Légendes de l’île de Ré - Louis Giraudeau - E-Book

Légendes de l’île de Ré E-Book

Louis Giraudeau

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Beschreibung

Un recueil de vingt-cinq légendes de l'Île de Ré racontées par ses habitants.

Durant ses vacances à Ars-en-Ré, Louis Giraudeau côtoyait les marins pêcheurs, les artisans et les cultivateurs. Ces hommes étaient une source d'inspiration pour ses dessins et il aimait écouter leurs récits, recueillir leurs coutumes et leurs traditions. Cet ouvrage - paru une première fois en 1925 - est un recueil de vingt-cinq légendes illustrées par l'auteur de dessins au trait.

L'auteur nous fait découvrir le folklore rhétais à travers récits et dessins.

EXTRAIT

Dans le petit port de La Flotte-en-Ré, merveilleux de lumière, les chaloupes multicolores, rutilantes sous le soleil de juillet, activaient leur armement pour la pêche du thon. Depuis quelques jours, la saison promettait d’être favorable : les brises d’été s’établissaient régulières. Dans le nord est, des nuages floconneux, ceux que les marins du pays appellent : poulets d’amont, s’élevaient légers au-dessus de l’horizon teinté de mauve. Pour Jules Lucazeau, un des plus expérimentés pêcheurs de La Flotte, les vieux dictons ne pouvaient mentir.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Louis Giraudeau (1852-1937), descendant d'une famille rhétaise de meuniers, était professeur de dessin et conservateur au musée des Beaux-arts de La Rochelle entre 1913 et 1930.

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Légendesde l’île de Ré

Louis GIRAUDEAU

Légendesde l’île de Ré

Dessins de Louis Giraudeau

CLAAE2013

© CLAAE 2013© CLAAE, 2017

ebook 9782379110504

LA MESSE DES REVENANTS—

Ma grand-mère, maîtresse Pinaude, ainsi qu’on l’appelait dans le pays, était restée veuve de bonne heure avec quatre enfants. Consciente de ses devoirs maternels, courageuse, active, elle continua, avec une rare intelligence des affaires, l’exploitation du moulin à vent et la culture des quelques vignes et marais salants qui constituaient son avoir.

Dans ma prime jeunesse, malgré ses soixante-quinze ans bien sonnés, elle était encore vaillante ; ses petits yeux noirs brillaient pleins de malice sous la grande coiffe blanche que les paysannes rétaises portaient de son temps.

J’aimais beaucoup la compagnie de ma grand-mère, qui me prenait souvent avec elle. Je n’évoque pas sans attendrissement les soins affectueux dont elle m’entourait, et je ne me rappelle pas sans plaisir les curieuses histoires qu’avec son langage imagé elle savait si bien me raconter. En voici une qu’elle m’assura être très vraie :

Annette Juteau était une vieille fille qui, pendant plus de quarante-cinq ans de sa vie, s’était dévouée corps et âme au service de paisibles bourgeois de Saint-Martin-de-Ré. Après avoir fermé les yeux de ses vieux maîtres et réalisé le modeste héritage qu’ils lui avaient laissé, elle se retira au bourg d’Ars, dans sa petite maison de la rue du Corneau, si pittoresque avec sa porte basse et son fronton Renaissance tout rongé par le temps.

Sa réputation l’ayant précédée, elle s’attira très vite la confiance et la sympathie de son voisinage par sa grande douceur et son inlassable dévouement. Bientôt, au dire de chacun, il n’y eut pas dans tout le village de plus entendue et de plus patiente garde-malade ; le père Polesse lui-même, un vieux Jacobin qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable, disait partout à qui voulait l’entendre que vraiment c’était une sainte fille.

Un soir de la Toussaint, après vêpres, comme elle savait plus souffrante Julienne Mercier, – une mère de famille qu’elle avait vu naître, – à pas pressés, autant que ses faibles jambes le lui permirent, elle monta la rue des Ormeaux, où la malade habitait, et, dans le jour blafard d’une misérable chambre enclavée, humide, au sol de terre battue, elle la vit dans son grand lit à quenouilles, très pâle, amaigrie, agitée par la fièvre.

L’excellente fille s’empressa de réparer le désordre du mauvais grabat, où, haletante, la malade cherchait en vain un peu de fraîcheur et de repos, puis humecta ses lèvres brûlantes et s’assit à son chevet.

La nuit venue, après avoir allumé la chandelle de résine accrochée au coin de l’âtre, Annette pensa regagner sa demeure ; mais la pauvre malade, un peu plus calme maintenant, la supplia, en lui prenant la main, qu’elle retint longtemps dans la sienne, de ne pas l’abandonner ; alors, toute de bonté, la pieuse fille, attendrie, reprit sa place, tira de sa poche un chapelet d’ébène et, à cette veille du Jour des Morts, lentement l’égrena pour les âmes des trépassés.

Aux premières heures du matin, la malade s’assoupit. Annette Juteau, sans bruit, à voix basse, donna quelques ordres autour d’elle et, malgré l’offre insistante de la reconduire, sans vouloir déranger personne, elle sortit. Une bruine froide tombait, la mer, au loin, gémissait lamentablement sur les brisants de Chanchardon. Grelottante, un pan de sa jupe relevé sur sa coiffe, elle marcha d’un pas mal assuré dans la rue sombre où toute forme s’effaçait. Au tournant du carrefour, elle rencontra deux pêcheurs, tout courbés sous leurs charges de poissons : « Bonjour, Annette, vous êtes plus matinale que les coqs, firent-ils gaiement. » Elle reconnut Cadet Bodard et son fils, qui l’accompagnèrent un bout de chemin et disparurent dans la venelle du cimetière. À l’extrémité de la rue des Tourettes, qu’elle suivit après avoir laissé les deux hommes, la masse confuse de l’église lui apparut. Elle se sentit moins seule. Mais, quand elle atteignit le portail, et qu’à cette heure elle le trouva grand ouvert et l’église illuminée, son cœur se serra : un souvenir lointain de la messe des revenants lui traversa l’esprit et la retint au seuil, hésitante ; cependant, sa foi vive triompha de cette première impression de superstitieuse crainte. Elle entra.

Une assistance nombreuse emplissait les trois nefs. Au maître-autel, tendu de draperies noires semées de larmes d’argent, un prêtre disait la messe, assisté d’un clerc. Les fidèles, immobiles , profondément recueillis, ressemblaient aux vieilles gens que, dans sa jeunesse, elle coudoyait journellement, contemporains de cette époque révolutionnaire qu’elle méprisait pour les folies sanglantes et les exécrables profanations religieuses qu’elle avait entendu raconter. Près du pilier où accroché le grand crucifix, il lui sembla r econnaître ce scélérat de Tillard, dont la dénonciation fit guillotiner le père Aunis, coupable seulement d’avoir caché les vases sacrés. Quelques bancs plus loin, du côté de l’épître, la belle Saline, qui avait souillé le bénitier en y versant autre chose que de l’eau bénite, mais qui fût bien punie, la sacrilège, car elle mourut toute contrefaite, dans d’horribles souffrances. Plus loin encore, elle vit le matelot Massé-Coireau, dont chaque mot était un juron et qui ne craignait pas d’écouter aux portes pour dénoncer les patriotes et tant d’autres. Parvenue à la chapelle des marins, où elle avait sa place accoutumée, Annette Juteau s’agenouilla et, dévotement, de tout son cœur pria pour la guérison de sa jeuneamie.

La funèbre cérémonie se poursuivait dans un silence de tombeau à peine troublé pendant l’élévation par les sons grêles de la clochette du clerc. Vers la fin, au moment de l’Ite missa est, l’officiant se tourna face aux fidèles et, dans un geste solennel, il les bénit. Son visage était celui d’une tête de mort, que rendaient plus livide et plus grimaçant les flammettes vacillantes des cierges du chœur. À cette vision, Annette Juteau s’affaissa et, une seconde, perdit les sens. Quand elle se remit, lumières, tentures funèbres, officiant, fidèles, tout avait disparu ; seule, comme une petite étoile d’or, la lampe du sanctuaire rayon ombre de l’église, tandis qu’une falotte clarté d’aube naissante commençait à bleuir les vitraux.

Le sacristain Raiton, qui venait sonner l’Angelus, trouva Annette dans l’allée Saint-Nicolas, se traînant avec peine d’un banc à l’autre. Il la gronda doucement de s’être levée de si bonne heure à son âge, par cette froidure de novembre ; puis il la prit sous le bras et, en ménageant ses forces, la conduisit jusqu’à sa porte.

Le soleil avait à peine percé la brume que, déjà, les voisines d’Annette s’inquiétaient de ne pas l’avoir encore aperçue, elle d’ordinaire si matinale : « Êtes-vous malade, Annette ? » dit l’une d’elles, en frappant à sa porte. Une voix affaiblie répondit. Elles la trouvèrent au lit, les yeux brillants et dilatés, les avec l’accent de la plus naïve candeur, la voix presque éteinte, dans quelles circonstances elle avait entendu la messe des revenants. Mais les émotions de la nuit avaient été trop fortes pour cette nature si délicate et si frêle. Dans la journée son état s’aggrava et elle reçut les derniers sacrements. Sur le soir, pendant que tintait son agonie, Annette Juteau rendait à Dieu sa belle âme simple.

LE CONCERT DES ANGES—

Une matinée de juillet, sous un éblouissant soleil, nous marchions, la Caillaude et moi, au milieu des orges jaunissantes, dont les épis, à perte de vue, ondulaient dans un doux bruissement. Les aires des marais salants étincelaient comme des miroirs d’argent. Les alouettes chantaient sans trêve, dans un ciel dont le bleu pâle insensiblement s’éteignait dans le lointain mauve de l’horizon. Déjà, quelques tas de sel, semblables à des tentes, se profilaient un peu partout éclatants de blancheur ; l’air était tout embaumé de leur parfum de violettes, auquel se mêlaient les âcres senteurs de l’absinthe au feuillage gris.

La Caillaude, en paysanne intelligente et sensible, goûtait vivement le charme étrange de ce paysage aux lignes si simples et aux tonalités tout à la fois si ardentes et si finement enveloppées. Servie par une mémoire d’une étonnante fidélité, elle connaissait les moindres recoins de tous ces champs, salines et dépendances que nous longions en bavardant, et nommait ceux qui les possédaient ou les avaient cultivés.

« Tenez, vous voyez là-bas ce marais au bout de La Vissoune, c’était la famille Joussaume qui le saunait de père en fils. Aucun descendant n’existe plus maintenant ; mais le souvenir de sa fille Rose, la cadette de sept enfants, demeure encore vivante. Peu de personnes de notre bourg ignorent son histoire, et, chemin faisant, la Caillaude me la conta.

Rose Joussaume était de complexion délicate ; son enfance souffreteuse et chétive ne l’avait guère préparée aux rudes travaux des champs ; aussi ses parents, d’honnêtes cultivateurs, décidèrent-ils, dans leur tendresse prévoyante, qu’on lui ferait apprendre un métier à sa convenance.

Aussitôt sa première communion, ou par sa grâce candide et sa vive piété elle édifia toute la paroisse, la petite Rose entra chez la plus renommée flasqueuse du pays, la mère Julie, qui la prit bientôt en très grande affection. Apprentie modèle, toujours douce et soumise, elle ne murmurait jamais et se prêtait avec joie aux plus humbles devoirs de son métier. Souvent, la journée terminée, rien ne lui était plus agréable que d’accompagner sa maîtresse à l’église, où, habituellement, tous les soirs, quelques affiliées du Rosaire récitaient le chapelet.

Son apprentissage achevé, et la mère Julie se faisant vieille, elle s’établit à son tour ; l’ouvrage lui vint en abondance, parce qu’elle avait du goût et qu’elle était laborieuse. Il fallait voir ses doigts fuselés et agiles courir sur le linge des coiffes et y faire des plissés si fins qu’ils eussent rendu jalouse la plus habile des fées. Aux veilles des fêtes annuelles, c’était un va-et-vient continuel, si bien que la pauvrette, pour suffire à tout, allait jusqu’à passer des nuits entières.

Ainsi s’écoulait sa vie, faite de travail, de bonnes œuvres et d’exercices de piété, qu’elle accomplissait avec une rare simplicité.

Elle habitait seule, au fond d’une impasse, une très ancienne maison, qu’elle tenait de ses ancêtres. La façade, toute blanche, avec sa porte ronde, dont les sculptures disparaissaient presque sous d’épais badigeons de chaux, s’égayait à la belle saison de la verte ramure d’une treille au tronc noueux et des chatoyantes colorations de longues roses trémières, qui croissaient au pied de la muraille.

En franchissant le seuil de cette paisible demeure, on voyait à droite, en entrant, les premiers degrés d’un escalier de pierre qui donnait accès à l’atelier. Cette pièce, où la grande table de travail prenait le plus de place, communiquait avec une modeste chambrette, où la pieuse fille avait réuni ses plus chers souvenirs de famille : un primitif crucifix de bois suspendu à la cheminée, près du lit à la duchesse, un bénitier de faïence orné de son rameau flétri et, sur une petite commode recouverte d’une nappe blanche, une statuette de la Vierge entre deux vases de fleurs ou de verdure. Elle avait un culte préféré pour la Mère de Dieu, devant l’image de laquelle on la surprenait souvent prosternée. Personne qui n’eut pour elle la plus profonde vénération. Déjà, plusieurs la considéraient comme une véritable sainte. On allait même jusqu’à dire, sans y trop croire encore peut-être, que parfois, pendant son travail, les anges la visitaient et lui chantaient des cantiques. En tout cas, voici ce qui advint à la Menton d’Argent et à sa fille, une blondinette de huit ans à peine. La Menton d’Argent, de son vrai nom Elisabeth Renaud, n’était ainsi surnommée que par son mariage avec un brave marin qui dissimulait sous un menton d’argent une hideuse blessure reçue glorieusement à Trafalgar.

Or, la Menton d’Argent, très coquette, une des plus exigeantes pratiques de l’excellente flasqueuse, certain samedi veille de Pâques, choisit dans son armoire la plus jolie de ses coiffes et pria sa fillette de la porter chez Mademoiselle Rose.

« Surtout, cria-t-elle à la petite, au moment où celle-ci franchissait la porte, sois gentille et n’oublie pas de dire qu’il me faut la coiffe pour dimanche. »

L’enfant disparut dans la rue des Ormeaux, prit l’impasse à sa gauche et s’engagea dans l’étroit escalier de pierre qui conduisait à l’atelier. Elle n’en eut pas plutôt gravi quelques marches qu’elle s’arrêta, étonnée, ravie. Des voix, d’une admirable beauté, chantaient des chœurs d’une si divine harmonie que jamais sur terre on en ouït d’aussi merveilleux.

La petite fille, impressionnée à l’extrême, revint avec la coiffe et, toute craintive, de peur d’une réprimande, dit à sa mère qu’elle n’avait pas osé entrer chez mademoiselle Joussaume parce qu’il devait y avoir beaucoup de monde et qu’on y chantait des cantiques bien plus beaux que ceux qu’elle avait entendus à l’église aux plus grandes fêtes.

La Menton d’Argent, piquée de curiosité, ne renvoya pas l’enfant ; elle reprit la coiffe, fit un bout de toilette et courut chez Rose Joussaume ; mais les célestes voix ne chantaient plus. Elle trouva la pieuse ouvrière seule, dans son silencieux atelier, promenant sur les linges humides son flasque garni de braises. L’unique fenêtre qui éclairait l’appartement était grande ouverte et, sur le bord des volets entrouverts, par où filtrait un gai rayon de soleil, des hirondelles, au repos, gazouillaient leurs chansons.

— « Vous n’oublierez pas de flasquer ma coiffe pour dimanche », dit la visiteuse, toute décontenancée.

— « Soyez tranquille, ma bonne, assura Rose Joussaume, le sourire aux lèvres, vous aurez votre coiffe pour dimanche. »

Sans doute, la Menton d’Argent, bien qu’elle n’eût guère à se reprocher que d’innocents bavardages et un peu de curiosité, ne fut pas jugée digne d’entendre le concert des anges.

Rose Joussaume, déjà très fatiguée par un labeur au-dessus de ses forces, allait toujours s’affaiblissant. Elle ne travaillait que sollicitée, aux grandes occasions, surtout aux fêtes nuptiales, parce qu’elle n’avait pas sa pareille pour donner l’élégance et le fini à tout ce qu’elle touchait.

Un matin de mariage chez une proche voisine, alors que l’excellente fille piquait de sa main amaigrie et presque diaphane la dernière épingle à une coiffe de mariée, elle pâlit affreusement et chancela. Un fauteuil lui fut aussitôt tendu, dans lequel on dût la transporter au plus vite.

Rose Joussaume ne fut pas longtemps malade.

Un mardi de l’Assomption, elle mourut sans agonie, comme dans une extase, en écoutant chanter les anges.

Des voisines dignes de foi, qui l’assistaient à ses derniers moments, affirmèrent que, quand on souleva son corps, léger comme celui d’un enfant, pour le déposer dans le cercueil, des roses d’arrière-saison, qui séchaient tristement dans les deux vases, près la statuette de la Vierge, reprirent soudain leur fraîcheur première et exhalèrent un dernier et subtil parfum.

LES SIRÈNES—

Mon voisin, Pierre Babaud, un vieil ami de ma famille, avait bercé mon enfance, et je lui portais une réelle affection. Il exerçait le métier de jardinier. Son père aurait bien voulu, dans le temps, le garder avec lui et plus tard lui céder son échoppe, mais le jeune Pierre ne se sentit aucun goût pour le travail sédentaire du cordonnier. Il fallait à sa nature pétulante et robuste une vie active au grand air, où il pût à son aise dépenser sa vigueur.

Dès sa vingt-troisième année, il prit femme, grâce à son frère qui l’exempta du service. Sa première année de mariage se passa dans la félicité ; il avait loué le clos du Gros-Jonc et bûchait ferme, mais les enfants vinrent et bientôt ce fut la gêne.

Sa vaillante femme Zélie eut beau donner des journées de lavandière chez les bourgeois du pays. cet appoint lui-même devint insuffisant ; tous avaient bon appétit et le pain était cher.

Le courageux jardinier, devant les charges croissantes de son foyer, résolut à tout prix de se créer des ressources nouvelles, dût-il, pour se les procurer, prendre sur son repos.

Alors, au risque d’être appelé en temps de guerre, il se mit en règle avec l’Inscription maritime et fit la pêche ; désormais il aura deux métiers.

À l’époque où je pus le mieux connaître et apprécier, il habitait la maison paternelle et approchait de ses soixante-dix ans. C’était un grand et solide vieillard tout courbé par le travail ; son visage, bronzé par le soleil et le hâle du large, aux traits fortement accusés, était d’expression plutôt fière et dédaigneuse.

Brave homme au fond, d’une intégrité absolue, il passait seulement pour avoir la langue un peu trop longue ; à la vérité, c’est qu’il était plus spirituel que méchant et qu’il s’était fait quelques ennemis par la franchise de son parler et l’indépendance de son caractère ; mais il avait un très grand cœur, et pour ses amis son dévouement était sans bornes.

Quand l’avenir de ses enfants fut assuré, ses invalides gagnées, il abandonna la pêche et se contenta du jardinage : les revenus qu’il en tirait, ajoutés à la pension modeste que lui servait la marine, suffirent à son bonheur et à celui de sa bonne vieille Zélie. Ainsi, paisiblement, ils vécurent leurs derniers jours.

Je les visitais souvent. Mon voisin Pierre, très loquace, savait nombre d’histoires à n’en plus finir. Il les racontait dans ce langage mi-paysan, mi-marin, si riche en expressions pittoresques, et ne s’interrompait guère que pour prendre de fréquentes prises, car, soit dit sans reproche, il était enragé priseur.

Une après-midi de juin, par une chaleur accablante, je me trouvais chez lui, il rentrait de son clos tout plié en deux : un chapeau de paille aux bords rabattus lui tombait sur la nuque, sa chemise déboutonnée laissait voir sa gorge couleur brique, un large pantalon rapiécé de morceaux disparates lui montait à moitié poitrine ; il était chaussé de gros sabots plats ; ses longs bras, aux mains brunâtres et tannées, portaient deux paniers remplis de légumes et de fruits. Il posa ses paniers à terre, près de la croisée ouverte sur la rue et qui éclairait autrefois l’échoppe paternelle, tira de sa poche un grand mouchoir jaune à carreaux rouges et s’épongea le visage : « Quelle chaleur aujourd’hui ! », fit-il en me tendant la main, et il s’affala sur une des deux chaises de bois blanc qui occupaient les coins de la croisée. Je pris l’autre et nous causâmes. En face, la rue était animée et pleine de soleil, les maisons aveuglantes de blancheur s’enlevaient sur le bleu vibrant du ciel ; des femmes, assises sur le bât de leurs montures à la marche dolente et fatiguée, des sauniers, les jambes moitié nues, leurs outils sur l’épaule, se croisaient, s’interpellaient dans une telle intensité de lumière, de couleurs et d’ombres transparentes qu’on eût dit une vision d’Orient. Autour de nous, les légumes et les fruits fraîchement cueillis répandaient leurs parfums, les fraises et les framboises surtout arrangées en pyramides dans leurs petites assiettes garnies de feuilles de vignes. Par la porte entrouverte de la chambre qui donnait sur la boutique, je voyais la bonne Zélie occupée à dresser sa coiffe des jours de fête sur une marotte de carton si vétuste qu’il ne restait presque plus rien de son grossier et naïf coloris.

— « Dis donc, Zélie. cria mon vieil ami, coupant la conversation, as-tu mis à part le lot de petits pois qu’a commandé la Dupeux ? — Oui, oui, répondit-elle, de sa voix un peu aigrelette, ne t’en occupes pas. » Le vieux jardinier me contait la pêche fameuse que ses camarades et lui avaient faite dans la Conche des Baleines pendant une marée de nuit : un banc de mulets avait passé dans le filet et ils en avaient tant pris que la yole n’en pouvait plus contenir et que, pour transporter le reste, il avait fallu demander de l’aide au village du Gilieux.

Mais, des aventures de pêche qu’il narrait si bien, aucune n’est comparable à celle où il m’affirma avoir entendu chanter les sirènes et même les avoir vues, vues comme je te vois, insista-t-il, en prenant une prise ; elle vaut d’être contée :