Les Confessions d'un révolutionnaire - Pierre-Joseph Proudhon - E-Book

Les Confessions d'un révolutionnaire E-Book

Pierre-Joseph Proudhon

0,0

Beschreibung

Extrait : "Que les rois se coalisent d'un bout de l'Europe à l'autre contre les nations ; Que le vicaire de Jésus-Christ lance l'anathème à la liberté ; Que les républicains tombent écrasés sous les murs de leurs villes : La République reste l'idéal des société, et la liberté outragée reparaît bientôt, comme le soleil après l'éclipse."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. 

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants : 

• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
• Policier

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 566

Veröffentlichungsjahr: 2015

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



EAN : 9782335050219

©Ligaran 2015

Préface de la troisième édition
Qu’est-ce que le Gouvernement ? Qu’est-ce que Dieu ?

(Extrait de la Voix du Peuple, 5 novembre 1849.)

Qu’est-ce que le Gouvernement ? Quel est son principe, son objet, son droit ? – Telle est incontestablement la première question que se pose l’homme politique.

Or, à cette question en apparence si simple, et dont la solution semble si facile, il se trouve que la foi seule peut répondre. La philosophie est aussi incapable de démontrer le Gouvernement que de prouver Dieu. L’Autorité, comme la Divinité, n’est point matière de savoir ; c’est, je le répète, matière de foi.

Cet aperçu, si paradoxal au premier coup d’œil, et pourtant si vrai, mérite quelques développements. Nous allons essayer, sans aucun appareil scientifique, de nous faire comprendre.

Le principal attribut, le trait signalétique de notre espèce, après la PENSÉE, est la croyance, et, avant toutes choses, la croyance en Dieu. Parmi les philosophes, les uns voient dans cette foi à un Être supérieur une prérogative de l’humanité, d’autres n’y découvrent que sa faiblesse. Quoi qu’il en soit du mérite ou du démérite de la croyance à l’idée de Dieu, il est certain que le début de toute spéculation métaphysique est un acte d’adoration du Créateur : c’est ce que l’histoire de l’esprit humain, chez tous les Peuples, constate d’une manière invariable.

Mais qu’est-ce que Dieu ? Voilà ce que demandent aussitôt, et d’un mouvement irrésistible, le croyant et le philosophe. Et, comme corollaire de cette première interrogation, ils se posent immédiatement celle-ci : Quelle est, de toutes les religions, la meilleure ? En effet, s’il existe un Être supérieur à l’Humanité, il doit exister aussi un système de rapports entre cet Être et l’Humanité : quel est donc ce système ? La recherche de la meilleure religion est le second pas que fait l’esprit humain dans la Raison et dans la Foi.

À cette double question, pas de réponse possible. La définition de la Divinité échappe à l’intelligence. L’Humanité a été tour à tour fétichiste, idolâtre, chrétienne et bouddhiste, juive et mahométane, déiste et panthéiste : elle a adoré tour à tour les plantes, les animaux, les astres, le ciel, l’âme du monde, et, finalement, elle-même : elle a erré de superstition en superstition, sans pouvoir saisir l’objet de sa croyance, sans parvenir à déterminer son Dieu. Le problème de l’essence et des attributs de Dieu et du culte qui lui convient, comme un piège tendu à son ignorance, tourmente l’Humanité dès son origine. Les Peuples se sont égorgés pour leurs idoles, la société s’est épuisée à l’élaboration de ses croyances, sans que la solution ait avancé d’un pas.

Le déiste, le panthéiste, comme le chrétien et l’idolâtre, est réduit à la foi pure. On dirait même, et c’est le seul progrès que nous ayons fait dans cette étude, qu’il répugne à la raison de connaître et de savoir Dieu : il ne nous est donné que d’y croire. Et c’est pour cela qu’à toutes les époques, et sous toutes les religions, il s’est rencontré un petit nombre d’hommes, plus hardis en apparence que les autres, qui, ne comprenant pas Dieu, ont pris le parti de le nier : on leur a donné le nom d’esprits forts ou d’athées.

Mais il est évident que l’athéisme est encore moins logique que la foi. Le fait primitif, irréfragable, de la croyance spontanée à l’Être suprême subsistant toujours, et le problème que ce fait implique se posant inévitablement, l’athéisme ne pouvait être accepté comme solution. Bien loin qu’il témoignât de la force de l’esprit, il ne prouvait que son désespoir. Aussi en est-il de l’athéisme comme du suicide : il n’a été embrassé que par le très petit nombre. Le Peuple l’a toujours eu en horreur.

Les choses étaient ainsi. L’Humanité semblait placée éternellement entre une question insoluble et une négation impossible, lorsque, sur la fin du dernier siècle, un philosophe, Kant, aussi remarquable par sa profonde piété, que par l’incomparable puissance de sa réflexion, s’avisa d’attaquer le problème théologique d’une façon toute nouvelle.

Il ne se demanda plus, comme tout le monde avait fait avant lui : Qu’est-ce que Dieu ? et quelle est la vraie religion ? D’une question de fait il fit une question de forme, et il se dit : D’où vient que je crois en Dieu ? Comment, en vertu de quoi se produit dans mon esprit cette idée ? Quel en est le point de départ et le développement ? Quelles sont ses transformations, et, au besoin, sa décroissance ? Comment, enfin, est-ce que, dans l’âme religieuse, les choses, les idées, se passent ?

Tel fut le plan d’études que se proposa, sur Dieu et la Religion, le philosophe de Kœnigsberg. Renonçant à poursuivre davantage le contenu, ou la réalité de l’idée de Dieu, il se mit à faire, si j’ose ainsi dire, la biographie de cette idée. Au lieu de prendre, comme un anachorète, pour objet de ses méditations, l’être de Dieu, il analysa la foi en Dieu, telle que la lui offrait une période religieuse de six mille ans. En un mot, il considéra dans la religion, non plus une révélation externe et surnaturelle de l’Être infini, mais un phénomène de notre entendement.

Dès ce moment le charme fut rompu : le mystère de la religion fut révélé à la philosophie. Ce que nous cherchons et que nous VOYONS en Dieu, comme parlait Malebranche, ce n’est point cet être, ou pour parler plus juste, cette entité chimérique, que notre imagination agrandit sans cesse, et qui ; par cela même qu’elle doit être tout d’après la notion que s’en fait notre esprit, ne peut dans la réalité être rien : c’est notre propre idéal, l’essence pure de l’Humanité.

Ce que le théologien poursuit, à son insu, dans le dogme qu’il enseigne, ce ne sont pas les mystères de l’infini : ce sont les lois de notre spontanéité collective et individuelle. L’âme humaine ne s’aperçoit point d’abord par la contemplation réfléchie de son moi, ainsi que l’entendent les psychologues ; elle s’aperçoit hors d’elle-même, comme si elle était un être différent placé vis-à-vis d’elle : c’est cette image renversée qu’elle appelle Dieu.

Ainsi, la morale, la justice, l’ordre, les lois, ne sont plus choses révélées d’en haut, imposées à notre libre arbitre par un soi-disant créateur, inconnu, inintelligible ; ce sont choses qui nous sont propres et essentielles comme nos facultés et nos organes, comme notre chair et notre sang. En deux mots : Religion et Société sont termes synonymes ; l’Homme est sacré pour lui-même comme s’il était Dieu. Le Catholicisme et le Socialisme, identiques pour le fond, ne diffèrent que par la forme : ainsi s’expliquent à la fois, et le fait primitif de la croyance en Dieu, et le progrès irrécusable des religions.

Or, ce que Kant a fait il y a près de soixante ans pour la Religion ; ce qu’il avait fait auparavant pour la Certitude ; ce que d’autres avant lui avaient essayé pour le Bonheur ou le Souverain Bien, la Voix du Peuple se propose de l’entreprendre pour le Gouvernement.

Après la croyance à Dieu, celle qui occupe le plus de place dans la pensée générale, est la croyance à l’Autorité. Partout où il existe des hommes groupés en société, on retrouve avec le rudiment d’une religion, le rudiment d’un pouvoir, l’embryon d’un gouvernement. Ce fait est aussi primitif, aussi universel, aussi irrécusable que celui des religions.

Mais qu’est-ce que le Pouvoir, et quelle est la meilleure forme de Gouvernement ? car il est clair que si nous parvenions à connaître l’essence et les attributs du pouvoir, nous saurions du même coup quelle est la meilleure forme à lui donner, quelle est, de toutes les constitutions, la plus parfaite. Nous aurions de la sorte résolu l’un des deux grands problèmes posés par la Révolution de Février : nous aurions résolu le problème politique, principe, moyen ou but, – nous ne préjugeons rien, – de la réforme économique.

Eh bien ! sur le Gouvernement comme sur la Religion, la controverse dure depuis l’origine des sociétés, et avec aussi peu de succès. Autant de gouvernements que de religions, autant de théories politiques que de systèmes de philosophie : c’est-à-dire, pas de solution. Plus de deux mille ans avant Montesquieu et Machiavel, Aristote, recueillant les définitions diverses du gouvernement, le distinguait suivant ses formes : patriarchies, démocraties, oligarchies, aristocraties, monarchies absolues, monarchies constitutionnelles, théocraties, républiques fédératives, etc. Il déclarait, en un mot, le problème insoluble. Aristote, en matière de gouvernement, comme en matière de religion, était sceptique. Il n’avait de foi ni en Dieu ni à l’État.

Et nous qui, en soixante années, avons usé sept ou huit espèces de gouvernements ; qui, à peine entrés en République, sommes déjà las de notre Constitution ; nous, pour qui l’exercice du pouvoir n’a été, depuis la conquête des Gaules par Jules-César jusqu’au ministère des frères Barrot, que la pratique de l’oppression et de l’arbitraire ; nous enfin qui assistons en ce moment aux saturnales des gouvernements de l’Europe, avons-nous donc plus de foi qu’Aristote ? N’est-il pas temps que nous sortions de cette malheureuse ornière, et qu’au lieu de nous épuiser davantage à la recherche du meilleur gouvernement, de la meilleure organisation à faire de l’idée politique, nous posions la question, non plus sur la réalité, mais sur la légitimité de cette idée ?

Pourquoi croyons-nous au Gouvernement ? D’où vient, dans la société humaine, cette idée d’Autorité, de Pouvoir ; cette fiction d’une Personne supérieure, appelée l’État ?

Comment se produit cette fiction : Comment est-ce qu’elle se développe ? Quelle est sa loi d’évolution, son économie ?

N’en serait-il point du Gouvernement comme de Dieu et de l’Absolu, qui ont si longtemps et si infructueusement occupé les philosophes ? Ne serait-ce pas encore une des conceptions primogènes de notre entendement, auxquelles nous donnons à tort le nom d’idées, et qui, sans réalité, sans réalisation possible, n’expriment qu’un indéfini, n’ont d’essence que l’arbitraire ?

Et puisque, relativement à Dieu et à la Religion, l’on a trouvé déjà, par l’analyse philosophique, que sous l’allégorie de ses mythes religieux, l’Humanité ne poursuit autre chose que son propre idéal, ne pourrions-nous chercher encore ce qu’elle veut sous l’allégorie de ses mythes politiques ? Car enfin, les institutions politiques, si différentes, si contradictoires, n’existent ni par elles-mêmes, ni pour elles-mêmes ; ainsi que les cultes, elles ne sont point essentielles à la société, ce sont des formules ou combinaisons hypothétiques, au moyen desquelles la civilisation se maintient dans une apparence d’ordre, ou pour mieux dire, cherche l’ordre. Quel est donc, encore une fois, le sens caché de ces institutions, le but réel où vient s’évanouir le concept politique, la notion du gouvernement ?

En deux mots, au lieu de voir dans le gouvernement, avec les absolutistes, l’organe et l’expression de la société ; avec les doctrinaires, un instrument d’ordre, ou plutôt de police ; avec les radicaux, un moyen de Révolution : essayons d’y voir simplement un phénomène de la vie collective, la représentation externe de notre droit, l’éducation de quelqu’une de nos facultés. Qui sait si nous ne découvrirons point alors que toutes ces formules gouvernementales, pour lesquelles les Peuples et les citoyens s’entre-égorgent depuis soixante siècles, ne sont qu’une fantasmagorie de notre esprit, que le premier devoir d’une raison libre est de renvoyer aux musées et aux bibliothèques ?

Telle est la question posée et résolue dans les Confessions d’un Révolutionnaire, et dont la Voix du Peuple se propose, à l’aide des faits que lui fournissent et le pouvoir et les partis qui se le disputent, de donner jour par jour le commentaire.

 

De même que la Religion, le Gouvernement est une manifestation de la spontanéité sociale, une préparation de l’Humanité à un état supérieur.

Ce que l’Humanité cherche dans la Religion et qu’elle appelle DIEU, c’est elle-même.

Ce que le citoyen cherche dans le Gouvernement et qu’il nomme Roi, Empereur ou Président, c’est lui-même aussi, c’est la LIBERTÉ.

Hors de l’Humanité, point de Dieu ; le concept théologique n’a pas de sens : – Hors de la Liberté, point de Gouvernement ; le concept politique est sans valeur.

La meilleure forme de Gouvernement, comme la plus parfaite des religions, prise au sens littéral, est une idée contradictoire. Le problème n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres. La liberté adéquate et identique à l’ordre, voilà tout ce que contiennent de réel le pouvoir et la politique. Comment se constitue cette liberté absolue, synonyme d’ordre ? voilà ce que nous enseignera l’analyse des différentes formules de l’autorité. Pour tout le reste, nous n’admettons pas plus le gouvernement de l’homme par l’homme, que l’exploitation de l’homme par l’homme…

Ainsi, la marche que nous nous proposons de suivre, en traitant la question politique et en préparant les matériaux d’une révision constitutionnelle, sera la même que nous avons suivie jusqu’à ce jour en traitant la question sociale. La Voix du Peuple, en complétant l’œuvre des deux journaux ses prédécesseurs, sera fidèle à leurs errements.

Que disions-nous, dans ces deux feuilles, tombées l’une après l’autre sous les coups de la réaction et de l’état de siège ?

Nous ne demandions point, comme l’avaient fait jusqu’alors nos devanciers et nos confrères :

Quel est le meilleur système de communauté ? la meilleure organisation de la propriété ? Ou bien encore : Lequel vaut mieux de la propriété ou de la communauté ? de la théorie de Saint-Simon ou de celle de Fourier ? du système de Louis Blanc ou de celui de Cabet ?

À l’exemple de Kant, nous posions ainsi la question :

Comment est-ce que l’homme possède ? Comment s’acquiert la propriété ? Comment se perd-elle ? Quelle est la loi de son évolution et de sa transformation ? Où va-t-elle ? Que veut-elle ? Que représente-t-elle, enfin ? Car il appert suffisamment, par le mélange indissoluble de biens et de maux qui l’accompagnent, par l’arbitraire qui fait son essence (jus utendi et abutendi) et qui est la condition sine quâ non de son intégralité, qu’elle n’est encore, de même que la Religion et le Gouvernement, qu’une hypothèse, ou mieux, une hypotypose de la Société, c’est-à-dire une représentation allégorique d’une conception de notre intelligence.

Comment, ensuite, est-ce que l’homme travaille ? Comment s’établit la comparaison des produits ? Comment s’opère la circulation dans la société ? À quelles conditions ? Suivant quelles lois ?

Et la conclusion de toute cette monographie de la propriété a été celle-ci :

La propriété indique fonction ou attribution ; la communauté, réciprocité d’action : l’usure, toujours décroissante, identité du travail et du capital.

Pour opérer le dégagement et la réalisation de tous ces termes, jusqu’à présent enveloppés sous les vieux symboles propriétaires, que faut-il ? Que les travailleurs se garantissent les uns aux autres le travail et le débouché ; à cette fin, qu’ils acceptent, comme monnaie, leurs obligations réciproques.

Eh bien ! nous disons aujourd’hui :

La liberté politique résultera pour nous, comme la liberté industrielle, de notre mutuelle garantie. C’est en nous garantissant les uns aux autres la liberté, que nous nous passerons de ce gouvernement, dont la destination est de symboliser la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité, laissant à notre intelligence le soin d’en trouver la réalisation. Or, quelle est la formule de cette garantie politique et libérale ? présentement, le suffrage universel ; plus tard, le libre contrat…

Réforme économique et sociale, par la garantie mutuelle du crédit ;

Réforme politique, par la transaction des libertés individuelles :

Tel est le programme de la Voix du peuple.

La Révolution marche, s’écriait hier, à propos du message de Louis Bonaparte, une feuille absolutiste. Ces gens-là ne voient la Révolution que dans les catastrophes et les coups d’État. Nous disons à notre tour : Oui, la Révolution marche, car elle a trouvé des interprètes. Nos forces peuvent faillir à la tâche : notre dévouement, jamais !

IConfiteor

Que les rois se coalisent d’un bout de l’Europe à l’autre contre les nations ;

Que le vicaire de Jésus-Christ lance l’anathème à la liberté ;

Que les républicains tombent écrasés sous les murs de leurs villes :

La République reste l’idéal des sociétés, et la liberté outragée reparaît bientôt, comme le soleil après l’éclipse.

Oui, nous sommes vaincus et humiliés ; oui, grâce à notre indiscipline, à notre incapacité révolutionnaire, nous voilà tous dispersés, emprisonnés, désarmés, muets. Le sort de la démocratie européenne est tombé de nos mains civiques à celles des prétoriens.

Mais la guerre de Rome en est-elle plus juste et plus constitutionnelle ?

Mais l’Italie, la Hongrie, la Pologne, parce qu’elles protestent dans le silence, sont-elles rayées du catalogue des nations ?

Mais, démocrates-socialistes, avons-nous cessé d’être le parti de l’avenir, parti qui compte aujourd’hui la moitié de la France ?

Mais vous, bourgeois désolés, que l’on ne cesse d’irriter contre nous, et dont notre désastre consomme la ruine, en êtes-vous plus dynastiques, plus jésuites, plus cosaques ?…

Depuis quatre mois, je les regarde dans leur triomphe, ces charlatans de la famille et de la propriété ; je les suis de l’œil dans les titubations de leur ivresse ; et, à chaque geste, à chaque mot qui leur échappe, je me dis : Ils sont perdus !

N’en doutez pas, amis : si la Révolution a été depuis février sans cesse ajournée, c’est que l’éducation de notre jeune démocratie l’exigeait. Nous n’étions pas mûrs pour la liberté ; nous la cherchions là où elle n’est pas, où elle ne peut jamais se trouver. Sachons la comprendre maintenant, et, par le fait de notre intellection, elle existera.

Républicains, voulez-vous abréger votre épreuve, ressaisir le gouvernail, redevenir bientôt les arbitres du monde ? Je vous demande pour tout effort de ne plus toucher, jusqu’à nouvel ordre, à la Révolution. Vous ne la connaissez point : étudiez-là. Laissez faire seule la Providence : jamais, par le conseil des mortels, elle ne fut en meilleure voie. Restez immobiles, quoi qu’il advienne ; recueillez-vous dans votre foi, et regardez, avec le sourire du soldat assuré de la victoire, vos superbes triomphateurs.

Les insensés ! ils pleurent ce qu’ils ont fait depuis trente ans pour la liberté ! Ils demandent pardon à Dieu et aux hommes d’avoir combattu dix-huit ans la corruption ! Nous avons vu le chef de l’État s’écrier, en se frappant la poitrine : Peccavi ! Qu’il abdique donc, s’il a tant de regret des cinq millions et demi de suffrages que lui a valus la République !… Ne sait-il pas que la satisfaction, aussi bien que le ferme propos, fait partie essentielle de la PÉNITENCE ?

Puisque tout le monde se confesse, et qu’en brisant nos presses on n’a pas mis le sceau sur nos écritoires, je veux, moi aussi, parler à mes concitoyens dans l’amertume de mon âme. Écoutez la révélation d’un homme qui se trompa quelquefois, mais qui fut toujours fidèle. Que ma voix s’élève à vous, comme la confession du condamné, comme la conscience de la prison.

La France a été donnée en exemple aux nations. Dans son abaissement comme dans ses gloires, elle est toujours la reine du monde. Si elle s’élève, les peuples s’élèvent avec elle ; si elle descend, ils s’affaissent. Nulle liberté ne peut être conquise sans elle ; nulle conjuration du despotisme ne prévaudra contre elle. Étudions donc les causes de notre grandeur et de notre décadence, afin que nous soyons fermes, à l’avenir, dans nos résolutions, et que les peuples, sûrs de notre appui, forment avec nous, sans crainte, la sainte alliance de la Liberté et de l’Égalité.

Je chercherai les causes qui ont amené parmi nous les malheurs de la démocratie, et qui nous empêchent de réaliser les promesses que nous avions faites pour elle. Et, puisque le citoyen est toujours l’expression plus ou moins complète de la pensée des partis, puisque les circonstances ont fait de moi, chétif et inconnu, l’un des originaux de la Révolution démocratique et sociale, je dirai, sans rien dissimuler, quelles idées ont dirigé ma conduite, quelles espérances ont soutenu mon courage. En faisant ma confession, je ferai celle de toute la démocratie. Des intrigants, ennemis de toute société qui ne paie pas leurs vices, de toute morale qui condamne leur libertinage, nous ont accusés d’anarchie et d’athéisme ; d’autres, les mains pleines de rapines, ont dit que nous prêchions le vol. Je mettrai notre foi, la foi démocratique et sociale, en regard de celle de ces hommes de Dieu ; et l’on verra de quel côté est le véritable esprit d’ordre et de religion, de quel côté l’hypocrisie et la révolte. Je rappellerai ce que nous avons tenté de faire pour l’émancipation des travailleurs ; et l’on verra de quel côté sont les parasites et les pillards. Je dirai, pour ce qui me concerne, les raisons de la politique que j’eusse préférée, s’il m’avait été donné d’en faire prévaloir une ; j’exposerai les motifs de tous mes actes, je ferai l’aveu de mes fautes ; et si quelque vive parole, si quelque pensée hardie échappe à ma plume brûlante, pardonnez-la moi, ô mes frères, comme à un pêcheur humilié. Ici, je n’exhorte ni ne conseille, je fais devant vous mon examen de conscience. Puisse-t-il vous donner, comme à moi-même, le secret de vos misères et l’espoir d’un avenir meilleur !

IIProfession de foi. Nature et destination des partis

Le croyant dit : Les jugements de Dieu sont impénétrables. Une philosophie sacrilège, appliquant aux évènements sa logique vacillante, peut seule entreprendre, dans son indomptable orgueil, de les rendre intelligibles. Pourquoi, dites-vous, ces révolutions, avec leurs déviations et leurs retours, leurs catastrophes et leurs crimes ? Pourquoi ces crises terribles, qui semblent annoncer aux sociétés leur dernière heure ; ces tremblements parmi les peuples, ces grandes désolations de l’histoire ? Écoutez Bossuet, écoutez tous ceux que la foi courbe sous son joug salutaire ; ils vous répondront que les vues de la Providence sont inaccessibles à la prudence de l’homme, et que tout arrive pour la plus grande gloire de Dieu, ad majorem Dei gloriam !

Moins modeste que la foi, la philosophie essaye de donner un peu de sens aux choses de ce monde ; elle leur assigne des motifs et des causes ; et quand la théologie, sa souveraine, se tait, l’audacieuse suivante prend la parole. Où la révélation surnaturelle finit, la révélation rationnelle commence.

Qu’est-ce d’abord que la religion ? La religion est l’éternel amour qui ravit les âmes au-delà du sensible, et qui entretient dans les sociétés une inaltérable jeunesse. Ce n’est point à elle de nous donner la science : le dogme dans la religion ne sert qu’à éteindre la charité. Pourquoi de soi-disant théologiens voudraient-ils faire du plus pur de notre conscience une phantasmasie de mystères ?…

Dieu est la force universelle, pénétrée d’intelligence, qui produit, par une information sans fin d’elle-même, les êtres de tous les règnes, depuis le fluide impondérable jusqu’à l’homme, et qui, dans l’homme seul, parvient à se connaître et à dire Moi ! Loin d’être notre maître, Dieu est l’objet de notre étude : plus nous l’approfondissons, plus, selon le côté par lequel nous l’envisageons, la nature des attributs que nous lui prêtons, il semble s’approcher ou s’éloigner de nous, à tel point que l’essence de Dieu peut être considérée indifféremment comme l’essence de l’homme ou comme son antagoniste.

Comment les thaumaturges en ont-ils fait un être fixe et personnel, tantôt roi absolu, comme le dieu des Juifs et des chrétiens, tantôt souverain constitutionnel comme celui des déistes, et dont la Providence incompréhensible n’est occupée, par ses préceptes comme par ses actes, qu’à dérouter notre raison ?

Quel est cet ordre du salut, qui n’a rien de commun avec l’ordre du siècle ; ce spirituel qui annule tout autre intérêt, cette contemplation qui avilit tout idéal, cette prétendue science inspirée contre toute science ? Que nous veulent-ils, avec leurs dogmes sans base intelligible, avec leurs symboles sans objet positif, avec leurs rites dépourvus de signification humaine ? Ou le catholicisme est l’allégorie de la société, ou il n’est rien. Or, le temps est venu où l’allégorie doit faire place à la réalité, où la théologie est impiété et la foi sacrilège. Un Dieu qui gouverne et qui ne s’explique pas, est un Dieu que je nie, que je hais par-dessus toute chose…

Croyez-vous, quand je lui adresse cette question :

« D’où vient, ô mon Dieu, que la société est divisée en fractions ennemies, intolérantes, obstinées chacune dans son erreur, implacables dans leurs vengeances ? Où est la nécessité pour la marche du monde et le progrès de la civilisation, que les hommes se détestent et se déchirent ? Quelle Destinée, quel Satan a voulu, pour l’ordre des cités et le perfectionnement des individus, qu’ils ne pussent penser, agir librement les uns à côté des autres, s’aimer au besoin, et, en tous cas, se laisser tranquilles ? »

Et que ce Dieu, par la bouche de ses ministres, me fait entendre cette parole impie :

« Homme ! ne vois-tu pas que ta race est déchue, et ton âme livrée depuis la création aux puissances infernales ? La justice et la paix ne sont pas du lieu que tu habites. Le Souverain Arbitre, en expiation de l’originelle souillure, a livré les humains à leurs propres querelles. Le vase a-t-il le droit de dire au potier : pourquoi m’as-tu fait ainsi ? » Croyez-vous, dis-je, que mon cœur se résigne et que ma raison se tienne pour satisfaite ?

Respectons, si vous voulez, le secret de Dieu ; inclinons notre volonté devant ses indiscutables arrêts. Mais puisqu’il a livré le monde et nous-mêmes à notre curiosité entreprenante, il permet sans doute que nous disputions même de l’origine et de la cause de nos disputes, dût cette controverse nous rendre un jour aussi savants que lui. Disputons donc ; et plût à l’Être sans fond et sans fin que nous n’eussions jamais fait autre chose ! L’homme serait depuis longtemps le maître de la terre, et nous, démocrates-socialistes, nous n’eussions pas, du 24 février 1848 au 13 juin 1849, abandonné sans cesse la proie pour l’ombre.

Pour moi, je ne recule devant aucune investigation. Et si le Révélateur suprême se refuse à m’instruire, je m’instruirai moi-même ; je descendrai au plus profond de mon âme ; je mangerai, comme mon père, le fruit sacré de la science ; et quand d’infortune je me tromperais, j’aurais du moins le mérite de mon audace, tandis que Lui n’aurait pas l’excuse de son silence.

Abandonné à mes propres lumières, je cherche à me reconnaître sur ce terrain hérissé de la politique et de l’histoire ; et voici ce qu’à première vue je crois d’abord comprendre.

 

La Société, comme le Temps, se présente à l’esprit sous deux dimensions, le passé et l’avenir. – Le présent est la ligne imaginaire qui les sépare l’un de l’autre, comme l’équateur divise le globe en deux hémisphères.

Le passé et l’avenir, voilà les deux pôles du courant humanitaire : le premier, générateur du second ; le second, complément logique et nécessaire du premier.

Embrassons par la pensée, dans une même contemplation, les deux dimensions de l’histoire ; le tout ensemble formera le Système social, complet, sans solution de continuité, identique à lui-même dans toutes ses parties, et dans lequel les anomalies et les accidents serviront à faire mieux ressortir la pensée historique, l’ordre.

Ainsi le système social, dans sa vérité et son intégralité, ne peut exister à tel jour et dans telle partie du globe : il ne peut nous être révélé qu’à la fin des temps, il ne sera connu que du dernier mortel. Pour nous, qui tenons le milieu des générations, nous ne pouvons nous le représenter que sur des conjectures de plus en plus approximatives ; la seule chose qui nous ait été dévolue, dans cette philosophie de l’humanité progressive, c’est, d’après la saine intelligence de notre passé, de préparer sans cesse notre avenir. Nos pères nous ont transmis de la Société une forme particulière ; nous en transmettrons une autre à nos neveux : là se borne notre science, si c’en est une ; là se réduit l’exercice de notre liberté. C’est donc sur nous-mêmes que nous devons agir, si nous voulons influer sur la destinée du monde ; c’est le passé de nos aïeux que nous avons à exploiter, en réservant l’avenir de nos descendants.

Or, puisque l’humanité est progressive, et qu’elle n’agit que sur des souvenirs et des prévisions, elle se divise naturellement en deux grandes classes : l’une qui, plus touchée de l’expérience des anciens, répugne à marcher en avant dans les incertitudes de l’inconnu ; l’autre qui, impatiente du mal présent, incline davantage aux réformes. Tenir un compte égal, soit des traditions, soit des hypothèses, et s’avancer d’un pas certain dans la route du progrès, est chose impossible à la raison des premiers âges, naturellement exclusive. Nous ne serions pas hommes, si dès l’abord nous jugions les choses avec cette simultanéité d’aperception qui est le propre de la science. La condition première de notre éducation, c’est donc la discorde. Or, puisque déjà nous apercevons la cause de nos discussions, nous pouvons légitimement espérer, sans exorcisme et sans magie, de bannir la discorde d’au milieu de nous : la Foi, quand elle se mêle de raisonner, nous offre-t-elle un principe aussi simple que celui-là ?

Entrons dans les faits.

Le parti du passé, suivant que nous le considérons dans l’ordre des faits religieux, politiques ou économiques, s’appelle Catholicisme, Légitimité, Propriété. La généralisation de ces trois termes est l’Absolutisme.

Tout ce que nous pouvons, tout ce que nous voulons, tout ce que nous sommes, à quelque point de vue que nous nous placions, découle, soit à titre de filiation, soit à titre d’opposition, de ce passé, c’est-à-dire de la propriété féodale ou patrimoniale, de la royauté, du catholicisme.

Nous ne sommes plus aujourd’hui ce que nous étions hier, précisément parce que nous l’avons été ; nous cesserons un jour d’être ce que nous sommes, précisément parce que nous le sommes.

Mais comment s’accomplit cette évolution ?

Le catholicisme, pour sortir de l’état chaotique et s’élever à l’unité, tend à se rationaliser toujours davantage. Par ce rationalisme, il se corrompt lui-même, il perd son caractère mystique, et devient une philosophie de la nature et de l’humanité. – Les privilèges de l’Église gallicane au Moyen Âge, l’influence de la réforme au XVIe siècle ; les travaux apologétiques des Fénelon, des Bossuet, des Fleury, etc., etc., au XVIIe ; le mouvement encyclopédiste du XVIIIe ; la tolérance, ou pour mieux dire, l’indifférence légale et constitutionnelle du XIXe, expriment autant de phases diverses du catholicisme.

D’autre part la royauté, absolue à son origine comme la puissance paternelle dont elle est l’incrément, a besoin, à mesure qu’elle étend son domaine, de l’organiser, et cette organisation, qui n’est autre chose qu’une application à la politique du principe de la division du travail, conduit fatalement la royauté à la démocratie. – L’émancipation des communes ; les empiètements successifs de la royauté sous Louis XI, Richelieu et Louis XIV ; les constitutions de 1790, de l’an II, de l’an III, de l’an VIII, de 1814 et de 1830 ; la constitution nouvelle de 1848, sont les manifestations, dans l’ordre politique, de l’œuvre révolutionnaire.

Enfin la propriété, par l’hérédité, par l’égalité de partage, par les mutations, par l’hypothèque, par la division du travail, par la circulation et par une foule d’autres causes, tend également à changer de nature et de forme : les économistes le savent tous. – L’abolition des maîtrises, mainmortes, droits féodaux, etc. ; la vente, au nom de l’État, des biens du clergé ; l’égalité devant l’impôt, ont fait subir à la propriété, depuis soixante ans, des modifications qui, pour être moins sensibles, n’en sont pas moins profondes et réelles.

Du reste, ces trois mouvements parallèles, le mouvement catholique, le mouvement monarchique, et le mouvement économique, n’expriment, ainsi qu’il a été dit, qu’une seule et même chose, la conversion de l’idée absolutiste en sa contraire, savoir, l’idée démocratique et sociale. – Considérées philosophiquement, la royauté de droit divin est une émanation du catholicisme, formée par la distinction du spirituel et du temporel ; la propriété est une émanation de la royauté, par l’institution féodale. Le socialisme, ou la démocratie sociale, dernier terme du catholicisme, est donc aussi la dernière forme de la royauté et de la propriété. Le socialisme est le produit du catholicisme et en même temps son adversaire, tout à la fois fils du Christ et Anti-Christ. La foi n’en conviendra pas, sans doute : il nous suffit que la philosophie, que l’histoire en déposent.

Le catholicisme, la royauté, la propriété, en un mot l’absolutisme, expriment donc pour nous le passé historique et social ; la démocratie-socialiste exprime l’avenir.

Comme l’absolutisme fut, à une autre époque, l’état légal et normal de la société, le socialisme aspire à devenir aussi l’état légal et normal de cette société.

Tant que les deux termes opposés du mouvement, ou les partis qui les représentent, ne se seront pas compris, ils se feront la guerre ; ils se diront, comme Ajax à Ulysse ; Enlève-moi ou je t’enlève ! Le jour où se fera leur mutuelle reconnaissance, ils ne tarderont pas à s’identifier et se fondre.

Le catholicisme a posé le problème : le socialisme prétend le résoudre. Le premier a fourni la symbolique de l’humanité ; au second d’en donner l’exégèse. Cette évolution est inévitable, fatale.

Mais, nous l’avons dit : les révolutions de l’humanité ne s’accomplissent point avec cette placidité philosophique ; les peuples ne reçoivent la science qu’à contrecœur ; et puis, l’humanité n’est-elle pas libre ? Il s’élève donc, à chaque tentative de progrès, une tempête de contradictions, des oppositions et des luttes qui, sous l’impulsion d’une fureur divine, au lieu de se résoudre amiablement par des transactions, aboutissent à des catastrophes.

Il résulte de ces agitations et tiraillements que la société ne parcourt point la série de ses destinées sur un plan régulier et par un droit chemin ; elle s’écarte tantôt à droite, tantôt à gauche, comme attirée et repoussée par des forces contraires : et ce sont ces oscillations, combinées avec les attaques du socialisme et les résistances de l’absolutisme qui produisent les péripéties du drame social.

Ainsi, tandis que le mouvement direct de la société donne lieu à deux partis contraires, l’absolutisme et le socialisme, le mouvement oscillatoire produit à son tour deux autres partis, hostiles entre eux et aux deux autres, que j’appellerai, de leurs noms historiques, le premier, juste-milieu ou doctrine, le second, démagogie, jacobinisme ou radicalisme.

Le juste-milieu, connu des philosophes sous le nom d’éclectisme, vient de cette disposition d’esprit égoïste et paresseuse, qui préfère aux solutions franches des accommodements impossibles ; qui accepte la religion, mais faite à sa convenance ; qui veut de la philosophie, mais sous réserve ; qui supporte la monarchie, mais complaisante, la démocratie, mais soumise ; qui proclame la liberté du commerce, mais en se couvrant de protections ; qui s’arrangerait de la gratuité de la circulation et du crédit, mais en stipulant un intérêt pour ses capitaux ; qui, enfin, fait consister la sagesse à tenir la balance égale, autant que possible, entre l’autorité et la liberté, le statu quo et le progrès, l’intérêt privé et l’intérêt général ; sans jamais comprendre que l’autorité engendre fatalement la liberté, que la philosophie est le produit inévitable de la religion, que la monarchie se transforme continuellement en démocratie, et, conséquemment, que le dernier terme du progrès est celui où, par la succession des réformes, l’intérêt individuel est identique à l’intérêt général, et la liberté synonyme d’ordre.

La démagogie, si connue en France depuis 60 ans sous le nom de jacobinisme, est le juste-milieu déguisé sous un masque de violence et d’affectations révolutionnaires. Le jacobinisme en veut aux places non aux institutions ; il accuse les hommes, non les principes, s’attachant à changer les noms sans toucher aux idées et aux choses. Ainsi, tandis qu’il présente les rois et les prêtres comme des tyrans et des imposteurs, les modérés comme des mystificateurs et des ambitieux, il a soin de faire toute réserve pour le maintien de l’autorité qu’il convoite, et du préjugé dont il espère se servir. Les anarchistes et les libre-penseurs sont ses plus grands ennemis. Robespierre envoyant à la fois à l’échafaud les partisans de l’ancien régime, les défenseurs de la Constitution, Hébert, Leclerc, Jacques Roux, Anacharsis Clootz, Danton et ses amis, est l’incarnation du jacobinisme.

Le juste-milieu est l’hypocrisie de la conservation ;

La démagogie est l’hypocrisie du progrès.

Le juste-milieu s’adresse de préférence à la bourgeoisie, hostile à la noblesse et au clergé, à qui elle reproche leur immobilisme et dont elle jalouse les prérogatives, mais qui répugne aux tendances radicales et qui se raidit contre les conclusions égalitaires du progrès.

Le jacobinisme va mieux à la multitude, plus irritable qu’éclairée, et pour qui les révolutions ne sont guère autre chose que des destitutions.

Ainsi la démagogie et le juste-milieu sont opposés l’un à l’autre, comme l’absolutisme et le socialisme le sont entre eux : ces quatre partis forment, si j’ose ainsi dire, les quatre points cardinaux de l’histoire. Résultat nécessaire de notre perfectibilité, ils sont contemporains dans la société comme dans la raison, et indestructibles. Sous mille noms divers, grec et barbare, citoyen et esclave, Spartiate et Ilote, patricien et prolétaire, guelfe et gibelin, clerc et laïc, noble et serf, bourgeois et compagnon, capitaliste et ouvrier, vous les trouverez dans tous les siècles et chez tous les peuples. Tous ont eu leurs crimes et leurs folies, comme ils ont leur part de vérité et leur utilité dans l’évolution humanitaire. Instigateurs de l’opinion, agents et modérateurs du progrès, ils personnifient en eux les facultés de l’être collectif, les conditions de la vie sociale.

L’absolutisme se distingue surtout par sa force d’inertie : ce qu’il a de vrai est son esprit de conservation, sans lequel le progrès lui-même, manquant de base, ne serait qu’un vain mot. C’est pour cela que le parti absolutiste est appelé aussi parti conservateur.

Ce qui distingue le juste-milieu, ou doctrinarisme, est un caractère de sophistique et d’arbitraire : son idée vraie est qu’à la société il appartient de se régir elle-même, d’être sa providence et son Dieu. La loi, pour le doctrinaire, est le produit pur de la pensée gouvernementale, par conséquent éminemment subjective.

Le jacobinisme se reconnaît à sa nullité philosophique et au vide de sa parole. S’adressant moins à la raison du peuple qu’à ses passions, il l’agite, il ne sait point le faire agir. Mais cette agitation même est le côté utile du jacobinisme : là où le peuple tombe dans l’indifférence, la société est près de périr.

Le socialisme conçoit l’ordre social comme le résultat d’une science positive et objective ; mais, comme tout essor scientifique, il est sujet à prendre ses hypothèses pour des réalités, ses utopies pour des institutions.

L’absolutisme, fort de sa priorité, j’ai presque dit de son droit d’aînesse, mais dupe de son principe, dont toute l’efficacité est de s’abroger lui-même, toujours en œuvre de restauration, ne sert qu’à alimenter les révolutions ; – le juste-milieu s’efforce d’enrayer le char révolutionnaire, et réussit seulement à le précipiter ; – le jacobinisme prétend accélérer le mouvement et le fait réagir ; – le socialisme, faisant violence aux traditions, finit souvent par s’excommunier de la société.

Du reste, il en est des partis politiques comme des systèmes de philosophie. Ils s’engendrent et se contredisent réciproquement, comme tous les termes extrêmes, se suscitent l’un l’autre, s’excluent, parfois semblent s’éteindre pour reparaître à de longs intervalles. Tout homme qui raisonne et qui cherche à se rendre compte de ses opinions, soit en politique, soit en philosophie, se classe immédiatement lui-même, par le seul fait du jugement qu’il exprime, dans un parti ou système quelconque : celui-là seul qui ne pense pas n’est d’aucun parti, d’aucune philosophie, d’aucune religion. Et tel est précisément l’état habituel des masses, qui, hors les époques d’agitation, semblent complètement indifférentes aux spéculations politiques et religieuses. Mais ce calme, cette ataraxie superficielle du peuple n’est point stérile. C’est le peuple qui, à la longue, sans théories, par ses créations spontanées, modifie, réforme, absorbe les projets des politiques et les doctrines des philosophes, et qui, créant sans cesse une réalité nouvelle, change incessamment la base de la politique et de la philosophie.

L’absolutisme, dominant en France jusque vers la fin du dernier siècle, est depuis cette époque en décroissance continue ; – le doctrinarisme, manifesté avec un certain éclat à la suite de la révolution de juillet, a passé avec le règne de dix-huit ans. Quant au jacobinisme et au socialisme, le premier, réchauffé par les romanciers révolutionnaires, a reparu en février, pour refouler la révolution dans les journées des 17 mars, 16 avril, 15 mai, et s’abîmer dans celle du 13 juin ; – le second, après avoir traîné vingt ans sa mystique existence, est tout près de se dissoudre. Il n’y a plus, à l’heure où j’écris, de partis en France ; il ne reste, sous l’étendard de la République, qu’une coalition de bourgeois ruinés contre une coalition de prolétaires mourant de faim. La misère commune aura produit ce que n’avait pu faire la raison générale : en détruisant la richesse, elle aura détruit l’antagonisme.

Ce que je viens de dire des partis qui divisent primordialement toute société, n’est encore qu’une définition : eh bien ! c’est déjà toute l’histoire. C’est la philosophie même du progrès, la mort du mysticisme social, finis theologiœ ! Que le sceptique et l’inspiré disputent à perte de vue sur la valeur et la légitimité de la raison humaine, qu’importe leur doute, si la raison nous impose fatidiquement ses formules ? Que nous importe de savoir que nous pourrions n’être pas hommes ? C’est le privilège de la raison, c’est sa misère, si l’on veut, de ramener à des idées simples et lucides les phénomènes les plus gigantesques, les plus embrouillés de la civilisation et de la nature. De même que les plus grands fleuves ne sont que des ruisseaux à leur source, de même, pour la raison du philosophe, les révolutions les plus terribles dépendent de causes d’une simplicité naïve. La foi ne nous apprend point à juger les choses avec ce discernement vulgaire : c’est que la foi, ainsi que Dieu dont elle est un don, ne raisonne pas.

La détermination que je viens de faire des partis, de leurs principes et de leurs tendances, est vraie, parce qu’elle est nécessaire et universelle, commune à tous les siècles et à tous les peuples, quelle que soit la variété des partis, leurs origines, leurs intérêts, leur but : elle est vraie, parce qu’elle ne peut pas ne pas être vraie.

C’est l’expression des aspects les plus généraux de l’histoire et des attractions primitives de la société.

La société, être vivant et perfectible, qui se développe dans le temps, à l’opposite de Dieu, que nous supposons immobile dans l’éternité, a nécessairement deux pôles, l’un qui regarde le passé, l’autre tourné vers l’avenir. Dans la société, où les idées et les opinions se divisent et se classent comme les tempéraments et les intérêts, il y a donc aussi deux partis principaux : le parti absolutiste, qui s’efforce de conserver et de reconstruire le passé, et le parti socialiste, qui tend incessamment à dégager et à produire l’avenir.

Mais la société, en vertu de la raison analytique dont l’homme est doué, oscille et dévie continuellement à droite et à gauche de la ligne du progrès, suivant la diversité des passions qui lui servent de moteurs. Il y a donc aussi, entre les deux partis extrêmes, deux partis moyens, en termes parlementaires, un centre droit et un centre gauche, qui pousse ou retient incessamment la Révolution hors de sa voie.

Tout cela est d’une évidence presque mathématique, d’une certitude expérimentale. Telle est l’exactitude de cette topographie, qu’il suffit d’y jeter les yeux pour avoir aussitôt la clef de toutes les évolutions et rétrogradations de l’humanité.

IIINature et destination du gouvernement

Il faut, dit l’Écriture sainte, qu’il y ait des partis : Oportet hœreses esse. – Terrible Il faut ! s’écrie Bossuet dans une adoration profonde, sans qu’il ose chercher la raison de cet Il faut !

Un peu de réflexion nous a révélé le principe et la signification des partis : il s’agit d’en connaître le but et la fin.

Tous les hommes sont égaux et libres : la société, par nature et destination, est donc autonome, comme qui dirait ingouvernable. La sphère d’activité de chaque citoyen étant déterminée par la division naturelle du travail et par le choix qu’il fait d’une profession, les fonctions sociales combinées de manière à produire un effet harmonique, l’ordre résulte de la libre action de tous ; il n’y a pas de gouvernement. Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ; je le déclare mon ennemi.

Mais la physiologie sociale ne comporte pas d’abord cette organisation égalitaire : l’idée de Providence, qui apparaît une des premières dans la société, y répugne. L’égalité nous arrive par une succession de tyrannies et de gouvernements, dans lesquels la Liberté est continuellement aux prises avec l’absolutisme, comme Israël avec Jéhovah. L’égalité naît donc continuellement pour nous de l’inégalité ; la Liberté a pour point de départ le Gouvernement.

Lorsque les premiers hommes s’assemblèrent au bord des forêts pour fonder la société, ils ne se dirent point, comme feraient les actionnaires d’une commandite : Organisons nos droits et nos devoirs, de manière à produire pour chacun et pour tous la plus grande somme de bien-être, et amener en même temps notre égalité et notre indépendance. Tant de raison était hors de la portée des premiers hommes, et en contradiction avec la théorie des révélateurs. On se tint un tout autre langage : Constituons au milieu de nous une AUTORITÉ qui nous surveille et nous gouverne, Constituamus super nos regem ! C’est ainsi que l’entendirent, au 10 décembre 1848, nos paysans, quand ils donnèrent leurs suffrages à Louis Bonaparte. La voix du peuple est la voix du pouvoir, en attendant qu’elle devienne la voix de la liberté. Aussi toute autorité est de droit divin : Omnis potestas à Deo, dit saint Paul.

L’autorité, voilà donc quelle a été la première idée sociale du genre humain.

Et la seconde a été de travailler immédiatement à l’abolition de l’autorité, chacun la voulant faire servir d’instrument à sa liberté propre contre la liberté d’autrui : telle est la destinée, telle est l’œuvre des Partis.

L’autorité ne fut pas plus tôt inaugurée dans le monde, qu’elle devint l’objet de la compétition universelle. Autorité, Gouvernement, Pouvoir, État, – ces mots désignent tous la même chose, – chacun y vit le moyen d’opprimer et d’exploiter ses semblables. Absolutistes, doctrinaires, démagogues et socialistes, tournèrent incessamment leurs regards vers l’autorité, comme vers leur pôle unique.

De là cet aphorisme du parti jacobin, que les doctrinaires et les absolutistes ne désavoueraient assurément pas : La révolution sociale est le but ; la révolution politique (c’est-à-dire le déplacement de l’autorité) est le moyen. Ce qui veut dire : Donnez-nous droit de vie et de mort sur vos personnes et sur vos biens, et nous vous ferons libres !… Il y a plus de six mille ans que les rois et les prêtres nous répètent cela !

Ainsi, le Gouvernement et les Partis sont réciproquement l’un à l’autre Cause, Fin et Moyen. Leur destinée est commune : c’est d’appeler chaque jour les peuples à l’émancipation ; c’est de solliciter énergiquement leur initiative par la gêne de leurs facultés ; c’est de façonner leur esprit et de les pousser continuellement vers le progrès par le préjugé, par les restrictions, par une résistance calculée à toutes leurs idées, à tous leurs besoins. Tu ne feras point ceci ; tu t’abstiendras de cela : le Gouvernement, quel que soit le parti qui règne, n’a jamais su dire autre chose. La DÉFENSE est depuis Éden le système d’éducation du genre humain. Mais, l’homme une fois parvenu à l’âge de majorité, le Gouvernement et les Partis doivent disparaître. Cette conclusion arrive ici avec la même rigueur de logique, avec la même nécessité de tendance que nous avons vu le socialisme sortir de l’absolutisme, la philosophie naître de la religion, l’égalité se poser sur l’inégalité même.

Lorsque, par l’analyse philosophique, on veut se rendre compte de l’autorité, de son principe, de ses formes, de ses effets, on reconnaît bientôt que la constitution de l’autorité, spirituelle et temporelle, n’est autre chose qu’un organisme préparatoire, essentiellement parasite et corruptible, incapable par lui-même de produire autre chose, quelle que soit sa forme, quelque idée qu’il représente, que tyrannie et misère. La philosophie affirme en conséquence, contrairement à la foi, que la constitution d’une autorité sur le peuple n’est qu’un établissement de transition ; que le pouvoir n’étant point une conclusion de la science, mais un produit de la spontanéité, s’évanouit dès qu’il se discute ; que, loin de se fortifier et de grandir avec le temps, comme le supposent les partis rivaux qui l’assiègent, il doit se réduire indéfiniment et s’absorber dans l’organisation industrielle ; qu’en conséquence, il ne doit point être placé SUR, mais sous la société ; et, retournant l’aphorisme des jacobins, elle conclut : La révolution politique, c’est-à-dire, l’abolition de l’autorité parmi les hommes, est le but ; la révolution sociale est le moyen.

C’est pour cela, ajoute le philosophe, que tous les partis, sans exception, en tant qu’ils affectent le pouvoir, sont des variétés de l’absolutisme, et qu’il n’y aura de liberté pour les citoyens, d’ordre pour les sociétés, d’union entre les travailleurs, que lorsque le renoncement à l’autorité aura remplacé dans le catéchisme politique la foi à l’autorité.

Plus de Partis ;

Plus d’autorité ;

Liberté absolue de l’homme et du citoyen :

En trois mots, voilà notre profession de foi politique et sociale.

C’est dans cet esprit de négation gouvernementale que nous disions un jour à un homme d’une rare intelligence, mais qui a la faiblesse de vouloir être ministre :

« Conspirez avec nous la démolition du gouvernement. Faites-vous révolutionnaire pour la transformation de l’Europe et du monde, et restez journaliste. » (Représentant du peuple, 5 juin 1848).

Il nous fut répondu :

« Il y a deux manières d’être révolutionnaire : par en haut, c’est la révolution par l’initiative, par l’intelligence, par le progrès, par les idées ; – par en bas, c’est la révolution par l’insurrection, par la force, par le désespoir, par les pavés.

Je fus, je suis encore révolutionnaire par en haut ; je n’ai jamais été, je ne serai jamais révolutionnaire par en bas.

Ne comptez donc pas sur moi pour conspirer jamais la démolition d’aucun gouvernement, mon esprit s’y refuserait. Il n’est accessible qu’à une seule pensée : améliorer le gouvernement. » (Presse, 6 juin 1848.)

Il y a dans cette distinction : par en haut, par en bas, beaucoup de cliquetis et fort peu de vérité. M. de Girardin, en s’exprimant de la sorte, a cru dire une chose aussi neuve que profonde : il n’a fait que reproduire l’éternelle illusion des démagogues qui, pensant, avec l’aide du pouvoir, faire avancer les révolutions, n’ont jamais su que les faire rétrograder. Examinons de près la pensée de M. de Girardin.

Il plaît à cet ingénieux publiciste d’appeler la révolution par l’initiative, par l’intelligence, le progrès et les idées, révolution par en haut ; il lui plaît d’appeler la révolution par l’insurrection et le désespoir, révolution par en bas, c’est juste le contraire qui est vrai.

Par en haut, dans la pensée de l’auteur que je cite, signifie évidemment le pouvoir ; par en bas, signifie le peuple. D’un côté l’action du gouvernement, de l’autre l’initiative des masses.

Il s’agit donc de savoir laquelle de ces deux initiatives, celle du gouvernement ou celle du peuple, est la plus intelligente, la plus progressive, la plus pacifique.

Or, la révolution par en haut, c’est inévitablement, j’en dirai plus tard la raison, la révolution par le bon plaisir du prince, par l’arbitraire d’un ministre, par les tâtonnements d’une assemblée, par la violence d’un club ; c’est la révolution par la dictature et le despotisme.

Ainsi l’ont pratiquée Louis XIV, Robespierre, Napoléon, Charles X ; ainsi la veulent MM. Guizot, Louis Blanc, Léon Faucher. Les blancs, les bleus, les rouges, tous sur ce point sont d’accord.

La révolution par l’initiative des masses, c’est la révolution par le concert des citoyens, par l’expérience des travailleurs, par le progrès et la diffusion des lumières, la révolution par la liberté. Condorcet, Turgot, Danton, cherchaient la révolution par en bas, la vraie démocratie. Un des hommes qui révolutionna le plus, et qui gouverna le moins, fut saint Louis. La France, au temps de saint Louis, s’était faite elle-même ; elle avait produit, comme une vigne pousse ses bourgeons, ses seigneurs et ses vassaux : quand le roi publia son fameux règlement, il n’était que l’enregistreur des volontés publiques.

Le socialisme a donné en plein dans l’illusion du jacobinisme ; le divin Platon, il y a plus de deux mille ans, en fut un triste exemple. Saint-Simon, Fourier, Owen, Cabet, Louis Blanc, tous partisans de l’organisation du travail par l’État, par le capital, par une autorité quelconque, appellent, comme M. de Girardin, la révolution par en haut. Au lieu d’apprendre au peuple à s’organiser lui-même, de faire appel à son expérience et à sa raison, ils lui demandent le pouvoir ! En quoi diffèrent-ils des despotes ? Aussi sont-ils utopistes comme tous les despotes : ceux-ci s’en vont, ceux-là ne peuvent prendre racine.

Il implique que le Gouvernement puisse être jamais révolutionnaire, et cela par la raison toute simple qu’il est gouvernement. La société seule, la masse pénétrée d’intelligence, peut se révolutionner elle-même, parce que seule elle peut déployer rationnellement sa spontanéité, analyser, expliquer le mystère de sa destinée et de son origine, changer sa foi et sa philosophie ; parce que seule, enfin, elle est capable de lutter contre son auteur, et de produire son fruit. Les gouvernements sont les fléaux de Dieu, établis pour discipliner le monde ; et vous voulez qu’ils se détruisent eux-mêmes, qu’ils créent la liberté, qu’ils fassent des révolutions !

Il n’en peut être ainsi. Toutes les révolutions, depuis le sacre du premier roi jusqu’à la déclaration des droits de l’Homme, se sont accomplies par la spontanéité du peuple ; si quelquefois les gouvernants ont suivi l’initiative populaire, ç’a été comme forcés et contraints. Presque toujours ils ont empêché, comprimé, frappé ; jamais, de leur propre mouvement, ils n’ont rien révolutionné. Leur rôle n’est pas de procurer le progrès, mais de le retenir. Quand même, ce qui répugne, ils auraient la science révolutionnaire, la science sociale, ils ne pourraient l’appliquer, ils n’en auraient pas le droit. Il faudrait qu’au préalable ils fissent passer leur science dans le peuple, qu’ils obtinssent le consentement des citoyens : ce qui est méconnaître la nature de l’autorité et du pouvoir.

Les faits viennent ici confirmer la théorie. Les nations les plus libres sont celles où le pouvoir ale moins d’initiative, où son rôle est le plus restreint : citons seulement les États-Unis d’Amérique, la Suisse, l’Angleterre, la Hollande. Au contraire, les nations les plus asservies sont celles où le pouvoir est le mieux organisé et le plus fort, témoin nous. Et cependant, nous nous plaignons sans cesse de n’être pas gouvernés ; nous demandons un pouvoir fort, toujours plus fort !

L’Église disait jadis, parlant comme une mère tendre : Tout pour le peuple, mais tout par les prêtres.

La monarchie est venue après l’Église : Tout pour le peuple, mais tout par le prince.

Les doctrinaires : Tout pour le peuple, mais tout par la bourgeoisie.

Les jacobins n’ont pas changé le principe pour avoir changé la formule : Tout pour le peuple, mais tout par l’État.

C’est toujours le même gouvernementalisme, le même communisme.

Qui donc osera dire enfin : Tout pour le peuple, et tout par le peuple, même le gouvernement ? – Tout pour le peuple : Agriculture, commerce, industrie, philosophie, religion, police, etc. Tout par le peuple : le gouvernement et la religion, aussi bien que l’agriculture et le commerce.

La démocratie est l’abolition de tous les pouvoirs, spirituel et temporel ; législatif, exécutif, judiciaire, propriétaire. Ce n’est pas la Bible, sans doute, qui nous le révèle ; c’est la logique des sociétés, c’est l’enchaînement des actes révolutionnaires, c’est toute la philosophie moderne.

Suivant M. de Lamartine, d’accord en cela avec M. de Genoude, c’est au gouvernement à dire : Je veux. Le pays n’a qu’à répondre : Je consens.

Mais l’expérience des siècles leur répond que le meilleur des gouvernements est celui qui parvient le mieux à se rendre inutile. Avons-nous besoin de parasites pour travailler et de prêtres pour parler à Dieu ? Nous n’avons pas davantage besoin d’élus qui nous gouvernent.

L’exploitation de l’homme par l’homme, a dit quelqu’un, c’est le vol. Eh bien ! le gouvernement de l’homme par l’homme, c’est la servitude ; et toute religion positive, aboutissant au dogme de l’infaillibilité papale, n’est elle-même autre chose que l’adoration de l’homme par l’homme, l’idolâtrie.

L’absolutisme, fondant tout à la fois la puissance de l’autel, du trône et du coffre-fort, a multiplié, comme un réseau, les chaînes sur l’humanité. Après l’exploitation de l’homme par l’homme, après le gouvernement de l’homme par l’homme, après l’adoration de l’homme par l’homme, nous avons encore :

Le jugement de l’homme par l’homme,

La condamnation de l’homme par l’homme,

Et pour terminer la série, la punition de l’homme par l’homme !

Ces institutions religieuses, politiques, judiciaires, dont nous sommes si fiers, que nous devons respecter, auxquelles il faut obéir, jusqu’à ce que, par le progrès du temps, elles se flétrissent et qu’elles tombent, comme le fruit tombe dans sa saison, sont les instruments de notre apprentissage, signes visibles du gouvernement de l’Instinct sur l’humanité, restes affaiblis, mais non défigurés, des coutumes sanguinaires qui signalèrent notre bas-âge. L’anthropophagie a disparu depuis longtemps, non sans résistance de l’autorité toutefois, avec ses rites atroces : elle subsiste partout dans l’esprit de nos institutions, j’en atteste le sacrement d’eucharistie et le Code pénal.

La raison philosophique répudie cette symbolique de sauvages ; elle proscrit ces formes exagérées du respect humain. Et pourtant elle n’entend point, avec les jacobins et les doctrinaires, qu’on puisse procéder à cette réforme par autorité législative ; elle n’admet pas que personne ait le droit de procurer le bien du peuple malgré le peuple, qu’il soit licite de rendre libre une nation qui veut être gouvernée. La philosophie ne donne sa confiance qu’aux réformes sorties de la libre volonté des sociétés : les seules révolutions qu’elle avoue sont celles qui procèdent de l’initiative des masses : elle nie, de la manière la plus absolue, la compétence révolutionnaire des gouvernements.

En résumé :

Si l’on n’interroge que la foi, la scission de la société apparaît comme l’effet terrible de la déchéance originelle de l’homme. C’est ce que la mythologie grecque a exprimé par la fable des guerriers nés des dents du serpent, et qui s’entre-tuèrent tous après leur naissance. Dieu, d’après ce mythe, a laissé aux mains de partis antagonistes le gouvernement de l’humanité, afin que la discorde établisse son règne sur la terre, et que l’homme apprenne, sous une perpétuelle tyrannie, à reporter sa pensée vers un autre séjour.

Devant la raison, les gouvernements et les partis ne sont que la mise en scène des concepts fondamentaux de la société, une réalisation d’abstractions, une pantomime métaphysique, dont le sens est LIBERTÉ.

Cette double définition du gouvernement et des partis, constitue notre profession de foi politique. Vous connaissez, lecteur, les personnages allégoriques qui, dans ce compte-rendu, vont remplir les premiers rôles ; vous savez quel est le sujet de la représentation : soyez maintenant attentifs à ce que je vais vous raconter.