Les Chats de la rue Saint-Séverin - Anne-Marie Mitchell - E-Book

Les Chats de la rue Saint-Séverin E-Book

Anne-Marie Mitchell

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Beschreibung

Un véritable plaidoyer pour la cause animale !

1718 – La capitale n’a encore rien perdu de son aspect provincial. C’est dans ce Paris, où les riches demeures côtoient les chaumières de boue, qu’un enfant assiste, épouvanté, à un meurtre commis par ses camarades de jeu. Douze ans plus tard, dans la nuit du 16 au 17 novembre 1730, des chats sont victimes d’une féroce tuerie organisée par des typographes de la rue Saint-Séverin pour se venger de leurs patrons. Atroce fait divers qui va réveiller, chez l’enfant, une colère jamais apaisée par le temps. L’enquête est confiée à l’attachant commissaire Gratien Chantereau et à son inséparable compagnon, le chien Pug.

Un roman émouvant, aux personnages fantasques et captivants. Des dialogues émaillés d’humour – grâce aux trouvailles de la langue et aux menus anachronismes malicieux, glissés de-ci de-là. On y retrouve certaines figures historiques comme le peintre Chardin ou le jeune Louis XV, âgé de vingt ans. Une véritable comédie humaine, frappante de modernité – avec le récent projet de considérer les animaux comme des personnes –, qui passionnera tous les lecteurs convaincus qu’aimer les animaux rend les hommes meilleurs.

Cette enquête captivante nous plonge dans le Paris du XVIIIe siècle tout en abordant des thèmes marqués par la modernité.

EXTRAIT

— Vous ne portez point perruque? s’enquit le lieutenant général,dont le pied droit battait impatiemment le sol.
Encore un qui accorde peu de crédit aux hommes qui portent les cheveux de leur cru. Il pourrait bien s’en repentir, le petit seigneur de Fontaine-l’Abbé et de Vaucresson. Sois prompt, Gratien, à la repartie, et n’attends pas qu’il te prie de t’asseoir pour le faire.
Comment peut-on espérer être engagé dans la police et se montrer aussi malappris? Cessons de crier au paradoxe et soyons à l’écoute de ce qu’il lui dit.
— Les perruques masquent notre personne. Aussi ai-je choisi de ne point cacher ce que la Nature m’a donné, répliqua-t-il en prenant place sur la chaise.
Son fier culot fut reçu par une mimique de dédain.
— C’est la main de Dieu qui nous donne, corrigea le magistrat. Faites attention, toutefois, à ne pas trop jouer à jeu découvert. La prudence ne se trouve guère avec la jeunesse.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

En suivant le commissaire Gratien Chantereau toujours flanqué de son chien Pug et son adjoint Melchior Donnadieu, Mitchell, sous le plaidoyer de la cause animale, restitue avec minutie le langage et l'ambiance de ce Paris du XVIIIe siècle, qui vit alors sous le règne du jeune Louis XV, où se côtoient perruques poudrées, artisans, espions de la police et gens du peuple. - Véronique Cassarin-Grand, Le Nouvel Observateur

[L]'un des grands plaisirs de cette lecture, c'est la langue mitonnée par l'auteur, pittoresque, profuse et pleine de trouvailles subtiles. Et l'humour dont Anne-Marie Mitchell, malgré le sordide de l'événement qu'elle relate avec l'indignation d'une ardente avocate de la cause animale, habille son délectable récit. - Bernard Fauconnier, Témoignage chrétien

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’origine corse, Anne-Marie Mitchell possède la double nationalité franco-britannique. Critique littéraire à La Marseillaise, elle est aussi romancière et essayiste. Passionnée par certains auteurs, elle porte un œil d’entomologiste sur leurs œuvres. Elle a signé ainsi un livre sur George Sand, un autre sur Guillevic, un troisième sur Ismaïl Kadaré. Son Rhapsode albanais fut la première étude publiée en France sur cet écrivain.
Ardente défenseuse de la cause animale, son livre L’Humain me fatigue, Voyage avec mon chat (préfacé par l’écrivain Gilles Lapouge) a rencontré un formidable succès et a frôlé le Prix Littéraire 30 millions d’Amis en 2007.

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Pour Jacques, Michel, André, François, Vénus,Marie-Caroline, Anne, Sabine et Brigitte.

Pour Buddy, Simba, Litchi, Louna,Mates, Rex, Chica, Cosmos, Inno, Pixie.

Et en mémoire de Clément Houellebecq,Félix Rollin et Barnabé Nalpas.

Cette enquête policière est très librement inspirée de notre lecture de La Misère des apprentis imprimeurs de Dufresne et des Anecdotes typographiques de Nicolas Contat, dédiées, au XVIIIe siècle, au Censeur Royal – où l’on voit la description des coutumes, mœurs et usages singuliers des Compagnons imprimeurs, et où mention est faite, dans la nuit du 16 au 17 novembre 1730, du massacre des chats de la rue Saint-Séverin. Nous devons notre connaissance de Dufresne et de Contat à l’historien Philippe Minard, auteur de Typographes des Lumières (Champ Vallon, 1993). Ce fait divers tragique a été depuis maintes fois cité, notamment par Frédéric Vitoux dans son Dictionnaire amoureux des chats (Plon, 2009), et utilisé par l’historien américain Robert Darnton dans l’un de ses chapitres traitant des « Attitudes et croyances dans l’Ancienne France » (Robert Laffont, 1999). En ce qui concerne notre enquête policière, personnages et lieux réels situent le roman dans son contexte. Tous les autres servent la fiction. Tant il est vrai, comme l’écrivit Jacques Chessex dans Le Dernier Crâne de M. de Sade (Grasset, 2010) que les historiens ne s’intéressent qu’à l’avéré. Ils ignorent les murmures dans les parois, les souffles qui hantent les murs, les recoins, les resserres. Ce qui ne se voit pas. L’oublié. L’autre histoire qui insiste dans l’ombre.

PROLOGUE

— C’est bon, le vieux est parti, on va s’occuper de notre cible préférée, dit une voix qui, à l’évidence, ne souhaitait pas être reconnue.

Elle était néanmoins reconnaissable entre toutes, puisqu’elle effrayait depuis des mois les gens et les animaux.

« Pipiot s’approche ! » hurlait-on dès que le cruel garnement errait à la recherche d’un souffre-douleur humain ou d’une bête à persécuter. Il lui suffisait d’ailleurs de chanter son vaudeville du Pont-Neuf pour que Tire-Laine, Fagotin et Dépavé accourent vers lui en grande hâte :

Dans la rue de la Tournelle

Un coup de foudre est tombé.

Il n’a pas cassé de cervelles,

Car il n’en a pas trouvé.

Leur « cible préférée » était un jeune garçon, surnommé l’Habillé de soie, qui, après avoir partagé leurs espiègleries de gamins, n’avait plus qu’un seul désir : peindre. Mais le C’est bon, le vieux est parti du Pipiot lui avait fait comprendre que ce onzième jour de novembre 1718 serait à marquer d’une pierre noire.

DOUZE ANS PLUS TARD

PREMIÈRE PARTIE

« Le temps viendra où les gens regarderont le meurtre des animaux comme ils regardent aujourd’hui le meurtre des êtres humains. »Léonard DE VINCI

Paris, la nuit du 16 au 17 novembre 1730

Non loin du collège d’Harcourt, se trouve la rue Saint-Séverin. On y entend les domestiques protester contre l’insolence des maîtres. On y voit le docte théologien de Sorbonne méditer sur les Mémoires du janséniste Claude Lancelot et le libertin sur les œuvres érotiques du comte de Caylus. À son extrémité, se dresse l’imprimerie Garamond, domaine de Faustin et Perrette Dupertuis, mais surtout de la Grise, leur chatte vénérée.

Au moment où commence cette histoire, l’étage noble de l’imposante demeure était en joyeux émoi. Pour fêter le séjour dans la capitale d’un lointain cousin du marquis de Simiane, les propriétaires partageaient avec leurs convives le repas préparé par dame Césarine, réputée pour ses tourtes de godiveau, ses truites à la Chambord et ses confitures rafraîchissantes.

« Les mines du Pérou n’offrent rien de plus somptueux. De quelque côté que nous portions notre regard, nous sommes enchantés. Ce souper, servi en vaisselle d’argent, semble avoir éclos sous la baguette d’une fée », s’était pâmé un modeste rubanier, tout rayonnant d’avoir été convié à un tel festin.

À l’entremets, la voix du lointain cousin se fit entendre.

— Buvons ce vin de Suresnes, mon cher Faustin, à la défaite de René Hérault ! Prouvons à ce trop ardent lieutenant général de police que les armes des ennemis du Roi sont toujours prêtes et toujours victorieuses !

Salve d’applaudissements.

Les acclamations redoublèrent à l’écoute de son pamphlet, inspiré des Lettres provinciales de Louis de Montalte, autrement nommé Blaise Pascal. Mais c’est le cœur empli d’une immense tristesse que les Dupertuis l’écoutèrent conclure sur un sentiment de gré à l’égard du Seigneur qui ne s’opposa point à la décision d’Étienne Pascal de jeter un pauvre chat par la fenêtre pour préserver la vie de son fils à la faible santé. Conséquence, croyait-on, d’un maléfice. Ce même fils qui écrira plus tard que soutenir la piété jusqu’à la superstition, c’était la détruire.

Après avoir félicité les maîtres des lieux sur leur hospitalité, le lointain cousin prit congé au moment où le laquais de louage servait le cotignac, si bénéfique à la digestion de l’aristocratie du commerce. Il fallait bien afficher l’insolence du parfait parvenu, et lorsque l’occasion leur était donnée de paraître à leur avantage, les Dupertuis n’avaient pas leur pareil. Nos bourgeois aimaient, comme on dit, avoir le grand air.

Passées les dix heures, Perrette demanda à son époux de tenir compagnie à leurs distingués convives, en attendant l’arrivée des carrosses.

— Ils ne sauraient tarder, mon ami. Je vous attends dans ma chambre. Il nous faut prier et remercier le Très-Haut pour Ses bienfaits.

La maison vidée de ses invités, la Grise, qui avait patienté sur un prie-Dieu avec un calme antique, s’installa près de l’âtre flambant et savoura le godiveau de dame Césarine. Vers minuit, elle monta sur les toits où se rassemblaient les chats. Comment aurait-elle pu se douter que ses congénères seraient brûlés vifs en des cages de fer, et que son corps martyrisé serait jeté dans le charnier de l’église Saint-Séverin ?

Les coupables ? Flavien Chasserot, dit le Dépavé ; Gervais Vauthier, dit le Pipiot ; Jacquion Cizet, dit le Crapoussin ; Anicet Jarrat, dit le Tire-Laine ; Calixte Plumay, dit le Fagotin. Cinq ouvriers de la casse, formés sur les presses de l’imprimerie Garamond.

* * *

Quelques heures plus tôt, les typographes s’étaient réunis dans la chambre du Tire-Laine. Irrités par la maltraitance de Folquin Ricou, ils s’étaient juré de réparer l’affront.

— Tu es bien le fils d’un homme qui, tout au long de sa courte et pitoyable vie, chercha de l’ouvrage et pria Dieu de n’en point trouver, avait hurlé Faustin Dupertuis en agitant une baguette de jonc.

Habitué à ses violentes colères, l’apprenti l’avait écouté lui seriner son éternelle rengaine.

— Ton père, ce bon à rien, trouvait une ressource plus abondante dans les aumônes que dans ce qu’il aurait pu gagner en travaillant. Il était en cela d’autant plus punissable qu’il volait le pain des véritables pauvres, en s’attribuant des charités qui leur étaient destinées. Ta basse-courière de mère pouvait au moins tâter les poules au cul pour savoir si elles étaient sur le point de pondre.

Et patati et patata ! J’en ai jusque-là de devoir supporter ce discours-là, chansonna Folquin dans sa tête.

Le bourgeois redoubla sa fureur et le menaça de lui faire payer cher ses paroles de mépris jetées à la figure de dame Césarine.

— Si les restes d’un bouilli froid ne satisfont pas ta faim, tu n’as qu’à t’en aller mendier meilleure pâtée auprès des équarrisseurs. Avec eux, les chiens de ton espèce avalent tout ce qu’on leur jette et ne se couchent jamais bredouilles. Que cent diables t’emportent !

L’apprenti avait pourtant rempli, ce jour-là, comme à l’accoutumée, les paniers de charbon, huilé le papier, allumé le feu sous le cuvier, débarrassé la galée des crottes de rat, jeté les mauvaises lettres à la fonte et ouvert, à quatre heures du matin, la porte aux Compagnons. Perrette Dupertuis, bigresse au visage ridé tel le fessier d’un pauvre homme, avait menti lorsqu’elle l’accusa d’aller se saouler dans les cabarets. Une seule fois, il s’était enivré. C’était le jour où Fagotin avait fait venir de la liqueur d’abricot et des violons pour fêter l’anniversaire de Dépavé.

* * *

Après avoir frotté un bâtonnet de soufre contre le mur et allumé sa bouffarde, le Pipiot s’était indigné de la rigueur avec laquelle le jeune Ricou avait été traité.

— Depuis que la fortune leur a haussé le menton, les Dupertuis ne marquent aucun intérêt pour nos ventres qui gargouillent de faim. Si nous continuons à nous décharner, la mort fera de notre cadavre une triste ripaille. La Grise s’en met plein la panse, alors que nos repas se réduisent à de noirs brouets, arrosés d’une piquette qui ne rappelle pas son buveur.

Il secoua les cendres de sa pipe sur le sol de terre battue.

— Vengeance, amis, vengeance ! Allons-nous tolérer une heure de plus que les privilégiés aient leur paradis sur terre ? Que non pas ! Allons-nous tolérer une heure de plus que le peuple travaille, chaque jour, entre douze et quinze heures d’horloge et se nourrisse des détritus des Halles ? Que non pas !

— Que non pas ! répétèrent les typographes en écho.

— Alors, il nous faut agir ensemble et sans délai. Jurez sur votre honneur de ne jamais abandonner la lutte !

Et chacun, à l’appel de son nom, leva la main et dit : « Je le jure. »

Impatients de se venger des bourgeois enrichis sur le dos des travailleurs, ils burent à l’honneur des cocus et des filles de joie du Pont-Neuf, sous les mascarons duquel quatre d’entre eux avaient grandi. Le Tire-Laine refusa de trinquer avec ce vilain petit bâtard de Crapoussin et suggéra au Pipiot de punir les rupins en envoyant leurs chats au sacrifice.

— Si j’étais toi, je nous laisserais faire main basse sur les tigres en furie qui grondent la nuit dans les gouttières, gueula-t-il après avoir jeté un gobelet par la fenêtre pour faire taire les jappements d’un chien.

— Tu as raison… Fagotin, au lieu de rester assis à califourchon sur ta chaise, arme-toi d’un gourdin ! Et toi, Dépavé, quand tu auras fini de te moucher dans tes manches, trouve-moi des cages grillagées, des sacs et des torches !

Les Compagnons ne se le firent pas dire deux fois. Seul le Crapoussin eut un mouvement d’hésitation. Au regard haineux lancé par ses collègues, il se força à un rapide sourire et promit d’aider Calixte à se procurer de la paille et des massues.

La pierre est moins dure que ton cœur, gronda-t-il en son for intérieur. Ce massacre, Pipiot, tu le paieras doublement. Et pour nous et pour eux.

Homme de la situation, Vauthier brandit sa longue pipe à bout de bras et mit sa troupe en marche au cri de « À l’imprimerie ! Tous à l’imprimerie ! ».

Aux environs de minuit, les typographes quittèrent la rue de la Huchette, empuantie par les monceaux d’ordures et le ventre putride des charognes. Des fanaux, suspendus aux fenêtres des maisons, trouaient l’obscurité et guidaient leurs pas. Au moment où ils arrivèrent dans la rue Saint-Séverin, des gardes, armés de pistolets et munis d’une lanterne sourde, se mirent à accélérer leur marche. Sacrée déveine ! Les Compagnons se rangèrent pour les laisser passer, surpris de les voir continuer leur ronde, comme s’ils avaient autre chose à faire qu’à s’occuper de soûlards, transportant des cages à lapins.

Lorsque nos futurs assassins atteignirent la porte donnant sur la cour des Dupertuis, un chien renifla leurs odeurs à pleines narines. Le Crapoussin tira aussitôt de sa poche un morceau de pain et le jeta le plus loin possible pour tenir l’animal à distance et lui épargner le tranche-lard du Dépavé, dont la bouche édentée s’était tordue de colère. L’homme était connu pour lancer le couteau et ne jamais manquer le but visé.

Assuré de la fuite du sale cabot, le Pipiot crocheta le pêne et intima l’ordre à tous ses rabatteurs de grimper sur les toits. Il se réservait la gouttière voisine du cabinet de la bourgeoise, repaire de la Grise.

— Va-t-elle se sauver ? murmura-t-il en rampant vers elle tel un serpent.

Par malheur pour l’innocente bête, l’odeur du typographe lui était familière. Aussi, sans avoir craché ni arqué le dos, eut-elle les reins brisés par un barreau de presse récupéré sur un tas d’immondices. Vauthier porta son corps à l’épaule jusqu’au porche où ses acolytes l’attendaient. Un siamois, un chartreux et trois chatons se tenaient à l’étroit derrière les barreaux de leur prison, tremblant de tout leur corps. Trompés par le Fagotin qui savait contrefaire leurs miaulements à s’y méprendre, ils avaient été poussés dans un accul et s’étaient jetés en foule dans les pièges tendus par leurs poursuivants.

La lune avait pris son plein lorsque les ouvriers pénétrèrent dans le charnier de l’église Saint-Séverin. Aux sieurs Chasserot, Cizet, Jarrat et Plumay fut accordé l’honneur de faire périr les chats sur la pyramide de bois en y jetant leurs torches. Quant à la Grise, elle fut condamnée à être pendue par les pattes arrière. Au sieur Vauthier fut accordé l’honneur de lui crever les yeux et de tourmenter ses mamelles avec des tenailles rougies au feu.

Le Tire-Laine, un rictus moqueur au coin des lèvres, ordonna d’enflammer les fagots. Seul le Crapoussin refusa d’obéir. Il aurait voulu fuir, mais un engourdissement invincible dans les jambes le clouait au sol. Des larmes de tristesse et de honte coulèrent sur ses joues.

À dix toises de là, un vieux matou s’était tapi au pied d’un arbrisseau, effrayé par les flammèches s’envolant du bûcher où les chats se consumaient dans d’épouvantables souffrances. Une ombre silencieuse, assise sur les talons, calma ses inquiétudes d’une douce caresse. Masquée de velours noir, elle ramena sur sa tête le capuchon de sa pelisse et jeta son regard sur Aubin Nétillard. Le chevalier du guet royal avait bien du mal à faire taire les hennissements de sa jument alezane, prise d’une terreur panique à la vue des brusques projections d’étincelles qui l’obligeaient à se reculer.

L’homme aboya pour mieux se faire entendre.

— Holà, tapageurs, ne faites pas tant de bruit et achevez au plus vite votre besogne si vous ne voulez pas que la morgue abrite vos cadavres !

Lorsqu’il s’en fut allé, la Grise endura le pire des calvaires. Vers les deux heures après minuit, avant qu’un ultime soupir eût mis fin à son martyre, son corps fut jeté sur le cadavre d’un nouveau-né, dont les premières chairs commençaient à se fondre dans la terre grasse. Bientôt plus personne ne saurait que cet enfant sans tache, victime de la misère, avait existé.

Au matin, la cuisinière annonçait à Faustin Dupertuis que la Grise n’avait pas lapé une seule gouttelette de son eau de source. Elle prétendit s’en soucier, et alla même jusqu’à mordre dans son mouchoir pour ne pas pleurer.

— Les ouvriers sont-ils tous à leurs pupitres de montage ? demanda-t-il, la voix rauque et les yeux encore gonflés de sommeil.

Elle lui fit réponse qu’ils l’étaient ; mais que Folquin Ricou s’était rendu à l’église Saint-Séverin pour ramener la carnassière de Monsieur, retrouvée par le bedeau sur le banc du confessionnal.

L’imprimeur écarquilla les yeux.

— Que me contes-tu là, dame Césarine ? Je n’ai jamais chassé le gibier. Dieu merci, les ailes des perdrix et les cuisses des bécasses me tombent toutes rôties dans le bec. Retourne à ton poêle et surveille bien la cuisson de ton ragoût ! J’ai encore dans le nez l’odeur de brûlé de ton navarin d’hier soir.

Penchée par-dessus la rampe en marbre de l’escalier, Perrette Dupertuis, vêtue d’une longue chemise bouffante, imitait les miaulements de la Grise, inquiète de ne pas l’avoir entendue ronronner sur son douillet sofa. Le mari tâcha de la rassurer.

— Prenez patience, m’amie, notre gente bête n’est point encore revenue de ses escapades nocturnes. Elle a dû rencontrer un galant et se préparer au mois des amours félines. Ne languissez-vous pas de voir ses flancs chargés de lait ?

— Monsieur mon époux, voulez-vous bien vous taire ! piailla-t-elle, les deux mains serrées contre ses oreilles.

Elle les reposa sur la balustrade. Puis, d’une voix haut perchée :

— Vous blessez la décence. Auriez-vous oublié que la chasteté conduit plus sûrement au bonheur que le vice ? Apprenez que notre chatte repousse toutes les tentations. Elle doit être en train de faire la guerre aux souris.

— Cessons donc, ma douce colombe, de nous faire du mauvais sang ! Notre chocolat servi, l’intrépide vagabonde rentrera au logis.

Il ne croyait pas si bien dire.

Les premières gouttes veloutées s’échappaient de la chocolatière d’argent lorsque l’apprenti, chargé par le Pipiot de ramasser le cadavre de la Grise, lança une carnassière près du fourneau, sur lequel mijotait une blanquette de poularde aux truffes. Sa mission accomplie, il prit la poudre d’escampette. Le prote, Isidore Boiron, gaillard d’une quarantaine d’années, fit part au patron qu’il pouvait témoigner de la course endiablée du jeune Folquin depuis la fenêtre de la cuisine jusqu’au bas de la rue Saint-Séverin :

— Ce petit morveux, qui a bien mérité votre violente semonce, heurta même au passage Achille Florimon, au moment où le vieux parfumeur ouvrait son atelier, une main en visière pour protéger ses yeux de chouette contre la lumière naissante du jour.

L’imprimeur pria son directeur des travaux d’ouvrir cette puante gibecière ! En voyant le corps supplicié de la Grise, la bourgeoise poussa un cri, sentit ses genoux se dérober sous elle, porta la main à son cœur et tomba évanouie. Des sels de pâmoison, maintenus sous son nez, ranimèrent ses esprits.

— Le sieur de Montaigne, fervent adorateur des chats, eut bien raison de dire que tous les jours vont à la mort et que le dernier y arrive, articula Faustin avec peine.

L’émotion avec laquelle il avait parlé aurait attendri les rochers. Il tira très fort le cordon pour appeler la cuisinière.

— Dame Césarine, fais bouillir son corps et décharne-le ! Je placerai moi-même ses délicats ossements dans le reliquaire en filigrane d’or, entre deux buissons de cierges. Dire que la semaine dernière j’ai acquis un an de plus. Cette mort rend le poids des années encore plus lourd. Je crains que ma santé n’y tienne pas. Dieu m’est témoin que je n’ai jamais souhaité le malheur de personne ; mais seul le sang de ses assassins…

Les mots lui manquèrent pour terminer sa phrase. Il s’effondra dans un vaste fauteuil, le corps tout secoué de sanglots.

Maîtrise-toi, Faustin. Pense à ton défunt père qui disait : « Celui-là est homme de bien qui pardonne tout. » Pose tes mains sur l’accoudoir, et respire un bon coup. Tu vois, tu te sens déjà mieux.

Le cœur de leur sainte Grise fut déposé dans une cassette et mis en terre au pied d’un poirier. Sur le petit monceau de terre qui le recouvrait, le directeur de conscience de Madame répandit des herbes odoriférantes et planta un crucifix.

En bons chrétiens, les Dupertuis inclinèrent la tête devant le Crapoussin et les pauvres venus assister à l’enterrement. Ils distribuèrent du pain, pétri selon la recette du couvent des Ursulines, et s’éloignèrent les paupières baissées.

Pendant la triste cérémonie des funérailles, Jarrat, Plumay, Chasserot et Vauthier, réunis dans la salle de pliage et satisfaits du prochain embarquement de l’apprenti Ricou sur l’un des vaisseaux de Sa Majesté, ridiculisaient la bourgeoise. Retranché derrière une fenêtre, le vieux parfumeur les écoutait narrer gaiement la navrante histoire de la Laitière et de son Pot au lait, les écrits des savants posés sur leur tête en guise de coussinets.

Perrette là-dessus saute aussi, transportée.

Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée…

À l’aube du 28 novembre, un boueur des chemins publics trouvait dans le lavoir de la rue de la Bûcherie le corps d’Aubin Nétillard, le chevalier du guet royal. Son cadavre fut examiné, sous les voûtes de la morgue, par le médecin Ambroise Chauvin, en présence du lieutenant général Hérault et du commissaire Gratien Chantereau, accompagné de Pug, son fidèle chien. L’homme gisait, la gorge tranchée, à côté d’un misérable, surpris par la mort alors qu’il réchauffait son corps transi, blotti au recoin d’une porte. Sa jument fut offerte à l’inspecteur Melchior Donnadieu, qui la baptisa Agnodice.

Le lendemain, les coupables du massacre de la rue Saint-Séverin quittaient leur poste, sans prendre congé des autres Compagnons. L’après-midi qui suivit leur disparition précipitée, cinq ouvriers de la casse succédaient à leur fonction. Malgré leur noir chagrin, les Dupertuis leur firent un chaleureux accueil au moment où, à Versailles, le Premier valet de chambre grattait à la porte du Roi et entrait précipitamment.

— Que se passe-t-il, Bachelier ? demanda le jeune monarque en se levant de son fauteuil. Il messied à un homme tel que vous de nous déranger dans nos moments de loisir. Serait-il arrivé quelque malheur ?

— Que Votre Majesté me veuille bien pardonner, mais un garde a trouvé une énorme malle, dans l’allée menant à la cascade basse.

— Quelqu’un l’a-t-il ouverte ?

— Personne. Nous attendons votre ordre.

Louis XV ayant consenti au transport du coffre et à son ouverture, Bachelier y découvrit un tableau qu’il eut grand-peine à soulever et à poser contre le mur.

— Je connais cette toile, Sire. Elle est l’œuvre de Siméon Chardin et s’intitule la Raie dépouillée. Ainsi que vous pouvez le voir, un poisson éventré, à visage humain, y figure suspendu à un croc. Elle fut produite, en 1728, à l’Exposition de la Jeunesse.

— Pourquoi le peintre a-t-il représenté, dans sa nature morte, un chat vivant et aux poils hérissés ? Il semble si vrai que l’œil s’y trompe, dit-il, admiratif, le poing droit appuyé à la cambrure de sa taille.

— Lui seul le sait.

Sommé de vider le coffre, Bachelier sortit une boîte à perruque. Il tourna la clef dans la serrure et l’ouvrit.

— Ha ! mon Dieu ! s’écria-t-il, les yeux exorbités d’épouvante.

Pendant quelques secondes, le Roi flageola sur ses jambes.

— Qu’y a-t-il encore, François-Gabriel ?

— Elle enferme une tête d’homme, Sire ! Dois-je appeler un officier du Châtelet pour qu’il fasse le procès-verbal de l’état où nous l’avons trouvée ?

— Cela ne sera point nécessaire. Jetez-la dans le bassin où nagent les carpes ! Mais avant qu’elle ne serve de nourriture aux poissons, défaites le nœud. Nous aimerions bien savoir si quelque chose est inscrit sur la bande de papier retroussant les cheveux de cette maudite tête, nasilla-t-il, après avoir éternué et fait sauter, d’un seul coup de revers d’une fourchette, le sommet de l’œuf porté par un coquetier.

Bachelier déroula le large ruban et lut à haute voix la note tracée avec des lettres découpées dans les pages d’un imprimé : Anicet Jarrat, dit le Tire-Laine, ouvrier de la casse formé sur les presses de l’imprimerie Garamond. L’un des coupables du massacre des chats de la rue Saint-Séverin. Lion ne puis, faucon ne daigne, pourceau suis.

— Par quel miracle ces mots tiennent-ils ? demanda Louis.

— Ils me semblent enduits de colle à miel utilisée par les doreurs sur bois.

Une veine battit à la tempe du Roi.

— Nous jurons le Ciel que les meurtriers seront jugés selon notre justice. Nous voulons connaître la raison pour laquelle ils ont fait périr ces pauvres chats. Que le sieur Chardin soit convoqué par le lieutenant Hérault, à qui nous ordonnons de se donner tous les agissements nécessaires pour découvrir les auteurs de ce massacre ! Nous ne pouvons nier avoir une certaine curiosité pour les choses lugubres, mais cette mise en scène macabre sort des bornes.

Il s’approcha de Bachelier et lui parla tout bas.

— Ne mettez jamais votre langue en liberté de parler. Nous vous demandons le plus grand secret. Vous comprenez bien que s’il se commettait une indiscrétion, nous saurions qu’elle vient de vous. Nous vous enjoignons de faire en sorte que notre entourage, le cardinal de Fleury inclus, ne soit jamais informé. Nul ne doit savoir ce qui s’est passé dans notre demeure.

— Assurez-vous sur moi, Sire, s’inclina-t-il.

Le Roi haussa de nouveau le ton.

— Demandez au feutier de ranimer les braises ! Il fait un froid glacial. N’oubliez surtout pas de faire apporter à notre épouse, que nous sommes impatient de rejoindre, du café et des meringues, garnies aux poires mûries sans artifices. Les fruits précoces n’ayant jamais le goût de ceux qui viennent dans la saison. Notre maître d’hôtel ne nous sera point nécessaire. Nous ferons le service nous-même. Cela nous rappellera le temps de notre enfance où nous trouvions du soulagement à ne plus faire le Roi. Que voulez-vous, il faut bien donner raison à tous ces vieux geignards, toujours à se plaindre d’un monarque qui leur semble ne pas se soucier de l’être ! Vous pouvez disposer. Nous avons besoin de nous délasser de notre mieux.

La porte refermée, Bachelier se posa tout naturellement des questions. Celle qui l’importunait le plus portait sur le refus du Roi de voir coucher les faits dans un acte en bonne et due forme. Se rendait-il bien compte de la situation ? Craignant de pressentir une vérité, il préféra ne point encombrer son esprit par d’inutiles contrariétés. Mieux valait conserver la confiance de Sa Majesté que passer acteur dans cette histoire. Aux autres personnages de faire leur chemin.

Vers les cinq heures et demie du soir, Louis quitta la chambre de Marie Leszczyñska, suivi d’Ispahan, son chat d’Angora, auquel il murmura : « Nous prions Dieu qu’il ait bon succès. » Au même moment, deux hommes, chargés de laver la vase pour en séparer la ferraille, regardaient flotter sur la Seine une malle marquée d’une inquiétante inscription : Laissez passer la Justice du Roi !

Le commissaire Gratien Chantereau pensait aux quarante-huit heures qui venaient de s’écouler et aux poussées de fièvre qui l’avaient obligé, à l’insu du lieutenant et de l’inspecteur, à rentrer chez lui plus tôt que prévu. L’enquête du massacre de la rue Saint-Séverin lui avait été confiée ; mais, pour la première fois depuis son entrée dans la police, il se demandait s’il aurait la possibilité de la mener jusqu’au bout. En cette première matinée du mois de décembre, il préférait se souvenir de son séjour londonien du printemps passé, lors duquel un graveur anglais s’était pris d’affection pour Pug, son doguin au masque noir.

De retour en France, il avait écrit une longue lettre au Roi pour lui conter une aventure, qu’il estimait ne plus devoir tenir secrète. Dans un courrier exprès, Sa Majesté lui avait fait réponse : Nous étions au Conseil lorsque votre lettre nous fut remise. Lue avec satisfaction. Nous y avons vu la bonne intelligence entre votre détermination et la nôtre. Si un tel événement se produit dans le royaume de France, vous pouvez compter sur notre main pour vous servir d’appui. Que Dieu vous ait en Sa sainte garde ! Écrit à Versailles le mardi 25 mai 1730, Louis.

Mandé par son supérieur, le commissaire attendait avec son chien dans la cour du Châtelet l’arrivée de l’inspecteur Melchior Donnadieu et d’Agnodice. C’était son premier trot dans les cloaques boueux et sur les pavés de Paris depuis le meurtre d’Aubin Nétillard, son ancien cavalier.

Élevé au milieu des livres, Chantereau aimait à reproduire de vive voix les paroles friponnées aux meilleurs auteurs. D’où le Citateur, sobriquet donné par René Hérault, le 4 septembre 1727, dans un bureau de la rue Neuve-Saint-Augustin, deux mois après que Gratien eut pris la décision de veiller à la sécurité des citoyens. Petit retour en arrière.

* * *

— Vous ne portez point perruque ? s’enquit le lieutenant général, dont le pied droit battait impatiemment le sol.

Encore un qui accorde peu de crédit aux hommes qui portent les cheveux de leur cru. Il pourrait bien s’en repentir, le petit seigneur de Fontaine-l’Abbé et de Vaucresson. Sois prompt, Gratien, à la repartie, et n’attends pas qu’il te prie de t’asseoir pour le faire.

Comment peut-on espérer être engagé dans la police et se montrer aussi malappris ? Cessons de crier au paradoxe et soyons à l’écoute de ce qu’il lui dit.

— Les perruques masquent notre personne. Aussi ai-je choisi de ne point cacher ce que la Nature m’a donné, répliqua-t-il en prenant place sur la chaise.

Son fier culot fut reçu par une mimique de dédain.

— C’est la main de Dieu qui nous donne, corrigea le magistrat. Faites attention, toutefois, à ne pas trop jouer à jeu découvert. La prudence ne se trouve guère avec la jeunesse.

Hérault se sentit araignée au centre de sa toile, prête à bondir à la moindre vibration du piège tendu. Quelques minutes lui suffirent pour savoir par cœur l’insecte, aux cheveux blonds noués en catogan, qui lui faisait face. Par intuition, il entrevit l’éclat d’une dispute.

— Un puissant de ce monde, monsieur Chantereau, peut-il vous recommander auprès de moi ? demanda-t-il en faisant rouler l’écorce d’une pistache d’Alep entre le pouce et le médius.

Ne lui mens pas. Tu trouveras bien un moyen pour l’obliger à te recruter.

— Aucun homme revêtu d’une dignité ne peut me soutenir.

— Connaissez-vous alors des hommes, tenant quelque rang dans le monde, capables de me faire bon récit de votre probité ? J’entends par là non seulement la vertu par laquelle nous nous abstenons de nuire à autrui, mais surtout la conduite irréprochable d’un sujet de Sa Majesté instruit des vérités du catholicisme.

— Je n’ai personne qui puisse en témoigner.

L’intraitable magistrat éprouva une légère déception. La créature, même s’il souhaitait s’en défendre, éveillait sa curiosité et lui inspirait de la sympathie.

— Je suis fils d’artisans et l’unique héritier d’un proche parent, amateur des arts et de l’Antiquité. Par les bienfaits de ses mises en garde, j’ai appris à mettre la récompense du savoir au-dessus des richesses, et à ne point dresser un mur d’orgueil entre moi et les autres.

— Qui sont ces autres ?

— Tous ceux auxquels il est impossible de réclamer justice.

— Mots vagues qui vous mettront en droit, je suppose, de me rétorquer le moment venu que vous me l’aviez dit ou, à tout le moins, fait comprendre.

— Mon oreille, monsieur, n’est point insensible à une telle finesse. Que le Seigneur soit remercié de m’avoir permis de frapper à votre porte !

Le lieutenant perçut de la moquerie dans son gracieux sourire, mais feignit de n’avoir rien vu.

— Parlez-vous une autre langue que la nôtre ?

— Je comprends l’italien sans savoir y répondre, mais j’ai une bonne maîtrise de l’anglais. Je me suis appliqué à son étude et il m’est souvent arrivé d’utiliser cette langue avec ceux à qui elle est naturelle.

— Vous avez donc un avantage sur les prétendants au poste d’inspecteur ou de commissaire qui vous ont précédé. J’ai besoin d’un interprète pour me faire entendre les paroles de ces maudits espions travestis qui traversent la Manche dans le seul but de surprendre les desseins de la France. Surtout que la capitale donne l’impression, depuis un certain temps, d’être en plein cœur de la ville de Londres. D’après mes informateurs, on trouve dans Paris dix Anglais pour un autre étranger. Que ne restent-ils chez eux à gazonner leurs jardins, écouter l’eau chanter dans la bouilloire et observer les oiseaux avec leurs lunettes à longue vue ! Il n’y a que Voltaire, mon ancien camarade de collège, pour glorifier cette île et s’intéresser à un certain Shakespeare, dont il dénonce pourtant les « farces monstrueuses ». Dire que c’est moi-même qui invitai le gouverneur de la Bastille à le libérer et à le diriger vers l’Angleterre ! Les ouvrages de ce donneur de leçons, pour lequel je ne suis qu’un rusé patelin, mais qui ose me demander, dès l’instant où il est pris en faute, de le considérer comme un tendre serviteur, me fatiguent la tête sans m’avoir rien appris. Leur seule qualité, c’est d’être d’excellents remèdes contre les insomnies.

Il s’étira et bâilla longuement.

— Vous m’en voyez vaincu de lassitude à la seule pensée.

L’ennemi de la perfide Albion appuya le dos contre son siège et laissa échapper un soupir. Voilà un animal appelé à me rendre de précieux services, se dit-il en déplissant son rabat d’étoffe noire avec la paume de sa main.

— Votre bonne connaissance de l’anglais pourrait m’être d’un puissant secours pour arrêter Philip Wharton, Grand Maître de la franc-maçonnerie, réfugié en Espagne dans une abbaye cistercienne. Il passe parfois nos frontières et demeure dans le Luberon, chez un ami d’enfance de Sa Majesté : le marquis de Calvière. Le visage de cet homme vous est-il connu ?

— Je ne connais le noble Avignonnais que de nom. Jamais la chance ne le mit sur mon chemin, répondit Gratien en croisant les jambes, le regard légèrement tourné vers la droite.

Dressé aux interrogatoires, René Hérault vit dans ces gestes que l’homme lui avait menti… Erreur de jugement, monsieur le policier. Un an plus tard, il vous aurait triché. Pour l’heure, il vous a dit la vérité.

— Quel âge avez-vous et êtes-vous uni en mariage ?

— J’ai vingt et un ans et me suis promis de rester garçon.

— Puisque nous sommes amenés à travailler ensemble, sachez que je suis père de deux filles et l’époux d’une pieuse dame, fille du seigneur de Bourneville. La semaine dernière, Marie-Marguerite pleura aux obsèques de l’une de ses tantes. Cet imprévu lui a donné bien du chagrin. Mais nous savons tous qu’avec le temps les maux se passent.

Gratien fouilla un instant dans ses pensées, les yeux levés vers un tableau représentant Matteo Ricci. Le missionnaire italien y déposait aux pieds de l’empereur Ming Wanli une mappemonde, une épinette et deux horloges. Il tressaillit à la voix tonitruante du magistrat, qui fit semblant de n’avoir point remarqué son brusque haut-le-corps.

— N’est-ce pas, jeune homme, qu’avec le temps les maux se passent ?

— J’ai bien peur que rien ne soit jamais assez éloigné de notre mémoire pour effacer le souvenir des terribles épreuves infligées par l’adversité. Le mieux que nous puissions faire, c’est de laisser la roue du sort aller à son propre mouvement. Ne dit-on pas que si un humain suit l’impulsion qu’elle lui donne, il se retrouve prêt à tout ?

Tant soit peu troublé par cette obscure réponse, le lieutenant voulut savoir d’où lui était venue l’idée de faire broder un rossignol et un gland sur son habit.

— J’ai toujours été en adoration devant les trilles de cet oiseau, et…

— Vous vous apitoyez sur le sort du chêne auquel il fut imposé de produire le manche de la cognée qui l’abattra. Me trompé-je ?

Une finesse de plus dont il faudra se défier. Ayons la patte flatteuse !

— On ne peut rien vous cacher, monsieur.

Hérault palpa son double menton avec une visible complaisance.

— Depuis Corneille, personne n’ignore, mon cher Gratien, si je puis me permettre de vous appeler par votre prénom, que la pitié d’un malheur où nous voyons tomber autrui nous porte souvent à la crainte d’un pareil pour nous.

— La hache qui me fendra devra être bien affûtée.

— Nous n’en faisons nul doute. Méfiez-vous néanmoins des arbres. À leur heure fatale, ils tombent toujours du côté où ils penchent.

Le lieutenant prit quelques secondes de réflexion. Son silence devenu trop lourd, il se leva de sa cathèdre à haut dossier sculpté et donna une petite tape sur l’épaule de Chantereau.

— Puisque vous n’avez aucune lettre de recommandation, je vous recrute hors des voies officielles et vous promets un brillant avenir. Vous avez le bonheur d’avoir étudié l’anglais et, sans cette langue, comme le soutiennent nos chers académiciens, il n’est point de salut.

D’apparence, il avait fait un grand effort sur lui-même pour se convaincre de cette vérité. On ne se remet pas aisément d’une guerre de cent ans. Il changea de conversation et soumit son postulant à un petit test oral. Autre occasion pour lui de vérifier la sincérité de sa candidature.

— Êtes-vous prêt à vous endetter pour servir votre Roi ?

— Je le suis.