pour gagner du temps, il redoute que la partie ne lui offre que trop peu d’occasions de briller. Le gardien compte donc sur l’orgueil de Johan Cruyff pour [4e minute] lui permettre d’entrer dans la lumière. De l’autre côté du terrain, un attaquant de Liverpool adresse un tir qui frôle la barre transversale. Le garçon reconnaît Dalglish, qui, pour son deuxième match sous ses nouvelles couleurs, après celui du Charity Shield, samedi passé, semble déjà démontrer qu’il s’imposera vite comme le digne successeur de Keegan. En repensant à l’ancien maître des lieux, le gardien sent remonter en lui la frustration de ne pas partager l’affiche avec son idole. Les images du kop d’Anfield tournent dans sa tête, pendant que ses coéquipiers se cassent les dents sur la défense catalane. Ici, aucun risque d’entendre résonner You’ll Never Walk Alone : la centaine de personnes debout autour de la pelouse semble sortie d’un salon mondain ; sans doute des bourgeois privilégiés, amis et autres sponsors, invités, des snobs qui n’entendent rien au football. Le gardien se console en se disant que le fameux chant, que les supporters de son équipe du Celtic entonnent aussi en toutes circonstances, il pourra bientôt le savourer, campé sur sa ligne de but, lorsque quarante-cinq mille voix [5e minute] le feront résonner dans le sanctuaire d’Anfield durant les rencontres officielles auxquelles il prendra part en tant que gardien titulaire. Comment ce poste pourrait-il lui échapper, une fois que tout le monde aura constaté son statut de rempart infranchissable qui va chambouler l’histoire du Liverpool Football Club pour en faire une machine invincible ? Il ne connaît pas même le stade en tant que spectateur, il a débarqué cinq semaines plus tôt, sans avoir jamais mis les pieds dans le temple local, sans avoir encore pu le visiter. Son univers, c’est le Celtic Park, où son père l’a emmené, durant des années, applaudir les hauts faits de son club fétiche. Ensemble, serrés dans l’immense tribune, ils vibraient aux exploits des vert et blanc, ces Lisbon Lions encore tout auréolés de leur titre de champion d’Europe. Son père, qui doit lui en vouloir à mort d’avoir signé chez les indignes Anglais ; son père, à l’heure qu’il est, en perdition dans quelque taverne de Glasgow, comme toujours… Tandis que le garçon sent remonter dans son nez l’odeur [6e minute]