Les bras en croix - Patrick Morel - E-Book

Les bras en croix E-Book

Patrick Morel

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Beschreibung

Un lieutenant découvre le passé douloureux de la jeune Lise Cortella.

Lorsque le lieutenant Gantier se vit proposer de prendre sous son aile la jeune Lise Cortella, il n’imaginait pas plonger dans un passé aussi douloureux.
De bras baladeurs essaimés par un serial killer au périple de diamants en provenance d’Afrique, de rancunes tenaces en secrets bien gardés, du suicide d’une figure emblématique de la police au quotidien de gosses de banlieue, rien ne lui sera épargné.
On est alors bien loin de l’image rassurante de Rouen, cette ville aux cent clochers. Quand, de surcroît, il doit faire face à la disparition de sa supérieure, la flamboyante capitaine Mertz, sa vie va définitivement basculer dans une dimension irrationnelle.

Entre les rancunes, les secrets bien gardés, les meurtres et les suicides, immergez-vous avec le lieutenant Gantier dans une dimension irrationnelle !

EXTRAIT

À chaque entrée de village, des check-points ralentissaient leur progression. Des postes de contrôle tenus là aussi par de très jeunes gosses. Des gamins dont les derniers rêves d’enfant se résumaient à des peluches accrochées tels des grigris à leur cou de vainqueur. Ou pire, à des colliers d’oreilles et de doigts tranchés, arborés comme autant de trophées prouvant leur bravoure. Ils étaient les maîtres du temps, terrorisant tous ceux qui s’aventuraient sur leur territoire, convaincus de leur invincibilité. Malgré sa position, Emerson savait que sa situation pouvait basculer à tout moment et qu’en l’occurrence, il n’avait aucune garantie d’avenir. Dans cette partie de l’Afrique, la vie ne tenait souvent qu’à un fil et mieux valait ne pas l’oublier, surtout lorsque l’on pratiquait une activité à haut risque comme la sienne. La collecte des diamants. À la tombée de la nuit, ils investirent Ingata, terme de leur voyage. Un hameau qui recelait l’un des plus importants gisements de l’est du pays. Il s’agissait en fait de quelques baraques disséminées autour d’une vaste clairière, au milieu de laquelle de pauvres hères s’activaient sous les lazzis et les menaces de tortionnaires défoncés à la coke.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Depuis une vingtaine d’années, Patrick Morel se partage entre l’écriture de nouvelles et de romans. Son aventure littéraire a vraiment débuté en 1996 avec Le coup de pied au cul, une nouvelle qui a été adaptée à la RTBF dans l’émission On the road again.
Plusieurs de ses textes ont été édités dans de nombreuses revues ou récompensés dans des concours, entre autres, son premier roman policier Double meurtre à Rouen sorti dans la collection Polar en nord des éditions Ravet-Anceau en 2012, puis Terminus Calais du même éditeur en février 2014.

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Patrick Morel

Les bras en croix

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrick Morel

ISBN : 978-2-37877-933-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivant du Code de la propriété intellectuelle.

À Maxime Gillio

« Celui qui s’applique à la vengeance garde fraîches ses blessures. »

Francis Bacon, extrait des Essais.

« Pour savoir se venger, il faut savoir souffrir. »

Voltaire, extrait de Mérope.

1

Sierra Leone, janvier 1993.

Le pick-up filait à vive allure. Avalait la piste défoncée avec une violence gloutonne…

À chaque tour de roue, le châssis soumis à rude épreuve se déformait dans des frictions métalliques. Prenait de la gîte. Retrouvait miraculeusement une assise malgré des amortisseurs à la peine. Avant de replonger inévitablement dans un fracas qui n’étonnait plus personne.

Moses pilotait sans se préoccuper des pièges devant lui. À croire qu’il ne les voyait plus, tant il était sous l’emprise de puissants psychotropes. Depuis le départ de Koidu-Sefadu, son regard ne lâchait pas ce ruban rouge, cette ligne de fuite saignant la forêt tropicale. Direction l’est. L’homme conduisait pied au plancher, au son d’une musique tribale répétitive. Du gangsta rap américain.

À ses côtés, Emerson semblait tout aussi absent. Un Libérien au visage sec et émacié, pas plus causant qu’un Christ sur sa croix. L’émissaire spécial de Rapace, l’homme fort de cet ouest africain. Un warlord avide de pouvoir et de richesse.

À l’arrière, le capitaine Ishmael et ses hommes, pas plus de soixante-dix ans à eux cinq, leur servaient d’escorte. Des rebelles du RUF (Revolutionary United Front) qui contrôlaient le secteur des mines jusqu’aux monts Loma. Des gamins bourrés d’amphétamines qui maniaient l’AK-47 comme les petits occidentaux jouaient aux billes. Des enfants-soldats dont il ne fallait guère attendre de pitié lorsqu’ils vous tenaient dans leur ligne de mire.

Mais pour l’heure, à leurs yeux, Emerson possédait encore un certain crédit.

À chaque entrée de village, des check-points ralentissaient leur progression. Des postes de contrôle tenus là aussi par de très jeunes gosses. Des gamins dont les derniers rêves d’enfant se résumaient à des peluches accrochées tels des grigris à leur cou de vainqueur. Ou pire, à des colliers d’oreilles et de doigts tranchés, arborés comme autant de trophées prouvant leur bravoure. Ils étaient les maîtres du temps, terrorisant tous ceux qui s’aventuraient sur leur territoire, convaincus de leur invincibilité.

Malgré sa position, Emerson savait que sa situation pouvait basculer à tout moment et qu’en l’occurrence, il n’avait aucune garantie d’avenir. Dans cette partie de l’Afrique, la vie ne tenait souvent qu’à un fil et mieux valait ne pas l’oublier, surtout lorsque l’on pratiquait une activité à haut risque comme la sienne. La collecte des diamants.

À la tombée de la nuit, ils investirent Ingata, terme de leur voyage. Un hameau qui recelait l’un des plus importants gisements de l’est du pays. Il s’agissait en fait de quelques baraques disséminées autour d’une vaste clairière, au milieu de laquelle de pauvres hères s’activaient sous les lazzis et les menaces de tortionnaires défoncés à la coke.

Moses coupa le moteur et descendit.

Emerson s’extirpa à son tour de l’habitacle, ravi d’en avoir fini avec toutes ces tortures. Il foula la latérite qui avait aimanté son regard durant tout le trajet et, tel un fauve, huma les senteurs en suspension.

Il avait terriblement soif.

Pour le nouvel arrivant, Ingata ressemblait à une ruche en pleine effervescence. On creusait une terre meuble, le plus souvent à mains nues, sous la lueur de projecteurs qu’alimentaient de gros générateurs que l’on entendait bourdonner en lisière de forêt. La fièvre des nouveaux conquérants était palpable. Une euphorie qu’entretenait une sono crachant en boucle des standards discos. La volonté du maître des lieux : Medo Banura. Un ancien coiffeur de Port Loko connu pour sa perruque rose portée sous une chapka russe. Un être tout aussi cupide et retors que son mentor libérien, Charles Taylor.

Emerson se dirigeait vers la cantine lorsque l’intéressé surgit, entouré de sa garde prétorienne. Des rebelles à la dégaine de pirates, sortant tout droit d’un énième remake des Révoltés du Bounty.

Bon voyage,

Long Sleeve

 ?...

Banura appelait indifféremment tous les étrangers « Manche Longue », histoire de leur rappeler que la rébellion les tenait pour responsables du naufrage du pays et qu’au moindre écart, ils risquaient de finir amputés d’une main ou d’un bras, au nom des grands principes d’éradication du problème. Mais Emerson n’était pas le premier quidam venu. Il venait honorer un contrat scellé quelques mois plus tôt par Rapace lui-même.

On verra bien

Barber,

répondit Emerson, agacé par le ton péremptoire et méprisant de son interlocuteur. Tout cela dépendra de ce que tu as à me proposer…

Ne crains rien, la récolte a été excellente ! J’espère que de ton côté, tu es porteur d’aussi bonnes nouvelles…

Emerson comprit que Banura attendait des échos de sa prochaine livraison d’armes. Un convoi qui devait rejoindre Freetown par la mer, trois jours plus tard.

Rassure-toi, tu auras tes jouets. Du matériel russe de première qualité.

Y a intérêt,

man

 ! Sinon tu finiras en morceaux…

Le chef rebelle s’agita, ébranlé par un ricanement qui se prolongea. Autour de lui, ses gardes du corps l’imitèrent, avant de s’abandonner à des cris, à des insultes, voire même à des provocations sans équivoque. Une manière de mettre Emerson sous pression, mais l’homme resta stoïque. Intérieurement, il savait qu’il ne commettrait pas les mêmes erreurs que Bakary, son jeune prédécesseur.

Quand aurai-je la marchandise ?

Demain, mon frère. À l’aube, Sahr viendra te chercher et je te remettrai les pierres…

Et pour le retour ?

Il t’accompagnera. Je ne veux pas que tu te perdes en chemin. La route est si longue jusqu’à Monrovia…

D’un geste impérial, Banura mit fin à l’entretien et abandonna son hôte en entraînant à sa suite la horde de va-nu-pieds imprévisibles et sanguinaires.

Le Libérien contempla la mine à ciel ouvert. Les excavations ressemblaient à des trous de bombe dans lesquels s’activaient des fantômes à la recherche de joyaux dont ils ne contempleraient jamais les feux. Des cailloux qui feraient le bonheur de quelques diamantaires européens et plus encore celui de riches héritières indifférentes au prix à payer.

Une quête jalonnée de larmes et de sang.

Emerson gagna la cantine et commanda une bière. Il s’installa à une table à l’écart sous la pergola et sirota sa Flag en fixant la nuit sombre tendue au-dessus de la forêt.

Une contemplation plus amère que sereine.

Finalement, il retourna au comptoir, rafla deux autres bouteilles et une portion de saka-saka. Il n’avait pas forcément faim mais s’obligea à manger avec application le poisson et la semoule de manioc.

Autour de lui, des jeunes allaient et venaient, buvaient, riaient, jouaient aux cartes ou s’exhortaient en nettoyant leurs armes. Des gosses qui, pour un temps, remisaient leur barbarie pour retrouver l’éphémère spontanéité de leur enfance.

Soudain, un brouhaha couvrit les rires et deux adolescents apparurent, traînant à bout de bras un pauvre bougre qui se débattait avec vigueur.

Il a avalé un diamant ! gueula le plus arachnéen des deux tortionnaires.

« Purge !... Purge !... » clamèrent en écho les voix présentes, dans un simulacre de justice à la romaine.

Et sans autre forme de procès, la victime fut attachée à une croix de Saint-André.

Emerson se leva. Les cris de l’homme lui vrillaient les tympans. Il avait besoin de repos et, à cet instant précis, le sort du prisonnier lui importait peu.

C’est alors que Medo apparut, solitaire, une machette à la main, l’air plus menaçant que jamais.

Malgré le torrent de musique, un silence glacial se substitua à l’euphorie. Tous les participants à la scène se figèrent en retenant leur souffle.

Alors comme ça, tu m’as volé ! hurla le coiffeur fou de rage. Tu as… osé… ME… VOLER !

Face à lui, le prisonnier se tortillait, hurlait, implorait un hypothétique pardon.

La cruauté de Medo s’y refusa.

D’une main sûre, il plaça la pointe de la lame sur le ventre du malheureux et l’enfonça de plusieurs centimètres en remontant avec application vers le sternum, tranchant tout ce qui pouvait l’être. L’action achevée, le fou sanguinaire contempla alors son œuvre avec délectation. Le sang qui giclait. Le sol rougi à ses pieds. Les viscères vomis par les lèvres de la déchirure.

Maintenant, gueula-t-il, retrouve-moi ce putain de caillou !

Selon toute vraisemblance, l’homme serait mort avant le lever du soleil mais cela ne concernait plus Emerson.

La survie en Afrique était à ce prix. L’indifférence comme seul crédo, en espérant qu’aucun grain de sable ne vienne contrarier la destinée. Un réflexe de survie plus qu’une philosophie.

Le Libérien quitta le cercle de lumière et s’enfonça dans les ténèbres, à la recherche d’un endroit où dormir…

2

Saint-Martin-de-Boscherville, lundi 8 avril 2013.

Le vent jouait avec les nuages. Des cumulus laineux couraient dans un pré fraîchement repeint d’un bleu azurin. Un temps de saison que les météorologues avaient prévu six jours plus tôt avec un indice de confiance élevé. Une info qui aurait pu trouver quelque écho dans les conversations du jour mais qui, pour l’heure, ne passionnait guère les villageois réunis au pied de l’abbatiale Saint-Georges.

En cause, la présence d’enquêteurs de la PJ rouennaise.

En abandonnant son véhicule, Caroline Mertz embrassa la dimension historique du lieu. Face à elle, l’imposante façade de calcaire, surmontée de sa tour lanterne, imposait une quiétude protectrice au village, même si la présence de flics au cœur même de cette bourgade d’ordinaire si tranquille venait contredire cette impression. Une présence si inhabituelle que les habitants n’avaient pas tardé à affluer avant d’être regroupés de l’autre côté du parvis et de la D 67 qui dessinait un S à cet endroit.

La femme traversa la chaussée et rejoignit Gantier, accroupi devant un parterre floral en forme de triangle équilatéral. À l’approche de sa supérieure, le lieutenant déplia son impressionnante carrure de sumo et désigna l’objet de toutes les curiosités. Un avant-bras planté en pleine terre.

Vous avez déjà collecté des infos ? s’enquit la capitaine, en contemplant cette composition d’un goût fort douteux.

Sorel et Sembène s’y emploient, répondit-il en lui désignant ses deux collègues à l’œuvre parmi les badauds.

J’ai eu le substitut du Procureur au téléphone avant de venir, enchaîna Mertz. La Chancellerie nous met la pression…

Le contraire m’eût étonné. Au fait, vous avez remarqué ?

Quoi ?

La main et la position des doigts…

Gantier fourragea dans la poche de son veston et ramena un paquet de chewing-gums.

… Ça vous tente ?

Sans façon, lieutenant. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Gantier retira machinalement la protection d’une tablette, les yeux rivés sur l’incongruité florale.

On dirait bien que le pouce et l’auriculaire ont été fracturés.

Et que dois-je en déduire ?

Gantier enfourna la pâte mentholée et s’appliqua à la mastiquer avec lenteur. Histoire de se délecter de cette fraîcheur prenant possession de son palais.

Les doigts ont été placés de telle façon qu’il ne peut y avoir d’ambiguïté sur la signification de ce bras fiché en pleine terre. Nous avons affaire à une croix d’un nouveau genre.

Mertz s’agita.

Manquait plus que ça ! Je vois d’ici la tête d’Hunkeler quand je vais lui annoncer qu’un prêtre-jardinier a repiqué son premier bras.

N’allons pas trop vite en besogne, s’il vous plaît ! Je vous livre mon impression et elle n’engage que moi. D’autant plus qu’à y bien regarder, je relève que…

Le lieutenant n’eut pas le temps de livrer le fond de sa pensée que Mertz décampait déjà, attirée par une équipe de télévision qui braquait ses objectifs sur eux.

Je vais leur demander de dégager…, lui lança-t-elle en guise d’excuse.

Une attitude motivée par une volonté farouche de contrôler les médias. À chaque nouvelle affaire, la capitaine Mertz jouait de son pouvoir de séduction pour communiquer et, comme elle ne manquait pas d’ambition, elle se réservait la primeur de toute déclaration.

Gantier en fut une nouvelle fois contrarié. Depuis quelques mois, plus rien ne tournait vraiment rond dans le service. La faute à une enquête diligentée par son supérieur de l’époque, le capitaine Lucien Povert. L’élucidation du meurtre d’Oslo Kern, un jeune auteur prometteur, avait décimé son équipe. Le capitaine, en proie à de vieux démons, s’était suicidé. Son collègue, Kamel Dridi, avait été assassiné et Sanglard, témoin de tous ces drames, s’enfonçait depuis dans une profonde dépression. De ce tragique épisode ne subsistaient que Sorel et lui, les derniers gardiens du temple.

Pour en revenir à sa nouvelle supérieure, le lieutenant reconnaissait que la capitaine avait du charme. Beaucoup trop de charme pour une quadra qui, sous des allures de garçon manqué, possédait toujours une silhouette d’adolescente et un regard incroyablement vert, sous une toison rousse flamboyante à faire pâlir d’envie une Annie Lennox au faîte de sa popularité.

On se verrait bien dans les bras de la belle capitaine ! chambra Perrois qui accourait aux nouvelles et que Gantier n’avait pas entendu approcher.

Avec le temps, tu devrais savoir que ce n’est pas mon type de femmes…

Je sais ! Tu préfères les rondes. Métissées de surcroît. Mais tu ne m’empêcheras pas de penser qu’elle doit valoir le déplacement.

Rencarde-toi ! Je crois qu’elle va adorer ta façon de voir les choses…

Le légiste croisa les bras et s’accroupit à son tour.

Tu n’aurais pas une clope, par hasard ?

Je croyais que tu avais cessé de fumer !

Ouais. C’est pour cela que je teste ma volonté. Et pour tout t’avouer, je ne lui fais guère confiance. Homme ou femme ?

A priori, j’opterais pour un membre masculin, vu la pilosité. Mais sans certitude.

Main droite harmonieuse. Doigts longs et ongles manucurés sans trace de bague. Je parierais plutôt pour celui d’une femme.

C’est bien là le problème. Au fait, tu l’embarques quand ?

Perrois se releva et se déplaça de quelques mètres pour observer « la fleur » sous un autre angle.

Après le passage de l’IJ et des techniciens de la Scientifique. Les gars sont en route. Tu penses vraiment que cette mise en scène macabre est l’œuvre d’un boucher mystique ?

Gantier, fasciné par le membre, ruminait l’hypothèse que sa supérieure n’avait pas daigné écouter.

Dément sans aucun doute. Boucher, je ne sais pas. Mystique, je n’écarte pas l’idée, car plus j’observe ce bras, plus je pense à ce qu’il pourrait symboliser. Et tout bonnement, cette vision me renvoie au Moyen-âge. À une époque où les peurs prenaient le pas sur la raison. Où la religion demeurait un rempart contre les fléaux de toute nature. Un monde où les croix et les calvaires servaient à délimiter un territoire, à baliser un chemin et à se préserver des superstitions.

Tu penses donc que ce sacrifice humain pourrait avoir une explication spirituelle.

C’est probable. Une protection contre un danger imminent. Sauf qu’en l’occurrence, la menace ne viendrait pas de l’extérieur.

Alors d’où ?

Regarde la paume ! Elle est tournée vers l’abbaye…

Perrois contempla l’édifice datant du XIIe siècle. Un pur produit de l’art roman, caractérisé par l’harmonie de ses lignes et de ses proportions. Une construction qui avait résisté aux affres du temps et dont on imaginait mal quels pouvoirs maléfiques elle pouvait bien receler.

Quel genre de menace ? interrogea le Doc, le regard accroché aux flèches élancées défiant l’azur cotonneux.

Pour avoir une idée de la réponse, il va falloir patienter encore un petit peu, cher ami.

Gantier n’était pas du genre à bousculer les choses, sauf peut-être pour des questions de cœur. Mais il reconnaissait qu’il vivait une période difficile et que son désir de nouvelles conquêtes s’était émoussé quelque peu.

Au fait, ça devient quoi ta demande de mut ?

Je n’en sais rien. Elle semble s’être perdue dans les limbes d’une bureaucratie de plus en plus bordélique. Mais vu mon dossier… je ne désespère pas d’intégrer prochainement la DIPJ de Rennes.

Perrois acquiesça.

C’est sûrement une bonne chose, commenta-t-il en pensant au séisme qui avait récemment ébranlé les services de la PJ. Mais avant de partir, pense à prévenir les potes. On t’organisera une dernière virée dans les hauts lieux de la nuit rouennaise.

Les deux hommes échangèrent encore quelques banalités puis le lieutenant prit congé et regagna son véhicule. Il n’était pas loin de midi et Gantier ne voulait surtout pas escamoter sa pause-déjeuner, car il avait dans l’idée de se payer un bon repas de l’autre côté de la Seine, dans l’un des meilleurs restaurants de La Bouille.

*

« Lève le bras, tu seras soldat ! Lève la tête, tu verras la bête…

Je… Je suis là… Là, parmi les badauds… Je… Pronom de l’affirmation. De la revendication. Je parmi des tu… Accusateur… Je te tuerai !... C’est une certitude… Quand le moment sera venu… Lorsque je l’aurai décidé… Enfin jeu… Jeu de rôle. Cynique. Morbide. Prophétique… Autant d’épithètes à rajouter à la noirceur de mon Je… Un jeu solitaire et non moins excitant. Car je suis là pour accomplir cette œuvre. Cette réparation. Cette réappropriation de l’Histoire. Pour partager cette souffrance. Ta souffrance… Dans ton corps... Ton esprit… Avec lenteur… Un voyage sans retour… Car nos actes ne sont pas sans conséquence. Il faut s’attendre à en payer le prix… Un jour… Ou son suivant…

Je ne te lâcherai plus, sois-en sûr, même si pour l’heure tu n’as aucune idée des menaces qui pèsent sur toi… Alors, profite de ces derniers instants de répit... Du calme d’avant tempête... Trompeur avant le déferlement des forces du Mal… Un Malin dont je suis le bras… LE BRAS !…

Lève le bras, tu seras à moi ! Lève la tête, ça va être ta fête !... »

3

Rouen, lundi 8 avril 2013.

Lorsque Gantier réintégra « l’étage des morts », l’après-midi était déjà fort avancé.

L’œil des mauvais jours, Hunkeler l’attendait de pied ferme et le convia, toutes affaires cessantes, pour un entretien à huis clos.

Installés de part et d’autre d’un bureau digne d’un patron du CAC 40, les deux hommes se jaugèrent un instant avant que le commandant ne dégaine son pic à glace.

Mon cher Gantier, lâcha-t-il en substance, je conçois que vous soyez tenté de poursuivre votre carrière au sein d’un groupe plus prestigieux que le nôtre… Les événements de ces derniers mois nous ont tous meurtris et vous donnent à l’évidence des raisons de vouloir nous quitter. Mais le service peine à se restructurer malgré toute l’énergie que déploie la capitaine Mertz pour lui redonner un certain lustre… Une femme en qui j’ai pleinement confiance et qui, j’en suis convaincu, parviendra à ses fins… Mais il faut lui accorder encore un peu de temps.

Que dois-je en déduire ? s’inquiéta Gantier, pris soudain d’un étrange pressentiment.

Que pour l’heure vous devez rester à ses côtés pour la seconder…

Le lieutenant se rembrunit.

C’est un ordre ou un vœu de votre part ?

Hunkeler joua distraitement avec son Mont-Blanc.

Vous connaissez mon point de vue. Depuis le retrait de Sanglard, vous êtes la mémoire de ce groupe. Il serait donc préjudiciable de l’en priver.

Il y a Sorel ! répliqua le lieutenant avec humeur.

Certes. Mais elle n’était pas là lorsque la tempête a déferlé, malmenant le navire. Vous êtes donc le seul habilité pour dresser l’inventaire de cette période douloureuse…

Gantier n’était pas dupe. Il savait que son interlocuteur pouvait tenir ce rôle. Mais il le soupçonnait d’avoir d’autres visées en tête.

Ce qui sous-entendrait que ma demande de mutation n’a jamais quitté ce bureau…

En effet.

C’est de l’abus de pouvoir ! s’emporta le colosse, conscient que ses doutes étaient justifiés. Je vais mettre le syndicat dans le coup !

Hunkeler le pointa de son stylo, soudain menaçant.

Pas de ça avec moi, Gantier. Dois-je vous rappeler vos démêlés avec la dernière stagiaire passée entre nos murs ? Comment s’appelait-elle déjà ?

Gantier maugréa une réponse inintelligible.

Vous pouvez répéter ?

Le lieutenant se fit violence.

Céline Cauchy, lâcha-t-il du bout des lèvres.

Dois-je vous rappeler que sans mon intervention, vous vous retrouviez avec une plainte pour harcèlement moral, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Vous voulez que je poursuive ?...

Gantier fixa le commandant. Dans son regard, il surprit une once de jouissance. Celle du bourreau tendant la corde au supplicié.

Combien de temps ? demanda-t-il, se rendant compte qu’Hunkeler le tenait bel et bien à sa merci.

Quelques mois tout au plus… Mais sachez que le moment venu, je saurai être reconnaissant… Je vous proposerai alors pour le grade de capitaine.

Et quelle est la contrepartie ?

Hunkeler posa son stylo, attrapa la chemise qu’il gardait sous le coude et la tendit à son subordonné.

Lise Cortella.

Notre jeune collègue ?

Elle-même. Fille du regretté commissaire Cortella, mort le 1

er

mai 1993 et dont on a retrouvé le corps calciné en forêt de la Londe. Un suicide passé inaperçu du fait de la mort le même jour du Premier ministre de l’époque, monsieur Pierre Bérégovoy.

Et que suis-je censé faire ?

Étudier son dossier. Puis associer cette collègue à toutes vos démarches afin de constituer un vrai binôme. Avec l’approbation de Mertz, il va sans dire. Petit à petit, je veux que vous gagniez sa confiance et que vous me teniez au courant de ses moindres faits et gestes.

À quel dessein ? s’inquiéta Gantier, pas sûr d’avoir le bon profil pour jouer les baby-sitters attentionnées.

Hunkeler rajusta un nœud de cravate défaillant.

Disons que je me méfie des incursions dans le passé. Dans un passé très douloureux pour tout le monde.

Gantier se sentait mal à l’aise. Doublement. Mal assis sur une chaise peu adaptée à sa corpulence, il ne s’imaginait pas en indic du boss.

Qu’est-ce qu’elle pourrait trouver ? s’enquit-il, accablé par le rôle qu’on lui demandait d’endosser.

Je ne sais pas. Mais de source sûre, j’ai la confirmation qu’elle n’est pas là par hasard. Elle ne croit pas à la thèse officielle et s’est lancé le défi de reprendre l’enquête à zéro vingt ans après les faits. Je peux compter sur vous ?...

Le lieutenant se vit au bout de la corde. Juste avant qu’on ne le projette dans le vide.

Il acquiesça la mort dans l’âme.

4

Saint-Etienne-du-Rouvray, quartier du Château-Blanc, le même jour.

Dis, tu crois que c’était lui ? demanda soudain Kir en proie au doute.

Sûr que c’était lui ! assura Sissoko.

Qu’est-ce qu’il vient foutre tout seul par ici ? s’enquit Tian, le dernier de la bande.

Chais pas. On lui demandera si on le chope ! …

Les trois ados reprirent leur progression, à l’écoute des plaintes de cette tour promise à la démolition. L’héritage d’un boom économique mal maîtrisé, à une époque où l’espoir se conjuguait en clapiers communautaires plutôt qu’en foyers individuels.

Kir ouvrait la colonne. Une main accrochée à une lampe dont le faisceau anorexique pinçait l’obscurité en mouvements désordonnés, débusquant ici et là des fantômes en maraude. Des fragments d’intimité abandonnés dans la fuite précipitée de leurs occupants. Un départ aussi traumatisant que celui vécu cinquante ans plus tôt, lorsqu’il avait fallu tourner le dos à une terre nourricière pour des banlieues ouvrières aux horizons inexorablement plombés.

Dans sa progression, le pied de Sissoko accrocha un objet. Son cri tétanisa ses deux compères.

Oh, z’y va, arrête de cressave ! T’es pas au Rive Gauche

1

, ici ! gronda Kir.

J’l’ai pas fait exprès, s’excusa Sis en ramassant la chaise responsable de sa frayeur. J’l’ai pas vue...

T’as qu’à retirer tes lunettes de soleil, golmon !

Tian ne put s’empêcher de ricaner. Sissoko grimaça, découvrant une rangée de dents à la blancheur irréprochable.

Pauvres nazes ! Vous êtes jaloux de la Star…

Tais-toi, je t’dis !

Kir fit quelques pas avant de s’arrêter à nouveau, l’air soucieux.

Vous sentez pas ?

La merde, on sent que ça !

Non, pas la merde. Autre chose…

Tian inspira à fond. La langue de Sissoko se hasarda timidement hors de ses bases.

On dirait une odeur de pisse.

Pas vraiment !

Plutôt de tabac froid, précisa Tian dont les cinq sens étaient plus développés que ceux de ses deux compères réunis.

De tabac, attesta Kir, reconnaissant enfin un parfum familier. Une odeur qui imprégnait ses habits depuis tant d’années. Un cadeau de son père qui se foutait pas mal des lois sur le tabagisme et de l’avenir de ses gosses.

L’ado, mal à l’aise, reprit son cheminement. Il ne tenait pas à tomber sur Cargo et sa bande de chtarbés. Un groupe d’une dizaine de toxicos qui se réunissaient d’ordinaire dans les bas-fonds de la tour pour sucer la queue du Diable.

Le trio termina son exploration du quatrième étage sans rencontrer âme qui vive puis emprunta l’escalier de service pour gagner l’échelon supérieur.

Dans leur ascension, un énorme rat détala devant eux.

Sissoko siffla, pour le coup admiratif.

On dirait un storca !

T’en as déjà vu des castors ? l’interrogea Tian.

Bah ouais ! Tu m’prends pour une teub ?

Son pote lui asséna une bourrade dans le dos.

Alors, t’es pas près d’en choper un !

Les trois collégiens étaient inséparables. Ils se connaissaient depuis la maternelle et formaient avec Zac un quatuor que personne ne pouvait ignorer. D’ailleurs, on ne voyait jamais l’un sans les trois autres, les United Colors comme on les surnommait dans le quartier. Mais là, Sis avait sonné l’alerte en apercevant Zac s’introduire seul dans ce trou à rats. Un endroit qu’ils n’avaient pas l’habitude de fréquenter.

Tu crois qu’il fait le leurdi dans notre dos ? s’inquiéta Kir, dont la lampe commençait à donner des signes de faiblesse.

Putain, s’il nous couille, j’lui pète les genoux à cette baltringue ! commenta Tian. On verra bien s’il fait le malin le luc dans un caddy.

P’t-être qu’il chasse le storca ?

Et pourquoi pas la belette ? enragea Kir. T’as sniffé ou quoi, Sis ?

Cool mon frère ! On va le trouver, le frangin…

Kir avait hâte. Les piles s’épuisaient et il restait encore autant d’étages à explorer. De quoi le rendre un peu plus nerveux à chaque seconde qui filait. Un stress communicatif car bientôt plus personne ne broncha. Des bruits insolites leur parvenaient des profondeurs de la tour. Les sons ricochaient dans les colonnes d’air des vide-ordures comme autant de cailloux aiguisés prêts à jaillir, à griffer. À mordre. Des grognements inquiétants de bêtes enragées prenant leurs marques pour la nuit.

T’as le gun ?

Ouais ! Il refroidit mes boules…

Malgré son assurance, Kir n’en menait pas large. Sur ses gardes, il aborda le cinquième étage avec une bombe et son horloge de mise à feu à la place du cœur. Un tic-tac claquant à son oreille comme le générique fou de 24 heures chrono.

Il s’arrêta une fois encore au milieu du couloir. De part et d’autre, les portes défoncées des appartements ouvraient sur des espaces où tout ce qui avait eu une valeur marchande avait disparu. Il hésita. Au bout du boyau, un bruit métallique éveilla ses craintes. Un rythme sourd et régulier. Rien à voir avec les plaintes venant d’en bas.

Il dégaina l’arme chipée à son aîné : un Smith et Wesson qui crachait des pruneaux de 9 mm. Il le plaça à côté de la torche et pria pour qu’il n’ait pas à s’en servir. Il faut dire qu’à douze ans, il n’avait pas encore une parfaite maîtrise de l’engin. Mais cela pouvait faire illusion.

Sissoko suivait. Il n’en menait pas large non plus. Son souffle court révélait une tension extrême.

Tian fermait la marche et se retournait à tout bout de champ, paniqué à l’idée de voir surgir des fantômes malveillants dans son dos.

Kir stoppa une fois de plus, paralysé par la peur. Les coups tombaient avec une régularité métronomique. Comme le beat d’une boîte à rythmes bloquée.

Tu crois que c’est Zac ?

On va bientôt le savoir…

L’ado reprit sa progression, les sens plus que jamais en alerte. À la cinquième foulée, il se colla au mur, glissa lentement jusqu’au chambranle d’où s’échappaient les coups et projeta ses bras dans l’inconnu.

V’là les keufs ! gueula Sis en le poussant violemment pour son grand saut.

Qu’est-ce tu…, s’étrangla ce dernier.

Le faisceau s’agita telle une luciole au milieu de l’obscurité pailletée d’argent. L’arme balaya l’espace de façon tout aussi anarchique. Un tango mal assuré. Puis le couple se reforma. Acier contre plastique. Une bouée à laquelle s’accrocha Kir de toutes ses forces. Si fort que ses articulations craquèrent sur un cri d’effroi.

Zy va ! C’est quoi cette Babylone ?...

Un corps nu tournait devant eux, entraîné par une boule à facettes dont les flammèches illuminaient le plafond de manière surréaliste. Un corps sans tête dont les avant-bras avaient eux aussi disparu, tout comme le sexe remplacé par une tige métallique qui butait à chaque passage sur un morceau de tuyauterie scellé dans le mur.

C’est qui ce crinedo ? parvint à articuler Sis, tout aussi retourné que son pote par la barbarie de la scène.

Allez, les mecs, on prend le virage, sinon on va s’faire kidnap’.

Attends !

En explorant les lieux, Kir venait de mettre à jour le système permettant cette danse macabre. Une batterie de camion reliée par des câbles à la boule à facettes. L’ado pointa le revolver et tira. La détonation les étourdit. Le corps s’immobilisa et Sissoko retrouva un peu de sa verve.

Tu nous as fait quoi, bouffon ? Tu veux que les kissdés rappliquent ?

J’en avais marre que Batman rate sa cible !

Fini, les clowns ? On se casse et fissa !

T’as les boules, Tian ?

J’veux pas croiser le ouf qu’a fait ça. J’ai vraiment pas envie de finir en portemanteau !

Alors, on s’casse et pas un mot à personne. Compris ?...

5

Rouen, le même jour, fin d’après-midi.

Gantier referma le dossier, le jeta négligemment devant lui et se leva.

La carrière de Norbert Cortella résumée en quelques feuillets l’avait plongé dans un abîme de perplexité. Songeur, il se cala contre la fenêtre et observa la rue en contrebas. Une rue où les ombres s’allongeaient peu à peu sous l’effet du soleil couchant.

À l’ouest, la perspective des immeubles butait sur un cône de lumière rougeoyant. Un présage, pensa l’officier de police, en redoutant les transformations à venir au-delà de l’avenue Jean Rondeaux. Un no man’s land d’entrepôts qui allait disparaître au profit d’une nouvelle urbanisation plus chic et beaucoup moins ouvrière, repoussant la vocation maritime du port toujours plus à la périphérie, vers les sœurs Couronne, déjà industrialisées à l’excès.

Dans le lointain, floutés par tant de lumière, les piliers du pont Flaubert s’inscrivaient telles les flèches pixellisées d’une cathédrale à la Monet. Une cathédrale dont les fondations reposeraient dans le lit du fleuve à la manière d’échassiers immobiles attendant l’heure de sonder la vase.

À cette évocation, Gantier plongea dans le futur. Un futur proche, synonyme d’agitation dans la perspective de la nouvelle Armada dont les affiches commençaient à fleurir aux quatre coins de l’agglomération. Un événement qui allait drainer tous les amoureux de vieux gréements et, en corollaire, sa cohorte d’escrocs à la petite semaine prêts à passer l’action pour la circonstance. Une perspective qui n’enchantait guère le lieutenant. Sans compter que pendant toute la période, la ville allait devenir aussi infréquentable qu’une ancienne maîtresse. Un peu plus depuis la fermeture du pont Mathilde. De quoi le mettre en rogne. Comme l’idée de s’être fait piéger par Hunkeler en personne.

Il ruminait toujours lorsque Sorel fit irruption. Toujours pressée. Perpétuellement tiraillée entre ses obligations de mère et son boulot de flic. Une complicité fuyante sur laquelle Gantier avait bien du mal à ancrer une relation aussi forte qu’avec Povert et Sanglard en son temps.

Ça n’a pas l’air d’aller ? s’enquit-elle en rassemblant fébrilement ses affaires.

Ouais, on peut dire ça, grommela l’ours en se détournant du paysage.

Tu m’excuseras, mais je suis pressée. Je devrais déjà être chez la nourrice.

Tous les jours, c’était la même rengaine. Le crédo de la gosse à aller récupérer avant dix-neuf heures, sous peine de voir le budget nourrice exploser en heures supplémentaires. Un stress qu’il ne voulait pas subir et qu’on lui imposait. Un stress insupportable pour un célibataire endurci comme lui qui voyait dans le mariage et les gosses une entrave à sa liberté. Des chaînes trop grossières pour qu’un jour, il puisse les supporter.

Tel un courant d’air, Sorel disparut, happée par ses angoisses. Sembène et Cortella avaient déjà fui. Ne restait plus que Mertz. Invisible.

Gantier eut soudain l’envie d’une présence chaleureuse accompagnée d’un bon « remontant » mais auparavant il appela l’IJ et Perrois. Peut-être disposeraient-ils de nouveaux éléments susceptibles de l’éclairer, comme des empreintes digitales qu’il pourrait comparer à celles enregistrées dans le FAED ? (Le fichier automatisé des empreintes digitales.) Hélas, les bras n’avaient pas encore dévoilé leur mystère et Gantier resta sur sa faim.

En quittant à son tour « l’étage des morts », le lieutenant comprit ce qui l’avait gêné à la lecture du dossier Cortella. Un décalage entre une carrière irréprochable partagée entre des postes prestigieux à Lyon, Marseille et Paris et une fin de parcours en forme d’enterrement dans une préfecture de province. Un paradoxe qui réclamait quelques éclaircissements.

La femme ne vieillissait pas. Malgré l’heure incongrue pour cette reine de la nuit, Miss March embrassa Gantier comme à l’époque, pas si lointaine, où il passait ses nuits à l’Irlandais. Un lieu où tout devenait possible, à l’exception de la consommation de drogues. Un sujet sur lequel l’un et l’autre restaient intraitables. À près de soixante-cinq ans, Miss March, comme l’avait surnommée un officier de marine quarante ans plus tôt, bélier ascendant taureau, dirigeait d’une main de fer un établissement fréquenté par tout le gratin de la ville. Pour l’heure, le lieu était désert et aussi silencieux qu’un couvent de moniales. Seul le bar offrait un peu de chaleur. Un îlot nimbé d’une lumière bleutée sur lequel tant de naufragés s’étaient échoués.

C’est drôle que tu viennes me voir, après la visite de ta collègue ! lâcha la sexagénaire aux manières de dame patronnesse.

Lise est passée ?

Oui. Pas plus tard que la semaine dernière. Elle voulait que je lui parle de son père. Pour elle, ses images de petite fille ne cadraient pas avec la réalité et espérait mon aide pour en dresser un portait plus exact. Et je suppose que tu t’es déplacé pour les mêmes raisons, n’est-ce pas ?

On ne peut rien te cacher !

Qu’est-ce que je t’offre à boire ?

Gantier observa les bouteilles alignées devant lui. Opta pour un gin nature. Sec à souhait pour diluer l’appréhension qui commençait à poindre. Quant à Hélène, elle se servit un fond de whiskey qu’elle noya dans une eau plate avant de trinquer avec son visiteur.

Aux héros de la nuit !

À ses fantômes ! surenchérit Gantier, certain que Lise Cortella risquait d’être à terme un problème. Que lui as-tu raconté ?