Le Queyras - Patrice Favaro - E-Book

Le Queyras E-Book

Patrice Favaro

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Beschreibung

Partez à la découverte d'une région magnifique et paisible.

Patrice Favaro, auteur de livres pour la jeunesse, grand voyageur, amoureux de l’Himalaya, rend ici un bel hommage aux montagnes du Queyras qui l’ont chaleureusement accueilli avec sa compagne. Il a trouvé dans ces lieux calmes et puissants une certaine paix de l’âme grâce à la tranquillité de ses habitants.

Dans un récit bref et élégamment écrit, l'auteur fait honneur aux splendides paysages du Queyras.

EXTRAIT

Le Queyras est une île. Tu me l’as souvent répété : dans toute île, tôt ou tard, on finit par tourner en rond. Trop longtemps, j’ai repoussé le moment de reprendre le large. À présent, je m’apprête à fermer la porte du Lieu Sûr. J’ai fait le vide. Notre chalet est nu. Il va s’assoupir pour un temps. Demain, d’autres que nous viendront y abriter leurs rêves. Dehors, l’automne a ressorti sa palette : vieil or, topaze, platine, safran sur les mélèzes. Ce soir, je dormirai près de toi, retour aux basses terres : amandiers et oliviers.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Patrice Favaro, né le 4 septembre 1953 à Nice1, est un écrivain voyageur. Depuis près de 25 ans, il partage son temps principalement entre la France et l’Asie.

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À Françoise, pour qui je marche encore et toujours

à Viviane et à Jean-Yves

à Bruno et Yvette

et aux Barots de Brunissard

Merci au Centre national du Livre de m’avoir permis de commencer un tel texte il y a fort longtemps.Merci aux éditions Magellan & Cie de m’avoir donné l’occasion de mener à son terme cette randonnée

« L’aurais‐je donc inventé, le pinceau du couchant sur la toile rugueuse de la terre, l’huile dorée du soir sur les prairies et sur les bois ?

C’était pourtant comme la lampe sur la table avec le pain. »

Philippe Jaccottet,

Le mot joie, in À la lumière d’hiver

LE QUEYRAS EST UNE ÎLE

Tu me l’as souvent répété: dans toute île, tôt ou tard, on finit par tourner en rond. Trop longtemps, j’ai repoussé le moment de reprendre le large. À présent, je m’apprête à fermer la porte du Lieu Sûr. J’ai fait le vide. Notre chalet est nu. Il va s’assoupir pour un temps. Demain, d’autres que nous viendront y abriter leurs rêves. Dehors, l’automne a ressorti sa palette : vieil or, topaze, platine, safran sur les mélèzes.

Ce soir, je dormirai près de toi, retour aux basses terres : amandiers et oliviers.

Les fenils sont remplis, les étables à nouveau pleines, les celliers bien garnis. Quelques flocons papillonnent dans un ciel de toile grise. En montagne, on a pour habitude, dès la première neige, de mesurer avec soin tout ce que l’on a engrangé durant le bel été. Je m’arrête un instant sur le seuil de notre demeure pour un dernier regard en arrière. Le temps est venu de dresser l’inventaire de ce que j’ai observé, entendu, goûté, ressenti, pensé, imaginé, rêvé, pendant cette longue escale en ces vallées. Un fourre‐tout, un baluchon, ma table des matières. J’y jetterai pêle-mêle tous les secrets de ces alpages, le murmure des torrents, les plaintes de la bise, le silence des pierres ; je serai ton guide vers des sommets que tu n’as jamais gravis, sur des sentiers trop escarpés pour toi ; mes mots te porteront – à pleins bras s’il le faut – à travers adrets et ubacs, combes profondes et lignes de faîte. Voici mon Inventerre. Le présent que je te fais pour avoir partagé ces dix courts et lumineux étés et autant d’hivers que tu trouvais sans fin.

Le Queyras est une île en haute terre.

Cette insularité, on peut la vivre de deux manières : en s’y sentant à l’abri ou à l’étroit. Pour entrer et sortir d’ici, il faut nécessairement passer une barre de brisants ou s’engager dans un chenal étroit ; franchir un col ou traverser des gorges. L’alternative est conditionnée par les saisons. Les deux seuls cols routiers du Queyras, l’Agnel et l’Izoard, sont impraticables une bonne partie de l’année. L’Agnel, 2744 mètres, est le plus obstiné, le plus tenace ; il se refuse à la circulation durant sept, voire neuf mois entiers. Le temps de sa gestation hivernale au secret sous quelques mètres de neige compactée. Les gorges du Guil, pour leur part, restent ouvertes tout au long de l’année, mais ce n’est qu’une déclaration de principe. Les emprunter ressemble à certains moments au parcours du combattant. Au fond de la combe, la route tutoie la rive droite du Guil ; la chaussée est large et belle, mais il n’est pas rare qu’il pleuve des pierres par là. Un violent orage, le gel, ou pire encore, un brusque dégel, et ça mitraille de tous côtés. Il arrive parfois qu’un énorme bloc de roche de plusieurs tonnes, ou bien une coulée de boue, envahisse le terrain, le plus souvent entre le torrent de la Valette et le pont de Bramousse. En temps de paix, on doit s’appliquer à slalomer pour éviter les cailloux épars même si le chasse‐pierres de l’Équipement passe deux fois par jour. Quand sa lame racle le bitume, elle soulève des feux d’artifice.

Les gorges commencent lorsque, quittant l’axe Gap‐Briançon, on roule vers l’est en contournant Guillestre, un gros bourg niché dans un fond de vallon. On rejoint alors la départementale 902; en laissant sur la droite la route qui conduit au col de Vars, on s’engage à l’opposé dans les gorges du Guil. Au tout début, la chaussée est taillée en corniche dans un décor abrupt de falaises aux couleurs vigneronnes – du clair rosé au lie‐de‐vin. On appelle improprement cette roche « marbre de Guillestre ». En vérité, c’est un calcaire noduleux riche en fossiles de mollusques marins, les ammonites. Il y a cent soixante millions d’années, le bassin du Guil était submergé par un océan. Le Queyras est bien une terre insulaire.

C’est aussi un isolat.

Dans l’aube pâle, j’ouvre la marche : le tour du mont Viso par des sentiers peu courus – mois d’août oblige, surfréqentation touristique. Tu as préféré rester au Lieu Sûr : la randonnée est trop longue, ton souffle trop court. Gilbert et Cathy, un couple d’amis, randonnent avec moi. Notre chemin est pareil au brin d’une tresse qui passe et repasse sur le fil de la frontière franco‐italienne. À l’extrémité est du département des Hautes‐Alpes, le Queyras forme un coin qui s’enfonce dans l’arc alpin jusqu’au flanc ouest du Viso. La séparation de biens entre les deux pays est récente à l’échelle de l’histoire ; une frontière en pointillés qui fut longtemps propice à la contrebande. Une frontière trouée également par l’étroit tunnel de la Traversette. Durant plus de cinq siècles, hommes et bêtes l’ont emprunté, à presque 2900 mètres d’altitude, pour circuler entre le Haut‐Guil et l’ancienne cuvette glaciaire de Pian del Re, côté italien, là où le Pô prend sa source. La langue elle‐même ne constitue pas une barrière, comme c’est souvent le cas, entre ces deux territoires frontaliers. Dans les vallées du Queyras, on peut entendre quelques rares anciens parler entre eux la même langue nord‐occitane qui est toujours en usage dans la Val Varaita, la Val Pô ainsi que dans une dizaine d’autres vallées, dites « occitanes », situées sur le versant piémontais entre Suza au nord et Limone au sud.

Le sentier est étroit, caillouteux, détrempé par la rosée. Mon attention est attirée par un objet de petite taille, quelqu’un a dû le laisser tomber au milieu du chemin. Sa couleur m’intrigue : un noir brillant comme un carré de Zan. Je m’approche : une salamandre de Lanza. Le minuscule amphibien s’agrippe à une touffe d’herbe humide coincée entre les pierres. À peine plus de dix centimètres de long, un corps au relief annelé, entièrement noir ; au bout des pattes, des doigts lilliputiens. Un bijou antédiluvien taillé dans l’onyx. Une broche vivante épinglée au manteau brumeux des pentes du Viso : une parure que je t’offre en photo. Elle te plaira, j’en suis sûr et elle ne risque pas d’être floue : les mouvements de la Lanza sont d’une incroyable lenteur. Vestige d’une ère géologique très ancienne quand les secondes duraient des siècles. Qu’importe, on attend avec ravissement qu’elle ait franchi le chemin avant de recommencer à grimper.

Ce n’est qu’en 1988 qu’est publiée la première description scientifique de la salamandre de Lanza par Nascetti, Andreone, Capula et Bullini dans A new Salamandra species from southwestern Alps. Depuis, elle est inscrite en tête de la liste rouge des espèces en danger critique d’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature. La salamandre de Lanza ne vit nulle part ailleurs que sur les contreforts du mont Viso. On la rencontre principalement sur le côté italien ; dans le Queyras, on ne la trouve que dans la haute vallée du Guil, et encore faut‐il avoir beaucoup de chance pour l’y voir. Elle ne quitte son abri sous terre que dix à vingt jours par an ; quant à sa gestation, elle peut durer plusieurs années. L’explication de sa présence en ces lieux uniques tient en un mot : isolat. En raison de son altitude, le massif du Viso s’est comporté en véritable arche de Noé au cours des différents cycles de réchauffements et de glaciations qu’a connus la Terre. Ses versants ensoleillés et secs tout comme les zones froides de ses ubacs ont servi alternativement de refuge aux espèces animales et végétales affectées par des épisodes climatiques trop rigoureux ou trop chauds pour elles. Un isolat biologique est un havre qui abrite plantes, animaux et insectes n’existant pas ou ne pouvant plus exister ailleurs. La salamandre de Lanza est, au même titre que les pinsons de Darwin dans leurs îles des Galápagos, un de ces Robinson des temps anciens.

Quelques centaines de mètres plus loin, j’en aperçois une seconde, toujours au milieu du sentier. Celle‐là ne bouge pas, sa livrée a viré au gris terne : un corps à demi‐desséché qui porte encore l’empreinte de crampons de chaussure. Ici plus qu’ailleurs, marcher, c’est d’abord faire attention à l’endroit où l’on pose pied. Beaucoup de ceux qui fréquentent ces montagnes ne les méritent pas.

LE MONT VISO, MONVISO, MONT VÌSOL…

Autrement dit : celui qu’on voit. Il se dérobe pourtant avec entêtement à nos regards. La brume est persistante, elle colle aux pentes du versant italien sur lequel nous avançons désormais ; elle noie tout et monte en longues vagues régulières comme poussées par une irrésistible marée. Durant l’été, l’air chaud et humide se lance à l’assaut de la barrière alpine depuis l’immense plaine du Pô; en altitude, il se fige soudain au contact de masses atmosphériques plus froides. Cela produit à hauteur des cols et des sommets un brouillard épais qu’on appelle la nebbia. Celle‐ci se dissipe curieusement sur la ligne des crêtes qui matérialise le tracé de la frontière. Une invisible barrière douanière empêche la nebbia de s’aventurer plus avant. Halte, on ne passe pas ! La réputation de pureté du ciel queyrassin est sauvée.

Pour l’heure, notre sentier devenu cisalpin (alpin, vu du côté de l’Italie) se dissout au milieu d’un nulle part laiteux : on n’y voit pas au‐delà deux ou trois mètres de distance. À tour de rôle, l’un de nous va devant s’assurer que le chemin continue bien, les deux autres le rejoignent ensuite en se fiant à ses appels qui troublent un silence sépulcral : pas un chant d’oiseau, pas le moindre bourdonnement d’insecte, et le vent qui reste muet. Le sentier se fait plus raide, l’inquiétude plus grande. Soudain, une déchirure, un lever de rideau, un coup de théâtre : la nebbia s’écarte, se retire, et le Viso apparaît en majesté. Il Re di Pietra, comme l’appellent les Italiens avec justesse. La montagne tutélaire se dresse devant nous : au lieu de se prosterner humblement pour rendre hommage à ce géant, on se contorsionne, on s’arc‐boute afin d’apercevoir sa tête noire et verte, capuchonnée de blanc.

S’il est à l’évidence une monumentale borne frontière, le Viso appartient également au domaine des Phares et Balises. À cet instant précis où il s’est découvert, sa silhouette domine une étendue d’une blancheur parfaite, un océan de lait mousseux qui recouvre toute la plaine du Pô. L’océan primordial de la mythologie hindoue, quand rien n’avait alors de consistance, bien avant que des dieux n’entreprennent de baratter ses eaux pour que surgissent les continents. Samivel rappelle dans Hommes, cimes et dieux que certains peuples sont persuadés que les montagnes ont été nos Grands Ancêtres et qu’ils sont tenus endormis par quelque charme puissant. Le pic Adam au centre du Sri Lanka, l’ancienne île de Ceylan, serait le plus lointain de ces aïeux de pierre. Une légende prétend qu’il porte sur son sommet l’empreinte de pied qu’y laissa Adam lorsqu’il chuta sur la Terre. Nicolas Bouvier disait qu’à Lanka l’air était à ce point bourdonnant de présences qu’il fallût que le Bouddha vînt en personne pour convertir ces ombres à sa Bonne Loi. Assurément, le mont Viso appartient à la même parentèle ; fées, nymphes, déesses des eaux claires, matronae fécondatrices ou gardiennes des sylves, ensorcellent les marcheurs qui se hasardent sur les chemins du Roi de Pierre. On se sait alors à jamais aimantés.

TOUTE FRONTIÈRE EST UN LEURRE