Le Serment de Sang - Tome 2 - Lya Nimm - E-Book

Le Serment de Sang - Tome 2 E-Book

Lya Nimm

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Beschreibung

Le monde de Kaylen a volé en éclats. Rongé par la culpabilité, il doit cependant mener à bien sa mission et ramener le remède qui sauvera son frère. Si ce n’est que, la découverte de ses origines le plonge un peu plus dans le chaos. Mais lorsque Nina devient la cible de celui qui décime la Communauté, Kaylen se voit obligé de rompre sa promesse. L'amour sera-t-il plus fort que les différences et les secrets ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Mère de trois filles, Lya Nimm vit dans le sud de la France. Dévoreuse de livres depuis l'enfance, passionnée de romance de créatures fantastiques et imaginaires, l'écriture s'impose à elle dès l'adolescence pour coucher sur papier les histoires qui peuplent son esprit. C'est avec une plume élégante et addictive qu'elle entraîne un public de plus en plus nombreux, dans un univers dont elle est la cheffe d'orchestre

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Lya Nimm

Le serment de sang

Roman

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

ISBN Numérique : 978-2-38460-065-6

Dépôt légal : Novembre 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

Tome 2

Son ame au diable

Chapitre1

— Comment s’en sort Tara ? demanda Lucas en pénétrant dans le bureau de Daphnée.
— Elle se remet… elle reste encore faible et fragile psychologiquement. Kaylen lui a insufflé un peu de force, mais je ne sais pas combien de temps elle tiendra…
— Avant d’essayer de se tuer à nouveau… Espérons qu’il revienne rapidement avec l’antidote.
— Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis deux jours, il a dû partir. Je n’ose même pas imaginer son état… Johan a appelé la nuit dernière quand tu étais à la maison du lac. La fille, l’humaine, elle l’a quitté…

Lucas étouffa un juron.

— Croisons les doigts pour qu’il ne fasse pas de conneries !

Daphnée hocha la tête, nerveuse. Elle connaissait son ami et savait combien il était amoureux de cette femme. Dans son état de fragilité actuel, tout était possible, il avait pété les plombs pour moins que ça ! Cependant, elle en était persuadée, il resterait loyal à l’espèce ; elle se raccrocha à cette idée. Il n’abandonnerait pas son frère et rapporterait ce foutu remède. Mais après…

Après, il faudrait le surveiller comme le lait sur le feu…

— Ah ! appelle Johan, il voulait te parler, ajouta-t-elle.

Un coup discret les interrompit et la mèche vert fluo de Mila apparut par la porte entrebâillée.

— Je ne vous dérange pas ? Je me suis dit que tu aurais besoin d’un café, s’expliqua-t-elle.
— Nous avions fini.

Elle entra dans la pièce, une tasse fumante dans chaque main, puis les déposa sur la table de travail de Daphnée en prenant garde aux divers dossiers étalés çà et là.

Adressant un clin d’œil complice aux jeunes femmes, Lucas s’éclipsa. Il descendit l’escalier en extirpant son portable de sa poche, le son de ses pas résonnant à travers le hall silencieux, et fit durer cet instant de répit en sautillant d’un carreau noir à un autre. Malgré tout, il se retrouva trop rapidement à son goût, dehors, sur les marches du perron.

— Qu’est-ce qui se passe ?
— Salut, merci d’avoir appelé, répondit Johan dans le combiné. Je vais avoir besoin de toi pour surveiller Nina.
— C’est qui Nina ?
— La copine… enfin l’ex de Kaylen ! Tu écoutes vraiment quand on s’adresse à toi ou tu fais semblant ? Il ne parle… Parlait… Bref, que d’elle, s’agaça Johan.
— Je confirme, mais je n’ai pas souvenir qu’il ait déjà prononcé son prénom. Pourquoi doit-on garder un œil sur elle s’ils ne sont plus ensemble ?

Lucas sortit une cigarette qu’il porta à ses lèvres.

— Un loup veut lui faire sa fête, j’ai promis à Kay qu’on veillerait sur elle. Même si elle m’a foutu dehors une fois rentrée à Paris.
— J’ai vaguement entendu parler de cette histoire. Bon, OK, je pars maintenant, il y aura sûrement plus d’action dans la capitale ! Je vais crécher où ? C’est trop petit chez toi, s’inquiéta le vampire en soufflant sa fumée.
— J’ai les clés de l’appart de Kaylen, tu n’auras qu’à aller chez lui.
— Tant mieux, il a une cave aménagée, ça m’évitera de risquer de me faire rôtir le cul. À tout à l’heure, je te sonne quand je suis sur place !

En raccrochant, Johan poussa un soupir, soulagé. Avec l’aide du vampire, ils pourraient se relayer et surveiller Nina plus efficacement. La fatigue de ces trois derniers jours sans sommeil commençait à peser sur son organisme. Ses réflexes étaient amoindris et Nina l’avait grillé à deux reprises, lui balançant un « casse-toi connard ! », retentissant.

Il ne lui en voulait pas. Enfin, pas trop. Elle avait beaucontinuer à se comporter comme si tout allait bien, il n’était pas dupe. Elle souffrait. Personne ne ressortait indemne d’une trahison pareille.

Il s’était repassé la scène plusieurs fois dans son esprit, relevant ses erreurs. La plus grosse d’entre elles étant d’avoir fait demi-tour.

Le destin est vraiment une putain !

Il espérait seulement que Kaylen reviendrait sain et sauf. Et vite ! Que Keenan serait tiré d’affaire ; que les tueurs aux sabres s’évaporeraient d’eux-mêmes ; qu’il pourrait retrouver Inès et, soyons fous, que Kay retrouve Nina ! Mais bon, les histoires bouclées en quatre-vingt-dix minutes sur un happy end, c’était pour la télé !

De son perchoir, sur le toit de l’immeuble d’en face, il avait une vue plongeante sur le salon de Nina, qui, assise sur le canapé, feuilletait un magazine.

Au rythme où elle tournait les pages, elle ne devait sûrement que regarder les images, et encore. Soudain, elle se leva, le balança au sol avant de s’en prendre à tout ce qui se trouvait sur la table basse, puis de s’occuper du reste de la pièce. Il fut témoin d’une véritable crise de nerfs ! Les objets valsaient, les papiers volaient. Une fois le grand ménage terminé, elle se laissa glisser au sol, le visage dissimulé derrière ses mèches emmêlées. Il aurait juré qu’elle pleurait, ce qui le rassura.

Elle avait pris soin de cacher ses émotions tout au long du trajet de retour et depuis qu’il l’épiait, elle n’avait pas non plus paru malheureuse. Il la connaissait impulsive, passionnée, éperdument amoureuse de Kaylen. Cette absence de réaction lui avait fait peur. Il avait craint s’être trompé sur elle, mais ce à quoi il venait d’assister prouvait qu’elle avait toujours des sentiments pour le léopard.

Peut-être y avait-il encore une chance pour eux ? Johan l’espérait pour son ami.

Nina sanglotait, recroquevillée contre le canapé, à même le tapis. Les bras autour de ses jambes, la tête posée sur ses genoux, elle ne pouvait empêcher ses larmes de couler. Elle avait essayé de passer au-dessus de sa douleur. Après tout, il ne méritait pas qu’elle pleure pour lui ! Mais au bout de deux jours, la pression dans sa cage thoracique était devenue tellement forte qu’elle avait eu besoin d’extérioriser sa souffrance. Elle se retrouvait donc au milieu de verres cassés, de papiers froissés, à chialer comme un bébé pour un type qui n’avait eu aucune considération pour elle, qui l’avait trahie de la plus horrible des façons et avec une pute en plus !

Elle se sentait stupide de s’être fait duper ainsi ! Elle le savait pourtant qu’elle ne devait pas tomber amoureuse ! À la seconde où ses yeux s’étaient posés sur lui, elle avait prédit qu’il lui briserait le cœur. Mais un désir irrépressible l’avait poussée dans ses bras. Une force incontrôlable avait masqué ses craintes, les avait enfouies sous une couche de bonheur factice.

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Nina se redressa pour contempler le désastre. Elle respira un bon coup, sécha ses larmes et, décidée, commença à ranger. Non, elle ne se laisserait pas abattre ; à présent qu’elle se retrouvait célibataire, elle comptait bien reprendre sa vie là où elle l’avait abandonnée huit mois et demi plus tôt !

Musique à fond, munie d’un grand sac-poubelle, elle y jeta ce qu’elle avait cassé, ce qui lui rappelait Kaylen, ainsi que toutes les affaires qu’il avait oubliées chez elle.

Bien fait pour toi, connard ! Maigre consolation, mais consolation tout de même !

La sonnette de l’entrée l’interrompit.

— Fous-moi la paix, Johan ! Je te jure que je vais t’en coller une, cria-t-elle en ouvrant la porte, furieuse.

Hannah la fixa, choquée, les bras levés devant son visage en protection de la gifle qui fonçait droit sur elle. Nina stoppa son geste in extremis.

— Hannah ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Kaylen m’a téléphoné il y a deux jours et m’a demandé de venir aujourd’hui.
— Cet enfoiré t’a appelée ? répéta Nina en laissant entrer son amie. Et qu’est-ce qu’il t’a raconté d’autre ?
— Il m’a dit qu’il avait merdé, c’est tout. Qu’est-ce qui s’est passé ? souffla-t-elle en découvrant l’appartement ravagé.

Nina éclata de rire.

— Merdé ? C’est ce qu’il a dit ? Ce serait plutôt se foutre de ma gueule, mais bon, chacun son point de vue. Il m’a trompée, Hannah ! Ce connard s’est envoyé une pute et non, ce n’est pas une métaphore. Elle l’est vraiment ; Dieu seul sait depuis combien de temps il me jouait la comédie. Cette fille était à Bali, dans le même hôtel que nous !

Hannah se laissa tomber sur le canapé, effarée, pendant que Nina préparait du café.

— Mais, tu es sûre ? Il y a peut-être une explication…
— Elle était à poil ! Et je peux te dire qu’elle a une clé tatouée sur la chatte, putain ! Quelle autre explication peut-il y avoir ? Et de toute façon, il n’a même pas nié.
— Je suis désolée de ne pas être venue plus tôt. Pourquoi tu ne m’as pas appelée ? Jamais je n’aurais pensé qu’il te ferait un truc pareil ! Vous sembliez tellement bien ensemble…

Une tasse à la main qu’elle tendit à son amie, Nina s’assit près d’elle.

— Ouais, il s’est bien foutu de moi. Mais tu sais quoi ? Maintenant, je suis libre d’aller draguer avec toi !
— OK, alors ce soir, on sort ! Comme au bon vieux temps, ça va être grandiose ! Tu as besoin d’aide pour ranger ?
— Non, ne t’inquiète pas, ça va aller. File, on se retrouve tout à l’heure, tu choisiras ma tenue !
— C’est vrai ? Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?
— Oui, c’est vrai !

Hannah lui claqua un baiser bruyant sur la joue en jubilant. Déjà, elle ne prêtait plus attention à son amie et réfléchissait à haute voix en gagnant la porte du studio. Nina secoua la tête en souriant.

Ça va être grandiose…

Reprenant son sac plastique, elle termina de faire disparaître le foutoir, le cerveau en ébullition. Elle avait hâte d’être au soir pour se vider l’esprit et s’amuser. Mais avant ça, elle allait changer de tête ! Ses longs cheveux que Kaylen adorait, finiraient avant la fin de la journée sur le carrelage d’un salon de coiffure.

Une fois la pièce en ordre, elle s’attela à une autre tâche qui lui tenait à cœur : la remise à neuf de sa librairie ! Elle appela plusieurs artisans et programma des rendez-vous pourla semaine suivante, pour les divers devis.

Malgré tout, cette avancée dans ses projets lui fit atrocement mal. Elle avait l’impression d’être retournée deux ans en arrière. Incendie, cœur en miettes ; seul l’homme était différent. Émotionnellement, elle se sentait pareilà cet instant, vide et inutile.

Elle se colla un coup de pied aux fesses mental. Ces deux relations n’avaient rien en commun, cette fois elle allait se relever très vite et remonter en selle dès ce soir ! Avec un brun, un blond ou peut-être même les deux !

Johan avait passé la nuit et la journée sur le toit à épier les alentours, sa seule distraction ayant été de la suivre chez le coiffeur. Il se réjouit de n’avoir flairé aucune trace du loup, dans son état actuel, il aurait fait un piètre adversaire. Sans compter qu’il s’était assoupi et avait été réveillé par le vibreur de son téléphone une heure avant l’aube. Heureusement, Lucas était arrivé à l’appartement de Kaylen et prendrait le relais de la surveillance, une fois la lune levée.

D’après ce qu’il avait sous les yeux, Nina s’apprêtait à sortir avec Hannah et il n’aurait pas réussi à passer inaperçu. Au moins avec Lucas, il n’y aurait pas de problème - tant qu’il gardait sa braguette fermée -, puisqu’elles ne le connaissaient pas.

Il accueillit le coucher du soleil avec un soulagement non dissimulé. Enfin, il allait pouvoir dormir ! Le vampire arriva une poignée de minutes plus tard, un gobelet de café et un sachet de croissants à la main qu’il tendit à Johan.

— Merci, mon pote ! le remercia-t-il.
— De rien. Je suis un père pour toi.
— Un arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, tu veux dire, pouffa le loup.

Lucas secoua la tête en ronchonnant.

— Ça m’apprendra à être gentil ! Bon, laquelle c’est Rita ?
— Rita ? répéta Johan en mâchant.
— La gonzesse de Kaylen.
— Nina ! Gros naze, tu es vraiment irrécupérable !
— Nina, Rita, qu’importe le nom, c’est juste un tr…
— Tais-toi ! Je suis trop crevé pour entendre la suite.

Johan lui montra la fenêtre où l’on apercevait deux jeunes femmes de dos, engagées dans une discussion très animée à en croire leurs bras qui gesticulaient dans tous les sens.

— Nina, c’est la brune, l’informa le loup.
— Ce salaud ne s’emmerde pas, elle est canon, et la rousse c’est… bordel !

Lucas ne termina pas sa phrase. Il déglutit, étudia longuement la silhouette menue, les boucles fauves et, mon Dieu, ces yeux vert pâle, presque transparents.

Impossible !

La dernière fois qu’il en avait observé de semblables, c’était il y a cent soixante-six ans, lorsqu’il avait fermé ceux de Juliette, pour toujours.

— Hé, ça va ? On dirait que tu as vu un fantôme, tu es tout blanc. Enfin, encore plus que d’habitude. Elle, c’est Hannah.
— Oui, oui, ça va, répondit Lucas en se raclant la gorge.

Mais il ne pouvait pas détacher son regard d’Hannah ; c’était le portrait craché de Juliette.

Le sang lui battait dans les tempes et son cœur tambourinait tellement fort dans sa poitrine qu’il n’entendit même pas les derniers mots de Johan en partant. Il se contenta d’acquiescer machinalement, les yeux rivés sur la copie parfaite de la seule femme qu’il ait jamais aimée.

Refoulant ses souvenirs, il se concentra sur sa mission. Il devait protéger Nina de quiconque lui voudrait du mal et il s’y tiendrait. Il résoudrait le mystère de cette ressemblance plus tard, pour l’heure, il devait passer inaperçu.

Les filles sortirent en gloussant. Sautant de toit en toit, il les suivit jusqu’à un pub. De sa position, il entendait les basses de la musique et il les vit accoudées au bar devant de grands verres remplis d’un liquide rose.

Perchée sur un tabouret, Nina embrassa la salle d’un regard prédateur. Ce soir, elle était en chasse ! Hannah lui avait fait enfiler une microrobe crème, au décolleté vertigineux, soulignée par des cuissardes noires à talons hauts qui la faisaient dépasser toutes les autres filles d’une tête et soulignaient sa silhouette élancée. Elle avait aussi abandonné sa longue crinière ondulée pour un carré plongeant lisse qui lui allait à merveille. Tous les critères étaient réunis pour lui redonner confiance en elle, qu’elle se sente désirable.

— Alors ? demanda Hannah en sirotant son cocktail.
— J’en ai repéré quelques-uns… justement ils approchent, chut.
— Mesdemoiselles, on peut vous offrir un verre ? proposa le brun.

Nina lui octroya sonplus joli sourire, lui faisant signe de s’asseoir. Il était tout à fait à son goût, à peine la trentaine, grand - comme Kaylen -, plutôt musclé - moins que Kaylen -, une bouche bien dessinée - beaucoup, beaucoup moins bien que Kaylen -.

Les petites voix étaient de retour !

Il prit place près d’elle, pendant que son ami, tout aussi mignon, discutait avec une Hannah sous le charme.

— Je m’appelle David.
— Nina.
— Tu as des yeux magnifiques, Nina.
— Merci.

Son enthousiasme du début était retombé lamentablement.

— C’est la première fois que tu viens ici ?
— Hum hum.

Et elle n’avait plus du tout envie de chasser. Elle jeta un coup d’œil à Hannah qui riait aux éclats. Captant son regard, elle lui envoya un signe d’encouragement. Nina soupira intérieurement faisant taire les intrus dans sa tête. Elle pouvait le faire ! Elle allait le faire !

— Tu disais ? lui demanda-t-elle, prenant pour excuse le volume de la musique.
— Je ne t’ai jamais vue ici.
— Je viens de rentrer, je n’étais pas dans la région.

Il se rapprocha un peu plus et posa la main sur son genou. Nina réprima un mouvement de recul, se crispant quand il lui effleura l’oreille de sa bouche.

— On pourrait s’isoler, qu’en penses-tu ? murmura-t-il en caressant sa cuisse.

Rassemblant son courage, Nina se leva et l’entraîna dans un coin à l’écart près des enceintes. David la plaqua contre le mur et l’embrassa rageusement, les doigts agrippés à ses hanches. Elle entrouvrit les lèvres pour accueillir la langue du jeune homme tandis qu’une de ses mains cheminait jusqu’à ses fesses. Elle se raidit sous la caresse intrusive. Sentant ses réticences, il stoppa le baiser, la scrutant de ses iris verts tirant sur le brun.

— Tu veux que j’arrête ?
— Non, non, c’est bon, continue.

Nina ferma les yeux et rejeta la tête en arrière, espérant ainsi se laisser aller à l’instant. Mais c’était Kaylen qu’elle imaginait dévorer son cou, titiller la pointe de ses seins. Ses doigts à lui, tracer les contours de ses cuisses pour venir se glisser sous son…

Elle souleva brusquement les paupières, les paumes à plat sur le torse de David, elle le repoussa de toutes ses forces.

— Je ne peux pas faire ça, je suis désolée.

Elle avait l’impression de tromper Kaylen, même si c’était stupide. Ils avaient rompu et à l’heure qu’il était, il devait déjà être dans d’autres bras.

Elle contourna David pour s’élancer vers la sortie. La voyant fuir, Hannah lui emboîta le pas et la retrouva en larmes, assise sur le trottoir. Elle posa sa veste sur les épaules de son amie avant de s'installer à côté d’elle.

Sans un mot, elle lui prit la main attendant qu’elle parle. Plusieurs minutes passèrent avant que Nina rompe le silence.

— Je suis désolée, j’ai gâché ta soirée. Je me suis surestimée, je ne suis pas prête à le remplacer.
— Ne t’inquiète pas pour ça, il commençait à me gonfler de toute façon, la rassura Hannah. Dis-moi ce qui pourrait te réconforter, de quoi as-tu besoin ? Je te l’apporte. Du chocolat, du nougat, de la tequila ?
— J’ai besoin de Kaylen… Pff, je suis pitoyable ! Là, tout de suite, je serais capable de le reprendre, c’est pathétique.
— Non, tu es amoureuse. Il va te falloir du temps pour l’oublier… si c’est vraiment ce que te dicte ton cœur.

Nina essuya ses joues et observa son amie.

— Tu crois que je devrais lui pardonner ?
— Je ne peux pas répondre à ta place. Ce qu’il a fait est inexcusable, mais si c’était moi, je voudrais une explication.
— On a déjà eu une discussion…
— Tu étais en colère…
— … je ne l’ai pas écouté, tu as raison, je vais lui téléphoner.

Nina sortit son portable et composa le numéro de Kaylen, pour tomber directement sur sa messagerie. Sa voix lui fit l’effet d’une lame chauffée à blanc en plein cœur.

Après quelques secondes de silence, elle ouvrit la bouche puis la referma et raccrocha. Elle réfléchit quelques minutes de plus avant de rappeler.

— Vous êtes bien sur le répondeur de Kaylen Fraust, je ne suis pas joignable pour le moment, je vous recontacterai dès que possible.
— Kaylen, c’est Nina… désolée de te déranger… je voudrais... qu’on parle de ce qui s’est passé... enfin, si tu le souhaites... appelle-moi... si tu penses qu’on peut essayer de surmonter ça, je... je n’y arrive pas sans toi, Kay, je t’aime.

Merde !

Elle coupa précipitamment la communication. Jamais, elle n’aurait dû se confier de la sorte, mais les mots avaient franchi ses lèvres avant qu’elle ne puisse les arrêter. Hannah se rapprocha à pas feutrés et glissa un bras autour de ses épaules.

— Viens, je te raccompagne.

Ainsi enlacées, elles regagnèrent la librairie. Une dernière embrassade et chacune partit de son côté. Nina grimpa quatre à quatre les marches qui la menaient à son studio, elle n’avait qu’une envie, se rouler dans sa couette. Dormir des jours et des jours, jusqu’à ce que son cœur soit guéri.

Elle se déshabilla sur le chemin de son lit, semant ses vêtements sur sa route. Sitôt sa tête sur l’oreiller, elle sombra dans un profond sommeil.

Une fois Nina à l’abri entre ses murs, Lucas relâcha sa vigilance. La voir déambuler entièrement nue ne l’avait pas ébranlé une seconde, même s’il ne manquerait pas d’affirmer le contraire pour énerver Kaylen. Seule le hantait l’image de Juliette… ou de cette humaine.

Après l’avoir observée ce soir, il n’arrivait plus à les différencier. Les mêmes manières, les mêmes regards ; il avait l’impression d’avoir effectué un bond dans le temps et avait presque failli péter les plombs quand ce mec avait collé ses mains et sa bouche sur elle. Une furieuse envie de lui faire traverser la pièce dans un beau vol plané l’avait pris, apaisé uniquement par le fait que Nina soit sortie du bar en pleurs, Hannah à sa suite. Ce type l’avait échappé belle ! Il ne savait pas comment il aurait réagi si les choses étaient allées plus loin qu’un échange de salive.

Bras croisés, il s’adossa à la paroi de pierre et, un œil sur la fenêtre de Nina, laissa son esprit s’envoler vers ses souvenirs.

Chapitre 2

En franchissant le portail, Kaylen s’attendait presque à découvrir des dragons voler et cracher du feu dans une atmosphère écarlate à trois lunes, ou à des ogres des collines occupés à fabriquer des piques à brochettes avec des sapins.

Mais, hormis l’odeur de crottin de cheval omniprésente, il aurait pu se trouver au milieu de sa campagne. Tout était parfaitement normal. L’herbe était verte, la terre brune et le ciel bleu.

OK, je regarde trop la télé, mais je suis novice en matière de monde parallèle !

Comme un idiot, il scruta les environs à la recherche de la faille, mais ne repéra rien de plus démoniaque qu’une charrue tirée par un bœuf.

— Quoi ? Tu t’attendais à des flammes, des types suspendus par les tripes, des cris de désespoir et d’agonie ? Désolé de ne pas coller à tes fantasmes, fils.

Ils firent quelques pas dans le silence, Kaylen était trop abasourdi pour parler. Tout avait l’air si pur de ce côté, aucun bruit de circulation ou d’activité bouillonnante. Rien que les sons de la nature, les insectes, les oiseaux et au loin le grondement d’un torrent.

Ils pénétrèrent dans une forêt, l’odeur des arbres et des plantes lui chatouilla les narines. Les effluves ne ressemblaient nullement à ceuxdont il avait l’habitude. Les parfums semblaient plus concentrés, les couleurs plus vives. La vie ici devait être agréable.

Kaylen sentit les relents musqués d’un gibier qu’il ne reconnut pas, réveillant sa bête et ses instincts de prédateur. Il aurait souhaité pouvoir se transformer, courir dans cette végétation luxuriante et inconnue, mais ce qu’il était venu accomplir dans le royaume de son père ne saurait attendre. D’autant plus qu’il ignorait combien de jours s’étaient déjà écoulés chez lui.

Il pensa à Nina. Que faisait-elle ? Comment se sentait-elle ? Il aurait donné n’importe quoi pour la voir, la serrer dans ses bras une dernière fois. Sécher ses larmes, s’excuser encore et encore jusqu’à ce qu’elle lui pardonne. Son destin était d’être près d’elle, il ne pouvait l’expliquer, mais il le ressentait au plus profond de ses tripes.

Malheureusement, lorsqu’il fermait les yeux, c’était l’image du visage dévasté de la jeune femme qui s’imprimait sur ses rétines.

— Tu connais une démone du nom de Lilith ? demanda Kaylen.
— Korrigane, fils, une Korrigane. Je la connais. Pas intimement, la Lune m’en préserve.
— Qui est-elle ?
— Une catin. Elle a été bannie du royaume il y a des siècles pour avoir essayé de renverser le roi, ton arrière-arrière-grand-père. La dernière fois que j’ai entendu parler d’elle, elle se faisait idolâtrer par des humains. Tu crois que c’est elle qui recrute sur Terre ?
— Non… enfin peut-être. Je l’ai baisée il y a deux ou trois jours, avoua Kaylen.

Kylkayn s’arrêta et fit face à son fils.

— Pourquoi toucher cette catin alors que tu avais une femme ? Elle ne te suffisait pas ?
— Ce n’est pas ça. Elle a menacé de s’en prendre à Nina si je ne lui obéissais pas, et avant ça elle devait nous aider avec les tueurs aux sabres si je couchais avec elle. Elle voulait que je la foute en cloque.
— Morbleu !

Kaylen réprima un éclat de rire, vu l’expression de son père, l’heure n’était pas à la rigolade, mais qui employait encore des termes pareils ?

— Si tu lui as fait un enfant, il pourra revendiquer le trône et elle détiendra le pouvoir en le manipulant, expliqua Kylkayn livide.
— Ne t’inquiète pas, je ne peux pas avoir de rejeton. J’ai essayé de lui dire, mais elle ne m’a pas écouté.
— Tu ne peux pas… comment... Nous réglerons ça plus tard, mais espérons que ça n’ait pas fonctionné, dans le cas contraire, ce serait une véritable catastrophe.

Ils reprirent leur progression dans le silence, jusqu’à une cabane où attendaient deux chevaux magnifiques, l’un blanc et le second noir. Il sembla à Kaylen qu’ils étaient un peu plus grands que ceux qu’il avait l’habitude de voir sur Terre, mais comme il n’y connaissait rien en étalons, hongres et autres montures, il se tut.

Un concert de hennissements les accueillit. Le sombre se cabra, tandis que le clair tirait sur la bride qui le retenait afin de s’enfuir.

— Doucement, murmura Kylkayn en s’approchant, les mains tendues devant lui.

Celui à la robe foncée se calma légèrement, mais son voisin persistait à se débattre. Finalement, le lacet de cuir céda, l’animal partit au galop dans une envolée de poussière et de mottes de terre.

— Tu vas avoir du mal à faire croire que je suis ton palefrenier vu que les chevaux ont peur de moi, lança Kaylen.
— Tu transpires la colère, c’est ça qui les effraie. Quand cette histoire sera réglée, tu viendras passer quelque temps ici. Tu as beaucoup de choses à apprendre sur tes origines, un palefrenier… tsss.
— Je suis un prédateur ! C’est ça qui les terrifie, rectifia-t-il.
— Bon, je ne vois pas d’autre solution. Tu vas me suivre sous ta forme animale, décida Kylkayn. Mets tes vêtements dans ce sac, ils serviront plus tard.
— Si je bouffe quelqu’un, ce sera ta faute, prévient Kaylen en commençant à se déshabiller.

Il rangea son accoutrement dans le fourre-tout de cuir que lui tendait son père. Une fois entièrement nu, il ferma les paupières et laissa sa bête remonter à la surface, prendre possession de son corps, de son esprit. La brise lui caressait la peau à mesure que la magie investissait ses veines, façonnait ses os et ses muscles, les étirait, les remodelant jusqu’à obtenir la forme parfaite. Quand il sentit le vent dans ses poils, il rouvrit les yeux. Sa transformation achevée, tous les sens en alerte, il huma l’air. La panthère voulait chasser, explorer ce territoire inconnu. Le terrain de jeu qui s’offrait à lui semblait inépuisable. Il mobilisa toute sa volonté pour ignorer les parfums musqués et les battements cardiaques affolés des gibiers apeurés, qui, ayant flairé sa présence, s’enfuyaient au cœur de la forêt. Le léopard feula de frustration et, suffisamment en retrait pour ne pas effrayer le cheval, galopa derrière son père.

Courant au milieu de la végétation épaisse, Kaylen perdit toute notion de temps. Il n’aurait su dire s’il faisait jour ou nuit. Les arbres étaient tellement hauts et abondants qu’il n’en voyait pas la cime. Il distinguait à peine le ciel à travers leurs larges feuilles.

Ses pattes commençaient à le faire souffrir et il aurait donné un bras pour un peu d’eau fraîche. Son vœu fut bientôt exaucé quand Kylkayn bifurqua sur la gauche et qu’ils émergèrent dans une petite clairière où coulait une rivière. Il s’y précipita, lapant le précieux nectar à grands coups de langue. Après avoir étanché sa soif, Kaylen scanna les alentours. Il faisait nuit, la lune se reflétait dans le miroir cristallin, il observa plus attentivement. La clarté de l’astre apparaissait moins brillante et les contours semblaient effacés. Le ciel d’un noir d’encre n’était illuminé par aucune étoile, mais peut-être était-ce normal.

Un feu crépitait non loin, au-dessus duquel cuisait quelque chose. Une délicieuse odeur de viande rôtie le fit saliver. Kylkayn se tenait près des flammes, en grande discussion avec un individu de petite taille, enveloppé dans une cape, la tête couverte. Kaylen hésita à approcher, mais son père le héla d’une voix forte.

— Viens te joindre à nous, fils, que je te présente.

Personne ne faisant mine de lui donner de quoi s’habiller, il reprit forme humaine et s’avança nu comme un ver.

L’inconnu releva sa capuche, dévoilant un crâne chauve et lisse comme un œuf, puis se prosterna aux pieds du léopard.

OK, ça, c’est gênant.

Il n’aurait déjà pas apprécié qu’un mec se mette à genoux devant lui en temps normal, mais là, il était à poil, putain !

— Monseigneur. Vous êtes devenu tellement vigoureux, laissez-moi vous baiser, prononça-t-il à quelques centimètres de l’entrejambe de Kaylen.

Le léopard recula à la hâte et se couvrit des deux mains.

Qu’est-ce que c’est que ce bordel !

Kylkayn éclata d’un rire sonore, suivi de près par le vieillard toujours agenouillé.

— Ta main, fils, il veut embrasser ta main, c’est un signe de respect, ici.

Il regarda tour à tour son père, puis le type qui attendait, mais personne ne bougea. À contrecœur, il tendit le bras, prenant garde de laisser son corps aussi loin que possible. L’homme lui étreignit les phalanges avec ferveur et se releva.

— Fils, je te présen…
— Ça ne te dérange pas si on fait les présentations, habillés ? J’ai l’air un peu con, là, coupa Kaylen dont le malaise grandissait.

Kylkayn soupira, mais récupéra le sac qu’il lui lança.

Une fois décent, Kaylen se sentait quand même mal à l’aise, mais au moins ses bijoux de famille étaient cachés.

Enfin, presque.

Le cuir le moulait tellement qu’on devinait aisément ce qui se trouvait dessous, mais c’était toujours une barrière entre ses attributs et ce type.

— Bon, maintenant que j’ai satisfait à tes exigences, laisse-moi te présenter Maistre Hector. C’est lui qui t’a mis au monde.

À y regarder de plus près, Hector avait l’air moins pervers que lui - dans ce registre, le léopard avait expérimenté pas mal de choses et certaines dont il n’était pas fier -.

Sa peau parcheminée était bronzée, des touffes de poils ornaient ses joues, et ses iris quasiment transparents, témoignaient de sa cécité.

— Ravi de vous rencontrer !

Qu’est-ce que je suis censé dire ? Merci de m’avoir aidé à naître dans ce monde merdique pour que je puisse assister au meurtre de ma mère ? Chouette idée, vraiment !

Le vieillard ne cessa de le fixer de ses yeux aveugles tout le temps que dura le repas, composé de gibier et de vin local. La viande rôtie se trouva être une sorte de chevreuil dont la chair savoureuse lui ravit le palais. Après avoir couru toute la journée, il était affamé !

La discussion tourna principalement autour de l’expédition du lendemain. La première partie du voyage consistait à retrouver Eliott, en espérant qu’il détiendrait le remède sur lui. D’après les informateurs de Kylkayn, il se situerait à Hookeri, la plus grande ville du Royaume et la plus peuplée aussi.

Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, étant donné qu’ils ne savaient ni l’un ni l’autre à quoi ressemblait ce type ! Sur cette note positive, ils s’installèrent pour s’accorderquelques heures de repos bien mérité.

Hector distribua des couvertures, puis chacun prit place autour du feu. En quelques minutes, les ronflements du vieillard répondirent à la respiration régulière de Kylkayn, mais Kaylen ne trouva pas le sommeil. Si sa course effrénée l’avait épuisé physiquement, son esprit, lui, bouillonnait de rage et comme chaque fois qu’il lâchait la bride, ses pensées s’envolèrent vers Nina. Se tournant et se retournant sur sa litière, il finit par se lever, excédé par les vrombissements et par son incapacité à lâcher prise.

Son empathie fonctionnait ici aussi, il ressentait un bourdonnement incessant au fond de lui, un monceau de sentiments diffus qui lui vrillait le cerveau.

Il rejoignit la rivière, son paquetage sous le bras. Un million d’aiguilles lui transpercèrent la peau quand il plongea ses jambes dans l’eau glacée. La douleur le fit grimacer, mais il savoura cet instant de flottement. Pendant une seconde, il n’avait éprouvé que la morsure du froid, un soulagement furtif et bienvenu.

Il fouilla dans le baluchon pour en extirper une photo, une des dernières qu’il avait prises d’eux deux. Il caressa longuement le visage de Nina, elle souriait alors qu’il l’embrassait dans le cou, les yeux pétillants de bonheur. Une larme roula sur ses joues sans qu’il s’en rende compte au souvenir de cesinstants perdus. Il sortit de son sac une petite fiole ainsi qu’une seringue, et après l’avoir remplie à moitié, enfonça l’aiguille dans le creux de son bras. Le liquide opaque se diffusa dans ses veines, anesthésiant ses sens. Kaylen tituba jusqu’à sa couche où il s’écroula. Le cerveau déconnecté, il sombra dans un sommeil sans rêves.

Kaylen fut réveillé par les rayons du soleil qui lui brûlaient la peau, sans se sentir ni mieux ni plus mal que la veille. Ses muscles avaient au moins le mérite de s’adapter à son état d’esprit et une tension lancinante palpitait dans ses articulations. Il s’étira, appréciant chaque pointe de douleur, mais déjà le pied à l’étrier, Kylkayn s’impatientait. Hector avait disparu, il ne restait plus que lui près des cendres encore fumantes.

Kaylen entassa ses affaires dans son sac avant de se changer en léopard. L’automutilation pouvait attendre, sous sa forme animale, il ne ressentait quasiment rien, pas besoin de dérivatif.

Cette fois, ils traversèrent des kilomètres et des kilomètres de plantations de toutes les couleurs, de terres vallonnées, de vignes, de vergers odorants. Toute l’agriculture d’Epiphyll défilait devant ses yeux et il s’en foutait royalement. Il courait tête baissée, la végétation lui fouettant les flancs.

Soudain, il freina des quatre fers. Le champ de fleurs qui poussaient devant lui, arborait la même teinte violette que les prunelles de Nina après l’amour. Il laissa échapper un couinement plaintif avant de se ressaisir et de traverser les plantations, paupières closes, aussi vite que ses pattes le lui permettaient. Il émergea de l’autre côté, face à un essaim d’hommes et de femmes vantant les mérites de leurs légumes.

Dans son affolement pour fuir à ses souvenirs, il n’avait pas flairé l’odeur des Korrigans. Il recula avant d’attirer l’attention sur lui et avisant la position de Kylkayn, le rejoignit en reprenant son apparence.

Sitôt sur pied, il fut assailli par un tourbillon de sentiments, la nausée le plia en deux. Il s’éloigna pour vomir et profitant de cet instant d’intimité, s’emplit les veines une nouvelle fois. En quelques minutes, la drogue fit son effet, enveloppa son cerveau d’un duvet douillet, brouillant ses sensations. Il ne ressentait plus rien à nouveau, seuls ses instincts primaires fonctionnaient.

— Ça va, fils ? demanda Kylkayn en lui tapotant l’épaule.
— Ouais, répondit Kaylen en s’essuyant la bouche d’un revers de main.
— Eliott doit se trouver quelque part sur ce marché. On m’a dit qu’il vendrait des légumes ici, aujourd’hui.
— Super, ça fait juste un million de types à contrôler !

Effectivement, quand ils sortirent du champ, ils purent admirer des centaines d’étals éparpillés çà et là, à perte de vue.

— On commence par qui ? s’enquit Kaylen.
— Par le premier, ça me semble un début acceptable. Avec un peu de chance, il connaîtra notre gaillard !
— La chance et moi on n’est pas en très bons termes ces jours-ci, je te laisse parler, ça évitera les emmerdes.

Kylkayn interrogea les marchands, son fils derrière lui. Les paysans, soupçonneux, se livraient peu, mais face à leur Roi, ne refusaient pas de répondre aux questions. Cependant, les regards qu’ils jetaient à Kaylen étaient dénués de toute sympathie et la haine qu’il lisait sur certains visages aurait dû l’alerter. Si son cerveau n’avait pas été déconnecté.

Après deux heures de recherches infructueuses et d’œillades hostiles à ratisser la moitié du marché, ils se retrouvèrent au cœur de la ville. Les bâtiments de pierres blanches surplombaient les rues, tandis qu’une brise légère faisait jouer les tentures tendues devant les fenêtres. Les tissus d’un million de couleurs bruissaient doucement. Kaylen regardait sans voir, le vide qui l’habitait semblait infini. Il avançait, tel un automate, obéissait aux ordres de son père. Rien ne trouvait grâce à ses yeux. Ni la fontaine qui dégouttait son eau limpide par la jarre d’une statue de femme aux traits fins, ni le harpiste qui produisait une mélodie apaisante.

Rien.

Il n’avait envie de rien. Même les grondements pourtant sonores de son estomac ne le tirèrent de sa transe.

Il fonctionnait, voilà ce qu’il faisait et c’était suffisant pour ce qu’il devait faire ici.

— Il faut que tu manges, lui glissa Kylkayn à l’oreille. Cette auberge fera l’affaire si tu n’es pas trop exigeant et que tu n’as rien contre le poisson bouilli et les putains.

Le léopard acquiesça suivant son père dans l’établissement bondé. Attablés, des hommes trinquaient, des filles à moitié nues sur les genoux, tandis que d’autres montaient et descendaient un large escalier, menant à n’en pas douter à des chambres.

L’endroit puait le sexe et l’alcool. Dans son ancienne vie, Kaylen aurait adoré venir dans un coin pareil, sa vie d’avant Nina. Aujourd’hui, il en était réduit à ressasser cette journée fatidique où il avait tout perdu, à se piquer pour oublier ses sentiments et ceux des autres, il était pitoyable.

Reconnaissant leur souverain, les clients se courbèrent, ponctuant leurs révérences de « Seigneur » et de « votre Grâce » respectueux, en s’écartant pour leur laisser le passage libre. Un groupe de buveurs céda généreusement sa table que Kylkayn gratifia d’une poignée de pièces d’argent étincelantes.

Après avoir esquissé un geste à l’intention de l’aubergiste, il se tourna vers Kaylen, l’air grave.

— Tu as mauvaise mine, peut-être devrais-tu… Il tendit sa main vers les filles. C’est moi qui offre, une, deux, autant que tu veux, choisis !

Aussitôt, elles s’approchèrent, rivalisant d’audace pour s’attirer ses faveurs. Il les survola d’un œil morne. Des brunes, des blondes, toutes plus aguichantes les unes que les autres. Mais leurs boucles n’étaient pas assez longues, leurs iris pas assez singuliers, leurs peaux trop claires.

Kaylen allait détourner le regard, quand une de celles qui étaient restées en retrait capta son attention. Elle possédait la bonne couleur de cheveux, la bonne carnation, mais ce ne fut pas ça qui attira ses yeux. En deux enjambées, il se retrouva près d’elle. Avec un sourire faussement timide, elle esquissa une courbette et gémit lorsqu’il referma la main sur sa cuisse pour dévoiler le tatouage qui s’y cachait.

Un papillon dans un dégradé de lilas parfait.

— Celle-là, lança-t-il à Kylkayn en la traînant derrière lui dans l’escalier de pierre.

La fille ne broncha pas, bien au contraire, elle arborait un rictus ravi. En haut des marches, elle passa devant pour le conduire jusqu’à l’avant-dernière porte.

Le mobilier était sommaire : un lit, un tapis et une chaise. Les murs peints en rouge, sûrement dans une optique de sensualité, lui rappelèrent la couleur du sang frais.

— Je me nomme An…
— Rien à foutre, grogna-t-il en la basculant sur le matelas.
— Comme il vous plaira, hoqueta-t-elle.

Sans la laisser parler davantage, Kaylen lui écarta les jambes, puis plaqua sa bouche sur l’intérieur de sa cuisse. La fille gémit en se tortillant et il se maîtrisa pour ne pas la faire taire. C’était le tatouage qu’il voulait, elle, il la tolérait seulement parce qu’elle était accrochée au bout.

— Chut, gronda-t-il.

Elle demeura immobile pendant qu’il léchait et mordillait son épiderme. Les yeux fermés, les souvenirs affluèrent à la surface de son esprit. Noyé dans ses sensations, il se perdit par-delà la fine ligne séparant le rêve de la réalité.

La peau douce de Nina. Son souffle.

Il laissa sa main remonter le long de ses côtes, s’empara d’un sein, tandis que ses doigts glissaient sous le tissu soyeux d’une petite culotte. La fille ne bougea pas et son fantasme commença à se fissurer.

Il s’aperçut soudain que la rondeur paraissait minuscule sous sa paume, alors que la poitrine de Nina était sculptée pour lui. Il se redressa, troublé, et posa ses yeux sur le visage qui le fixait intensément. Le brouillard qui obscurcissait son esprit se dissipa. La réalité reprit sa place.

Kaylen sauta du lit, se tenant le crâne à deux mains, il tituba jusqu’à la porte en hurlant.

— Sors de ma tête, sorcière !
— Laisse-toi aller. Je sais ce qu’il te faut, murmura la fille en s’approchant.

Kaylen garda les paupières closes, refusant de voir. Elle avait volé l’apparence de Nina, s’était immiscée dans ses pensées pour connaître ses rêves et effectivement, elle lui donnait exactement ce dont il avait besoin. Il sentit des doigts lui caresser les épaules, suivis de peu par des lèvres chaudes.

— Je t’en supplie, arrête, gémit-il.
— Regarde-moi.
— Non, ce n’est pas toi.
— Je suis là, ouvre les yeux.

Il crut devenir fou. C’était la voix de Nina. Son odeur fruitée qui lui emplissait les narines.

Les paupières obstinément fermées, il se concentra sur sa propre respiration. Il pouvait lutter contre le pouvoir de cette sorcière, il l’avait déjà fait auparavant. Ce n’était qu’une illusion, il le savait au fond de lui.

— Kaylen, Kay.
— Pitié.

Des larmes inondaient ses joues qu’elle essuya doucement en lui murmurant des « je t’aime », à l’oreille.

— Je suis désolé, bébé, tellement désolé, chuchota-t-il en ouvrant les yeux.

Elle était là. Belle à en crever, ses prunelles lavande remplies de tendresse. Il prit son visage entre ses mains et plongea dans les profondeurs de ses pupilles lilas.

— Je te pardonne, mon amour.
— C’e..., c’est vrai ? bafouilla-t-il à la limite de basculer dans l’illusion.

Elle posa ses lèvres sur les siennes, s’enroula autour de son corps. Elle pouvait imiter sa voix, adopter son apparence, mais elle ne pouvait en aucun cas rivaliser avec ses baisers. Ce n’était pas Nina, il le savait.

— Je t’aime, soupira-t-il.

Il attrapa la sorcière par les cheveux et la projeta de toutes ses forces contre le mur de la chambre, où elle rebondit avant de s’écraser sur le sol dans un craquement. Elle hurla dans une langue inconnue en se relevant péniblement.

Les traits de Nina se dissipèrent et elle reprit son ancien visage. Plus aucun charme ni trace de satisfaction n’y demeuraient, c’était la peur qui faisait flamboyer ses yeux dorés, à présent.

La porte s’ouvrit violemment. Deux types armés, aux allures de montagnes, firent irruption dans la pièce. La fille aboya quelque chose et ils s’avancèrent vers lui, menaçants.

Kaylen n’avait pas prévu de se battre en grimpant dans cette chambre, aussi n’avait-il pas pris son sabre. Pour être honnête, il n’avait rien planifié du tout en suivant cette fille.

Il se demandait encore pourquoi il était monté quand une lame lui frôla le bras, éraflant le cuir qui lui enserrait le biceps. Il jura en reculant, pendant que les deux armoires à glace faisaient tournoyer leurs épées et qu’il esquivait chaque coup avec précision. Même sous l’effet de la drogue, ses réflexes n’étaient pas si mauvais, ou alors les combattants s’avéraient médiocres. Malgré tout, il ne pourrait pas continuer cette danse éternellement. Il devait se défendre et les seules armes à sa disposition étaient celles de son léopard.

Tant pis pour la discrétion, mort, il ne servirait pas à grand-chose.

Ses griffes jaillirent ; avec rage, il lança une attaque qui lacéra le flanc d’un de ses assaillants. Malheureusement, il ne vit pas le second pivoter et lui effleurer l’omoplate, provoquantune éraflure qui lui fit un mal de chien, et il devina que la lame était en argent. D’un coup de pied, il le désarma, lui brisant le poignet au passage. L’épée vola au bout de la pièce, inaccessible. Avec un cri de frustration, galvanisé par la douleur, Kaylen se jeta sur lui. Ses griffes entrèrent en action, arrachant et tranchant la chair dans des hurlements atroces. Bientôt, l’homme redevint silencieux, ses yeux vides fixant le plafond.

Avec un rictus mauvais, le léopard leva son visage recouvert du sang de sa victime pour scruter la fille par-delà son garde du corps qui se tenait les côtes pour retenir le flot écarlate. Il allait se débarrasser de lui et, elle, il prendrait son temps avec elle. Il la grignoterait, petit morceau par petit morceau et se délecterait de sa chair.

Il se passa la langue sur les lèvres en la regardant droit dans les yeux, lui laissant apercevoir l’avenir funeste qu’il lui réservait. Le teint de la fille devint livide. Les pupilles agrandies par la terreur, elle se cacha derrière l’imposant soldat.

Kaylen bondit, le bras levé, prêt à transpercer la seule barrière entre lui et sa proie quand la voix puissante de Kylkayn l’arrêta.

— STOP… NOOOOON.

Un éclair de douleur embrasa le côté gauche du visage de Kaylen tandis qu’un liquide chaud coula le long de sa joue, ruisselant rapidement dans son nez et sa bouche. Les relents métalliques de son sang lui assaillirent l’odorat, sa vision devint floue. Il se laissa guider par le rythme cardiaque de l’homme avant de lui enfoncer ses griffes profondément dans le thorax. Le hoquet de stupeur ainsi que l’arrêt de ses battements de cœur lui confirmèrent qu’il avait touché sa cible. Il rétracta ses pointes acérées et le corps s’affaissa à ses pieds.

En titubant, Kaylen recula, une main tendue pour trouver un mur, n’importe quoi où s’adosser.

La douleur rugissait sous son crâne, le sang inondait ses yeux, l’empêchant de voir autour de lui. Il espérait que la bataille était terminée, dans le cas contraire, il était foutu. Aveugle et sourd, il était une proie facile.

Il essaya de se concentrer, d’écouter ce qui se passait autour de lui, mais les seuls sons qui parvenaient à ses tympans étaient les battements dans ses tempes. Du bout des doigts, il sentit une surface dure et s’y appuya.

— Merde…

La tête lui tournait, il avait chaud, très chaud. Le dos contre le mur, il s’écroula plus qu’il ne se laissa glisser. La douleur irradiait sous son crâne et commençait à envahir le reste de son corps. Il n’avait même plus la force de crier, pourtant la souffrance était là, pénétrant chaque cellule de son organisme, le brûlant de l’intérieur.

Je vais mourir…

Il était en paix avec cette idée. Ses seuls regrets étaient de ne pas avoir pu sauver son frère, mais Kylkayn s’en chargerait, et surtout de ne pas pouvoir embrasser Nina une dernière fois. S’il avait su ce matin-là, juste avant que sa vie ne bascule, qu’il ne goûterait plus jamais à ses baisers, il aurait prolongé le moment indéfiniment.

Une main sur son front lui fit tourner la tête. Des doigts palpaient son arcade, pressaient sa joue, quelqu’un devait l’examiner.

Laissez-moi mourir, foutez-moi la paix ! avait-il envie de hurler, mais les mots ne franchirent pas la barrière de ses lèvres.

La douleur se focalisa sur son œil, comme si quelqu’un appuyait dessus. Dans un sursaut de lucidité, il se débattit, percuta une mâchoire, un nez avec son poing avant d’être maîtrisé et maintenu au sol.

— Ça va aller, fils, ne résiste pas.
— C’est la fièvre de Lune, Seigneur, il faut lui enlever ! Je peux le soigner, mais pas ici.
— Vous ! Aidez-nous. Je te fais confiance, Eliott, mais s’il meurt, les siens se repaîtront de ta chair !
— Ne perdons pas de temps dans ce cas, j’aime autant garder ma chair là où elle est.

Kaylen sentit des mains le soulever tandis qu’une foreuse se frayait un chemin dans les couches de son cerveau…

— Nina…, murmura-t-il.

Puis ce fut le noir total.

Chapitre 3

Un mois s’était écoulé depuis le retour de Nina à Paris. Les travaux avançaient bien, elle pourrait même rouvrir la librairie dans quelques semaines. La journée, elle se consacrait à commander, ranger, nettoyer, tout pour s’occuper et ne pas songer à Kaylen. Elle n’avait eu aucune nouvelle de lui depuis qu’elle avait claqué la porte de son appartement et il n’avait pas daigné la rappeler. Il l’avait définitivement oubliée, mais malgré tous ses efforts, Nina, elle, n’y arrivait pas.

Elle faisait tout son possible pour le chasser de sa tête, mais le soir et la nuit, plus particulièrement quand elle se retrouvait seule chez elle, il revenait hanter ses pensées.

Les cauchemars étaient réapparus en même temps que ses angoisses. Le peu d’heures de sommeil qu’elle s’accordait était peuplé de cris, de flammes et de sang où tous les visages se mélangeaient, Kaylen, Maxime, ses parents.

Le plus souvent, elle se réveillait en sueur, le corps entortillé dans ses draps. Tellement courbaturée et épuisée que les couches d’anticerne qu’elle s’appliquait ne suffisaient plus à cacher les marques de son mal-être.

En bonne copine, Hannah lui rendait visite tous les jours, essayant de lui redonner le sourire avec des histoires toutes plus farfelues les unes que les autres. Elle avait abandonné l’idée de la traîner dans les boîtes à la mode, après le fiasco de leur dernière sortie, mais ne perdait pas espoir de voir son amie reprendre goût en l’avenir et fréquenter de nouveau quelqu’un.

Les hommes, Nina avait fait une croix dessus, autant pour la vie que pour une nuit. Son cœur n’aurait pas la force de subir une nouvelle trahison et son corps, de toute façon, n’accepterait pas d’être touché. Elle n’avait plus aucun désir, plus aucune envie, comme si l’alimentation avait été coupée et qu’elle fonctionnait sur générateur de secours.

Le seul mâle qu’elle laissait approcher se trouvait être un gros matou, répondant au doux nom de Bidule, qu’elle avait recueilli un soir, alors qu’il pleuvait à verse. Le pauvre félin hurlait à la mort devant sa fenêtre, elle n’avait pas eu le cœur de lui tourner le dos. Elle l’avait récupéré, trempé et grelottant, et ils avaient partagé un fromage blanc. Depuis lors, ils étaient inséparables. Bidule squattait son lit et n’avait pas l’air décidé à partir.

C’est contre sa fourrure soyeuse qu’elle s’éveilla après seulement deux petites heures de sommeil, encore plus fatiguée que si elle avait fait la fête toute la nuit. Le chat ronronna sous ses caresses. Après lui avoir embrassé le museau, elle se leva pourprendre une douche éclair. Un rapide examen dans la glace et un coup de brosse plus tard, Monsieur Anticerne entra en action. Il n’opéra pas de miracle, au grand dam de Nina. Elle enfila un jean, un pull à col roulé noir et descendit à la boutique, Bidule sur les talons.

L’odeur du café embaumait les lieux. Un homme était installé à une des tables, un crayon à la main, concentré sur les feuilles devant lui. Il releva la tête quand le félin miaula, et sourit.

— Je vous ai apporté un cappuccino, déclara-t-il en lui tendant un gobelet en plastique fumant.
— Merci. Vous travaillez sur la fresque ? demanda Nina en se penchant sur les liasses de papier.
— Euh non, c’est autre chose.

Il rassembla rapidement les documents, visiblement gêné, et attira son attention sur le mur qui autrefois représentait une scène du petit chaperon rouge. À présent, prenaient forme un peu plus chaque jour des animaux en train de lire. Des chiens, des chats, un thème léger, sans prince charmant ou amour éternel.

Nina prit une gorgée de café en admirant le travail effectué.

— C’est magnifique Monsi…
— Hugo. Merci. L’ancien modèle était bien aussi, j’aurais pu le refaire.
— Je voulais quelque chose de différent…

Elle avait déjà fait appel à ses services. La première fois, pour la fresque originale, la seconde, pour la repeindre après l’incendie, et même si elle l’aimait beaucoup, elle avait besoin de changement. La nouvelle lui porterait peut-être chance, sa boutique ne finirait pas dans les flammes cette fois !

Il hocha la tête sans rien ajouter, prit son matériel et se mit au travail. Nina alluma la radio ; munie d’un chariot, elle commença à ranger les livres sur les étagères. L’odeur du papier lui réchauffa le cœur, la transportant vers des jours meilleurs, si bien qu’elle ne vit pas le temps passer. Un coup d’œil à l’horloge lui apprit qu’il était treize heures. Une pause s’imposait. Elle étira ses muscles endoloris par l’effort avant de se retourner pour rejoindre Hugo.

Par-dessus ses lunettes, le jeune homme l’observait discrètement. Surpris en flagrant délit de matage, il se détourna aussitôt, embarrassé.

— Il est temps de faire un break, vous pouvez…
— Vous inviter à déjeuner ? termina-t-il.
— Je n’ai pas faim, mais merci.

Son estomac montra son désaccord par un grondement sonore.

— Une pizza, ça vous va ? continua-t-il en essuyant ses verres.
— Je…

Il ne la laissa pas finir et joignit la sortie en enfilant sa veste. Nina resta un moment à fixer la porte.

J’ai parlé à voix haute, là, non ?

Toujours dans le doute, elle grimpa les marches jusqu’à son appartement pour donner à manger à Bidule et consulta son répondeur. Hannah avait téléphoné pour la prévenir qu’elle ne passerait pas ce soir-là, mais qu’elle viendrait le lendemain. Elle ne prit pas la peine de la rappeler, lui envoyant un simple message.

En redescendant, elle glissa machinalement ses doigts dans ses cheveux courts. L’envie de plaire lui traversa l’esprit une fraction de seconde, avant d’être happée par ses conflits intérieurs.

Elle se planta devant le mur et observa la fresque. Le réalisme du dessin, la finesse des traits, le rendu serait superbe ! Elle avait hâte que ce soit terminé pour admirer l’œuvre dans son ensemble.

Au bout d’un moment, elle sentit un regard dans son dos. Une vague d’angoisse la submergea. Elle fit volte-face, un cri au bord des lèvres, mais ce n’était que son peintre qui était de retour, une pizza à la main. Il dut voir la panique dans ses iris puisqu’il posa précipitamment la boîte en carton pour accourir à ses côtés.

— Ça va ? Je suis désolé, je vous ai fait peur…
— C’est bon, le rassura-t-elle en tentant de contrôler les battements de son cœur.

Il la guida jusqu’à une chaise pour la faire asseoir avant de lui apporter un verre d’eau.

— Merci. Vous devez me prendre pour une folle.
— Non, pas du tout, vous semblez juste… fragile.
— Ouais, c’est une façon polie de dire totalement barge.

Elle trempa ses lèvres dans le liquide frais, évitant de croiser son regard. Elle se sentait vraiment stupide de s’être affolée de la sorte.

L’odeur de la pizza lui chatouilla les narines, son estomac protesta à nouveau. Avec un sourire amusé, Hugo ouvrit la boîte et découpa une part qu’il lui présenta sur une serviette en papier. Elle secoua la tête pour refuser, mais il lui prit la main d’autorité pour poser la nourriture dans sa paume.

Ce mec cherche les emmerdes !

— Ça fait dix jours que je travaille pour vous et je ne vous ai pas vue une seule fois manger, se défendit-il en prenant place sur la chaise en face d’elle avant de se servir à son tour.

Elle ne répondit pas, perdue dans la contemplation du fromage fondu et de la tomate. C’est vrai qu’elle ne s’alimentait pas beaucoup ces derniers temps, pour preuve elle flottait dans ses vêtements, mais la nourriture lui faisait horreur. Le café et un yaourt de temps à autre suffisaient à la faire tenir.

— Ça va être froid.

Elle leva les yeux vers lui, il la regardait d’un air réprobateur qui ne souffrait aucune objection. À contrecœur, elle mordit un minuscule morceau, s’attendant à un haut-le-cœur.

Je vais lui gerber dessus, ça lui apprendra à se mêler de ce qui ne le concerne pas !

Mais elle ne vomit pas, au contraire, ses glandes salivaires se réveillèrent, ses papilles ravies s’extasièrent. Elle reprit une bouchée et même son estomac ne protesta pas.