Les Dames mortes - Christian Robert - E-Book

Les Dames mortes E-Book

Christian Robert

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Beschreibung

Pays de Caux, un colombier aménagé dans un manoir normand : dans la baignoire gît le corps sans vie de la propriétaire, une scientifique spécialiste ès sciences cosmétiques. Assassinée? Oui, et de manière sophistiquée... L'enquête est menée par la brigade criminelle du Havre, dirigée par un nouveau commandant puisque son précédent patron, Georges Faidherbe, a disparu au cours de la dernière affaire. Faidherbe reparaîtra-t-il au bon moment pour seconder son remplaçant provisoire en difficulté parmi vaches folles qui tourbillonnent autour du plus cauchois des mystères, où se mêlent sciences et techniques d'avant-garde? Les Dames mortes est un roman des métamorphoses, un polar jubilatoire et décapant. Ceci est la réédition du 4ème roman du tandem ROBERT VINCENT

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Seitenzahl: 226

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


Table des chapitres

Une vacherie de rose !

La bombe énuclée

Le légiste en a les jambes coupées

Un manoir en T

Mugitusque boum boum

Des poulets dans le pigeonnier

Madame Ba entend une voix et tire des cartes

Tchèque à découvert

Les dessous cauchois ne sont pas affriolants

Un escarpin dans la bauge

La chimère a la vie courte

Un chaud chagrin

L’effrontée et l’

affronteux

Un tour d’écrou et des particules alimentaires

Drone de drame

Saint-Sylvère épate la presse…

… et la figure pète à la proue

Un voyageur sans bagage

L’amnésique a une fichue mémoire

Un Commandeur décroissant

La Pagaille de la marne

Épilogue

À nos chats disparus

Avertissement

Les événements et les personnages de ce roman sont radicalement imaginaires. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes, mortes ou à naître, relèverait du fantastique ou de l’autosuggestion narcissique et paranoïaque.

1Une vacherie de rose

Un vent d’automne fouettait les cimes des hêtres de Saint-Sylvère. Au pied du clos-masure, les feuilles tourbillonnaient, éclairées par les lumières du manoir. Au loin, des bêtes beuglaient dans l’obscurité, nerveuses.

– Alles meulent rien ce soir, les vaques !1 dit Joseph Roussin à sa femme Adeline.

Il repoussa avec la porte vitrée de la cuisine une nuée de feuilles qui voulaient entrer. Le chambranle fit vibrer les petits carreaux. À travers l’un d’eux, Joseph Roussin regarda la lueur de la fenêtre du colombier percer la nuit brumeuse comme un phare. Là-haut, au premier étage, une femme se tenait debout devant une psyché, nue. Elle approcha son visage du miroir et grimaça. Une nouvelle ride était apparue sur son front. Il faudra mettre une de ces crèmes maintenant, pensa-t-elle avec mélancolie en regardant les petits tubes alignés sur une étagère. Du reste, sa peau était encore bien lisse sur une chair ferme et ses formes étaient joliment dessinées. Elle tira ses épaules à l’arrière : sa poitrine se dressait toujours fièrement. L’ensemble était désirable, avec cette peau aux reflets pêche que lui avait toujours enviée sa sœur. Elle se retourna soudain, saisie par l’impression d’être observée. Absurde, la fenêtre était haute et toute petite.

Dans la cuisine, en face, on ne décolérait pas.

– J’vas t’dire, alle ne me r’fera pas le coupdeux fois !

Adeline Roussin était furieuse. Elle jeta rageusement une caille déplumée sur la planche à découper.

– Quitte donc de ronchonner ! Alle est comme cha, tu sais bien…

Joseph s’était assis devant la table et feuilletait le Courrier cauchois. Adeline continua, serrant les dents.

– Dis ! Tu crés pas qu’alle est gonflée de s’pointer sans même prévenir d’avance. Faut que tout soye prêt pour madame, et pis chi et pis cha qu’alle me dit par téléphone. Et v’là qu’alle veut manger une caille, maint’nant. À c’t’heure ! Elle n’aime pas la volaille d’habitude ! Eh bah, c’est la dernière ! Alle en n’aura pas d’main !

– J’te l’fais pas dire ! J’ai balancé les aut’ au trou pas plus tard qu’hier. Ma ’gad’ comment alles sont fichues, ces pauv’ volailles ! Gad’ leu’ pattes ! Parfois a’z’en ont trois ! J’en mangerai point, crèsmé !

– Tu veyes, Joseph, elle commence à m’courir, la patronne, avec ses lubies !

Dans le colombier, la femme glissa d’abord un pied dans l’eau pour sentir la température de son bain. Parfait. Elle s’allongea doucement, provoquant un clapotement léger, et ferma les yeux de contentement, se régalant d’avance du repas qui suivrait. Puis de sa main paresseuse, elle gratouilla une corde sur le manche de sa guitare appuyée au rebord de la baignoire.

– J’y laisse la tête ou pas ? demanda Adeline Roussin.

Son mari eut un relâchement de mâchoire pour signifier son ignorance.

– J’sais-t-i’, mé ! Coupe-la, y en a qu’cha écœure !

Adeline Roussin leva haut sa feuille de boucher. La lame rata la base du cou et alla frapper la tête qu’elle coupa en deux.

– Merde !

Dans le colombier, tout allongée dans son bain comme dans un lit, la femme chantait d’une voix pointue une espèce de comptine aux accents médiévaux en appliquant le savon sur sa peau humide et chaude. Elle ouvrit les yeux. Sa bouche fit un O. Il en sortit une note stridente qui mourut dans un hoquet.

Une étrange rose, rouge sang, était soudain éclose sur une bonne moitié de son visage. Hors saison.

Au-delà du parc, les vaches meuglèrent plus fort, lamentablement.

1 Elles meuglent beaucoup ce soir, les vaches ! (dialecte normand).

2La bombe énuclée

– Jolie fille, dommage qu’il lui manque un œil. Qui est-ce ?

Une miette de gavotte de Dinan tomba sur l’autre œil. La fille sur la photo parut prendre un air offensé avec sa bouche grande ouverte. Elle avait une poitrine superbe, une peau d’une blancheur éclatante sur un carrelage bleu sombre : elle gisait probablement dans sa salle de bain. Tout juste rentré de congé, le lieutenant de police Louis Lebru, de la brigade criminelle du Havre, se mettait au courant des affaires, saupoudrant les clichés épars sur le bureau de son collègue Étrela d’éclats de biscuits ramenés de vacances.

Personne ne daignant lui répondre, il changea de sujet :

– Rien d’autre ?

Lebru passa en revue les visages lugubres de ses collègues présents, Fésol, Durozier et la toute jeune recrue bretonne, la brigadière Aelez-Bellig Chouchen. Tout le monde avait compris le sens de la question. Il n’y avait toujours pas de réponse à donner. Depuis la disparition de leur chef, le commandant Faidherbe2, emporté en mer alors que, suspendu à un cerf-volant, il servait d’appât pour repérer un tireur fou, au pied de Sainte-Adresse, toute la brigade attendait un signe d’espoir, un indice de sa survie. En vain jusque là. Les secours lancés à sa recherche ne l’avaient pas trouvé. Plus le temps passait, plus les chances qu’il eût survécu s’amenuisaient, plus l’ambiance de la brigade et de l’Hôtel de Police s’alourdissait. Lebru soupira puis, ayant attaqué une autre gavotte, demanda :

– Il est où, Victor ?

– Étrela est allé chercher le nouveau patron par intérim, répondit le capitaine Émile Fésol sans lever la tête de ses dossiers.

– Quoi ? Un nouveau patron ? s’égosilla Lebru. Et vous ne me disiez rien ?

De son bureau, Fésol se contenta de lancer :

– Si on avait pu te joindre au téléphone, tu le saurais, du lard ! C’est un docteur en droit qu’on nous envoie.

Lebru pivota et riposta :

– Le repos des vacances est sacré. C’est un principe.

– On sait. Tu te reposes sur une infinité de principes. Je corrige : sur un matelas de principes.

Lebru postillonna un demi-quintal de miettes de gavottes :

– Tu me cherches, Émile ? C’est pas parce que t’es capitaine depuis trois mois que…

Mais Fésol n’eut pas à prendre la peine de chercher une phrase d’apaisement. La porte du bureau s’ouvrit. Le lieutenant Étrela, qui tenait la clenche, s’écarta pour laisser passer quelqu’un de plus court que lui d’une tête, un homme sec, dans la quarantaine, très brun, cheveux bouclés, peau mate, yeux vifs derrière des lunettes cerclés d’or, denture légèrement en avant, lèvres minces, en costume gris bleu.

– Bonjour à tous, je suis le commandant Nizar Khencheli. J’ai la charge temporaire de cette brigade jusque…

La voix chaude et ferme, timbrée dans les graves, presque une voix de basse, eut un instant d’hésitation avant de reprendre :

– ...jusqu’au retour du commandant Faidherbe que je souhaite prompt, tout comme vous.

Les policiers s’étaient tous levés à l’instar d’écoliers à l’entrée du directeur. Ils écoutaient leur nouveau patron sans cacher un certain étonnement car ils s’attendaient tous inconsciemment à un deuxième Faidherbe, du moins à quelqu’un qui ressemblât un minimum à Georges Faidherbe : un rouquin dégingandé, quinquagénaire, grognon mais débonnaire. Voilà qu’on leur expédiait un méditerranéen tout sec, à l’accent pointu et sans même un zeste de jovialité maghrébine.

L’officier continuait :

– En attendant, je ne doute pas que nous fassions ensemble un excellent travail. Ce sera mon seul discours de prise de poste. Je vous invite à reprendre vos tâches en cours. Je ferai connaissance avec chacun d’entre vous personnellement dans les heures qui viennent.

Le nouveau patron s’approcha ensuite de Fésol, qui donna son grade et son nom. Nizar Khencheli lui serra la main puis il fit de même avec les autres, finissant par Aelez-Bellig Chouchen. Elle rougit exagérément, comme d’habitude. Passant ensuite devant le bureau d’Étrela, Khencheli tira à lui les photos qui y étaient étalées, souffla dessus pour en ôter les miettes de gavottes, sans commentaire, puis demanda :

– Qui est-ce ?

– Notre dernière affaire, j’allais vous en parler, s’empressa de dire le lieutenant Étrela.

Confus de l’état dans lequel Lebru avait mis son bureau, il fusilla son collègue d’un regard en coin.

– Nous allons sur place immédiatement, le coupa Nizar Khencheli, vous m’expliquerez cela en route. Je découvrirai mon bureau plus tard.

Le commandant allait quitter la pièce quand il s’arrêta devant le mur à gauche de la porte. Une ligne rouge horizontale partageait en deux la paroi en une frise chronologique d’où partaient vers le bas des flèches obliques qui marquaient des heures, des minutes sur des post-it. La ligne était surchargée au-dessus et en dessous de documents punaisés : photographies de la côte, rapports dactylographiés, morceaux de cartes, bulletins météorologiques et croquis divers.

Khencheli s’approcha, les mains derrière le dos, une jambe plus en avant comme un soldat au repos, silencieux. Les policiers derrière lui semblaient embarrassés. Le visage de Faidherbe, tiré au photomaton sur un avis de recherche rédigé en anglais, fixait le nouveau commandant d’un regard profond, l’air bougon.

– Vous avez envoyé des avis jusqu’en Angleterre ? demanda Khencheli.

– On ne sait jamais... Le patron est parti dans cette direction, répondit Étrela qui posa le doigt sur une des cartes. En fait, on l’a perdu au visuel quand il est passé derrière la falaise de Sainte-Adresse. Il a dû voler ensuite en direction du nord.

– Ça fait combien de temps exactement ?

– Deux mois demain.

– On n’a rien retrouvé de lui ?

– De lui non. Seulement un morceau de la voile récupérée par des plaisanciers à deux milles à l’aplomb d’Octeville. Rien d’autre.

– Eh bien, en voilà un qui ne finira pas au cimetière des éléphants3! conclut Khencheli.

Étrela n’avait pas osé lever les yeux vers le haut plafond de la pièce. Le nouveau patron n’avait pas encore remarqué que le morceau en question, une aile de mouette géante, qui s’effilochait sur les bords comme un étendard après la défaite, avait été accroché là, au-dessus de leurs têtes.

– Ça fait donc deux mois que vous travaillez sur cette disparition ?

– Oui, enfin... on s’occupe aussi des affaires courantes, bien entendu, jusqu’à ce que la gendarmerie de Fauville-en-Caux… répondit encore Étrela.

Khencheli se retourna vers les policiers. Il ferma un instant les yeux. C’était sa façon de réfléchir sans doute. Il désigna le mur derrière lui.

– Remisez tout ça dans un carton. This case is closed4. La méthode vaut ce qu’elle vaut, gardez la frise et punaisez la photo de la fille à la place du commandant Faidherbe. On y va.

Le nouveau patron quitta la pièce d’un pas vif, Étrela sur ses talons.

– J’ai cru que c’était Darry Cowl teint au jus de réglisse, mais il est moins drôle, Azor Benkelchichi, ironisa Lebru.

– Que tu peux être con, Louis, des fois ! se lamenta Fésol avant de se replonger dans sa paperasse pendant que Lebru, en ricanant, s’asseyait devant l’écran de son ordinateur.

La jeune Chouchen interrompit sa tâche.

– C’est qui, Darry Cowl ? demanda-t-elle discrètement à Durozier.

– Un comique du temps jadis, une sorte de Dany Boon à lunettes, plus petit, bègue, frisé, survolté qui aurait mauvais caractère. Tu vois le genre ?

Aelez-Bellig Chouchen baissa encore la voix.

– Il ne serait pas un peu raciste, Lebru ?

Le lieutenant Bénédict Durozier regarda avec émotion tant de candeur révélée :

– Penses-tu ! Jamais pendant le travail, c’est un principe chez lui, ironisa-t-il.

– Tu me rassures, Bénédict, conclut Aelez-Bellig avec un soupir d’aise sincère.

Durozier leva les yeux au ciel pour lui-même cependant que la jeune femme se remettait à son rapport de procédure.

2 Cf. Un Havre de paix éternelle, du même auteur.

3 Le cimetière des éléphants : surnom donné à l’I.G.P.N., Inspection Générale de la Police Nationale, longtemps réputée pour recevoir les chefs de police tombés en disgrâce.

4 L’affaire est close.

3

Le légiste en a les jambes coupées

– Un gars comme Pinson l’aurait entièrement disséquée pour du chiqué. Moi, quand c’est possible, je préfère ne pas abîmer le corps surtout quand il est joli. Et celui-ci l’est sacrément, exception faite de la blessure, bien sûr.

Se haussant sur la plante de pieds puis retombant sur ses talons, signe d’impatience contenue chez lui, le docteur Foutel, médecin légiste, expliquait son système, en profitant pour dénigrer son confrère et rival Pinson. Les mains dans les poches de sa blouse, il se tenait devant le tiroir où reposait la victime que le commandant Nizar et le lieutenant Étrela étaient venus voir de près.

Justement elle ne paraissait pas aussi jeune que Lebru l’avait cru. Des cheveux ondulés blonds coupés mi-courts entouraient un visage un peu carré, à la peau très fine parcourue par endroits de ridules, aux traits bien dessinés. Les sourcils formaient une courbe nette, sans doute épilés en partie. Le nez était légèrement en trompette. Les lèvres charnues dessinaient une bouche assez grande et sensuelle. Le regard des deux policiers glissa rapidement sur les yeux dont l’un était fermé et l’autre remplacé par une sorte de bouillie sombre qui soulevait le cœur.

Le légiste, goguenard, observait leurs regards se fixer malgré eux sur une poitrine généreuse qui pointait avec insolence vers la lumière du plafond.

– Eh non, elle n’a pas quinze ans, trente-cinq plutôt et s’est offert des prothèses en silicone. Une opération très réussie qui a dû lui coûter très cher. Admirez la discrétion des cicatrices !

Il pointa du doigt une zone sous le sein gauche où les deux hommes ne remarquèrent rien, et ce d’autant moins que, gênés, ils fuyaient déjà la victime en tournant la tête vers lui.

– Z’avez lu mon rapport ?

– Le commandant Khencheli est arrivé ce matin, expliqua Étrela. Il remplace le commandant Faidherbe en attendant…

Foutel, qui avait de l’estime et même de l’affection pour Faidherbe, toussa afin de s’éclaircir la voix, chassant toute trace d’émotion :

– Cette jeune personne a reçu à bout portant une balle creuse de tout petit calibre que j’ai extraite et envoyée au labo ; nous avons besoin d’une analyse poussée.

– C’est ça qui l’a tuée ? demanda Khencheli.

– La balle en elle-même n’était pas mortelle, elle n’a pas atteint le cerveau, elle est restée dans le globe oculaire. Non, messieurs, tenez-vous bien au tiroir, le truc qui a tué, c’est le poison que contenait la balle ! précisa Foutel avec la fausse modestie d’un illusionniste qui, devant un public ébahi, sort un pigeon vivant d’un confetti vide plié en quatre.

– Un poison à l’intérieur de la balle ?

– Infaillible, messieurs ! répondit le légiste. Quand bien même le coup blesserait une partie charnue sans organe vital, la victime meurt sur-le-champ. Le produit est en cours d’analyse. J’ai fait un prélèvement comme vous vous en doutez, c’est pourquoi la cavité oculaire est presque vide. Je parierais pour une toxine d’origine animale, batrachotoxine, tirée d’une grenouille de Colombie, par exemple, ou encore la conotoxine d’une sorte d’escargot des mers tropicales. Mais il n’est pas exclu non plus que ce soit un produit de synthèse.

– On ne trouve pas ça chez le droguiste du quartier, remarqua le commandant.

– Vous l’avez dit, mais jugez plutôt de la technologie de la balle : de conception extrêmement élaborée, elle portait dans des rainures de micro ampoules contenant des doses infinitésimales du poison ultraviolent et rapide. Un mini missile à têtes multiples, en quelque sorte. Chapeau bas ! Le gars qui a tiré était un beau salopard, un vicieux, un pervers selon moi : abîmer comme ça un si joli spécimen de nana...

– L’heure de la mort ?s’enquit Khencheli.

– Rien de plus simple : pendant sa toilette, deux heures avant qu’on la découvre, je dirais 19h 15. En plus des déductions habituelles sur la raideur cadavérique, j’ai relevé sur elle les traces du savon trouvé dans l’eau du bain.

Khencheli se tourna vers le lieutenant Étrela avec un regard interrogateur. Étrela n’avait plus de question non plus. Lui connaissait le rapport. Ils allaient prendre congé quand Foutel demanda :

– Au fait, vous savez qui c’est, maintenant ? Personne ne s’est donné la peine de me renseigner ! Moi, je n’aime pas travailler l’anonyme. Déjà que les cadavres manquent de personnalité, s’ils n’ont pas non plus d’identité, c’est le pompon funèbre ! Ah ! Ah !

Son rire éclata, profond et chaleureux, résonnant dans l’atmosphère glaciale de la morgue comme la trompette du jugement dernier. Le lieutenant Étrela, pas encore complètement remis de l’ébranlement nerveux lui ayant valu une courte hospitalisation au mois d’août, loucha vers les tiroirs avec la crainte absurde mais irrépressible que les défunts en sortissent.

– Eh bien, lieutenant, répondez ! s’exclama Khencheli, agacé par la jovialité déplacée du légiste et la stupeur inexplicable de son subordonné.

Étrela, se reprenant, lâcha :

– Maud Beuge.

– Comment ? Le docteur Maud Beuge, la fameuse chimiste et biologiste ? s’écria Foutel, que toute gaîté avait quitté d’un coup. Vous êtes sûr ?

– Exactement, reprit le lieutenant. C’est ce nom que nous ont donné les concierges du manoir. Nous étions bien chez elle.

On voyait à son air hagard que le légiste cherchait quelque chose. C’était une chaise. Il se laissa tomber lourdement dessus.

– Excusez-moi si je ne vous raccompagne pas, j’en ai les jambes coupées. Maud Beuge ! Assassinée ! Quelle perte pour la science ! Quel misérable a fait le coup ? Comment est-ce possible ? Vous avez des détails ? demanda Foutel, qui, sous l’effet de l’émotion, ne faisait plus le lien avec le cadavre qu’il avait lui-même autopsié.

Nizar Khencheli tira Étrela par la manche et les deux hommes quittèrent la pièce. Derrière eux, le médecin sortit une flasque de sa blouse et en lampa deux goulées de rhum avec lequel il avait coutume de se rafraîchir l’odorat après l’autopsie d’un cadavre trop fait, sans cesser de monologuer.

Khencheli se renseigna :

– Ils étaient si proches, la victime et lui ?

– Pas que je sache, il ne l’a même pas identifiée de visu.

Quand ils furent dehors, le commandant sembla marquer un temps d’hésitation devant la voiture, une Renault Mégane banalisée grise.

– Vous pouvez me faire une faveur, lieutenant ?

– A vos ordres.

– La prochaine fois, trouvez-moi une Peugeot.

Comme Étrela roulait des yeux d’incompréhension en cherchant en quoi sa voiture clochait, le commandant expliqua :

– Par égard pour mon père qui a passé toute sa vie comme ouvrier chez Peugeot, depuis la 403 de 55 jusqu’à sa retraite, je ne travaille qu’en Peugeot. Et tant que nous y sommes, faites-moi une deuxième faveur : coupez ces cheveux longs. Je ne travaille pas avec des beatniks.

– À la suite d’un vœu, répondit le lieutenant, je ne me coupe plus les cheveux. Tant que nous n’aurons aucune piste pour retrouver le commandant Faidherbe, je garde le deuil de cette façon.

Nizar Khencheli dévisagea le lieutenant pour vérifier qu’Étrela ne se moquait pas de lui. Puis en s’installant dans la Renault, il hocha la tête et soupira.

– Je comprends ça, dit-il. Heureusement que vous n’avez pas renoncé à vous raser ni à vous laver. Les cheveux longs sont un moindre mal.

Puis il ordonna :

– Conduisez-moi chez cette Maud Beuge, je veux me rendre compte.

4Le silence des oiseaux

Pendant qu’ils roulaient sur la 15 en direction d’Yvetot, le nouveau commandant prenait des renseignements, balayant d’un œil vif le paysage du plateau qu’ils traversaient :

– Comment la famille a-t-elle réagi ?

Le lieutenant lâcha sur un ton désabusé, embêté de n’avoir pas grand chose à révéler:

– On n’a aucune nouvelle de sa sœur qui vit à Nice. Elle s’est absentée, en voyage peut-être. Sa mère est décédée, il y a plusieurs années. Quant à son père, il est atteint de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé. Confié aux soins d’un établissement spécialisé, le pauvre homme n’est plus conscient de rien.

Khencheli se frottait de l’index une absence de moustache entre le nez et la lèvre supérieure.

– Vous avez réuni quelques informations ?

– C’est tout frais. Il paraît que Maud Beuge était une tête chercheuse géniale mais ombrageuse qui se fâche facilement, colérique, caractérielle presque. Elle a quitté avec fracas plusieurs organismes ou sociétés qui l’ont employée : CNRS, L’Oréal, vous voyez le genre. Elle préférait faire cavalier seul. Avec quelque succès. Les responsables des recherches de certaines sociétés préféraient céder à son goût de l’indépendance pour s’assurer, à ses conditions, de sa collaboration. Il paraît qu’on citait son nom en vue d’un prix Nobel.

– Vous aviez déjà entendu parler d’elle, lieutenant ?

– Jamais. De ce genre de travaux, oui, en quelque sorte. Ma femme se tartine le matin de crèmes antirides à l’ADN végétal, rétinol pur et double sérum à formule phytoconcentrée. Elle a seulement trente ans ! Ça me fait marrer, ces formules scientifiques.

– Vous ne vous intéressez pas aux sciences ?

– Si, aux sciences occultes depuis quelque temps. Mais la biochimie, je redécouvre.

– Personne ne s’est plaint d’entourloupe ou de chantage de sa part ?

– A vrai dire, nous n’avons pas eu assez de contacts mais les gens qui m’ont parlé d’elle l’estimaient. Je crois pouvoir affirmer qu’ils l’admiraient même, tout en admettant qu’elle était invivable.

– Cependant quelqu’un l’a tuée...

– C’est là tout le problème.

Au rond-point de la Jardinerie d’Alliquerville, ils prirent à gauche en direction Fauville. Il leur fallut un moment pour trouver la route étroite menant au hameau de Saint-Sylvère-en-Caux. Très à l’écart de l’ancienne voie romaine, à l’origine, le hameau était constitué de quelques clos-masures qui abritaient autrefois les fermiers des seigneurs locaux. Devant les policiers, les hauts talus moussus éventrés et les colonnades décimées de hêtres pluricentenaires de plus de trente mètres témoignaient de la rage immobilière contemporaine entassant les maisons de lotissement au mépris d’un paysage dessiné à grand-peine au cours des âges.

Enfin, ils longèrent un mur de brique, qui enclosait la propriété de la victime, jusqu’à une grille monumentale restée ouverte. Étrela engagea le véhicule dans l’allée d’un parc encadré d’arbres tachetés d’une rousseur automnale. Les deux hommes laissèrent sur leur droite une ancienne écurie et remise ouverte où était garées une berline gris métallisé à côté d’une camionnette blanche.

– Deux Peugeot, remarqua Khencheli avec satisfaction.

– J’ai les immatriculations, s’empressa de préciser Étrela, désireux de prouver à son nouveau chef qu’il était méticuleux dans la conduite d’une enquête.

Ils s’arrêtèrent un peu plus loin à l’angle de la demeure.

Il avait cessé de pleuvoir. Un rayon de soleil fusa entre les volutes noires de deux cumulo-nimbus. Une bande de corneilles en profita pour changer de secteur en obliquant brusquement avant de parvenir aux arbres du parc qu’elle évita en lâchant quelques graillements sonores.

Les policiers avaient devant eux un manoir qui offrait au sud-ouest une longue façade percée de neuf fenêtres, aussi hautes que des portes, fermées de persiennes blanches sur chacun des deux étages. La façade était rayée de lignes de briques d’un ton chaud alternant avec des rangs de pierre blanche à silex.

Du toit d’ardoises très pentu, percé de quatre fenêtres mansardées et quelques lucarnes, jaillissaient cinq orgueilleuses cheminées de briques hautes comme des pinacles de cathédrale.

Le commandant Khencheli voulut faire le tour de l’endroit avant d’entrer.

Cet orgueilleux ensemble du dix-neuvième avait été construit devant un bâtiment du quinzième siècle en pierre blanche. Le manoir originel, que la nouvelle bâtisse masquait et prolongeait à la fois, était un bâtiment plus modeste de base carrée à tourelle. Cet ancien manoir semblait désormais un appendice incongru collé à l’extrémité de la façade arrière de la construction plus récente. Au-delà, au fond du parc, on devinait la silhouette d’une chapelle gothique, ancienne église paroissiale, aliénée à la Révolution, achetée par les propriétaires du château d’alors. Sur la droite, plus proche, un colombier à larmier de gros silex attestait que Saint-Sylvère avait été un fief noble.

– On y va ? demanda Étrela en désignant le colombier.

– Pourquoi ?

– C’est là que...

– Non, je veux voir les gens d’abord, connaître l’environnement –Khencheli fit un geste circulaire d’un doigt pointant le sol– puis me rapprocher progressivement du cœur du problème.

Ils revinrent vers la façade principale. Là résidait le couple de gardiens. Les deux hommes furent étonnés du silence qui régnait dans le parc. Après la pluie, le vent était tombé. Le crissement du gravier sous leurs pas était le seul bruit qu’on percevait. Étrela en fit la remarque :

– On croirait qu’il n’y a pas un oiseau vivant dans ce parc. C’est étrange, non ?

Un long meuglement venu d’au-delà du mur d’enceinte brisa le silence, témoignant d’une présence animale aux environs.

– Il y a des vaches, pas loin, en tout cas. Ça vous rassure, lieutenant ? fit Khencheli, narquois.

– A moitié, seulement répondit Étrela.

Le lieutenant ne renonçait pas à trouver bizarre ce silence des oiseaux.

– Déjà la première fois, ça m’avait intrigué, ajouta-t-il.

Un auvent soutenu par quatre fines colonnes blanches en fonte protégeait trois portes-fenêtres au milieu de la façade. L’une était ouverte. Ils entrèrent. Étrela héla la gardienne. Ouvrant une porte qu’on devinait à peine au milieu des moulures des parois de panneaux de bois peint de la pièce, apparut bientôt une grande femme aux cheveux gris coiffés en chignon, presque aussi large qu’une armoire à glace, vêtue d’un survêtement de sport sous sa blouse. Campée dans l’embrasure, Mme Roussin portait à la ceinture un trousseau de clefs dont certaines étaient grandes comme des outils de mécanicien agricole. Elle leur fit une grimace en guise de sourire, reconnaissant Victor Étrela.

– Ah ! La police. Vous avez de la chance. J’fais un peu de ménage. Faut bien s’occuper.

– Madame Roussin, je vous présente le commandant Nizar Khencheli. Il dirige l’enquête. Le commandant voudrait entendre votre récit des faits, si vous voulez bien, visiter un peu la maison, voir le lieu du crime, etc., la routine, quoi.

Madame Roussin loucha sur Khencheli en fronçant les sourcils :

– On a besoin des étrangers maintenant pour faire la police chez nous ?

Étrela allait répliquer, mais le commandant l’arrêta d’un geste :

– Laissez, j’ai l’habitude.

Puis, s’adressant à la gardienne :

– C’est quoi votre petit nom, chère madame ?

Surprise que « l’étranger » s’exprimât en français, la femme de ménage de Maud Beuge, rougit violemment mais répondit en bégayant au petit homme brun qui lui souriait:

– A.....Ade...deline.

Avec une autorité ferme et bienveillante, posant sa main sur le bras de la femme, Nizar Khencheli continua en détachant bien les syllabes :

– Ma chère Adeline, je suis la police française et je suis votre commandant. Je sais combien cela vous peine mais j’ai besoin d’entendre de votre bouche comment vous avez découvert la malheureuse. Voulez-vous me rendre ce service ? Nous irons ensuite avec mon collègue examiner l’intérieur du colombier.

L’armoire à glace fondit :

– Certainement, mon commandant. Allons à la cuisine, on y sera plus à l’aise pour causer.

Les deux policiers la suivirent dans un couloir. Adeline Roussin boitait, basculant un pas sur deux