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DIMANCHE DE PÂQUES. PENDANT QUE SONNENT LES CLOCHES, DEUX CORPS TOMBENT DU CIEL ET UN BÉBÉ HORS DU COMMUN DISPARAÎT ENTRE PONT-AUDEMER ET HONFLEUR, NORMANDIE. LE COMMANDANT GEORGES FAIDHERBE, HÉROS RÉCURRENT DES POLARS DE ROBERT VINCENT, ENQUÊTE EN COMPAGNIE DE LA RAVISSANTE COMMISSAIRE ITALIENNE CLAUDIA DA PONTE. CE HUITIÈME ROMAN D'HUMOUR NOIR, IMPRÉGNÉ DE FANTASTIQUE, DÉBORDANT DE FANTAISIE, VOUS EMMÈNERA JUSQU'À VENISE, ITALIE, À LA POURSUITE D'UN ENFANT TRÈS SINGULIER.
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Seitenzahl: 270
Veröffentlichungsjahr: 2025
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À nos amies italiennes
« Il était une fois…
— Un roi ! vont s’écrier mes petits lecteurs.
Non, mes enfants, vous vous trompez.
Il était une fois un morceau de bois. »
Carlo Collodi, Les Aventures de Pinocchio.
« Dans les temps antiques,
les métamorphoses se produisaient
et se racontaient avec plus de facilité ».
Andrea Camilleri, Le Grelot.
« Évidemment,
puisqu’il n’était pas un être humain.
C’était... une sorte de croisement. »
Ira Levin, Un Bébé pour Rosemary.
Ne t’étonne pas, aimable lectrice, gentil lecteur, de trouver dans ce roman notre héros, Georges Faidherbe, bien plus jeune qu’il ne l’était dans de précédents ouvrages. Entre-temps, il a subi une métamorphose qu’un autre récit raconte. Peu importe, cela ne gênera en rien ta lecture. Du reste, prenons les gens pour ce qu’ils sont ici : des êtres de pure fiction.
Table des chapitres
Prélude. Un morceau en forme de pomme
1. Une caravane passe
2. Chef chauve, cou coupé
3. Lalouette a la plume acide
4. Deux Anglais sur le continent
5. Le ver est ceint de cuir noir
6. Devant un bon ballon de blanc
7. Derrière un beau ballon blanc
8. L’amateur de maté se sent tout mou
9. Mauvais cap
10. Rebondissement dans l’affaire des chutes
11. Anna, la soeur Anna, n’a rien vu venir
12. Lalouette a aussi la plume aiguisée
13. La morte de Venise
14. Les vivantes, la morte et le légiste
15. Rendez-vous avec l’art cochon
16. Venise-sur-Risle
17. Le parfum du Mal
18. Audience orageuse
19. Dans de beaux draps
20. Bébé grilleur
21. Ardents adieux
22. Chasse aux journalistes
23. Chat échauffé ne craint plus rien
24. Moïse sauvé des airs
25. Venise multiplie les pistes
26. L’emprise des sens
27. Une flash-mob d’enfer
Postlude. Un ange trépasse
Honfleur, Calvados, printemps 2013. Une silhouette pittoresque se hâte d’un pas alerte sur le boulevard Charles-V : John Narcissus Godett, peintre et plasticien anglo-normand, soulève son chapeau de paille à ruban et trou-trous à la hauteur de la maison Satie pour saluer la mémoire du grand musicien. Il oblique soudain à droite et traverse bille en tête vers la grille d’entrée du jardin public.
À voir ce sexagénaire trottiner et sautiller comme un enfant, une main dans la poche, un passant ignorant le prendrait pour un fou. Erreur : J.N.G. n’est que follement gai. Au passage, il caresse d’une main potelée le mufle d’un des deux lions de pierre qui montent la garde à l’entrée de la tonnelle où il s’engouffre. Godett vient de conclure l’achat de sa nouvelle galerie à Honfleur. Cela fait des mois qu’il rêve d’un pied-à-terre artistique de ce côté-ci de la Seine, en plus de sa maison d’Yport. La concurrence est rude, l’immobilier est cher. Il a bataillé longtemps auprès des agences et a vaincu. Il exposera bientôt ses oeuvres à la vente dans la rue Brûlée, près de Sainte-Catherine.
Un bonheur ne vient jamais seul. Alors qu’il descendait vers le boulevard, son regard a été attiré par une vitrine, à l’angle de la rue des Lingots et de la rue de l’Homme-de-bois. Dans l’étalage de montres et bijoux divers, il a remarqué des objets en bois de pommier. Une soudaine envie de pomme sculptée, brillante et lisse comme une vraie l’a saisi. Il en a acheté une. Maintenant, il la caresse dans sa poche. Ce qui le transporte et le sort de lui-même au point de le pousser dans cette promenade, c’est le trop plein d’une passion qu’il vient de se découvrir. Elle lui est tombée dessus comme un coup de foudre. À la manière d’Alexandre Calder, Godett a longtemps pratiqué le mobile parallèlement à la peinture mais, en vérité, il avait une vocation secrète pour la sculpture qui taille à vif dans la matière. Elle vient d’éclore subitement au contact de cette pomme magique.
Alors il court, enthousiaste comme un amoureux au premier rendez-vous où il osera son premier baiser. Il passe derrière la Serre aux papillons. Aujourd’hui, il n’entrera pas admirer les couleurs des ailes des lépidoptères, non, il va prendre à témoin de son bonheur artistique tous les bustes du Jardin des personnalités. Mais cela ne suffit pas, il a encore trop d’énergie à dépenser avant de faire demi-tour. Et s’il allait se baigner nu dans l’estuaire ? La plage n’est plus très loin. Il aperçoit, de l’autre côté de l’eau, le Havre miroitant au soleil. Le bleu du ciel est presque électrique. Les eaux de la baie vibrent comme sous l’effet d’un champ magnétique.
Et c’est à ce moment que Jim Narcissus Godett le voit, allongé lascivement, sur le sable. Est-il faune, satyre ou Pan ? Dans cette position, les jambes ensablées, il faudrait être spécialiste en mythologie pour faire la différence. Il tend ses bras vers Jim Narcissus Godett. Pas très grand, les traits accusés d’un homme mûr, le regard enjôleur, un sourire crispé, peut-être un brin pervers. Irrésistible. « Emmène-moi », semble-t-il lui chanter dans la brise marine.
Godett le dégage avec fébrilité de sa gangue de sable, le prend dans ses bras et l’emporte vers la ville comme il porterait un nouveau-né enlevé à sa mère.
Les passants en promenade sur la jetée ouest voient revenir l’artiste encombré d’un tronc d’arbre bavant l’eau saumâtre de l’estuaire, hérissé de quelques branches cassées. Le bois flotté a souillé son ensemble gris à la veste cintrée, toute pailletée de mauve, très chic en cette saison. Un coup de vent emporte le léger chapeau de paille. J.N.G n’en a cure, il marche, en extase, déposer sa trouvaille dans son atelier, l’imagination pleine de la sculpture qu’il en tirera. La Nature a commencé l’oeuvre, deux branches basses ont déjà l’aspect de pattes de bouc, deux plus longues en haut, des bras fins et musclés.
Le morceau de bois a trouvé son créateur.
Les mois défilent. Godett sculpte. À coups de maillet, de gouge, de rifloir, de râpe et de rabot, le bois prend petit à petit l’apparence dont l’artiste a eu la vision sur la plage de l’estuaire.
Prendre vie, la créature ligneuse s’en chargera elle-même, à n’importe quel prix.
Pont-Audemer, Haute-Normandie, printemps 2015. Le commandant de police Georges Faidherbe, un homme d’apparence jeune, comme tout juste sorti de l’adolescence, extrait en souplesse son corps longiligne et fluet du siège passager d’une Mégane. L’agent Schlumpf, as du volant de la brigade criminelle du Havre, l’a conduit à tombeau ouvert jusquelà.
Faidherbe dégage d’un revers de main une mèche rebelle de cheveux roux qui vient caresser l’arête d’un nez long et fin. Il hume l’air dans toutes les directions. À ses pieds : bitume chauffé au soleil de midi, premières fleurs, herbes communes des talus, déjections canines. Au-delà : odeurs aquatiques de bord de rivière. Plus loin : effluves d’hydrocarbures et marins des bords de l’estuaire. À quelques mètres, il perçoit les traces olfactives d’un sang humain, derrière une palissade de toiles plastifiées. C’est une barrière installée à la hâte pour protéger la scène des voyeurs. La rubalise et les bâches sont en place. On ne l’a pas appelé pour rien.
Il pénètre dans le périmètre. Une interminable caravane anglaise de marque Chateau, couleur blanc cassé à rayures grises et vertes, est immobilisée le long d’une rivière, la Risle, tout près d’une centrale hydroélectrique qu’identifie l’inscription « RISLE ENERGIE », écrite d’une graphie naïve sur un panneau bleu. Porte et vitrages ouverts, la caravane est éclaboussée de taches de sang. Elle est prolongée par une Saab noire immatriculée en Grande-Bretagne, vide.
Les touristes britanniques, débarqués au Havre, sont descendus par la Côte de Quillebeuf et se sont garés le long du quai Félix-Faure, un peu après l’écluse qui sépare la Risle fluviale de sa partie maritime. À cet endroit, la rivière est soumise aux variations de hauteur et de débit de la marée. Un lieu idéal pour un lunch time. Il n’a pas le charme du centre ville avec ses canaux et ses édifices médiévaux, mais il est pratique pour continuer directement vers Honfleur et la Côte Fleurie. Sauf quand un événement imprévu coupe l’appétit.
Le lieutenant Lebru était de permanence ce matin de Pâques, il a été le premier sur les lieux. Il vient à la rencontre de son chef. Un troisième homme s’interpose, hirsute, débraillé, bancal. Pas un policier, un journaliste. Du chocolat souille les commissures de ses lèvres
— Pour L’Éveil : peut-on avoir des précisions sur cet accident ? Où est l’autre véhicule ? Des victimes ? Des morts ? Des témoins ? Que fait une brigade criminelle du Havre de l’autre côté de l’eau, à Pont-Audemer, dans l’Eure ?
Lebru écarte sans ménagement l’intrus de sa main libre.
— Plus tard, Lalouette, dégagez.
Le policier arbore un air goguenard en picorant dans un cornet de papier des friandises, comme à son habitude. Cette fois-ci, ce sont des chouchous.
— Alors, commandant, on vient s’payer une bonne tranche de rosbif ? demande-t-il à son chef qu’il a du mal à appeler patron depuis son retour à la tête de la brigade. L’attitude de Lebru oscille même entre respect craintif et familiarité condescendante.
En parlant, Lebru crache des cristaux de sucre d’une bouche encombrée de miettes.
Faidherbe hausse les épaules, l’évite et avance saluer le juge d’instruction, le substitut du procureur, le légiste Foutel et le fidèle capitaine Fésol.
Le juge et le substitut sont pâles et comme recueillis. Secoués par ce qu’ils ont vu, ils lui serrent la main en levant à peine la tête. Fésol fume nerveusement une cigarette. Le docteur Foutel lui-même semble ébranlé :
— Parfois je me demande si je n’aurais pas mieux fait d’être urgentiste. Au moins il y a de l’espoir. Je vous préviens, la victime, là-dedans, est littéralement en compote.
— Qu’est-ce qui s’est passé selon vous ?
— Jetez un coup d’oeil. Pour l’instant, je suis perplexe. Un individu à poil qui s’explose dans une caravane anglaise, c’est d’un goût assez douteux.
Le commissaire se retourne vers la caravane, fait quelques pas et, sans respirer, penche très brièvement la tête à l’intérieur. L’habitacle est très lumineux grâce aux larges baies dont les vitres sont brisées et surtout à cause de l’énorme trou qui crève son toit. Le tout est brun de sang séché. Des mouches ont pris possession des lieux et protestent contre l’intrus en bourdonnant. Le policier ne cherche pas à distinguer précisément le mobilier et les objets. Tout est constellé de fragments d’une bouillie sanglante à soulever le coeur. Au centre, un tas de chair en pâtée où des éclats blancs rappellent que cette marmelade avait récemment une forme et des os. Georges Faidherbe a bloqué sa respiration pour ne pas sentir le sang et les excréments qui se dégagent de ce pudding atomisé. Il ferme les yeux. Ce cocktail atroce est nimbé d’un léger parfum de soufre, il en est sûr. C’est fâcheux, ça. À moins qu’une usine de l’estuaire ait pollué la scène de crime. Ces odeurs se sont maintenant insinuées dans ses capteurs olfactifs hypersensibles grâce auxquels le policier bénéficie d’un odorat hors du commun. Hélas pour lui, pense-t-il en ce moment. Il manque de perdre l’équilibre au-dessus de ce carnage. Il fait pivoter sa longue carcasse sur elle-même et avale une grande rasade d’air frais avant de pouvoir parler.
— Vous avez dit à poil, Foutel ?
— Oui. Pas de vêtements, même en lambeaux, au milieu des chairs.
— Le conducteur du véhicule serait venu d’Angleterre jusqu’ici pour se faire sauter à la grenade ?
Le juge d’instruction intervient :
— Non. Les propriétaires sont sains et saufs mais en état de choc. Un couple de retraités. Ils sont dans la fourgonnette des gendarmes. C’est eux qui ont prévenu. Ils n’y sont pour rien, je pense. Tout était en ordre à l’intérieur quand ils ont débarqué du ferry ce matin, disent-ils.
— Mais, dites donc, je n’ai pas vu la tête ! le coupe Faidherbe.
— Ah ! Vous avez remarqué aussi, intervient le légiste. Bravo, commandant ! Cela avait échappé à ces messieurs. Il faut dire que leur coup d’oeil a été superficiel. La tête est introuvable. Peut-être que ce cadavre n’en a jamais eu... Ou qu’une belle Salomé nous l’apportera bientôt sur un plateau.
— Ce n’est pas le moment d’être cynique, Foutel, s’émeut le juge. C’est jour de Pâques, tout de même. On s’attend au gigot, pas à un steak tartare de chair humaine.
— Sale affaire, C’est moche, très moche. Et je ne parle pas seulement des statistiques du week-end, commente le substitut du procureur pour se manifester.
— C’est un passager clandestin qui aurait explosé ?
— Se serait crashé, plutôt. Vous avez vu le trou dans le toit de la caravane ? Pour moi, il est arrivé par là. Et pas de trace ni d’odeur de brûlure.
— C’est vrai, je n’ai pas senti non plus d’explosif, remarque le commissaire.
Il garde pour lui le si léger parfum de soufre. Le labo confirmera ou non cette trace. Inutile d’affoler la préfecture et le ministère pour l’instant.
— Alors, atterri mort ou vif ? demande le substitut.
— Je ne peux pas vous le dire encore, observe Foutel, vu la nature des restes. Sans tête, ce serait plutôt mort. Les projections de sang partout me font penser le contraire, toutefois.
— À l’odeur, je serais de votre avis, confirme Faidherbe.
Le légiste tend la main. Il s’apprête à prendre congé.
— Je compte sur les connaissances de Pastille au labo pour revenir en arrière sur l’état de la victime avant le crash. La physique, poids, vitesse et tout le tralala, c’est pas mon truc. Les analyses éclairciront tout ça.
— Eh bien voilà, on avance à grands pas ! s’exclame avec jubilation le juge en se frottant les mains. Vous nous tiendrez au courant, Faidherbe, je compte sur vous. Le substitut et moi, nous rentrons au Havre. J’en ai assez vu pour aujourd’hui.
— Discrétion absolue pour l’instant, n’est-ce pas ? ajoute le substitut en désignant du menton un deuxième journaliste, appareil photo en bandoulière, qui s’est joint à son collègue de L’Éveil.
Une rumeur leur fait tourner la tête vers l’aval de la rivière. Sur l’autre rive, trois gendarmes sont penchés en avant, tournant le dos à un bâtiment de briques rouges, une ancienne cartonnerie à l’abandon. Sa longue façade à trous noirs, sans plus de fenêtres, hideuse comme un visage aux yeux crevés, rappelle que ses anciennes industries jadis florissantes, les papeteries comme les tanneries, bâties le long de sa rivière et ses canaux ont déserté la Venise normande. Les militaires font des gestes en montrant le lit boueux où le cours d’eau se fait plus paresseux. Une gendarme court vers eux. Elle n’a pas reconnu le commandant, hésite un instant et s’adresse au juge d’instruction, tout essoufflée.
— Je crois qu’on a trouvé la tête, monsieur le juge.
Les deux magistrats font grise mine. Faidherbe ne peut s’empêcher de pouffer de rire.
— On avance ! commente-t-il en s’élançant à grandes enjambées un peu raides comme un héron à la poursuite d’une rainette à ressort.
On court derrière lui. Lebru, Gros Poucet qui s’ignore, sème un chemin de miettes que suit le journaliste Lalouette en claudiquant.
On est allé emprunter une longue gaffe aux pompiers. En attendant, on observe à quatre ou cinq mètres du bord une sphère irrégulière grise, en partie immergée dans la bourbe. Deux points blancs la rendent étrange. La boule boueuse regarde le ciel de ses yeux étonnés.
Le substitut est intrigué :
— Je ne vois pas de traces de cheveux. C’est un chauve !
Foutel fait semblant de se désintéresser de la découverte macabre. Il a pris un air bizarre et entreprend la gendarmette :
— Vous ne vous prénommeriez pas Salomé1, par hasard ?
La jeune femme jauge d’un oeil méfiant le légiste. Serait-il en train de la draguer ? Est-ce possible, est-ce décent dans de pareilles circonstances ? Mais elle ne voit pas de concupiscence dans le regard du bonhomme, seulement un air égaré. Elle glisse en rougissant :
— Non. Dalida. Ma mère adorait la chanteuse.
Curieusement, loin de s’esclaffer comme bien d’autres, le légiste pousse un soupir de soulagement. Bizarre, ce type, pense la gendarme.
La gaffe est arrivée, on agrippe la tête. Elle ne se laisse pas faire. Glissante, elle échappe à la prise et s’enfonce dans la gadoue. Un côté reste apparent, on devine le dessin d’une oreille sous la gangue. Un technicien de la Scientifique finit par se dévouer. Il enlève chaussures, chaussettes et pantalon, descend au milieu de la végétation qui borde la rive droite, progresse dans la vase, se saisit du chef décollé et se retrouve dans l’incapacité de faire demi-tour, prisonnier du limon de la rivière. Il faut envoyer une corde et utiliser un treuil pour retirer de la Risle l’homme et son trophée.
Le maire était venu aux premières constatations puis reparti. Il est de retour, regarde avec consternation les opérations. Puis, prenant à part les deux représentants de l’autorité judiciaire, il demande anxieusement :
— Allez-vous enlever la caravane bientôt ? Elle gêne le tourisme. Très mauvaise image pour la ville, ça. Très mauvaise, dans la période où nous sommes candidats à un classement par l’Unesco comme Venise normande.
— La Scientifique ne tardera pas à embarquer la roulotte, le rassure le juge d’instruction. Il faut seulement leur laisser le temps d’examiner minutieusement les environs et faire les relevés nécessaires, vous le savez bien, monsieur le maire.
— Qui peut bien être ce type ? se demande Faidherbe, songeur.
Il a parlé à haute voix mais passe mentalement en revue quelques hypothèses d’école : accident, assassinat, suicide.
— C’est peut-être une femme, d’ailleurs, remarque le substitut. Certaines se rasent le crâne, de nos jours. Eh ! Comment savoir pour l’instant, vu l’état du corps ?
— Vous avez raison, approuve Faidherbe, c’est peut-être une femme. Une chance sur deux.
— Je vous dirai ça, dès qu’on m’aura livré le paquet, la tête, les os et le reste, ne vous inquiétez pas. S’il n’y a que cela que vous voulez savoir, ce sera vite vu, promet Foutel en suivant des yeux un autre technicien de la Scientifique qui emmène à pleins bras la tête récupérée, emmaillotée dans une couverture comme un bébé.
Son collègue tout boueux l’a suivi jusqu’à leur véhicule et se nettoie sommairement avec une serviette avant de se rhabiller.
— Garçon ou fille ? lance Lebru au garçon de la P.T.S.
Le jeune homme le regarde, éberlué.
— Non, je rigole, mon poulot.
— Décidément, t’es trop con, Louis, lui assène son collègue Fésol.
Lebru lève les yeux au ciel et soupire. Il a sa petite idée, lui, passée déjà à l’état de certitude. C’est un homme. Il a déjà vu à la télévision des Anglais traverser à poil des terrains de foot. Toujours des hommes, malheureusement. De là à ce qu’un tel excentrique ait continué sa course exhibitionniste en caravane jusqu’en France...
Faidherbe et Foutel suivent machinalement le regard de Lebru vers les cieux et se laissent aller à des pensées moins extravagantes, silencieux, le regard perdu dans le ciel sans nuages. Les rêveries de chacun planent au milieu d’azurs divers : bleu de Giotto, peintre italien préféré de Foutel, la mer à Sainte-Adresse pour Faidherbe et un curaçao bien frais sur la terrasse du Café du Bout-du-monde pour Lebru à qui les émotions et les sucreries donnent soif. Rêverie étrange de Faidherbe : une magnifique femme nue nage la brasse dans le ciel. Mais Lebru s’impatiente :
— Bon, on va pas rester le nez en l’air à attendre que le ciel nous tombe sur la gueule, hein ? Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Il sera bientôt midi passé. On mange un truc dans le coin et on revient ? Ou on rentre direct au Havre ?
Ignorant l’humeur d’un subalterne, le juge donne ses instructions à Faidherbe.
— Tenez-moi au courant de vos conclusions, commandant. Je suis joignable chez moi jusqu’à lundi, dans ma villa à Honfleur. Bon courage et joyeuses Pâques tout de même, messieurs.
Il s’éloigne, reprenant la conversation avec le maire auquel il détaille les exigences de la procédure, les journalistes de L’Éveil de Pont-Audemer et de Paris-Normandie sur leurs talons. Le substitut poursuit, à l’adresse des trois policiers :
— Je n’aime pas ça, on dirait un attentat suicide. Mobilisez toute votre brigade. Nous sommes toujours sous Vigipirate. Nous n’avons pas le choix : il faut approfondir quand ça sent mauvais. Pour le coup, ça fouette ! S’il le faut, prenez d’autres fonctionnaires en renfort.
— Tout ce bruit pour rien ! Vous allez voir, renâcle le lieutenant Lebru dès que le substitut s’est écarté à son tour, c’est un suicide au camping-gaz d’un nudiste anglais, voilà tout ! Et sûrement à cause d’une femme. Les Anglaises incontinentes, je connais...
Les quatre cloches de Saint-Ouen sonnent à grande volée la fin de la messe de Pâques.
— Arrête de dire des conneries Lebru, ça ne sent pas le gaz dans ce merdier, le coupe le capitaine Fésol en criant pour couvrir le vacarme allègre du plénum pascal.
— Non, ça sent un peu le soufre, précise Faidherbe mais les autres ne l’entendent pas.
Lebru est réticent au travail de terrain et préfère pianoter devant un ordinateur en grignotant des spécialités pâtissières. C’est lui qu’on a dérangé pendant sa collation matinale pour les premières constatations. Il a déjà vomi une fois. Il lui faut absolument manger quelque chose de plus substantiel que des chouchous.
La mauvaise volonté de Lebru exaspère Fésol autant que les miettes que son collègue sans gêne sème partout. Sans compter son anglophobie et sa misogynie primaire, « secondaire et tertiaire » ajoute toujours Durozier, autre membre de la brigade.
Faidherbe entraîne ses deux subordonnés vers la fourgonnette des gendarmes.
— Allons entendre les témoins.
— Ça tombe mal, je n’entends rien à l’anglais, grommelle Lebru, fâché avec cette langue depuis une bourde mémorable2.
— Ça te donnera l’occasion de te taire et de l’apprendre, répond Fésol.
Une nouvelle voiture de police vient se garer. L’inspectrice Aelez-Bellig Chouchen en descend. Le journaliste Hugues Lalouette se précipite vers elle, aussi vite que lui permet son pied gauche mécanique.
Elle lui paraît plus belle encore que dans ses souvenirs, quand ses airs timides et pincés de débutante encore à l’étroit dans son tailleur le bouleversaient. Elle paraît bien à l’aise maintenant que l’expérience lui a donné de l’assurance mais n’a rien perdu de son charme. À l’aise. Elle se prénomme « À l’aise », c’est ça, il ne sait plus comment ça s’écrit, mais c’est plutôt prometteur comme prénom. Il va la mettre à l’aise, tiens, tu vas voir !
Son buste, éclairé par la lumière diffuse qui passe à travers les branches d’un prunus en fleurs, se dresse au-dessus d’une haie de lauriers. Cette fille a la blondeur craquante : sous un carré faussement sage, son visage tout rond est constellé de petites tâches de son sur une peau hâlée par les premiers rayons, le teint est un peu rosâtre au niveau du cou. Délicieux, pense Lalouette. Entre les pans de sa veste grise, on devine sous le corsage deux petits globes parfaits qui paraissent si légers qu’on jurerait qu’ils vont s’envoler. Vite, il faut la faire parler avant que ces merveilles ne s’évadent sous d’autres cieux.
La policière a reconnu cette démarche bancale. La petite vrille dessinée en l’air, entre chaque pas par le membre artificiel est comme une signature : voici Hugues Lalouette, « l’apache flamboyant du journalisme régional ». Il a quitté la Seine-Maritime après bien des déboires3 et s’est installé dans l’Eure.
1. La princesse Salomé apporta à sa mère, la reine Hérodiade, la tête coupée de saint Jean-Baptiste.
2. cf. Un Vélodrame en Normandie, Corlet 2012.
3. cf. Les Dames mortes, Corlet 2010.
— Hep ! Mademoiselle… Ah ! Mince ! Comment déjà ? Mademoiselle… Hydromel !
Le lieutenant Chouchen ignore le goujat qui ridiculise son nom. Elle se dirige déterminée vers ses collègues pendant que le journaliste tente un virage pour la rencontrer. Sur son pied artificiel, raide comme la pointe d’un compas, il pivote, mais il est ralenti.
— Mademoiselle Gueuze ! Lambig ! Pilsen ! Fischer ! Kronenbourg ! Merde !
Trop tard, il l’a manquée. Aelez-Bellig Chouchen a déjà pénétré dans l’espace de sécurité derrière lequel ne dépassent que sa jolie tête et son buste charmant. Le journaliste se replie à quelques mètres de distance, de l’autre côté de la rue. Il déplie sa canne-siège en cuir et acajou. Il l’attendra de son pied ferme, celle-là, pour l’information qu’il doit à l’opinion publique et pour des raisons moins avouables.
Après quelques mots à son supérieur, la policière visite à son tour la caravane, prend des notes, se baisse et disparaît, réapparaît plus loin. Lalouette l’imagine se fléchissant dans sa jupe étroite, cambrant son petit corps comme une danseuse. Elle grimpe sur une échelle pour voir par-dessus la caravane. Il n’en perd pas une miette. Mais ce jeune rouquin dégingandé, à ses côtés, a l’air de la draguer. Comment pourrait-il en être autrement devant cette beauté fatale en tailleur gris ? Qui est-ce, lui, au fait ? Depuis qu’il s’est installé à Pont-Audemer, « de l’autre côté de l’eau », Hugues Lalouette n’a pas suivi ce qui se passait à la brigade du Havre. Il sait que le commissaire Georges Faidherbe a subi une métamorphose à la suite d’une intoxication médicamenteuse : le séduisant quinquagénaire a pris l’aspect d’un enfant préhistorique. Le policier devant lui a l’air d’un jeune premier que l’inspectrice écoute en jetant de temps en temps un regard glacé vers le journaliste auquel il rappelle vaguement le Faidherbe de naguère. Serait-ce un fils, un neveu, un sosie ? En tout cas, il paraît bien jeune pour un officier de police.
Le lieutenant Aelez-Bellig Chouchen acquiesce une dernière fois aux ordres du grand roux et se tourne vers le gazetier. Lalouette ne va pas se laisser enfumer, il va même retourner la situation à son avantage en jouant l’atout charme. Il a des heures de vol, lui, question drague, plus que ce minet, assurément.
Mais il n’a pas le temps de réagir. Chouchen traverse la rue lestement et se campe devant lui et son collègue du Paris-Normandie qui s’est approché, sentant venir l’information. Lalouette bouscule son collègue pour être aux premières loges, au niveau du balcon enchanté de la policière. Chouchen l’observe un temps, toujours étonnée par ce faciès de canidé sauvage : Lalouette est un châtain tirant sur le roux. Quand Faidherbe arbore une rousseur flamboyante, l’échotier porte, lui, une rousseur de rouille sur des cheveux courts frisottés. Yeux en amande, pupilles d’une mobilité permanente et insaisissable. Un regard agaçant. Ses oreilles sont haut placées, comme en alerte. Son nez étroit serpente vers une bouche longue aux lèvres fines, pincées. Le menton n’est même pas fuyant, il est presque inexistant. Bref, ce type a tout du fouineur et du maître en rapine mais il vaut mieux l’apprivoiser que de l’avoir comme ennemi.
— Messieurs, conférence de presse ! Que voulez-vous savoir ?
— Ce qu’il s’est passé ici… un accident de la circulation ? Un attentat ? hasarde le journaliste du quotidien havrais.
— Appelons cela un accident domestique ambulant. Des Anglais, une cartouche de camping-gaz qui chauffe et explose.
Le reporter de L’Éveil objecte :
— Je ne vois pas les pompiers et la caravane n’a pas l’air d’avoir flambé ! En revanche ces hommes en blanc de la Scientifique me disent qu’il y a eu une ou plusieurs victimes et que l’on fait des relevés pour une enquête, non ?
— Certes, et, c’est systématique, ça, monsieur Lalouette.
— Hé ! Vous vous souvenez de mon nom, ma belle ! Je suis très touché, fait Lalouette en plongeant un regard qu’il voudrait intense dans le gris bleu des yeux de la jeune femme.
Le regard descend plus bas, Chouchen ferme sa veste. Cette première tentative de séduction massive repoussée n’empêche pas le journaliste d’ergoter encore :
— Mouais... surtout quand il y a un cadavre... ou plusieurs. Dites-m’en davantage, mon petit. Vous ne connaissez pas ma plume redoutable : elle galope sur un cheval fou si on ne bride pas mon imagination. Bref, je raconterai n’importe quoi, quitte à tremper un agent du MI6 dans la Risle si on ne m’arrête pas.
— Du calme ! Dites dans votre canard qu’il y a eu une victime.
— Homme ou femme ?
Le lieutenant répète en prenant un joli petit air buté :
— Une victime, point final.
— Quoi ? Vous ne savez pas ? La victime n’est pas sexuée, c’est ça ? Alors c’est un extraterrestre.
— Chiche, essayez d’écrire ça. Sérieusement, l’état du corps ne permet pas, pour l’instant, de savoir à qui on a affaire.
— C’est dire l’état du corps... remarque alors Lalouette.
— Pour moi ça ira, dit le journaliste de Paris-Normandie en rangeant ses notes. J’ai déjà un titre « Un Anglais s’éclate en Normandie » ... mais je ne sais pas s’il passera. Au plaisir, j’ai quelques fins de messes à couvrir.
Lalouette, appuyé sur sa canne, s’accroche : — Alors comme ça, Le Havre enquête dans l’Eure ?
— Nouvelle mesure : le dézonage. Nos autorités ont enfin pris conscience de l’existence du Pont de Normandie et ont redessiné les secteurs de compétence régionale. Il est plus rapide d’intervenir ici du Havre que d’Évreux. Pareil pour Honfleur, plus proche de nous que de Caen.
La jeune femme est obligeante, elle accepte de donner un peu de grain à moudre à ce journaliste qu’elle connaît bien. Elle est aussi apitoyée par son infirmité. Ça ne doit pas être facile de courir après l’info avec un pied artificiel, surtout quand on n’est plus très jeune comme Hugues Lalouette. Il a bien vingt ans de plus qu’elle. Grande gueule mais fine mouche, Lalouette ressent confusément tout ça, ne s’en vexe pas ; au contraire, il en profite :
— Votre chef, là, le grand qui dirige l’enquête, je ne le remets pas. Qui est-ce ?
Elle paraît embarrassée.
— Je croyais que vous aviez reconnu notre commandant, Georges Faidherbe.
— Cet ado boutonneux, ce serait Georges Faidherbe ? Vous voulez dire Georges Faidherbe le jeune, alors. Un fils ? Le bougre est coureur, il a dû en semer partout.
— Non, c’est le Georges Faidherbe, l’ancien, le seul, le vrai l’authentique, martèle Chouchen qui commence à perdre patience.
— Celui-ci fait presque deux mètres. L’autre était grand, mais tout de même...
— Les nouvelles générations sont plus grandes, vous le savez. Il a pris cette mesure.
Le journaliste baisse la voix :
— Et ces grands panards ? C’est au moins du cinquante ! J’ai l’oeil question chaussures depuis que je suis appareillé.
— N’exagérez pas, ce n’est que du quarantehuit.
— Nom de Dieu ! Qu’est-ce que vous me chantez là ? On m’avait dit qu’il avait complètement dégénéré et qu’il était rayé des cadres actifs de la police.
— Erreur, en congé de longue maladie seulement, explique posément la policière. Mais suite à un contre-choc à Bagnoles-de-l’Orne4, il a rattrapé une taille, un âge et une apparence qui lui ont permis de reprendre son poste à la brigade du Havre. Il lui faut seulement se vieillir un peu. Vous le voyez, il a laissé pousser un petit duvet sur son visage. Il s’habille comme un homme mûr. D’accord, ça peut paraître étrange mais après tout, pour l’état civil, il est un quinquagénaire. En ce moment il subit une poussée d’acné juvénile.
De fait, à part des arcades sourcilières très légèrement prononcées et un léger prognathisme, il n’est rien resté de l’apparence pithécanthropienne antérieure du commissaire. À cinquante ans bien passés, il ressemble en un peu plus grand à ce qu’il était à dix-huit ans, à ces détails près, au grand ébahissement de la science.
— Quelle horreur !
— Rassurez-vous, on lui a prescrit une crème contre les boutons.
— Cruelle, vous me menez en bateau, c’est ça ?
Pris par une sorte de vertige à la nouvelle, le journaliste stupéfait tangue autour de sa pointe de canne. Son pied gauche artificiel, affecté de vibrations nerveuses, laboure la poussière du trottoir. Il poursuit :
— Et intellectuellement ? On le disait retourné à l’enfance de l’humanité. J’ai lu des articles de confrères...
— Pensez-vous ! Un prodige, un surdoué. Tenez-vous bien à votre canne, monsieur Lalouette, en quatre ans, il a dépassé mes dix-sept ans d’études. On l’a réintégré dans le corps des commissaires avec un master en droit, obtenu les doigts dans le nez en moins de trois mois. Un prodige, vous dis-je.
— Pas possible ! Si c’est vrai, je tiens un papier du tonnerre !
— Mais c’est vrai, même si ça vous paraît invraisemblable. Eh ! On ne vous a pas attendu, les journalistes scientifiques se gargarisent déjà de son cas.
Un silence. Elle regarde de loin son chef avec un petit plissement des yeux charmant qui fait trembler de plus belle la jambe de Lalouette.
Piqué par la jalousie, le journaliste se fait sarcastique :