Le Musicien aveugle - Vadimir Korolenko - E-Book

Le Musicien aveugle E-Book

Vadimir Korolenko

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Beschreibung

Pierre est né aveugle. Sa famille l'accueille comme tous les enfants qu'elle a déjà accueillis. Son éducation va lui apprendre les choses de la vie qui lui sont hélas inaccessibles, les couleurs par exemple, c'est la musique qui le guidera.
L’analogie sons couleurs revient souvent dans son discours (on pense aux Correspondances de Baudelaire) et les pages sur la sensibilité du jeune aveugle à la musique abondent.

Traduction intégrale de Zinovy Lvovsky, 1931.

EXTRAIT

L'enfant naquit dans une riche famille du Sud-Ouest, tard dans la nuit. La jeune mère était couchée, assoupie, mais lorsque le premier cri du nouveau-né — un vagissement doux et plaintif — retentit dans la chambre, la jeune femme, les yeux fermés, commença à s’agiter dans son lit. Ses lèvres murmuraient quelque chose et sur son visage pâle, aux traits fondus presque enfantins, parut une grimace de souffrance impatiente, comme chez un enfant gâté éprouvant un chagrin inaccoutumé.
La sage-femme inclina l’oreille vers les lèvres balbutiantes de la jeune mère.
— Pourquoi ?... Pourquoi fait-il cela ? demanda la malade d’une voix à peine perceptible.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Vladimir Galaktionovitch Korolenko, né à Jytomyr le 15 juillet 1853 et mort à Poltava le 25 décembre 1921, est un écrivain ukrainien engagé d'inspiration populiste, auteur de nouvelles, journaliste et défenseur des droits de l'homme.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Vladimir Korolenko

Короленко Владимир Галактионович

1853 — 1921

LE MUSICIEN AVEUGLE

Слепой музыкант

1898

Traduction de Zinovy Lvovsky, Paris, Librairie Valois, 1931.

© La Bibliothèque russe et slave, 2014

© Zinovy Lvovsky, 1931

Couverture : Arkhip KOUÏNDJI, Nuit sur le Dniepr (1882)

Chez le même éditeur — Littérature russe

1. GOGOLLes Âmes mortes. Traduction d’Henri Mongault

2. TOURGUENIEVMémoires d’un chasseur. Traduction d’Henri Mongault

3. TOLSTOÏLes Récits de Sébastopol. Traduction de Louis Jousserandot

4. DOSTOÏEVSKIUn joueur. Traduction d’Henri Mongault

5. TOLSTOÏAnna Karénine. Traduction d’Henri Mongault

6. MEREJKOVSKILa Mort des dieux. Julien l’Apostat. Traduction d’Henri Mongault

7. BABELCavalerie rouge. Traduction de Maurice Parijanine

8. KOROLENKOLe Musicien aveugle. Traduction de Zinovy Lvovsky

9. KOUPRINELe Duel. Traduction d’Henri Mongault

10. GOGOLLe Révizor — Le Mariage. Traduction de Marc Semenoff

11. DOSTOÏEVSKIStépantchikovo et ses habitants. Traduction d’Henri Mongault

12. Les Bylines russes — La Geste du Prince Igor. Traductions de Louis Jousserandot et d’Henri Grégoire

13. PISSEMSKIMille âmes. Traduction de Victor Derély

14. RECHETNIKOVCeux de Podlipnaïa. Traduction de Charles Neyroud

15. TOURGUENIEVPoèmes en prose. Traduction de Charles Salomon

16. GONTACHAROVOblomov. Traduction de Jean Leclère

17. GOGOLVeillées d’Ukraine. Traduction d’Eugénie Tchernosvitow

CHAPITRE PREMIER

I

L’ENFANT naquit dans une riche famille du Sud-Ouest, tard dans la nuit. La jeune mère était couchée, assoupie, mais lorsque le premier cri du nouveau-né — un vagissement doux et plaintif — retentit dans la chambre, la jeune femme, les yeux fermés, commença à s’agiter dans son lit. Ses lèvres murmuraient quelque chose et sur son visage pâle, aux traits fondus presque enfantins, parut une grimace de souffrance impatiente, comme chez un enfant gâté éprouvant un chagrin inaccoutumé.

La sage-femme inclina l’oreille vers les lèvres balbutiantes de la jeune mère.

— Pourquoi ?... Pourquoi fait-il cela ? demanda la malade d’une voix à peine perceptible.

La sage-femme ne comprit pas la question. L’enfant cria à nouveau. Le reflet d’une vive souffrance parcourut le visage de l’accouchée et une grosse larme glissa de ses yeux clos.

— Pourquoi ? Pourquoi ? murmuraient ses lèvres tout doucement, comme tout à l’heure.

Cette fois-ci la sage-femme comprit la question et répondit avec calme :

— Vous demandez pourquoi l’enfant pleure ? Cela arrive toujours, tranquillisez-vous.

Mais la mère ne pouvait pas se calmer. Elle frissonnait à chaque nouveau cri de l’enfant et ne cessait de répéter sur un ton d’impatience irritée :

— Pourquoi crie-t-il d’une manière si déchirante ?...

La sage-femme n’entendait rien d’extraordinaire dans les cris de l’enfant et, se rendant compte que la mère parlait comme à travers un rêve ou tout simplement délirait, elle n’y prêta plus attention et s’occupa uniquement du petit.

La jeune femme se tut. De temps en temps seulement un élancement de douleur plus pénible, qui ne pouvait s’extérioriser ni par des mouvements ni par des paroles, faisait couler de ses yeux de grosses larmes. Elles filtraient à travers les cils noirs et épais et roulaient doucement sur ses joues, pâles comme du marbre.

Sans doute, le cœur de la mère sentait qu’avec l’enfant venait de naître une destinée vouée à un malheur obscur et sans issue, suspendu au-dessus du berceau pour escorter la vie nouvelle jusqu’à la tombe.

Peut-être était-ce une pure imagination. Quoi qu’il en soit, l’enfant était né aveugle.

II

AU début personne ne s’en était aperçu. L’enfant regardait le monde avec un regard vague et indéfini, propre à tous les nouveau-nés jusqu’à un certain âge. Des jours se succédaient et la vie de l’homme nouveau comptait déjà des semaines. Ses yeux s’éclaircirent, la taie opaline qui les couvrait disparut et l’on voyait déjà nettement la prunelle. Mais l’enfant ne tournait pas la tête quand un rayon clair et vif pénétrait dans la chambre avec le gai gazouillement des oiseaux et le murmure des hêtres verts qui se balançaient tout près des fenêtres dans le jardin touffu. La mère, qui avait déjà eu le temps de se rétablir, avait remarqué la première, avec inquiétude, l’expression étrange de la petite figure toujours immobile et dont le sérieux n’était pas de son âge.

La jeune femme regardait les gens comme une colombe effrayée et demandait :

— Dites-moi, pourquoi est-il ainsi ?

— Comment ? lui demandaient les étrangers indifférents. Rien ne le distingue des autres enfants du même âge...

— Mais regardez cet air bizarre qu’il prend pour saisir quelque chose avec ses mains.

— L’enfant ne sait pas encore coordonner les mouvements de ses mains avec ses impressions visuelles, répondit le docteur.

— Alors, pourquoi regarde-t-il toujours dans la même direction ? Il... il est aveugle ? Et, soudain la terrible vérité jaillit de la poitrine de la mère et personne n’arrivait à la calmer.

Le docteur prit l’enfant dans ses bras, le tourna vivement vers la lumière et le regarda dans les yeux. Il se troubla légèrement, et, après avoir prononcé quelques phrases insignifiantes, partit avec la promesse de revenir dans deux ou trois jours.

La mère pleurait et s’agitait comme un oiseau blessé à mort. Elle pressait son enfant contre son cœur tandis que les yeux du petit regardaient du même regard immobile et morne.

Selon sa promesse, le docteur revint quelques jours après avec un ophtalmoscope. Il alluma une bougie que tantôt il approchait, tantôt il éloignait des yeux de l’enfant. Il regardait dans le fond des prunelles et dit enfin, d’un air très confus :

— Madame... malheureusement, vous ne vous êtes pas trompée. En effet, l’enfant est aveugle et sans aucun espoir.

La mère entendit le diagnostic d’un air de calme tristesse.

— Je le savais depuis longtemps, dit-elle doucement.

III

LA famille où naquit l’enfant aveugle, n’était pas nombreuse. À part les personnes nommées, elle comptait encore le père et « l’oncle Maxime », comme l’appelaient sans exception tous les gens de la maison et même les étrangers. Le père ressemblait à des milliers d’autres propriétaires terriens du Sud-Ouest : il était débonnaire, même bon, surveillait bien ses ouvriers et aimait beaucoup construire et reconstruire des moulins. Ces occupations prenaient presque tout son temps et c’était pourquoi sa voix ne se faisait entendre dans la maison qu’aux heures fixes du déjeuner et du dîner — ou de quelque autre événement du même genre. Alors, il prononçait toujours la même phrase immuable : « Tu vas bien, ma colombe ? » Après quoi il s’asseyait à table et ne parlait presque pas. De temps en temps, très rarement, il racontait des histoires sur les cylindres de chêne et les pignons. Il est évident que cet homme paisible et simple d’esprit n’exerçait aucune influence ou une influence presque nulle sur l’état d’âme de son fils.

En revanche, l’oncle Maxime était un homme tout différent. Une dizaine d’années avant les événements rapportés, l’oncle Maxime passait pour le plus dangereux ferrailleur non seulement dans la région où se trouvait son domaine, mais même à Kieff lors des « Contrats1 ». Personne n’arrivait à comprendre comment il se faisait que Mme Popelska, née Jatzenko, appartenant à une famille si honorable, avait un frère si terrible. Personne ne savait comment se comporter envers lui, comment le satisfaire. Aux avances très affables des nobles, il répondait par des grossièretés, tandis qu’il acceptait de moujiks d’épouvantables affronts qui auraient amené l’homme le plus paisible du monde à rétorquer par des gifles. Enfin, pour la plus grande joie de tous les gens sensés, l’oncle Maxime s’était pris de haine contre les Autrichiens — on ne savait trop pourquoi — et partit pour l’Italie où il se rallia à un homme aussi querelleur et aussi hérétique que lui, à Garibaldi, qui, au dire des propriétaires locaux, avait pactisé avec le diable et faisait fi du pape. Bien entendu, en agissant ainsi, Maxime avait perdu à jamais son âme ardente de schismatique. Mais, d’autre part, les Contrats se passaient avec bien moins de scandales et plus d’une noble mère cessa de s’inquiéter du sort de son fils.

Évidemment, les Autrichiens eux aussi étaient fortement fâchés contre l’oncle Maxime. Parfois, le Petit Courrier, le journal préféré des propriétaires de la région, mentionnait son nom parmi ceux des partisans les plus acharnés de Garibaldi.

Mais un beau matin le même Petit Courrier fit savoir à tout le monde que Maxime était mort au champ d’honneur avec son cheval. Furieux, les Autrichiens qui gardaient une dent depuis longtemps contre ce Russe, le seul véritable soutien de Garibaldi, (tel était du moins l’avis des compatriotes de l’oncle Maxime !) l’avaient haché tout simplement comme si c’était du chou.

— Il a tout de même mal fini, notre Maxime ! s’étaient dit les propriétaires, ses voisins, et ils l’avaient enseveli dans leur souvenir.

Mais en réalité, les sabres autrichiens ne surent pas chasser l’âme tenace de Maxime et elle resta fidèle à son corps, quoique celui-ci fût en fort mauvais état. Les Garibaldiens avaient transporté leur héroïque camarade du champ de bataille dans un hôpital. Quelques années après, Maxime fit une apparition tout à fait inattendue dans la maison de sa sœur où il s’installa définitivement.

Il ne pensait plus alors à ferrailler. Sa jambe droite avait été coupée net, ce qui le forçait à se servir d’une béquille. D’autre part, son bras gauche avait été endommagé à tel point qu’il n’était bon que pour s’appuyer tant bien que mal sur la canne. De manière générale, il était devenu beaucoup plus sérieux, s’était calmé et de temps en temps seulement, sa langue virulente se montrait aussi tranchante que l’avait été autrefois son sabre. Il cessa d’aller aux « Contrats », se montrait de plus en plus rarement en société et restait la plupart du temps dans sa bibliothèque, au milieu de livres dont on ne savait rien sinon dont on supposait qu’ils étaient irreligieux ou, pour le moins, impies. Il écrivait même quelque chose, mais comme ses œuvres ne paraissaient pas dans le Petit Courrier, personne n’y prêtait grande attention.

Vers l’époque où parut un nouveau-né dans la petite maison du village et où l’enfant commençait à pousser, brillaient çà et là des fils d’argent parmi les cheveux coupés court de l’oncle Maxime. À force de se servir constamment de béquilles, ses épaules étaient remontées et tout son corps semblait être devenu carré. Son aspect bizarre, ses sourcils froncés et mornes, le bruit de ses béquilles et les tourbillons de fumée dont il était toujours enveloppé, — car il fumait sans cesse la pipe — tout cela épouvantait les étrangers, et il n’y avait que les domestiques pour savoir qu’un cœur noble et chaud battait dans ce corps mutilé et qu’un esprit turbulent bouillonnait dans cette énorme tête carrée, couverte d’épais cheveux hérissés.

Mais même ses proches ne connaissaient pas le problème qui absorbait alors cet esprit impénitent. Ils voyaient seulement l’oncle Maxime enveloppé de fumée bleue, assis des heures entières sans bouger, le regard trouble et les sourcils plus froncés et plus moroses que jamais. Le guerrier mutilé songeait que la vie était une lutte sans trêve ni merci où il n’y a pas de place pour les invalides, Il lui venait de plus en plus à la pensée qu’il était pour toujours chassé des rangs des ayants-droit et que c’était en vain qu’il continuait à encombrer le monde, lui, cavalier qui n’était déjà plus bon à rien, tombé de cheval et jeté dans la poussière. Cela valait-il vraiment bien la peine de s’agiter, tel un ver écrasé sur le sol ? Était-il digne de lui de s’accrocher à l’étrier de la vie qui poursuivait sa marche triomphante et de lui demander quelques grâces dernières ?

Mais pendant que l’oncle Maxime, plein de bravoure froide et concentrée, méditait ce problème brûlant et confrontait méthodiquement tous les « pour » et tous les « contre », un être nouveau, invalide dès le jour de son entrée au monde, commençait à occuper de plus en plus son cerveau. Au début, il ne prêtait pas attention à l’enfant aveugle, mais ensuite il s’intéressa à la ressemblance étrange que présentaient son sort et celui de l’enfant.

— Hum... hum... se dit-il un jour, en regardant l’enfant d’un air pensif et de travers. Ce pauvre petit est aussi un invalide. Si on pouvait nous souder ensemble, on pourrait peut-être bien faire un homme bon à quelque chose.

Depuis lors son regard s’arrêtait de plus en plus sur l’enfant aveugle.

IV

L’ENFANT était né aveugle. À qui était la faute ? À personne ! L’origine, la cause même du malheur se cachait quelque part dans les tréfonds des processus mystérieux et complexes de la vie. Tout en s’en rendant compte, le cœur de la mère se serrait d’une douleur poignante chaque fois qu’elle regardait le petit aveugle. Évidemment, en tant que mère, elle souffrait de l’infirmité de son fils et du pressentiment lugubre de l’avenir malheureux qui guettait fatalement le petit être. Mais à part ces sentiments, la jeune femme était tourmentée intérieurement par les remords de sa conscience qui lui suggérait que la cause du mal résidait peut-être en ceux qui avaient donné la vie à l’enfant. Cela suffisait pour que le petit être aux yeux charmants mais aveugles devînt le centre de la famille, un despote inconscient dont le moindre caprice pesait sur toute la maison.

Que serait devenu l’enfant que son infirmité prédisposait à la plus farouche méchanceté et dont tout l’entourage s’attachait à développer les sentiments égoïstes, si le sort bizarre et les sabres autrichiens n’avaient obligé l’oncle Maxime à se réfugier dans la maison de sa sœur à la campagne ?

La présence de l’enfant aveugle à la maison avait peu à peu et quasi imperceptiblement imposé une tout autre direction à la pensée du soldat mutilé. Comme avant, il restait immobile des heures entières, occupé à tirer sa pipe, mais, au lieu d’une douleur profonde et amère, se lisait déjà dans ses yeux l’expression recueillie d’un observateur intéressé. Et plus l’oncle Maxime examinait, plus son front se ridait et plus il faisait siffler sa pipe. Enfin, un jour vint où il se risqua à intervenir :

— Ce petit, dit-il, lançant une bouffée après l’autre, sera encore plus malheureux que moi. Il eût mieux valu qu’il ne vînt pas au monde.

La jeune femme baissa la tête et une larme tomba sur son ouvrage.

— C’est dur de me dire cela, Max ! dit-elle tout bas. Et à quoi cela sert-il ? Je ne comprends pas.

— Mais je te dis la vérité et rien que la vérité ! répondit Maxime. À moi, il me manque un bras et une jambe, mais j’ai des yeux. L’enfant, lui, n’a pas d’yeux, donc il n’aura ni jambes, ni bras, ni volonté non plus.

— Pourquoi ?

— Tâche de me comprendre, Anna ! dit Maxime d’un ton plus tendre. Je ne te dirais jamais de choses cruelles pour le seul plaisir de les dire. Cet enfant est doué d’un système nerveux très délicat. Il a encore tout le temps et toutes les chances de développer ses capacités de manière à pouvoir remédier en partie à sa cécité. Mais il faut pour cela des exercices. Ceux-ci sont provoqués par la nécessité. Les soins stupides qui écartent de l’enfant tout effort, si minime soit-il, tuent en lui toutes les possibilités de vie plus pleine.

Intelligente, la mère sut vaincre en elle l’impulsion spontanée et primitive qui la précipitait éperdument vers l’enfant dès qu’elle entendait son cri plaintif. Quelques mois après cette conversation, le petit garçon rampait vivement et librement à travers l’appartement, en prêtant l’oreille à chaque bruit et en tâtant tous les objets qui se trouvaient sous sa main avec une vivacité inconnue des autres enfants.

V

IL apprit bien vite à reconnaître sa mère à sa démarche, au bruissement de sa robe et encore à plusieurs autres signes imperceptibles à un étranger. Quel que soit le nombre des gens se trouvant dans la pièce, quels que soient leurs déplacements, il se dirigeait toujours, et sans se tromper jamais, dans la direction où elle se trouvait. Lorsqu’elle le prenait à l’improviste dans ses bras, il reconnaissait immédiatement l’embrassement de sa mère. Mais quand d’autres le pressaient sur leur poitrine, il commençait à promener très rapidement ses petites mains sur le visage qui s’offrait à lui. C’est ainsi qu’à la longue, il apprit également à connaître sa nurse, son père, l’oncle Maxime. Pris par des étrangers, il procédait à son examen beaucoup plus lentement ; d’un air prudent et attentif, il promenait ses menottes sur la figure inconnue, et alors ses traits exprimaient une tension intérieure extraordinaire, comme s’il « regardait » avec le bout de ses doigts.

Il était de nature vive et remuante, mais les mois se succédaient et la cécité imposait de plus en plus son joug écrasant sur le tempérament de l’enfant qui commençait à se définir. La vivacité de ses mouvements diminuait progressivement. Il se mit à se retirer dans les coins les plus éloignés et les plus calmes et il y passait tranquillement des heures et des heures, les traits figés comme s’il écoutait quelque chose d’infiniment grave et doux. En ces moments de complet silence, alors que la suite des bruits divers ne distrayait pas son attention, l’enfant se plongeait, semblait-il, dans des méditations tandis qu’une expression d’étonnement et d’incompréhension se peignait sur sa belle figure trop sérieuse pour son âge.

L’oncle Maxime avait deviné juste. Le système nerveux de l’enfant extrêmement délicat et riche l’emportait et on eût dit qu’il s’efforçait de rétablir dans une certaine mesure par la réceptivité frappante de l’ouïe et du toucher, la plénitude de ses sensations. Tout le monde s’étonnait surtout du raffinement de son toucher. Il donnait même parfois l’impression de percevoir les couleurs. Lorsque ses mains saisissaient des bouts d’étoffe de couleurs voyantes, ses doigts minces s’y arrêtaient plus longtemps et sa figure reflétait parfaitement l’expression d’une attention marquée. Cependant, à la longue, il devenait de plus en plus évident que son impressionnabilité se développait surtout dans le domaine de l’ouïe.

Peu de temps se passa. Il connaissait à merveille toutes les pièces de la maison d’après leur bruit propre. Il distinguait aussi bien la démarche des parents et des domestiques, le craquement de la chaise de l’oncle invalide, le bruissement sec et régulier du fil dans les mains de sa mère, le tic tac égal de la pendule. Parfois, en rampant le long du mur, il prêtait l’oreille et écoutait un bruit léger, imperceptible à d’autres, et la petite main en l’air se tendait vers une mouche en promenade sur le mur. Lorsque l’insecte effrayé s’envolait, le visage de l’aveugle traduisait toujours la même expression d’incompréhension. Il ne se rendait pas compte de la disparition mystérieuse de la mouche. Mais par la suite, son visage gardait dans ces cas la marque d’une attention réfléchie. Il tournait la tête dans la direction prise par l’insecte : son ouïe d’une acuité excessive saisissait dans l’air le bourdonnement léger de ses ailes.

L’univers étincelant, mouvant et bruissant autour de lui, pénétrait dans sa petite tête en grande partie sous la forme des sons et c’était justement selon cette forme que se moulaient ses sensations. Son attention toute particulière aux sons modelait son visage : la mâchoire inférieure s’allongeait un peu sur son cou mince et long. Ses sourcils avaient acquis alors une mobilité extraordinaire et ses beaux yeux morts donnaient à toute sa figure un caractère à la fois morne et émouvant.

VI

LE troisième hiver de sa vie se terminait. La neige commençait à fondre dans la cour, des ruisseaux printaniers jasaient et, entre temps, l’enfant, qui avait été un peu souffrant presque tout l’hiver qu’il avait passé dans la chambre, allait beaucoup mieux.

On avait enlevé les contre-châssis des fenêtres et le printemps avait fait une violente irruption dans la pièce. Le jeune soleil se regardait riant dans les vitres inondées de lumière. Les branches encore nues des hêtres se balançaient en l’air, pleines d’espoir. Les champs apparaissaient noirs dans le lointain, couverts çà et là, de taches blanches que faisait la neige en train de fondre. Par endroits, de l’herbe fraîche poussait déjà à peine perceptible. Tout respirait à l’air, en liberté. En tout être le printemps provoquait un flux puissant de forces vitales rénovées.

Quant à l’enfant aveugle, le printemps ne se manifestait pour lui que par des bruits précipités. Il entendait couler les torrents qui, à qui mieux mieux, bondissaient par-dessus les pierres et disparaissaient dans le sein de la terre tiédie. Les branches des hêtres chuchotaient, bavardes, derrière les fenêtres et s’entrelaçant, venaient frapper légèrement aux vitres qui frémissaient tendrement en réponse.

La fonte rapide des glaçons épais suspendus au toit et réchauffés bientôt par le soleil, ourdissait une symphonie composée de milliers de crépitements qui tombaient dans la chambre, tels de petits cailloux, et faisaient comme un roulement précipité de tambour. De temps en temps, venant déchirer la trame de ces bruits et de ces sons, les cris aigus des grues éclataient haut dans le ciel et se mouraient longuement, comme s’ils se fondaient doucement dans l’air.

Le renouveau de la nature s’accompagnait d’une tension douloureuse qui envahissait tout l’être de l’enfant. Il serrait avec effort ses sourcils, allongeait son cou, prêtait l’oreille et puis inquiet, semblait-il, de ce brouhaha incompréhensible de sons, il étendait soudain ses mains, cherchait sa mère, s’élançait vers elle et se pressait tremblant contre sa poitrine.

— Mais qu’est-ce qu’il a ? demandait la mère, s’interrogeant et interrogeant les autres.

L’oncle Maxime examinait avec attention la figure du petit garçon et n’arrivait pas à expliquer cette alarme inattendue.

— Il ne peut pas comprendre... devinait la mère en saisissant, sur le visage de son fils, toujours la même expression maladive d’étonnement sans borne.

En effet, l’enfant était inquiet : tantôt il distinguait des sons nouveaux, tantôt il s’étonnait de ne pas entendre des sons anciens, auxquels il commençait déjà à s’habituer et qui se taisaient tout à coup et se perdaient quelque part dans un abîme sans fond.

VII

LE chaos du tumulte printanier se tut enfin. Sous les rayons chauds et même ardents du soleil, le travail de la nature entrait progressivement et normalement dans son ornière habituelle. La vie semblait se répandre de plus en plus, sa marche devenait chaque jour plus précipitée, comme la marche d’un train qui s’accélère. De jeunes herbes verdoyaient déjà dans les vallées et l’air était parfumé par l’arôme des bourgeons de bouleau.

On avait décidé de faire sortir l’enfant dans les champs, au bord de la rivière toute proche.

La mère le menait par la main. À ses côtés, l’oncle Maxime boitait sur ses béquilles. Le petit groupe prit le chemin d’une colline voisine dont le sol avait été séché déjà par le soleil et le vent. Couverte d’une herbe douce et épaisse, elle offrait une vue splendide sur des espaces infinis.

Le jour brillant frappa les yeux de la mère et de l’oncle Maxime. Les rayons folâtres du soleil chauffaient leurs visages, mais le vent printanier, de ses ailes invisibles, chassait la chaleur et la remplaçait par une délicieuse fraîcheur. Quelque chose d’enivrant jusqu’à la mollesse, jusqu’à la lassitude même, flottait dans l’air.

La mère sentit la petite main de l’enfant presser sa main. Mais le souffle grisant du printemps la rendait moins sensible à cette marque d’inquiétude enfantine. Elle respirait à pleins poumons et s’avançait sans se détourner. Pourtant si elle avait fait le moindre mouvement de la tête, elle eût vu une expression inaccoutumée sur le visage de son enfant. Il tournait vers le soleil ses yeux grands ouverts, pleins d’étonnement muet. Ses lèvres s’étaient ouvertes ; il respirait l’air en gorgées précipitées comme un poisson qu’on vient de retirer de l’eau. L’expression d’une extase douloureuse se manifestait parfois sur son visage déconcerté, devenait tic nerveux, éclairait ses traits pour un instant et cédait immédiatement la place à la surprise, frisant l’effroi et l’incompréhension complète. Seuls, les yeux gardaient leur immuable regard, pareil et immobile.

Arrivés à la colline, ils s’assirent tous les trois. Lorsque la mère eut soulevé l’enfant de terre pour le mettre plus à son aise, il s’accrocha convulsivement à sa robe, comme s’il sentait le sol se dérober sous lui et comme s’il craignait de tomber. Cette fois non plus la mère ne s’aperçut pas du mouvement inquiet de l’aveugle, ses yeux et son attention étant alors complètement absorbés par le tableau merveilleux que leur présentait le printemps.

Il était midi. Le soleil roulait doucement dans le ciel bleu. De la colline où ils étaient assis, ils voyaient s’étendre la rivière largement débordée. Elle s’était déjà débarrassée des blocs de glace qu’elle charriait, et ce n’était plus que très rarement que de gros glaçons isolés flottaient à la surface et fondaient, pareils à des oiseaux à ailes blanches. Dans les prés inondés, l’eau se répandait en larges nappes. De petits nuages blancs s’y réfléchissaient ainsi que la voûte du ciel renversée et semblaient nager lentement dans la profondeur du ciel. Ils disparaissaient peu à peu comme s’ils fondaient à l’instar des glaçons. De temps à autre, brillant sous le soleil, des rides légères, provoquées par le vent, couraient le long des rives. Plus loin, derrière la rivière, des vallées s’enveloppaient de vapeur sombre et de fumée. Ce voile de gaze mouvante et miroitante drapait aussi bien les masures lointaines couvertes de chaume que la ligne bleue à peine perceptible des bois. La terre semblait soupirer et faire monter vers le ciel quelque chose de semblable aux volutes de l’encens purificateur.

La nature s’étendait tout alentour, telle une grande cathédrale à la veille d’une fête. Mais pour l’aveugle, c’était toujours la nuit immense qui s’agitait d’une manière extraordinaire, qui se mouvait sans cesse, murmurait, retentissait, vibrait, s’allongeait vers lui, touchait à son âme de tous les côtés par des sensations inconnues, insolites, toutes nouvelles, sous la pression desquelles le cœur enfantin battait douloureusement jusqu’à le faire crier.

Dès les premiers pas, dès que les chauds rayons furent tombés sur son visage et eurent réchauffé son délicat épiderme, il tourna instinctivement ses yeux morts vers le soleil comme s’il sentait que c’était lui qui était le centre autour duquel gravitait tout ce qui l’entourait. Il n’y avait pour l’enfant ni lointain transparent, ni voûte d’azur, ni horizon plus vaste que jamais. Il sentait seulement que quelque chose de matériel, de doux et de chaud caressait son visage d’un attouchement tendre et tiède. Et puis quelque chose de frais et de léger, quoique moins léger que la chaleur des rayons solaires, commença à chasser de sa figure la langueur qui la gagnait et à faire courir le long de son corps de petites ondes un peu froides. Dans la maison, l’enfant s’était habitué à se remuer librement et à sentir le vide tout autour de lui. Mais ici, il était saisi par des sortes de vagues changeantes et bizarres, tantôt merveilleusement caressantes, tantôt excitantes et enivrantes. Les chauds baisers du soleil étaient rapidement chassés par la brise qui passait, et un courant d’air bruissant dans ses oreilles, lui enveloppant la figure, les tempes, la tête jusqu’à la nuque, tournait autour de l’enfant comme pour s’efforcer de le soulever, de l’emporter quelque part dans l’espace qu’il ne voyait pas, en étouffant sa conscience, en le berçant et en le submergeant dans un languissant oubli. Ce fut alors que la main du garçonnet serra plus fort celle de sa mère et que son cœur commença à se pâmer et même, semblait-il, à cesser de battre.

Lorsqu’il fut assis par terre, il parut plus calme. Maintenant, malgré l’étrange sensation envahissant tout son être, il se mit à distinguer quelques bruits isolés. Les ondes noires et douces se propageaient comme auparavant avec une force irrésistible et il avait l’impression qu’elles pénétraient à l’intérieur de son corps, puisque les battements de son sang bouleversé montaient et baissaient au rythme de ces ondes. Mais à présent, elles apportaient soit le trille distinct d’une alouette, soit le murmure étouffé d’un petit bouleau en fleur, soit le babillage à peine perceptible de la rivière. Une hirondelle faisait siffler l’air de son aile en décrivant tout près des cercles capricieux. Les grillons crissaient, infatigables, et au-dessus de tous ces bruits divers, montait parfois le cri traînant et triste d’un laboureur dans la vallée, excitant ses bœufs sur le sillon d’une friche.

Mais l’enfant n’arrivait pas à dominer tous ces bruits, toutes ces voix, n’arrivait pas à les unir, à les coordonner. On eût dit qu’en pénétrant dans sa petite tête sombre, ils tombaient au fond, un à un, tantôt doux et vagues, tantôt éclatants, étourdissants. Parfois, ils s’amassaient tous ensemble, simultanément, et se mêlaient pour faire une dissonance aussi désagréable qu’incompréhensible. Et entre temps le vent venant du champ glissait toujours en sifflant dans les oreilles de l’enfant, et il avait l’impression que les ondes couraient déjà plus vite et que leur bruissement, leur roucoulement éteignaient maintenant tous les autres bruits qui alors semblaient venir de quelque part, bien loin, comme s’ils étaient déjà des souvenirs de la veille. Et au fur et à mesure que les sons devenaient plus assourdis, dans la poitrine de l’aveugle entrait une sensation de langueur excitante. Son visage se couvrait de convulsions rythmiques ; ses yeux tantôt se fermaient, tantôt se rouvraient ; ses sourcils se mouvaient, inquiets, et tous ses traits traduisaient des questions, des efforts douloureux de sa pensée et de son imagination. Faible encore et remplie de nouvelles sensations, sa conscience commençait à être débordée. Elle avait beau lutter contre les impressions qui l’envahissaient de toutes parts, résister à cette avalanche d’idées, les coordonner et les dominer ainsi... La tâche était trop forte pour elle ; elle était démesurée pour le cerveau obscur de l’enfant qui ne possédait pas les notions visuelles, exigées par ce travail.

Et les sons s’enregistraient, l’un après l’autre, trop divers, trop bruyants. Les ondes qui envahissaient l’enfant croissaient d’intensité, perçaient les ténèbres sonores pour se perdre aussitôt après dans la même nuit, faire place à de nouvelles ondes, à des sons nouveaux. Elles le soulevaient de plus en plus rapidement, à chaque instant plus haut, avec un élan qui lui faisait mal. La note triste d’un cri humain lointain perça une fois de plus la rumeur qui s’éteignait, et puis tout se tut tout d’un coup.

L’enfant poussa un gémissement doux et se renversa sur l’herbe. La mère se tourna vers lui et poussa elle aussi un cri : il était couché sur l’herbe, blême, perdu dans un évanouissement profond.

VIII

L’ONCLE MAXIME fut très inquiet de cet incident. Depuis quelque temps, il se faisait adresser des livres traitant des questions de physiologie, de psychologie et de pédagogie et il s’adonnait avec son énergie habituelle à l’étude de tout ce que la science nous apprend sur la croissance mystérieuse et le développement de l’âme enfantine.