Les baladins électriques - Martine Varenne-Caillard - E-Book

Les baladins électriques E-Book

Martine Varenne-Caillard

0,0

Beschreibung

L'histoire d'une demeure familiale, depuis sa construction jusqu'à sa déchéance.

Paris, années 1920. Le mariage d'Edouard avec Suzanne dynamise sa carrière professionnelle et sociale. Devenu une personnalité éminente, Edouard réalise son rêve de construction de la luxueuse propriété de l'Orangerie. Après sa mort, le domaine périclite et devient le théâtre désordonné où vivent Suzanne, Maxime et Téa, ses nièces, ainsi qu'un groupe de musiciens rock.

Héritages, rock et humour noir : un cocktail détonant à découvrir dans ce premier roman de Martine Varenne-Caillard !

EXTRAIT

J’ai aimé conquérir. J’ai aimé posséder. J’ai aimé la notoriété et le luxe. J’ai aimé ma fortune pour toutes les jouissances qu’elle m’a procurées.
Pour moi, ce qui importait avant tout, c’était l’Avoir : avoir ce qui me faisait envie, toutes affaires cessantes ; après quoi il me fallait, coûte que coûte, la considération et la jalousie de mes contemporains. Je n’ai jamais eu peur de rien ni de personne ; j’ai toujours regardé vers l’avenir, où l’on ne peut que briguer et ambitionner.
Désir, argent, jolies femmes, tout m’était facile. Tout m’était promis. Pourquoi me serais-je privé ? Suzanne n’appréciait rien de tout cela ; le luxe l’inquiétait, ma renommée lui donnait la migraine et elle avait toute manifestation de féminité en horreur. Si elle se résolvait à adouber mes actes, c’était dans le but inavoué de jouer l’épouse modèle, voire soumise ou bafouée. Jamais la moindre folie ni le moindre sursaut d’imprédictible n’émanaient d’elle. Elle se souciait avant tout du « Qu’en-dira-t-on » et s’appliquait maladivement, en toutes circonstances, à sauvegarder les apparences.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Adolescente, Martine Varenne-Caillard, rêve d’une carrière d’actrice et passe brillamment le concours d’entrée au Conservatoire National de Paris. Elle y travaille durant trois années sous la direction des plus grands metteurs en scène de l’époque. Très marquée par leur enseignement, elle opte pour le professorat. En 2000, elle crée sa propre compagnie théâtrale, « La Compagnie des Zoiseaux », pour laquelle elle écrit ses premiers spectacles, principalement des comédies de boulevard.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 268

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Martine Varenne-Caillard

Les baladins électriques

À mon fils Maxime

À ma fille Sarah

À mon fils Nils

par ordre d’apparition dans ma vie

Nos corps et nos âmes

sont des maisons hantées

où reviennent nos aïeux

1

Je suis mort en août 1943, tout seul au volant de mon Hispano blanche. Il était 17 h 00, le soleil brillait et une jolie femme m’attendait.

C’était la guerre, et les autorités allemandes avaient réquisitionné ma propriété des abords de Paris, l’Orangerie, pour y loger un général. Cet homme se montra courtois et, comme moi, amateur de belles choses ; je le tolérai donc. J’avais pour un temps renoncé à mes réceptions, non par manque de fonds mais par répugnance à l’idée que ces individus d’un autre monde que le mien puissent goûter mes crus millésimés. Il leur aurait été fort aisé de se les adjuger sans me consulter, mais il n’en fut rien. Par chance pour moi, ce général avait du savoir-vivre, et jamais il ne me posa la moindre question quant à mes possessions ; c’est ainsi que mes tableaux, mes gravures et mes chers livres purent dormir au grenier jusqu’à ma disparition.

Ce général, dont je n’ai pu garder le nom en mémoire, s’est conduit en gentleman auprès de ma veuve éplorée. Lui qui avait tant œuvré pour demeurer à Paris et y jouir de mon prestige aux yeux des artistes en vogue, sollicita le jour même le retrait de sa garnison et l’obtint aussitôt ; l’Allemagne, il est vrai, avait grand besoin de ses troupes ailleurs. Fut-il muté sur un front de l’est ou relégué dans un placard de l’État-major ? Toujours est-il que ma Suzanne se retrouva seule à hanter nos vingt-huit pièces.

Chère Suzon. Dégagé du fardeau que furent nos trente années de vie commune, je peux dire que je lui dois beaucoup ; sans elle, il m’aurait été impossible d’aller au bout de moi-même : sa dot m’a ouvert les portes de la réussite. Elle ne manquait pourtant pas de prétendants, dont certains n’en voulaient pas qu’à cette seule dot, mais c’est moi qu’elle avait choisi, dès notre première rencontre, sachant parfaitement que je ne l’aimais pas comme elle m’aimait. C’est beaucoup plus tard, le temps aidant, que j’ai appris à la respecter et à l’estimer, à mon corps défendant, et sans qu’elle l’ait jamais entendu de ma bouche.

Ma famille se targuait, avec une fierté quelque peu outrancière, d’une souche aristocratique, bien sûr invérifiable. Toutefois, mon père n’était qu’un obscur lainier de la banlieue du Havre, pourvu de quatorze enfants dont neuf filles à marier. Il lui était donc difficile, avec ses maigres revenus, de nourrir tout son monde, de doter convenablement ses filles à sang bleu, et de subvenir aux études de ses fils jusqu’à leur établissement ; pour ma part, je songeais à une carrière dans l’expertise des meubles et objets anciens. Mon père s’y opposa farouchement, ne m’accordant une aide financière, très relative, qu’à la condition que je mène à bien des études de médecine. Heureusement pour moi, c’est à mon frère aîné que fut dévolue la lourde tâche de reprendre l’affaire familiale ; plus soumis que moi, il ne sut pas dire non, mais en souffrit tout au long de sa vie. Effacé, toujours triste, il déambulait dans l’atelier, blanc comme un linceul, et il mourut trop vite, d’ennui, probablement. Pour ne pas décevoir mon père, et parce que l’indigence ne m’a jamais inspiré que de l’aversion, j’entamai une première année à la Faculté de Médecine, une année désastreuse car la vue du sang me soulevait le cœur. J’optai alors pour la pharmacie où je trouvai, à mon grand étonnement, un semblant d’intérêt qui suffit à tranquilliser monpère.

Mes études furent couronnées de succès, mais je refusai tout net l’éventualité de végéter à l’ombre d’une officine vouée aux souffreteux et autres grabataires. Lorsqu’on me présenta Suzanne, beau parti muni de la fortune qui manquait à notre blason poussiéreux, je ne lui cachai rien de mes projets : quelques-uns de mes camarades de promotion, moins brillants que moi et donc plus enclins aux basses besognes, acceptaient le principe de travailler en mon nom ; il s’agirait pour eux de fabriquer des remèdes inédits que je me chargerais de vanter auprès des médecins et apothicaires parisiens. Nous nous contenterions, dans un premier temps, de nous attaquer aux petites tracasseries quotidiennes, telles l’indigestion et la constipation, pour en arriver progressivement à concurrencer des produits plus complexes destinés à des affections graves. L’argent de Suzanne permettrait l’acquisition d’une échoppe bien en vue ainsi que des matières premières. Mon intuition me poussait vers les algues et leurs vertus thérapeutiques encore peu connues, car j’en avais entendu parler par le père d’une de mes belles-sœurs, établi en Bretagne et qui possédait une petite entreprise de ramassage d’algues.

J’épousai Suzanne le 24 juin 1909 et nous nous mîmes à l’ouvrage sans délai. Elle tenait la boutique et les livres de caisse, établissait commandes et bordereaux de factures jusque tard dans la nuit. Mon affaire ne fut pas longue à démarrer, et de charmants bénéfices vinrent récompenser mes espérances plus rapidement que je l’avais prévu ; le laboratoire pharmaceutique était en train de naître, et je lui donnai monnom.

Je voyageai beaucoup, car Paris et la Bretagne ne nous suffisaient plus ; je dus augmenter mes tournées pour vendre toujours plus, toujours plus loin. J’allais, je venais, je fis la connaissance de plus en plus de gens de tous bords ; j’étais curieux de tout. J’avais judicieusement commercialisé un nouveau produit révolutionnaire contre l’altération des cordes vocales dont les milieux artistiques et politiques s’entichèrent, tout comme ils s’entichèrent bientôt de ma personne. Je fus convié partout, rencontrai tous les personnages publics ou à la mode, les femmes me convoitaient, celles de mes amis tout comme celles de mes ennemis.

Ma réussite mondaine m’étourdissait. Les affaires appelaient les affaires, l’argent appelait l’argent, le monde médical m’ouvrit les bras, ces messieurs des ministères ne purent plus se passer de moi, et l’Institut de France, cette noble institution qui regroupe les cinq grandes Académies des sciences et des beaux-arts, n’eut de cesse que je lui fasse l’honneur d’être l’un de ses membres.

Suzanne se disait fière de moi et de ma réussite, mais elle n’y participait en rien et me devenait pesante. Elle se raidissait de jour en jour, toute à la servilité morbide de l’épouse sacrificielle ; elle errait dans mon univers tel un fantôme égaré, elle regardait défiler mes caprices, me regardait m’y attarder et pleurait dignement. Ses larmes compassées m’horripilaient. Je n’osais plus de mots gentils, car seules ses prières ointes de reproche leur faisaient écho. Je détestais moins son silence et sa rancune sourde ; ceux-là ne m’atteignaientpas.

Sur mon âme, et c’est tout ce qui me reste, je jurerais qu’elle fut soulagée, ce fameux soir d’août 1943. Il lui devenait enfin loisible de me chérir sans retenue, sans rebuffades ni humiliations. Je sais que le grand âge ne nous aurait pas rapprochés ; sa folle espérance de me récupérer vieillissant et perclus de rhumatismes me glaçait le sang. Tout nous séparait : elle avait son chien, j’avais le mien, qui jamais ne se trompait de caresses.

Elle se fana très vite. Elle apparaissait lors de nos réceptions, drapée dans une toilette beaucoup trop belle pour elle, parée de bijoux beaucoup trop chers pour elle, elle disait quelques mots à chacun et repartait dans les étages. Figée sur la loggia en haut de l’atrium, elle regardait les danseuses ôter un à un les voiles qui ne dissimulaient rien des courbes de leurs corps, et osciller lascivement au son des violons. Je la savais à sa fenêtre au moment des derniers départs, attendant désespérément mon improbable visite en ses appartements. Toutes ses journées s’égrenaient au rythme des ordres en cuisine et des écritures sur les livres de comptes du laboratoire. Je haïssais sa patience d’ange et ses pattes de mouche ; Dieu seul sait combien elle a bu de litres d’encre violette pour venir à bout de tous ses grimoires entassés dans les armoires du sous-sol. J’ai toujours soupçonné qu’elle n’agissait de la sorte que pour m’irriter encore davantage. Malgré cela, elle a perpétué ses écrits avec la même cadence après mon décès. L’habitude ? L’ennui ? Ou bien l’envie, pourquoi pas, de continuer à m’exaspérer en dépit du néant ?

Salut

T’es qui toi

Moi c’est Téa

La Petite aussi des fois ils disent

On se connaît ou pas

Je sais pas

C’est drôle mais quand je t’entends j’entends pas très bien

C’est comme du bouillon dans mes oreilles

Allez faut y aller disait le général à ses petits soldats

Un jour ils sont devenus grands eux mais peut-être pas

Moi j’aime pas devenir grande je serai jamais grande

j’ose pas

J’aimerais mieux aller Là-Haut tout d’un seul coup

avec toi

Mais pas comme les petits soldats ça fait trop mal

Et tu sais eux ils sont partis ça fait longtemps

Dis

T’es qui toi

Tu sais moi j’ai le temps j’attends

J’attends que tu me voies et que tu m’appelles

Août 1972. Je vais avoir vingt ans et Tat’zon quatre-vingt-dix.

Les garçons nous mitonnent une super-fête pour l’occase. Très tôt ce matin, on s’est baladés dans le quartier avec banderoles et haut-parleur pour rameuter les foules. Servais au micro, Casimir à la trompette et Isidore aux cymbales, Téa et moi en guêpière et bas résille, on avait un look d’enfer ! Y’a pas eu grand monde pour apprécier vu que c’est l’époque congés payés façon rangs d’oignon à Saint Débiles sur plage. Mais faut pas s’affoler, on aura forcément des amateurs. Dès qu’il se passe quelque chose à l’Orangerie, ça se bouscule au portillon, des premières loges au poulailler !

À part ça, les garçons, on les voit pratiquement plus. Ils passent leur vie au sous-sol à répéter les morceaux spécialement concoctés pour nos anniversaires. Surtout la nuit. Ça nous arrive tout étouffé dans l’oreiller, comme quand on nage sous l’eau et que la sono hurle sur la margelle de la piscine. J’adore ! La Petite dort à moitié, pelotonnée contre moi, et ses borborygmes se mélangent aux sons de mon oreiller sous-marin. C’est Tat’zon qui nous réveille. Hors de question pour elle de nous accompagner dans notre virée matinale, mais elle a rempli deux paniers d’osier avec les plus belles roses du parc. « Pour lancer aux jeunes gens dans la rue », nous dit-elle, « et les inciter à nous rejoindre pour la fête de ce soir ». Toute inquiète, ma Tat’zon, ne sachant pas comment s’habiller pour la soirée. La coquetterie revendique ses droits, à quatre-vingt-dix ans tout autant qu’à vingt ! Elle a gardé toutes ses robes du soir, mais elles ne sont plus de première fraîcheur, les couleurs se sont affadies, les tissus ont craqué le long des coutures, et puis… et puis le corps de ma Tat’zon a changé, c’est plutôt moi qui les porte, ses robes, maintenant, et pour ça, il a fallu des retouches un peu partout, épaules, poitrine, taille, ourlets. Enfin bon bref, soit c’est moi qui suis très mince, soit c’est Tat’zon qui ne l’était pas ! Pour elle, on va devoir composer avec les toilettes restantes, celles qu’on a laissées en plan parce qu’elles ne plaisaient ni à moi ni à Téa. En rajoutant une coiffe à plumes avec voilette et quelques bijoux, ça fera l’affaire ! Quant aux chaussures, une bonne moitié de ses deux cent soixante-dix-huit paires sont encore en assez bonétat.

Du temps de sa gloire, Suzon, comme son Édouard de mari l’appelait, pouvait se payer de nouvelles tenues tous les jours si ça lui chantait, des robes parfois un peu trop belles pour elle, des bijoux trop chers pour elle, mais elle n’aimait pas parader. Et puis elle n’était pas du genre canon, la Tat’zon, à trente berges ! On a retrouvé des photos d’elle en sépia, rigide et coincée dans son corset et son éducation… elle n’avait pas l’air épanoui ! C’est drôle, quand on voit ce qu’elle est devenue. Une vieille dame parfaite et fière de l’être. Une véritable vocation.

–Qu’est-ce que tu aimerais devenir plus tard, petite Suzon ?

–Moi ? Je veux être une jolie vieille dame qui sourit tout le temps.

M’est avis qu’elle n’a pas dû être très heureuse en ménage. Trente ans, et même plus, avec Édouard le Volage, elle si sage, si réservée, et lui tout fou, tout en mouvement et en passion… toujours pressé… toujours ailleurs…

Mais moi je dis qu’il a raté le coche, l’oncle Édouard. Sa femme, il l’a méconnue et mal aimée. Et surtout, il s’est raté lui-même ! Mort trop tôt, bêtement, tout seul au carrefour d’un grand boulevard. Tat’zon croit mordicus qu’il était heureux. Moi non. Elle pense qu’il était trop bien pour elle et que, justement, pour être heureux, il lui fallait s’éloigner d’elle. Une fois, elle m’a même confié qu’elle aurait dû mourir à sa place parce que sa vie à elle n’avait servi à rien. Que si elle s’en était allée la première, il aurait vécu longtemps, au moins aussi vieux qu’elle aujourd’hui, et qu’il aurait eu le temps de finir ce qui lui était incombé ici-bas, que c’était un Grand homme, un génie, et que tout le monde l’avait pleuré. Même le général Allemand.

Oui. Bon. Là c’est l’amour aveugle qui parle et qui radote. Trente ans de veuvage sur une passion amoureuse intacte. Mais le Tonton, c’était jamais qu’un talentueux bourreau des cœurs. Un vrai tombeur. Charismatique, c’est sûr, mais surtout baratineur dans son job comme auprès des bonnes femmes auxquelles il contait fleurette ! Et n’oublions pas son fric, qui l’a bien aidé à faire son trou dans les milieux privilégiés, et à persuader son auditoire, politiciens véreux compris, qu’il était Quelqu’un. Quelqu’un… d’une Autre Trempe ! Quelqu’un… d’une Intelligence, d’un Humour et, n’ayons pas peur des mots… d’une Essence Supérieure !

Pas follement sympathique, je vous l’accorde. Mais faut faire avec ! C’est le seul et unique mec qui ait compté pour Tat’zon. Enfin non, pas vraiment le seul, mais le premier. Son mec à elle. Parce qu’après, y’a eu mon père, sorte de fiston adoptif, mais on le lui a vite retiré, et maintenant y’a Servais.

Celui-là a largement l’âge d’être son petit-fils, mais ce qui se passe entre eux ne finira jamais de m’épater. Depuis le début. Du jour où Servais a mis un pied à l’Orangerie, il y est resté. À cause de Tat’zon, j’en mettrais ma main à couper ! Les garçons, ici, ça va, ça vient, on les voit, on les voit plus, ils disparaissent, on s’en fout, c’est comme ça. Faut juste qu’ils soient bons sur un instrument de musique pour qu’on se les garde. Le temps qu’on se lasse et qu’on les vire. C’est pas les musiciens qui manquent ! Avec Servais, ça s’est fait différemment. Pas d’examen préalable, pas de période probatoire. Et l’assentiment enthousiaste et inattendu de la Petite. Parce qu’elle le fait vite savoir, quand un musicien lui plaît et qu’il peut s’incruster. Sinon, attention les griffes !

Non, pour Servais il a suffi que Tat’zon l’adopte. Normalement la musique et le sous-sol ne la concernent pas. On ne peut même pas dire qu’elle et Servais aient quoi que ce soit à se dire mais, tous les deux, ils se ressemblent. Tous les deux sont au bout du rouleau. Chacun à une extrémité de la chaîne. Lui au début, elle à la fin. Lui a tout vécu avant l’âge, elle et son grand âge n’ont pratiquement rien vécu. Comme si tous les deux en étaient arrivés au même point par deux chemins opposés. Lui par rage et excès d’alcool, elle par fatigue et manque de goût. Tous deux en sursis, au bord du grand vide. Et puis… et puis il y a Téa. Tat’zon prolonge son existence pour m’aider à la protéger, Servais s’est mis en stand-by de l’autodestruction pour l’apprivoiser. Il suffit de le regarder la regarder pour comprendre ! Téa, c’est notre foyer à tous les trois. Sans Téa, plus de Tat’zon, pas de Servais, et moi y’a longtemps que j’aurais largué les amarres, comme Édouard autrefois, histoire d’aller voir ailleurs si j’ysuis…

Pourquoi elle raconte tout ça sur moi ma sœur d’abord hein

Pourquoi

Qu’est-ce qu’elle sait d’abord elle sait rien

C’est moi qui entends tout moi je l’entends l’homme

Là-Haut

Je le sens qui bouge et qui attend

C’est à moi qu’il va parler bientôt à moi qu’il dira Comment c’est

Dans son nouveau chez-lui

Avec le soleil et les nuages bleus

Et quand moi j’irai le voir

C’est pour moi qu’il va garder la place

Juste à côté de lui

Pas pour elle

Pour moi

avec Servais

Parce que Servais il me laissera pas partir sans lui

il pourra pas

Faudra qu’il vienne avec moi

Tu veux bien dis Tonton

C’est bien toi Tonton hein

Le Édouard de Tat’zon et du général allemand

Moi je t’ai reconnu

Si t’as besoin de quelque chose eh ben moi je suis là

2

J’ai aimé conquérir. J’ai aimé posséder. J’ai aimé la notoriété et le luxe. J’ai aimé ma fortune pour toutes les jouissances qu’elle m’a procurées.

Pour moi, ce qui importait avant tout, c’était l’Avoir : avoir ce qui me faisait envie, toutes affaires cessantes ; après quoi il me fallait, coûte que coûte, la considération et la jalousie de mes contemporains. Je n’ai jamais eu peur de rien ni de personne ; j’ai toujours regardé vers l’avenir, où l’on ne peut que briguer et ambitionner.

Désir, argent, jolies femmes, tout m’était facile. Tout m’était promis. Pourquoi me serais-je privé ? Suzanne n’appréciait rien de tout cela ; le luxe l’inquiétait, ma renommée lui donnait la migraine et elle avait toute manifestation de féminité en horreur. Si elle se résolvait à adouber mes actes, c’était dans le but inavoué de jouer l’épouse modèle, voire soumise ou bafouée. Jamais la moindre folie ni le moindre sursaut d’imprédictible n’émanaient d’elle. Elle se souciait avant tout du « Qu’en-dira-t-on » et s’appliquait maladivement, en toutes circonstances, à sauvegarder les apparences.

Je tentai d’instaurer une complicité entre nous en lui soumettant mes premières conquêtes, en la conviant à certains jeux, en lui offrant de galants comparses ; rien n’y fit. Elle se drapa dans une dignité aussi glacée qu’ennuyeuse et disparut derrière ses livres de comptes. Je lui abandonnai donc le soin de gérer à sa guise les services administratifs du laboratoire et retournai aux cabarets à lamode.

J’aimais surtout les danseuses ; j’ai particulièrement prisé la floraison, avant la grande guerre, de ces vénus qui frétillaient, délicieusement nues, dans une transparence à peine voilée. Elles vous dédiaient arabesques et sauts de chats, découvrant leurs jeunes corps avec une grâce non dépourvue de rouerie, et nous savions pertinemment, nous autres hommes, que nous étions espérés en coulisse dès la clôture du spectacle. Ces nymphes me ravissaient par leur manque de pudeur et par le peu de talent qu’il me fallait pour les étourdir : pas de temps gaspillé en cour assidue, pas de mauvaise surprise non plus quant à ce qui se passerait sur le sofa de leur petite loge et, par la suite, les quelques parures et babioles diverses qu’elles obtenaient de moi ne me ruinaient pas. Autre détail non négligeable : ces charmantes demoiselles savaient être reconnaissantes ; c’est toujours un plus, pour un homme tel que moi, de se montrer avec une jolie femme à son bras et d’en changer souvent.

Charmantes, fréquemment dotées d’un cœur simple et généreux, elles aimaient faire plaisir à qui savait leur faire plaisir ; ainsi ont-elles toujours, toutes, accepté de venir danser à l’Orangerie lors de mes garden-parties, réunions très privées où se retrouvaient discrètement ces messieurs de la Haute Société. On imagine aisément leur enchantement et leur orgueil de se voir courtisés, quoique chauves et ventripotents pour certains, par ces déesses du plaisir. Pourvu qu’ils soient raisonnablement fortunés et que je me sois, en amont, montré financièrement persuasif auprès de ces demoiselles, je me suis offert, de la sorte, bien des alliés dans le beau monde.

De fait, que pouvaient-elles espérer de mieux ? Pour la plupart d’entre elles, l’argent était le principal moteur de leur vocation, vocation qui s’avérait parfois la seule issue face au mariage forcé ; l’époque n’accordait pas aux femmes le droit d’exister hors des sentiers battus, sous peine de déshonneur et de mise au ban de la société. Quant à ces petites grues qui se croyaient investies d’un feu sacré, combien parmi elles se sont brûlé les ailes, sans espoir de recouvrer jamais une quelconque respectabilité, interdites qu’elles étaient dorénavant à tout mariage bourgeois et rédempteur, et par là même réduites à la chasse inlassable du riche pommadé de passage. La Duse et Yvonne Printemps les avaient fait rêver au théâtre, Fuller et la Mistinguett au Moulin Rouge, mais pour oser rivaliser avec ces étoiles, mes petites élues d’un soir ou d’une semaine ont fini leur carrière, si belles soient-elles, au fond du ruisseau.

J’aimais aussi ce curieux pincement au cœur qu’elles provoquaient en moi. Je me sentais un instant tout-puissant sur leur pauvre destinée, prêt à tout leur offrir pour réparer ce mauvais coup du sort jusqu’à ce qu’une autre, plus jolie encore ou plus fraîche, ou aux yeux plus prometteurs, me détache brutalement de ma petite fée et m’accapare à sontour.

Moi aussi je suis une fée

Toute petite petite ta fée

Je danserai pour toi dans les nuages qui volent

Ici ils veulent pas

Je suis leur Petite ou la Petite comme ils disent

mais pas fée

Mais je sais bien moi que je suis une fée

Tout ce que je veux quand je dis je veux hop ça marche

Et si ils sont là encore tous c’est parce que moi je le veux

C’est ça une fée

hein Tonton

Et puis aussi

Plus c’est petit plus c’est magique une fée

et moi je suis une toute petite fée

Comme prévu les invités sont là. Y’en a partout, on sait plus quoi en faire ! Y’en a d’habillés tout bien comme il faut et qui se rendent pas compte qu’ils sont ridicules, et y’en a d’autres venus exprès en dégueu qui voient pas que nous on s’en fout ! On les trouve tous tartignolles. La seule chose qui nous intéresse, c’est de les avoir comme public. Ils sont là pour faire de la figuration, pour nous admirer et nous envier, ou nous détester.

En fait, c’est qui, tous ces bipèdes du samedi soir ? À chaque fête ils sont là, toujours aussi nombreux à s’entasser sur notre carrelage. Pas besoin de battre le rappel comme ce matin, tous les samedis ils se pointent à vingt et une heures précises. Et pas les mains vides ! Ils savent qu’ils n’entreront pas sans munitions. Boissons et bouffe obligatoires. Ce sont eux qui régalent. Ils ne se fendent pas sur la qualité, c’est le moins qu’on puisse dire ! Mais pour nous, ce qui compte, c’est la quantité, vu que c’est là-dessus qu’on va se sustenter toute la semaine. Suffit de tous les virer relativement tôt, après les avoir laissés toucher au buffet relativement tard. Pas compliqué ! Ils avaient qu’à se restaurer convenablement avant le bal. De toute façon, tout le monde sait qu’ils viennent chez nous juste pour voir de près la vieille toquée et ses deux pestes. La musique, c’est du rab. Orchestre sur scène chaque samedi soir. Les baladins électriques en live, avec dancing au son des Stones et des Doors, la voix grave et rocailleuse de Servais en prime, et possibilité pour les minettes enchaleurées de se taper nos instrumentistes derrière la sono entre deux morceaux.

Nos baladins chauffent la salle et surveillent la buvette pendant que nous, on se fait attendre. Règle n° 1, ne pas rater son entrée. Et ce soir, ça risque d’être particulièrement long avec Tat’zon à s’occuper. D’abord, effacer les deux tiers du maquillage qu’elle s’est peinturluré elle-même, ensuite mettre quelques coups de ciseaux dans la robe qu’elle a choisie, celle de brocart vert, « qui a beaucoup rétréci ces derniers temps à cause de l’humidité ambiante » lui dis-je pour éviter de trop la déprimer. Puis chasse aux bijoux montrables, car même les meilleures copies vieillissent mal, sans compter que la plupart ont perdu leurs fausses pierres ! Et enfin, dénichage d’une aigrette épargnée par les mites et qui égayera la perruque passée demode.

On ne reçoit pas le Tout-Paris pendant des décennies sans qu’il vous en reste quelque chose et, malgré ses pommettes trop rouges et ses yeux trop noircis, Tat’zon en impose par sa majesté naturelle. Tout intimidée mais très droite, noble et rayonnante, elle nous précède au sous-sol. Elle n’avait pas assisté à une seule fête depuis des mois, mais une Tat’zon comme elle, ça se revendique, ça se dorlote et ça se cajole. C’est elle qui nous a élevées, ma sœur Téa et moi, et à présent c’est à nous de la préserver. Elle a hérité de nous à soixante-dix ans et plus un sou vaillant. Elle a progressivement tout vendu des collections d’Édouard pour faire tourner la baraque. J’ai eu dix ans quand elle en a attrapé quatre-vingt, ce qui ne m’a pas dissuadée de la rendre chèvre aussi souvent que possible. Sans parler de la Petite qui, de son côté, lui en faisait voir de toutes les couleurs sans le vouloir. Téa est ce qu’on nomme pudiquement une enfant… différente. Atteinte d’un mal au nom imprononçable et à bannir de nos mémoires. Un truc qui empêche de grandir, de réfléchir et de vivre longtemps. Faut dire aussi qu’elle a oublié d’être idiote et qu’elle est pourvue d’une femellitude à faire se damner des cohortes de moines en rut… pour conjurer le fait que jamais, probablement, elle ne pourra avoir de rapports intimes avec un homme. Elle a et gardera éternellement un ventre et un sexe debébé.

Anormale. Baroque. Irrationnelle. Un croisement entre démon et fée. Pour une grand-mère complètement esseulée, pas évident à assumer ! Et c’est pas Berthe, notre gouvernante-cuisinière-chambrière qui aurait pu l’aider ! À part éplucher les patates, celle-là, y’a jamais rien eu à en tirer. Enfin j’exagère un peu. Un tout petit peu. Mais pas tant queça.

Bon. J’en étais où, moi ? Ah oui ! Lafête.

À notre arrivée au sous-sol, les instruments se sont tus. Servais accueille solennellement Tat’zon et l’enlace pour une valse muette sous les spots tamisés. C’est Tat’zon qui, d’un regard vers l’orchestre, donnera le signal de reprendre la musique. Effet garanti ! Quelques vives réactions dans l’assemblée… chuchotements… pâmoisons… ricanements sous cape… ils sont bien, ces ploucs ! Ils savent que scandales et réclamations en tous genres sont prohibés sous peine de représailles instantanées. Y’a des rumeurs qui courent dans le quartier à propos de certains trouble-fêtes qui auraient passé des semaines, peut-être des mois à l’hôpital, ou d’autres encore qui n’ont jamais reparu. Faut savoir créer et alimenter sa légende.

Bien que les réceptions aient toujours lieu au sous-sol, rapport aux éventuels pilleurs d’étages, on compose avec les meubles des divers salons et boudoirs pour agencer un décor de rêve, fauteuils Louis XVI et Directoire exclusivement réservés aux résidents, lampes époque Empire pour égayer les coins sombres, tapisseries et nappes en broché, tapis tissés de fils d’or et de soie. Les tableaux sont de la partie, bien qu’il n’y en ait plus un seul d’authentique. C’est comme les bijoux. On a tellement vendu ! Y’a que le mobilier que je peux pas me résoudre à laisser partir. On s’en sort tout juste avec les sous que les musicos rapportent de leurs concerts, on a de quoi manger pour la semaine avec la bouffe du samedi soir, et Servais peut largement arroser l’éponge ravagée qui lui sert de foie avec le whisky au rabais et le vin sous plastique gracieusement fournis par nos invités.

Tiens ! Y’a un nouveau dans l’orchestre ? Mais c’est sûrement pas le Beau pianiste annoncé hier soir par Servais. C’est une espèce de grand dadais boutonneux qui souffle dans son saxo à s’en faire péter les bajoues. Il est moche de chez moche, mais y’a pas à dire, il joue super bien. Ça faisait un bail qu’on n’avait pas eu de vrai cuivre. Casimir en tâte un peu à ses heures creuses, mais lui, c’est plutôt le pro de la guitare solo. Difficile de faire les deux en même temps ! Faut sérieusement songer à remplacer Hugues au clavier. C’est un gars gentil, mais j’ai particulièrement horreur des gars gentils. Et côté virtuosité, il est nettement en dessous des autres. Demain, je remets Servais sur lecoup.

Téa s’est recroquevillée au bord de la scène, ses bras enserrant ses chevilles, et la tête collée aux genoux. Elle a l’air très fâché, vexée sans doute, parce que Servais et moi ne lui accordons pas assez d’attention au profit du grand dadais. Pourtant, Servais ne fait que tester ses dons musicaux et moi son physique désavantageux. Je m’approche d’elle pour faire amende honorable mais elle préfère s’éloigner pour aller danser. Danser, ou plus exactement se démener, se désarticuler. Elle ne fait rien comme les autres, ma Petite. D’abord, elle ne parle pas. Ensuite, ou avant tout ça, elle est minuscule. Pas plus d’un mètre vingt. Sans talons. Téa ne porte jamais de talons. Ni de chaussures d’aucune sorte. Elle vit pieds nus, été comme hiver. Depuis toujours. Et cette miniature aux pieds nus est diaboliquement belle. Une poupée femme aux longs cheveux blonds presque blancs, lumineux, aux yeux verts, d’un vert de jade qui peut virer au gris ou même au noir les jours de grande colère. Mais les mots sont encore impuissants à la définir. Téa est indéfinissable. Elle aimante tous les regards. Son odeur transperce et envoûte l’atmosphère. Douce et violente, chatte et tigresse, c’est un poème au vitriol. Rage animale, folie démesurée ou simples caprices d’enfant, chacun a sa version. Mais aucun convive ne se risquerait à franchir les limites imposées, car le prix à payer est de se retrouver en tête-à-tête avec elle. Dix minutes, pas plus, face à Téa dans la cave à charbon… on la fait visiter, cette cave. Les murs sont lacérés et le sol marqué de taches d’un brun rouge.

Justement, la voilà, ma Petite panthère des neiges. Elle a terminé sa danse, elle erre parmi les invités mâles et les frôle ostensiblement, ruisselante de sueur, cheveux collés à ses épaules nues. Maintenant, elle va grimper sur la scène et, juchée sur un tabouret de bar, elle va chanter avec ses baladins. Et elle fera sensation grâce à son filet de voix qui n’en finit pas de courir après les aigus. Alors, quelle importance à cet instant que ses mots n’en soient pas, que ses cris félins se perdent dans ses larmes pourvu qu’elle nous arrache les tripes ! Quelle importance que personne ne comprenne, pourvu que nous on l’aime et qu’on ne laisse personne nous l’enlever pour l’enfermer et la faire taire.

C’est vrai je parle pas

C’est vrai mes mots je les garde pour moi

ils sortent pas

Parce que les mots c’est dur des fois c’est dangereux

Ils peuvent dire tous seuls autre chose qu’on veut pas

Et moi je veux pas

Non je veux rien dire

Jamais

D’abord y’a rien à dire ça sert à rien

Danser hurler casser griffer oui

Mais parler non

j’ai peur

Ils voudraient trop après

Moi je suis pas eux et eux ils sont pas moi

Alors je parlerai pas

3

Je n’ai pas eu d’enfant. Je n’en voulais pas. Il était essentiel pour moi, vital de ne pas en avoir. Mais Suzon en a souffert ; elle m’aurait plus volontiers pardonné la vie que je lui menais si je lui en avais faitun.