Les Diaboliques - Jules Barbey d' Aurevilly - E-Book

Les Diaboliques E-Book

Jules Barbey d'Aurevilly

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Beschreibung

Qui est donc Alberte, cette jeune femme étrange, en apparence si réservée et pourtant capable de séduire le beau soldat qu'hébergent ses parents ? Plus encore, de braver tous les interdits pour satisfaire ses désirs ? Quel terrible crime cache le bonheur éclatant du comte et de la comtesse de Savigny ? Dans ces récits, le mal rôde, le diable est partout... Prenez garde, il pourrait bien vous subjuguer !

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Les Diaboliques

Les DiaboliquesPremière préface aux DiaboliquesPréface de la nouvelle éditionLe rideau cramoisiLe plus bel amour de Don JuanLe bonheur dans le crimeLe dessous de cartes d’une partie de whistÀ un dîner d’athéesLa vengeance d’une femmePage de copyright

Les Diaboliques

Jules Barbey d' Aurevilly

Première préface aux Diaboliques

À qui dédier cela ?…

J. B. d’A.

Voici (sauf modifications ultérieures) la Préface de mes Diaboliques.

Pourquoi les Diaboliques ?

Est-ce pour les histoires qui sont ici ?

Ou pour les femmes de ces histoires ?

Qui sait ?

Les Histoires sont vraies. Rien d’inventé. Tout vu. Tout touché du coude ou du doigt. Il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu’elles ont l’air de s’en vanter. Elles s’attendaient à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman : quelque chose comme les Mémoires du Diable qui n’ont donné à leur auteur qu’une peine du Diable. Mais les Diaboliques ne sont point des diableries, ce sont des diaboliques : des histoires réelles de ce temps civilisé et si divin que, quand on s’avise de les écrire, il semble que ce soit le Diable qui ait dicté… Le Diable est comme Dieu. Le manichéisme qui est la souche de toutes les grandes hérésies du Moyen Âge, le manichéisme n’est pas si bête ! Malebranche disait que Dieu se reconnaissait à l’emploi DES MOYENS LES PLUS. Le Diable aussi.

Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les diaboliques ? N’ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom-là ?… Diabolique, il n’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’y en a pas une seule à qui on puisse dire le mot de « mon ange » sans exagérer. Comme le Diable qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, si elles sont des anges encore, c’est la tête en bas, le reste… en haut ! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s’appeler Diaboliques sans l’avoir volé. On a voulu faire un petit Musée de ces Dames, en attendant qu’on fasse le Musée, encore plus petit, des Dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles. L’Art a deux lobes, comme le cerveau. La Nature ressemble à ces femmes qui ont un œil bleu et un œil noir. Voici l’œil noir, dessiné à l’encre… de la PETITE VERTU. Oh ! de la plus petite qu’on ait pu trouver !

On donnera peut-être l’œil bleu, plus tard, si on trouve du bleu assez, pur. Mais y en a-t-il ?

En ce cas-là, après les DIABOLIQUES viendraient les CELESTES.

Fin de 1870. Décembre.

J. B. d’A.

Préface de la nouvelle édition

Voici les six premières !

Si le public y mord, et les trouve à son goût, on publiera prochainement les six autres ; car elles sont douze, comme une douzaine de pêches, – ces pécheresses !

Bien entendu qu’avec leur titre de Diaboliques, elles n’ont pas la prétention d’être un livre de prières ou d’Imitation chrétienne… Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui se pique d’observation vraie, quoique très hardie, et qui croit – c’est sa poétique, à lui – que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace. Il n’y a d’immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l’auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans le monde, n’en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pour les en épouvanter.

Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu’il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralité d’un livre est là…

Cela dit pour l’honneur de la chose, une autre question. Pourquoi l’auteur a-t-il donné à ces petites tragédies de plain-pied ce nom bien sonore – peut-être trop – de Diaboliques ?… Est-ce pour les histoires elles-mêmes qui sont ici ? ou pour les femmes de ces histoires ?…

Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n’en a été inventé. On n’en a pas nommé les personnages : voilà tout ! On les a masqués, et on a démarqué leur linge. « L’alphabet m’appartient », disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pas porter son nom. L’alphabet des romanciers, c’est la vie de tous ceux qui eurent des passions et des aventures, et il ne s’agit que de combiner, avec la discrétion d’un art profond, les lettres de cet alphabet-là. D’ailleurs, malgré le vif de ces histoires à précautions nécessaires, il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu’elles ont l’air de s’en vanter. Elles s’attendront à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman. Elles se tromperont, ces âmes charmantes !… Les Diaboliques ne sont pas des diableries : ce sont des Diaboliques, – des histoires réelles de ce temps de progrès et d’une civilisation si délicieuse et si divine, que, quand on s’avise de les écrire, il semble toujours que ce soit le Diable qui ait dicté !… Le Diable est comme Dieu. Le Manichéisme, qui fut la source des grandes hérésies du Moyen Âge, le Manichéisme n’est pas si bête. Malebranche disait que Dieu se reconnaissait, à l’emploi des moyens les plus simples. Le Diable aussi.

Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les DIABOLIQUES ? N’ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom ?

Diaboliques ! il n’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’y en a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de « Mon ange ! » sans exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, – si elles sont des anges, c’est comme lui, – la tête en bas, le… reste en haut ! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s’appeler aussi « les Diaboliques », sans l’avoir volé… On a voulu faire un petit musée de ces dames, – en attendant qu’on fasse le musée, encore plus petit, des dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles ! L’art a deux lobes, comme le cerveau. La nature ressemble à ces femmes qui ont un œil bleu et un œil noir. Voici l’œil noir dessiné à l’encre – à l’encre de la petite vertu.

On donnera peut-être l’œil bleu plus tard.

Après les DIABOLIQUES, les CELESTES… si on trouve du bleu assez pur…

Mais y en a-t-il ?

Jules BARBEY D’AUREVILLY.

Paris, 1er mai 1874.

Le rideau cramoisi

Really.

Il y a terriblement d’années, je m’en allais chasser le gibier d’eau dans les marais de l’Ouest, – et comme il n’y avait pas alors de chemins de fer dans le pays où il me fallait voyager, je prenais la diligence de *** qui passait à la patte d’oie du château de Rueil et qui, pour le moment, n’avait dans son coupé qu’une seule personne. Cette personne, très remarquable à tous égards, et que je connaissais pour l’avoir beaucoup rencontrée dans le monde, était un homme que je vous demanderai la permission d’appeler le vicomte de Brassard. Précaution probablement inutile ! Les quelques centaines de personnes qui se nomment le monde à Paris sont bien capables de mettre ici son nom véritable… Il était environ cinq heures du soir. Le soleil éclairait de ses feux alentis une route poudreuse, bordée de peupliers et de prairies, sur laquelle nous nous élançâmes au galop de quatre vigoureux chevaux dont nous voyions les croupes musclées se soulever lourdement à chaque coup de fouet du postillon, – du postillon, image de la vie, qui fait toujours trop claquer son fouet au départ !

Le vicomte de Brassard était à cet instant de l’existence où l’on ne fait plus guère claquer le sien… Mais c’est un de ces tempéraments dignes d’être Anglais (il a été élevé en Angleterre), qui blessés à mort, n’en conviendraient jamais et mourraient en soutenant qu’ils vivent.

On a dans le monde, et même dans les livres, l’habitude de se moquer des prétentions à la jeunesse de ceux qui ont dépassé cet âge heureux de l’inexpérience et de la sottise, et on a raison, quand la forme de ces prétentions est ridicule ; mais quand elle ne l’est pas, – quand, au contraire, elle est imposante comme la fierté qui ne veut pas déchoir et qui l’inspire, je ne dis pas que cela n’est point insensé, puisque cela est inutile, mais c’est beau comme tant de choses insensées !… Si le sentiment de la Garde qui meurt et ne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne l’est pas moins en face de la vieillesse, qui n’a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous frapper. Or, pour des têtes construites d’une certaine façon militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout, toujours toute la question, comme à Waterloo !

Le vicomte de Brassard, qui ne s’est pas rendu (il vit encore, et je dirai comment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir), le vicomte de Brassard était donc, à la minute où je montais dans la diligence de ***, ce que le monde, féroce comme une jeune femme, appelle malhonnêtement « un vieux beau ». Il est vrai que pour qui ne se paie pas de mots ou de chiffres dans cette question d’âge, où l’on n’a jamais que celui qu’on paraît avoir, le vicomte de Brassard pouvait passer pour « un beau » tout court. Du moins, à cette époque, la marquise de V…, qui se connaissait en jeunes gens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson, portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelet très large, en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomte que le diable avait encore plus roussie que le temps…

Seulement, vieux ou non, ne mettez sous cette expression de « beau », que le monde a faite, rien du frivole ; du mince et de l’exigu qu’il y met, car vous n’auriez pas la notion juste de mon vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manières, physionomie, tout était large, étoffé, opulent, plein de lenteur patricienne, comme il convenait au plus magnifique dandy que j’aie connu, moi qui, ai vu Brummel devenir fou, et d’Orsay mourir !

C’était, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard. S’il l’eût été moins, il serait devenu certainement maréchal de France. Il avait été dès sa jeunesse un des plus brillants officiers de la fin du premier Empire. J’ai ouï dire, bien des fois, à ses camarades de régiment, qu’il se distinguait par une bravoure à la Murat, compliquée de Marmont. Avec cela, – et avec une tête très carrée et très froide, quand le tambour ne battait pas, – il aurait pu, en très peu de temps, s’élancer aux premiers rangs de la hiérarchie militaire, mais le dandysme !… Si vous combinez le dandysme avec les qualités qui font l’officier : le sentiment de la discipline, la régularité dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de l’officier dans la combinaison et s’il ne saute pas comme une poudrière ! Pour qu’à vingt instants de sa vie l’officier de Brassard n’eût pas sauté, c’est que, comme tous les dandys, il était heureux. Mazarin l’aurait employé, – ses nièces aussi, mais pour une autre raison : il était superbe.

Il avait eu cette beauté nécessaire au soldat plus qu’à personne, car il n’y a pas de jeunesse sans la beauté, et l’armée, c’est la jeunesse de la France !

Cette beauté, du reste, qui ne séduit pas que les femmes, mais les circonstances elles-mêmes, – ces coquines, – n’avait pas été la seule protection qui se fût étendue sur la tête du capitaine de Brassard. Il était, je crois, de race normande, de la race de Guillaume le Conquérant, et il avait, dit-on, beaucoup conquis… Après l’abdication de l’Empereur, il était naturellement passé aux Bourbons, et, pendant les Cent-Jours, surnaturellement leur était demeuré fidèle. Aussi, quand les Bourbons furent revenus, la seconde fois, le vicomte fut-il armé chevalier de Saint-Louis de la propre main de Charles X (alors MONSIEUR). Pendant tout le temps de la Restauration, le beau de Brassard ne montait pas une seule fois la garde aux Tuileries, que la duchesse d’Angoulême ne lui adressât, en passant, quelques mots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait tué la grâce, savait en retrouver pour lui. Le ministre, voyant cette faveur, aurait tout fait pour l’avancement de l’homme que Madame distinguait ainsi ; mais, avec la meilleure volonté du monde, que faire pour cet enragé dandy qui – un jour de revue – avait mis l’épée à la main, sur le front de bandière de son régiment, contre son inspecteur général, pour une observation de service ?… C’était assez que de lui sauver le conseil de guerre. Ce mépris insouciant de la discipline, le vicomte de Brassard l’avait porté partout. Excepté en campagne, où l’officier se retrouvait tout entier, il ne s’était jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois, on l’avait vu, par exemple, au risque de se faire mettre à des arrêts infiniment prolongés, quitter furtivement sa garnison pour aller s’amuser dans une ville voisine et n’y revenir que les jours de parade ou de revue, averti par quelque soldat qui l’aimait, car si ses chefs ne se souciaient pas d’avoir sous leurs ordres un homme dont la nature répugnait à toute espèce de discipline et de routine, ses soldats, en revanche, l’adoraient.

Il était excellent pour eux. Il n’en exigeait rien que d’être très braves, très pointilleux et très coquets, réalisant enfin le type de l’ancien soldat français, dont la Permission de dix heures et trois à quatre vieilles chansons, qui sont des chefs-d’œuvre, nous ont conservé une si exacte et si charmante image. Il les poussait peut-être un peu trop au duel, mais il prétendait que c’était là le meilleur moyen qu’il connût de développer en eux l’esprit militaire. « Je ne suis pas un gouvernement, disait-il, et je n’ai point de décorations à leur donner quand ils se battent bravement entre eux ; mais les décorations dont je suis le grand-maître (il était fort riche de sa fortune personnelle), ce sont des gants, des buffleteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner, sans que l’ordonnance s’y oppose. » Aussi, la compagnie qu’il commandait effaçait-elle, par la beauté de la tenue, toutes les autres compagnies de grenadiers des régiments de la Garde, si brillante déjà. C’est ainsi qu’il exaltait à outrance la personnalité du soldat, toujours prête, en France, à la fatuité et à la coquetterie, ces deux provocations permanentes, l’une par le ton qu’elle prend, l’autre par l’envie qu’elle excite. On comprendra, après cela, que les autres compagnies de son régiment fussent jalouses de la sienne. On se serait battu pour entrer dans celle-là, et battu encore pour n’en pas sortir.

Telle avait été, sous la Restauration, la position tout exceptionnelle du, capitaine vicomte de Brassard.

Et comme il n’y avait pas alors, tous les matins, comme sous l’Empire, la ressource de l’héroïsme en action qui fait tout pardonner, personne n’aurait certainement pu prévoir ou deviner combien de temps aurait duré cette martingale d’insubordination qui étonnait ses camarades, et qu’il jouait contre ses chefs avec la même audace qu’il aurait joué sa vie s’il fût allé au feu, lorsque la révolution de 1830 leur ôta, s’ils l’avaient, le souci, et à lui, l’imprudent capitaine, l’humiliation d’une destitution qui le menaçait chaque jour davantage. Blessé grièvement aux Trois jours, il avait dédaigné de prendre du service sous la nouvelle dynastie des d’Orléans qu’il méprisait. Quand la révolution de Juillet les fit maîtres d’un pays qu’ils n’ont pas su garder, elle avait trouvé le capitaine dans son lit, malade d’une blessure qu’il s’était faite au pied en dansant – comme il aurait chargé – au dernier bal de la duchesse de Berry. – Mais au premier roulement de tambour, il ne s’en était pas moins levé pour rejoindre sa compagnie, et comme il ne lui avait pas été possible de mettre des bottes, à cause de sa blessure, il s’en était allé à l’émeute comme il s’en serait allé au bal, en chaussons vernis et en bas de soie, et c’est ainsi qu’il avait pris la tête de ses grenadiers sur la place de la Bastille, chargé qu’il était de balayer dans toute sa longueur le boulevard. Paris, où les barricades n’étaient pas dressées encore, avait un aspect sinistre et redoutable. Il était désert. Le soleil y tombait d’aplomb, comme une première pluie de feu qu’une autre devait suivre, puisque toutes ces fenêtres, masquées de leurs persiennes, allaient, tout à l’heure, cracher la mort…

Le capitaine de Brassard rangea ses soldats sur deux lignes, le long et le plus près possible des maisons, de manière que chaque file de soldats ne fût exposée qu’aux coups de fusil qui lui venaient d’en face, – et lui, plus dandy que jamais, prit le milieu de chaussée. Ajusté des deux côtés par des milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuis la Bastille jusqu’à la rue de Richelieu, il n’avait pas été atteint, malgré la largeur d’une poitrine dont il était peut-être un peu trop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, comme une belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur, quand, arrivé devant Frascati, à l’angle de la rue de Richelieu, et au moment où il commandait à sa troupe de se masser derrière lui pour emporter la première barricade qu’il trouva dressée sur son chemin, il reçut une balle dans sa magnifique poitrine, deux fois provocatrice, et par sa largeur, et par les longs brandebourgs d’argent qui y étincelaient d’une épaule à l’autre, et il eut le bras cassé d’une pierre, – ce qui ne l’empêcha pas d’enlever la barricade et d’aller jusqu’à la Madeleine, à la tête de ses hommes enthousiasmés. Là, deux femmes en calèche, qui fuyaient Paris insurgé, voyant un officier de la Garde blessé, couvert de sang et couché sur les blocs de pierre qui entouraient, à cette époque-là, l’église de la Madeleine à laquelle on travaillait encore, mirent leur voiture à sa disposition, et il se fit mener par elles au Gros-Caillou, où se trouvait alors le maréchal de Raguse, à qui il dit militairement : « Maréchal, j’en ai peut-être pour deux heures ; mais pendant ces deux heures-là, mettez-moi partout où vous voudrez ! » Seulement il se trompait…

Il en avait pour plus de deux heures. La balle qui l’avait traversé ne le tua pas. C’est plus de quinze ans après que je l’avais connu, et il prétendait alors, au mépris de la médecine et de son médecin, qui lui avait expressément défendu de boire tout le temps qu’avait duré la fièvre de sa blessure, qu’il ne s’était sauvé d’une mort certaine qu’en buvant du vin de Bordeaux.

Et en en buvant, comme il en buvait ! car, dandy en tout, il l’était dans sa manière de boire comme dans tout le reste… il buvait comme un Polonais. Il s’était fait faire un splendide verre en cristal de Bohême, qui jaugeait, Dieu me damne ! une bouteille de bordeaux tout entière, et il le buvait d’une haleine ! Il ajoutait même, après avoir bu, qu’il faisait tout dans ces proportions-là, et c’était vrai ! Mais dans un temps où la force, sous toutes les formes, s’en va diminuant, on trouvera peut-être qu’il n’y a pas de quoi être fat. Il l’était à la façon de Bassompierre, et il portait le vin comme lui. Je l’ai vu sabler douze coups de son verre de Bohême, et il n’y paraissait même pas ! Je l’ai vu souvent encore, dans ces repas que les gens décents traitent « d’orgies », et jamais il ne dépassait, après les plus brûlantes lampées, cette nuance de griserie qu’il appelait, avec une grâce légèrement soldatesque, « être un peu pompette », en faisant le geste militaire de mettre un pompon à son bonnet. Moi, qui voudrais vous faire bien comprendre le genre d’homme qu’il était, dans l’intérêt de l’histoire qui va suivre, pourquoi ne vous dirai-je pas que je lui ai connu sept maîtresses, en pied, à la fois, à ce bon braguard du XIXe siècle ; comme l’aurait appelé le XVIe en sa langue pittoresque.

Il les intitulait poétiquement « les sept cordes de sa lyre », et, certes, je n’approuve pas cette manière musicale et légère de parler de sa propre immoralité ! Mais, que voulez-vous ? Si le capitaine vicomte de Brassard n’avait pas été tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire, mon histoire serait moins piquante, et probablement n’eussé-je pas pensé à vous la conter.

Il est certain que je ne m’attendais guère à le trouver là, quand je montai dans la diligence de *** à la patte d’oie du château de Rueil. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, et j’eus du plaisir à rencontrer ; avec la perspective de passer quelques heures ensemble, un homme qui était encore de nos jours, et qui différait déjà tant des hommes de nos jours. Le vicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans l’armure, de François Ier et s’y mouvoir avec autant d’aisance que dans son svelte frac bleu d’officier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure, ni par les proportions, aux plus vantés dés jeunes gens d’à présent. Ce soleil couchant d’une élégance grandiose et si longtemps radieuse, aurait fait paraître bien maigrelets et bien pâlots tous ces petits croissants de la mode, qui se lèvent maintenant à l’horizon ! Beau de la beauté de l’empereur Nicolas, qu’il rappelait par le torse, mais moins idéal de visage et moins grec de profil, il portait une courte barbe, restée noire, ainsi que ses cheveux, par un mystère d’organisation ou de toilette… impénétrable, et cette barbe envahissait très haut ses joues, d’un coloris animé et mâle.

Sous un front de la plus haute noblesse, – un front bombé, sans aucune ride, blanc comme le bras d’une femme, – et que le bonnet à poil du grenadier, qui fait tomber les cheveux, comme le casque, en le dégarnissant un peu au sommet, avait rendu plus vaste et plus fier, le vicomte de Brassard cachait presque, tant ils étaient enfoncés sous l’arcade sourcilière, deux yeux étincelants, d’un bleu très sombre, mais très brillants dans leur enfoncement et y piquant comme deux saphirs taillés en pointe ! Ces yeux-là ne se donnaient pas la peine de scruter, et ils pénétraient. Nous nous prîmes la main, et nous causâmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, d’une voix vibrante qu’on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de son commandement. Élevé dès son enfance, comme je vous l’ai dit, en Angleterre, il pensait peut-être en anglais ; mais cette lenteur, sans embarras du reste, donnait un tour très particulier à ce qu’il disait, et même à sa plaisanterie, car le capitaine aimait la plaisanterie, et il l’aimait même un peu risquée. Il avait ce qu’on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard allait toujours trop loin, disait la comtesse de F…, cette jolie veuve, qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage : du noir, du violet et du blanc. Il fallait qu’il fût trouvé de très bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. Mais quand on en est réellement, vous savez bien qu’on se passe tout, au faubourg Saint-Germain !

Un des avantages de la causerie en voiture, c’est qu’elle peut cesser quand on n’a plus rien à se dire, et cela sans embarras pour personne.

Dans un salon, on n’a point cette liberté. La politesse vous fait un devoir de parler quand même, et on est souvent puni de cette hypocrisie innocente par le vide et l’ennui de ces conversations où les sots, même nés silencieux (il y en a), se travaillent et se détirent pour dire quelque chose et être aimables. En voiture publique, tout le monde est chez soi autant que chez les autres, – et on peut sans inconvenance rentrer dans le silence qui plaît et faire succéder à la conversation la rêverie… Malheureusement, les hasards de la vie sont affreusement plats, et jadis (car c’est jadis déjà) on montait vingt fois en voiture publique, – comme aujourd’hui vingt fois en wagon, – sans rencontrer un causeur animé et intéressant… Le vicomte de Brassard échangea d’abord avec moi quelques idées que les accidents de la route, les détails du paysage et quelques souvenirs du monde où nous nous étions rencontrés autrefois avaient fait naître, – puis, le jour déclinant nous versa son silence dans son crépuscule. La nuit, qui, en automne, semble tomber à pic du ciel, tant elle vient vite ! nous saisit de sa fraîcheur, et nous nous roulâmes dans nos manteaux, cherchant de la tempe le dur coin qui est l’oreiller de ceux qui voyagent. Je ne sais si mon compagnon s’endormit dans son angle de coupé ; mais moi, je restai éveillé dans le mien. J’étais si blasé sur la route que nous faisions là et que j’avais tant de fois faite, que je prenais à peine garde aux objets extérieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, et qui semblaient courir dans la nuit, en sens opposé à celui dans lequel nous courions.

Nous traversâmes plusieurs petites villes, semées, çà et là, sur cette longue route que les postillons appelaient encore : un fier « ruban de queue », en souvenir de la leur, pourtant coupée depuis longtemps. La nuit devint noire comme un four éteint, – et, dans cette obscurité, ces villes inconnues par lesquelles nous passions avaient d’étranges physionomies et donnaient l’illusion que nous étions au bout du monde… Ces sortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressions dernières d’un état de choses disparu, n’existent plus et ne reviendront jamais pour personne. À présent, les chemins de fer, avec leurs gares à l’entrée des villes, ne permettent plus au voyageur d’embrasser, en un rapide coup d’œil, le panorama fuyant de leurs rues, au galop des chevaux d’une diligence qui va, tout à l’heure, relayer pour repartir. Dans la plupart de ces petites villes que nous traversâmes, les réverbères, ce luxe tardif, étaient rares, et on y voyait certainement bien moins que sur les routes que nous venions de quitter. Là, du moins, le ciel avait sa largeur, et la grandeur de l’espace faisait une vague lumière, tandis qu’ici le rapprochement des maisons qui semblaient se baiser, leurs ombres portées dans ces rues étroites, le peu de ciel et d’étoiles qu’on apercevait entre les deux rangées des toits, tout ajoutait au mystère de ces villes endormies, où le seul homme qu’on rencontrât était – à la porte de quelque auberge – un garçon d’écurie avec sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, et qui bouclait les ardillons de leur attelage, en sifflant ou en jurant contre ses chevaux récalcitrants ou trop vifs…

Hors cela et l’éternelle interpellation, toujours la même, de quelque voyageur, ahuri de sommeil, qui baissait une glace et criait dans la nuit, rendue plus sonore à force de silence : « Où sommes-nous donc, postillon ?… » rien de vivant ne s’entendait et ne se voyait autour et dans cette voiture pleine de gens qui dormaient, en cette ville endormie, où peut-être quelque rêveur, comme moi, cherchait, à travers la vitre de son compartiment, à discerner la façade des maisons estompée par la nuit, ou suspendait son regard et sa pensée à quelque fenêtre éclairée encore à cette heure avancée, en ces petites villes aux mœurs réglées et simples, pour qui la nuit était faite surtout pour dormir. La veille d’un être humain, – ne fût-ce qu’une sentinelle, – quand tous les autres êtres sont plongés dans cet assoupissement qui est l’assoupissement de l’animalité fatiguée, a toujours quelque chose d’imposant. Mais l’ignorance de ce qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la pensée, ajoute la poésie du rêve à la poésie de la réalité. Du moins, pour moi, je n’ai jamais pu voir une fenêtre, – éclairée la nuit, – dans une ville couchée, par laquelle je passais, – sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées, – sans imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames… Et maintenant, oui, au bout de tant d’années, j’ai encore dans la tête de ces fenêtres qui y sont restées éternellement et mélancoliquement lumineuses, et qui me font dire souvent, lorsqu’en y pensant, je les revois dans mes songeries :

« Qu’y avait-il donc derrière ces rideaux ? »

Eh bien ! une de celles qui me sont restées le plus dans la mémoire (mais tout à l’heure vous en comprendrez la raison) est une fenêtre d’une des rues de la ville de ***, par laquelle nous passions cette nuit-là. C’était à trois maisons – vous voyez si mon souvenir est précis – au-dessus de l’hôtel devant lequel nous relayions ; mais cette fenêtre, j’eus le loisir de la considérer plus de temps que le temps d’un simple relais. Un accident venait d’arriver à une des roues de notre voiture, et on avait envoyé chercher le charron qu’il fallut réveiller. Or, réveiller un charron, dans une ville de province endormie, et le faire lever pour resserrer un écrou à une diligence qui n’avait pas de concurrence sur cette ligne-là, n’était pas une petite affaire de quelques minutes… Que si le charron était aussi endormi dans son lit qu’on l’était dans notre voiture, il ne devait pas être facile de le réveiller… De mon coupé, j’entendais à travers la cloison les ronflements des voyageurs de l’intérieur, et pas un des voyageurs de l’impériale, qui, comme on le sait, ont la manie de toujours descendre dès que la diligence arrête, probablement (car la vanité se fourre partout en France, même sur l’impériale des voitures) pour montrer leur adresse à remonter, n’était descendu… Il est vrai que l’hôtel devant lequel nous nous étions arrêtés était fermé. On n’y soupait point. On avait soupé au relais précédent. L’hôtel sommeillait, comme nous. Rien n’y trahissait la vie.

Nul bruit n’en troublait le profond silence… si ce n’est le coup de balai, monotone et lassé, de quelqu’un (homme ou femme… on ne savait ; il faisait trop nuit pour bien s’en rendre compte) qui balayait alors la grande cour de cet hôtel muet, dont la porte cochère restait habituellement ouverte. Ce coup de balai traînard, sur le pavé, avait aussi l’air de dormir, ou du moins d’en avoir diablement envie ! La façade de l’hôtel était noire comme les autres maisons de la rue où il n’y avait de lumière qu’à une seule fenêtre… cette fenêtre que précisément j’ai emportée dans ma mémoire et que j’ai là, toujours, sous le front !… La maison, dans laquelle on ne pouvait pas dire que cette lumière brillait, car elle était tamisée par un double rideau cramoisi dont elle traversait mystérieusement l’épaisseur, était une grande maison qui n’avait qu’un étage, – mais placé très haut…

– C’est singulier ! – fit le comte de Brassard, comme s’il se parlait à lui-même, on dirait que c’est toujours le même rideau !

Je me retournai vers lui, comme si j’avais pu le voir dans notre obscur compartiment de voiture ; mais la lampe, placée sous le siège du cocher, et qui est destinée à éclairer les chevaux et la route, venait justement de s’éteindre… Je croyais qu’il dormait, et il ne dormait pas, et il était frappé comme moi de l’air qu’avait cette fenêtre ; mais, plus avancé que moi, il savait, lui, pourquoi il l’était !

Or, le ton qu’il mit à dire cela – une chose d’une telle simplicité ! – était si peu dans la voix de mon dit vicomte de Brassard et m’étonna si fort, que je voulus avoir le cœur net de la curiosité qui me prit tout à coup de voir son visage, et que je fis partir une allumette comme si j’avais voulu allumer mon cigare. L’éclair bleuâtre de l’allumette coupa l’obscurité.

Il était pâle, non pas comme un mort… mais comme la Mort elle-même.

Pourquoi pâlissait-il ?… Cette fenêtre, d’un aspect si particulier, cette réflexion et cette pâleur d’un homme qui pâlissait très peu d’ordinaire, car il était sanguin, et l’émotion, lorsqu’il était ému, devait l’empourprer jusqu’au crâne, le frémissement que je sentis courir dans les muscles de son puissant biceps, touchant alors contre mon bras dans le rapprochement de la voiture, tout cela me produisit l’effet de cacher quelque chose… que moi, le chasseur aux histoires, je pourrais peut-être savoir en m’y prenant bien.

– Vous regardiez donc aussi cette fenêtre, capitaine, et même vous la reconnaissiez ? – lui dis-je de ce ton détaché qui semble ne pas tenir du tout à la réponse et qui est l’hypocrisie de la curiosité.

– Parbleu ! si je la reconnais ! fit-il de sa voix ordinaire, richement timbrée et qui appuyait sur les mots.

Le calme était déjà revenu dans ce dandy, le plus carré et le plus majestueux des dandys, lesquels – vous le savez ! – méprisent toute émotion, comme inférieure, et ne croient pas, comme ce niais de Goethe, que l’étonnement puisse jamais être une position honorable pour l’esprit humain.

– Je ne passe pas par ici souvent, – continua donc, très tranquillement, le vicomte de Brassard, – et même j’évite d’y passer. Mais il est des choses qu’on n’oublie point. Il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a. J’en connais trois : le premier uniforme qu’on a mis, la première bataille où l’on a donné, et la première femme qu’on a eue. Eh bien ! pour moi, cette fenêtre est la quatrième chose que je ne puisse pas oublier.

Il s’arrêta, baissa la glace qu’il avait devant lui… Était-ce pour mieux voir cette fenêtre dont il me parlait ?… Le conducteur était allé chercher le charron et ne revenait pas. Les chevaux de relais, en retard, n’étaient pas encore arrivés de la poste. Ceux qui nous avaient traînés, immobiles de fatigue, harassés, non dételés, la tête pendant dans leurs jambes, ne donnaient pas même sur le pavé silencieux le coup de pied de l’impatience, en rêvant de leur écurie. Notre diligence endormie ressemblait à une voiture enchantée, figée par la baguette des fées, à quelque carrefour de clairière, dans la forêt de la Belle-au-Bois dormant.

– Le fait est, – dis-je, – que pour un homme d’imagination, cette fenêtre a de la physionomie.

– Je ne sais pas ce qu’elle a pour vous, – reprit le vicomte de Brassard, – mais je sais ce qu’elle a pour moi. C’est la fenêtre de la chambre qui a été ma première chambre de garnison. J’ai habité là… Diable ! il y a tout à l’heure trente-cinq ans ! derrière ce rideau… qui semble n’avoir pas été changé depuis tant d’années, et que je trouve éclairé, absolument éclairé, comme il l’était quand…

Il s’arrêta encore, réprimant sa pensée ; mais je tenais à la faire sortir.

– Quand vous étudiiez votre tactique, capitaine, dans vos premières veilles de sous-lieutenant ?

– Vous me faites beaucoup trop d’honneur, répondit-il. J’étais, il est vrai, sous-lieutenant dans ce moment-là, mais les nuits que je passais alors, je ne les passais pas sur ma tactique, et si j’avais ma lampe allumée, à ces heures indues, comme disent les gens rangés, ce n’était pas pour lire le maréchal de Saxe.

– Mais, – fis-je, preste comme un coup de raquette, – c’était, peut-être, tout de même, pour l’imiter ?

Il me renvoya mon volant.

– Oh ! – dit-il, – ce n’était pas alors que j’imitais le maréchal de Saxe, comme vous l’entendez… Ça n’a été que bien plus tard.

Alors, je n’étais qu’un bambin de sous-lieutenant, fort épinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avec les femmes, quoiqu’elles n’aient jamais voulu le croire, probablement à cause de ma diable de figure… je n’ai jamais eu avec elles les profits de ma timidité. D’ailleurs, je n’avais que dix-sept ans dans ce beau temps-là. Je sortais de l’École militaire. On en sortait à l’heure où vous y entrez à présent, car si l’Empereur, ce terrible consommateur d’hommes, avait duré, il aurait fini par avoir des soldats de douze ans, comme les sultans d’Asie ont des odalisques de neuf.

« S’il se met à parler de l’Empereur et des odalisques, – pensé-je, – je ne saurai rien.

– Et pourtant, vicomte, – repartis-je, – je parierais bien que vous n’avez gardé si présent le souvenir de cette fenêtre, qui luit là-haut, que parce qu’il y a eu pour vous une femme derrière son rideau !

– Et vous gagneriez votre pari, Monsieur, – fit-il gravement.

– Ah ! parbleu ! – repris-je, – j’en étais bien sûr ! Pour un homme comme vous, dans une petite ville de province où vous n’avez peut-être pas passé dix fois depuis votre première garnison, il n’y a qu’un siège que vous y auriez soutenu ou quelque femme que vous y auriez prise, par escalade, qui puisse vous consacrer si vivement la fenêtre d’une maison que vous retrouvez aujourd’hui éclairée d’une certaine manière, dans l’obscurité !

– Je n’y ai cependant pas soutenu de siège… du moins militairement, – répondit-il, toujours grave ; mais être grave, c’était souvent sa manière de plaisanter, – et, d’un autre côté, quand on se rend si vite la chose peut-elle s’appeler un siège ?… Mais quant à prendre une femme avec ou sans escalade, je vous l’ai dit, en ce temps-là, j’en étais parfaitement incapable… Aussi ne fut-ce pas une femme qui fut prise ici : ce fut moi !

Je le saluai ; – le vit-il dans ce coupé sombre ?

– On a pris Berg-op-Zoom, – lui dis-je.

– Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, – ajouta-t-il, – ne sont ordinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de continence imprenables !

– Ainsi, – fis-je gaîment, – encore une madame ou une mademoiselle Putiphar…

– C’était une demoiselle, – interrompit-il avec une bonhomie assez comique.

– À mettre à la pile de toutes les autres, capitaine ! Seulement, ici, le Joseph était militaire… un Joseph qui n’aura pas fui…

– Qui a parfaitement fui, au contraire, – repartit-il, du plus grand sang-froid, – quoique trop tard et avec une peur !!!

Avec une peur à me faire comprendre la phrase du maréchal Ney que j’ai entendue de mes deux oreilles et qui, venant d’un pareil homme, m’a, je l’avoue, un peu soulagé : « Je voudrais bien savoir quel est le Jean-f… (il lâcha le mot tout au long) qui dit n’avoir jamais eu peur !… »

– Une histoire dans laquelle vous avez eu cette sensation-là doit être fameusement intéressante, capitaine !

– Pardieu ! – fit-il brusquement, – je puis bien, si vous en êtes curieux, vous la raconter, cette histoire, qui a été un événement, mordant sur ma vie comme un acide sur de l’acier, et qui a marqué à jamais d’une tache noire tous mes plaisirs de mauvais sujet… Ah ! ce n’est pas toujours profit que d’être un mauvais sujet ! – ajouta-t-il, avec une mélancolie qui me frappa dans ce luron formidable que je croyais doublé de cuivre comme un brick grec.

Et il releva la glace qu’il avait baissée, soit qu’il craignît que les sons de sa voix ne s’en allassent par là, et qu’on n’entendît, du dehors, ce qu’il allait raconter, quoiqu’il n’y eût personne autour de cette voiture, immobile et comme abandonnée ; soit que ce régulier coup de balai, qui allait et revenait, et qui râclait avec tant d’appesantissement le pavé de la grande cour de l’hôtel, lui semblât un accompagnement importun de son histoire ; – et je l’écoutai, – attentif à sa voix seule, – aux moindres nuances de sa voix, – puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noir compartiment fermé, – et les yeux fixés plus que jamais sur cette fenêtre, au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la même fascinante lumière, et dont il allait me parler :

« J’avais donc dix-sept ans ; et je sortais de l’Ecole militaire, – reprit-il. – Nommé sous-lieutenant dans un simple régiment d’infanterie de ligne, qui attendait, avec l’impatience qu’on avait dans ce temps-là, l’ordre de partir pour l’Allemagne, où l’Empereur faisait cette campagne que l’histoire a nommée la campagne de 1813, je n’avais pris que le temps d’embrasser mon vieux père au fond de sa province, avant de rejoindre dans la ville où nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie ; car cette mince ville, de quelques milliers d’habitants tout au plus, n’avait en garnison que nos deux premiers bataillons… Les deux autres avaient été répartis dans les bourgades voisines. Vous qui probablement n’avez fait que passer dans cette ville-ci, quand vous retournez dans votre Ouest, vous ne pouvez pas vous douter de ce qu’elle est – ou du moins de ce qu’elle était il y a trente ans – pour qui est obligé comme je l’étais alors, d’y demeurer. C’était certainement la pire garnison où le hasard – que je crois le diable toujours, à ce moment-là ministre de la guerre – pût m’envoyer pour mon début. Tonnerre de Dieu ! quelle platitude ! Je ne me souviens pas d’avoir fait nulle part, depuis, de plus maussade et de plus ennuyeux séjour. Seulement, avec l’âge que j’avais, et avec la première ivresse de l’uniforme, – une sensation que vous ne connaissez pas, mais que connaissent tous ceux qui l’ont porté, – je ne souffrais guère de ce qui, plus tard, m’aurait paru insupportable. Au fond, que me faisait cette morne ville de province ?… Je l’habitais, après tout, beaucoup moins que mon uniforme, – un chef-d’œuvre de Thomassin et Pied, qui me ravissait !

Cet uniforme, dont j’étais fou, me voilait et m’embellissait toutes choses ; et c’était – cela va vous sembler fort, mais c’est la vérité ! – cet uniforme qui était, à la lettre, ma véritable garnison ! Quand je m’ennuyais par trop dans cette ville sans mouvement, sans intérêt et sans vie, je me mettais en grande tenue, – toutes aiguillettes dehors, – et l’ennui fuyait devant mon hausse-col ! J’étais comme ces femmes qui n’en font pas moins leur toilette quand elles sont seules et qu’elles n’attendent personne. Je m’habillais… pour moi. Je jouissais solitairement de mes épaulettes et de la dragonne de mon sabre, brillant au soleil, dans quelque coin de Cours désert où, vers quatre heures, j’avais l’habitude de me promener, sans chercher personne pour être heureux, et j’avais là des gonflements dans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boulevard de Gand, lorsque j’entendais dire derrière moi, en donnant le bras à quelque femme : “Il faut convenir que voilà une fière tournure d’officier !” Il n’existait, d’ailleurs, dans cette petite ville très peu riche, et qui n’avait de commerce et d’activité d’aucune sorte, que d’anciennes familles à peu près ruinées, qui boudaient l’Empereur, parce qu’il n’avait pas, comme elles disaient, fait rendre gorge aux voleurs de la Révolution, et qui pour cette raison ne fêtaient guère ses officiers. Donc, ni réunions, ni bals, ni soirées, ni redoutes. Tout au plus, le dimanche, un pauvre bout de Cours où, après la messe de midi, quand il faisait beau temps, les mères allaient promener et exhiber leurs filles jusqu’à deux heures, – l’heure des Vêpres, qui, dès qu’elle sonnait son premier coup, raflait toutes les jupes et vidait ce malheureux Cours.

Cette messe de midi où nous n’allions jamais, du reste, je l’ai vue devenir, sous la Restauration, une messe militaire à laquelle l’état-major des régiments était obligé d’assister, et c’était au moins un événement vivant dans ce néant de garnisons mortes ! Pour des gaillards qui étaient, comme nous, à l’âge de la vie où l’amour, la passion des femmes, tient une si grande place, cette messe militaire était une ressource. Excepté ceux d’entre nous qui faisaient partie du détachement de service sous les armes, tout le corps d’officiers s’éparpillait et se plaçait à l’église, comme il lui plaisait, dans la nef. Presque toujours nous nous campions derrière les plus jolies femmes qui venaient à cette messe, où elles étaient sûres d’être regardées, et nous leur donnions le plus de distractions possible en parlant, entre nous, à mi-voix, de manière à pouvoir être entendus d’elles, de ce qu’elles avaient de plus charmant dans le visage ou dans la tournure. Ah ! la messe militaire ! J’y ai vu commencer bien des romans. J’y ai vu fourrer dans les manchons que les jeunes filles laissaient sur leurs chaises, quand elles s’agenouillaient près de leurs mères, bien des billets doux, dont elles nous rapportaient la réponse, dans les mêmes manchons, le dimanche suivant ! Mais, sous l’Empereur, il n’y avait point de messe militaire. Aucun moyen par conséquent d’approcher des filles comme il faut de cette petite ville où elles n’étaient pour nous que des rêves cachés, plus ou moins, sous des voiles, de loin aperçus ! Des dédommagements à cette perte sèche de la population la plus intéressante de la ville de ***, il n’y en avait pas…

Les caravansérails que vous savez, et dont on ne parle point en bonne compagnie, étaient des horreurs. Les cafés où l’on noie tant de nostalgies, en ces oisivetés terribles des garnisons, étaient tels, qu’il était impossible d’y mettre le pied, pour peu qu’on respectât ses épaulettes… Il n’y avait pas non plus, dans cette petite ville où le luxe s’est accru maintenant comme partout, un seul hôtel où nous puissions avoir une table passable d’officiers, sans être volés comme dans un bois, si bien que beaucoup d’entre nous avaient renoncé à la vie collective et s’étaient dispersés dans des pensions particulières, chez des bourgeois peu riches, qui leur louaient des appartements le plus cher possible, et ajoutaient ainsi quelque chose à la maigreur ordinaire de leurs tables et à la médiocrité de leurs revenus.

« J’étais de ceux-là. Un de mes camarades qui demeurait ici, à la Poste aux chevaux, où il avait une chambre, car la Poste aux chevaux était dans cette rue en ce temps-là – tenez ! à quelques portes derrière nous, et peut-être, s’il faisait jour, verriez-vous encore sur la façade de cette Poste aux chevaux le vieux soleil d’or à moitié sorti de son fond de céruse, et qui faisait cadran avec son inscription : “AU SOLEIL LEVANT !” – Un de mes camarades m’avait découvert un appartement dans son voisinage ; – à cette fenêtre qui est perchée si haut, et qui me fait l’effet, ce soir, d’être la mienne toujours, comme si c’était hier ! Je m’étais laissé loger par lui. Il était plus âgé que moi, depuis plus longtemps au régiment, et il aimait à piloter dans ces premiers moments et ces premiers détails de ma vie d’officier, mon inexpérience, qui était aussi de l’insouciance !

Je vous l’ai dit, excepté la sensation de l’uniforme sur laquelle j’appuie, parce que c’est encore là une sensation dont votre génération à congrès de la paix et à pantalonnades philosophiques et humanitaires n’aura bientôt plus la moindre idée, et l’espoir d’entendre ronfler le canon dans la première bataille où je devais perdre (passez-moi cette expression soldatesque !) mon pucelage militaire, tout m’était égal ! Je ne vivais que dans ces deux idées, – dans la seconde surtout, parce qu’elle était une espérance, et qu’on vit plus dans la vie qu’on n’a pas que dans la vie qu’on a. Je m’aimais pour demain, comme l’avare, et je comprenais très bien les dévots qui s’arrangent sur cette terre comme on s’arrange dans un coupe-gorge où l’on n’a qu’à passer une nuit. Rien ne ressemble plus à un moine qu’un soldat, et j’étais soldat ! C’est ainsi que je m’arrangeais de ma garnison. Hors les heures des repas que je prenais avec les personnes qui me louaient mon appartement et dont je vous parlerai tout à l’heure, et celles du service et des manœuvres de chaque jour, je vivais la plus grande partie de mon temps chez moi, couché sur un grand diable de canapé de maroquin bleu sombre, dont la fraîcheur me faisait l’effet d’un bain froid après l’exercice, et je ne m’en relevais que pour aller faire des armes et quelques parties d’impériale chez mon ami d’en face : Louis de Meung, lequel était moins oisif que moi, car il avait ramassé parmi les grisettes de la ville une assez jolie petite fille, qu’il avait prise pour maîtresse, et qui lui servait, disait-il, à tuer le temps… Mais ce que je connaissais de la femme ne me poussait pas beaucoup à imiter mon ami Louis.

Ce que j’en savais, je l’avais vulgairement appris, là où les élèves de Saint-Cyr l’apprennent les jours de sortie… Et puis, il y a des tempéraments qui s’éveillent tard… Est-ce que vous n’avez pas connu Saint-Rémy, le plus mauvais sujet de toute une ville, célèbre par ses mauvais sujets, que nous appelions “le Minotaure”, non pas au point de vue des cornes, quoiqu’il en portât, puisqu’il avait tué l’amant de sa femme, mais au point de vue de la consommation ?… »

– Oui, je l’ai connu, – répondis-je, – mais vieux, incorrigible, se débauchant de plus en plus à chaque année qui lui tombait sur la tête. Pardieu ! si je l’ai connu, ce grand rompu de Saint-Rémy, comme on dit dans Brantôme !

– C’était en effet un homme de Brantôme, – reprit le vicomte.

– Eh bien ! Saint-Rémy, à vingt-sept ans sonnés, n’avait encore touché ni à un verre ni à une jupe. Il vous le dira, si vous voulez ! À vingt-sept ans, il était, en fait de femmes, aussi innocent que l’enfant qui vient de naître, et quoiqu’il ne tétât plus sa nourrice, il n’avait pourtant jamais bu que du lait et de l’eau.

– Il a joliment rattrapé le temps perdu ! – fis-je.

– Oui, – dit le vicomte, – et moi aussi ! Mais j’ai eu moins de peine à le rattraper !

Ma première période de sagesse, à moi, ne dépassa guère le temps que je passai dans cette ville de *** ; et quoique je n’y eusse pas la virginité absolue dont parle Saint-Rémy, j’y vivais cependant, ma foi ! comme un vrai chevalier de Malte, que j’étais, attendu que je le suis de berceau… Saviez-vous cela ? J’aurais même succédé à un de mes oncles dans sa commanderie, sans la Révolution qui abolit l’Ordre, dont, tout aboli qu’il fût, je me suis quelquefois permis de porter le ruban. Une fatuité !

« Quant aux hôtes que je m’étais donnés, en louant leur appartement, – continua le vicomte de Brassard, – c’était bien tout ce que vous pouvez imaginer de plus bourgeois. Ils n’étaient que deux, le mari et la femme, tous deux âgés, n’ayant pas mauvais ton, au contraire. Dans leurs relations avec moi, ils avaient même cette politesse qu’on ne trouve plus, surtout dans leur classe, et qui est comme le parfum d’un temps évanoui. Je n’étais pas dans l’âge où l’on observe pour observer, et ils m’intéressaient trop peu pour que je pensasse à pénétrer dans le passé de ces deux vieilles gens à la vie desquels je me mêlais de la façon la plus superficielle deux heures par jour, – le midi et le soir, – pour dîner et souper avec eux. Rien ne transpirait de ce passé dans leurs conversations devant moi, lesquelles conversations trottaient d’ordinaire sur les choses et les personnes de la ville, qu’elles m’apprenaient à connaître et dont ils parlaient, le mari avec une pointe de médisance gaie, et la femme, très pieuse, avec plus de réserve, mais certainement non moins de plaisir.

Je crois cependant avoir entendu dire au mari qu’il avait voyagé dans sa jeunesse pour le compte de je ne sais qui et de je ne sais quoi, et qu’il était revenu tard épouser sa femme… qui l’avait attendu. C’étaient, au demeurant, de très braves gens, aux mœurs très douces, et, de très calmes destinées. La femme passait sa vie à tricoter des bas à côtes pour son mari, et le mari, timbré de musique, à racler sur son violon de l’ancienne musique de Viotti, dans une chambre à galetas au-dessus de la mienne… Plus riches, peut-être l’avaient-ils été. Peut-être quelque perte de fortune qu’ils voulaient cacher les avait-elle forcés à prendre chez eux un pensionnaire ; mais autrement que par le pensionnaire, on ne s’en apercevait pas. Tout dans leur logis respirait l’aisance de ces maisons de l’ancien temps, abondantes en linge qui sent bon, en argenterie bien pesante, et dont les meubles semblent des immeubles, tant on se met peu en peine de les renouveler ! Je m’y trouvais bien. La table était bonne, et je jouissais largement de la permission de la quitter dès que j’avais, comme disait la vieille Olive qui nous servait, “les barbes torchées”, ce qui faisait bien de l’honneur de les appeler “des barbes” aux trois poils de chat de la moustache d’un gamin de sous-lieutenant, qui n’avait pas encore fini de grandir !

J’étais donc là environ depuis un semestre, tout aussi tranquille que mes hôtes, auxquels je n’avais jamais entendu dire un seul mot ayant trait à l’existence de la personne que j’allais rencontrer chez eux, quand un jour, en descendant pour dîner à l’heure accoutumée, j’aperçus dans un coin de la salle à manger une grande personne qui, debout et sur la pointe des pieds, suspendait par les rubans son chapeau à une patère, comme une femme parfaitement chez elle et qui vient de rentrer. Cambrée à outrance, comme elle l’était pour accrocher son chapeau à cette patère placée très haut, elle déployait la taille superbe d’une danseuse qui se renverse, et cette taille était prise (c’est le mot, tant elle était lacée !) dans le corselet luisant d’un spencer de soie verte à franges qui retombaient sur sa robe blanche, une de ces robes du temps d’alors, qui serraient aux hanches et qui n’avaient pas peur de les montrer, quand on en avait… Les bras encore en l’air, elle se retourna en m’entendant entrer, et elle imprima à sa nuque une torsion qui me fit voir son visage ; mais elle acheva son mouvement comme si je n’eusse pas été là, regarda si les rubans du chapeau n’avaient pas été froissés par elle en le suspendant, et cela accompli lentement, attentivement et presque impertinemment, car, après tout, j’étais là, debout, attendant, pour la saluer, qu’elle prît garde à moi, elle me fit enfin l’honneur de me regarder avec deux yeux noirs, très froids, auxquels ses cheveux, coupés à la Titus et ramassés en boucles sur le front, donnaient l’espèce de profondeur que cette coiffure donne au regard… Je ne savais qui ce pouvait être, à cette heure et à cette place. Il n’y avait jamais personne à dîner chez mes hôtes… Cependant elle venait probablement pour dîner. La table était mise, et il y avait quatre couverts… Mais mon étonnement de la voir là fut de beaucoup dépassé par l’étonnement de savoir qui elle était, quand je le sus… quand mes deux hôtes, entrant dans la salle, me la présentèrent comme leur fille qui sortait de pension et qui allait désormais vivre avec eux.

Leur fille ! Il était impossible d’être moins la fille de gens comme eux que cette fille-là ! Non pas que les plus belles filles du monde ne puissent naître de toute espèce de gens. J’en ai connu… et vous aussi, n’est-ce pas ? Physiologiquement, l’être le plus laid peut produire l’être le plus beau. Mais elle ! entre elle et eux, il y avait l’abîme d’une race… D’ailleurs, physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pédant, qui est de votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que pour l’air qu’elle avait, et qui était singulier dans une jeune fille aussi jeune qu’elle, car c’était une espèce d’air impassible, très difficile à caractériser. Elle ne l’aurait pas eu qu’on aurait dit : « Voilà une belle fille ! » et on n’y aurait pas plus pensé qu’à toutes les belles filles qu’on rencontre par hasard ; et dont on dit cela, pour n’y plus penser jamais après. Mais cet air… qui la séparait, non pas seulement de ses parents, mais de tous les autres, dont elle semblait n’avoir ni les passions, ni les sentiments, vous clouait… de surprise, sur place… L’Infante à l’épagneul, de Velasquez, pourrait, si vous la connaissez, vous donner une idée de cet air-là, qui n’était ni fier, ni méprisant, ni dédaigneux, non ! mais tout simplement impassible, car l’air fier, méprisant, dédaigneux, dit aux gens qu’ils existent, puisqu’on prend la peine de les dédaigner ou de les mépriser, tandis que cet air-ci dit tranquillement : « Pour moi, vous n’existez même pas. » J’avoue que cette physionomie me fit faire, ce premier jour et bien d’autres, la question qui pour moi est encore aujourd’hui insoluble : comment cette grande fille-là était-elle sortie de ce gros bonhomme en redingote jaune vert et à gilet blanc, qui avait une figure couleur des confitures de sa femme, une loupe sur la nuque, laquelle débordait sa cravate de mousseline brodée, et qui bredouillait ?…

Et si le mari n’embarrassait pas, car le mari n’embarrasse jamais dans ces sortes de questions, la mère me paraissait tout aussi impossible à expliquer. Mlle Albertine (c’était le nom de cette archiduchesse d’altitude, tombée du ciel chez ces bourgeois comme si le ciel avait voulu se moquer d’eux), Mlle Albertine, que ses parents appelaient Alberte pour s’épargner la longueur du nom, mais ce qui allait parfaitement mieux à sa figure et à toute sa personne, ne semblait pas plus la fille de l’un que de l’autre… À ce premier dîner, comme à ceux qui suivirent, elle me parut une jeune fille bien élevée, sans affectation, habituellement silencieuse, qui, quand elle parlait, disait en bons termes ce qu’elle avait à dire, mais qui n’outrepassait jamais cette ligne-là… Au reste, elle aurait eu tout l’esprit que j’ignorais qu’elle eût, qu’elle n’aurait guère trouvé l’occasion de le montrer dans les dîners que nous faisions. La présence de leur fille avait nécessairement modifié les commérages des deux vieilles gens. Ils avaient supprimé les petits scandales de la ville. Littéralement, on ne parlait plus à cette table que de choses aussi intéressantes que la pluie et le beau temps. Aussi Mlle Albertine ou Alberte, qui m’avait tant frappé d’abord par son air impassible, n’ayant absolument que cela à m’offrir, me blasa bientôt sur cet air-là… Si je l’avais rencontrée dans le monde pour lequel j’étais fait, et que j’aurais dû voir, cette impassibilité m’aurait très certainement piqué au vif… Mais, pour moi, elle n’était pas une fille à qui je puisse faire la cour… même des yeux. Ma position vis-à-vis d’elle, à moi en pension chez ses parents, était délicate, et un rien pouvait la fausser…

Elle n’était pas assez près ou assez loin de moi dans la vie pour qu’elle pût m’être quelque chose… et j’eus bientôt répondu naturellement, et sans intention d’aucune sorte, par la plus complète indifférence, à son impassibilité.

Et cela ne se démentit jamais, ni de son côté ni du mien. Il n’y eut entre nous que la politesse la plus froide, la plus sobre de paroles. Elle n’était pour moi qu’une image qu’à peine je voyais ; et moi, pour elle, qu’est-ce que j’étais ?… À table, – nous ne nous rencontrions jamais que là, – elle regardait plus le bouchon de la carafe ou le sucrier que ma personne… Ce qu’elle y disait, très correct, toujours fort bien dit, mais insignifiant, ne me donnait aucune clé du caractère qu’elle pouvait avoir. Et puis, d’ailleurs, que m’importait ?… J’aurais passé toute ma vie sans songer seulement à regarder dans cette calme et insolente fille, à l’air si déplacé d’Infante… Pour cela, il fallait la circonstance que je m’en vais vous dire, et qui m’atteignit comme la foudre, comme la foudre qui tombe, sans qu’il ait tonné !

Un soir, il y avait à peu près un mois que Mlle Alberte était revenue à la maison, et nous nous mettions à table pour souper. Je l’avais à côté de moi, et je faisais si peu d’attention à elle que je n’avais pas encore pris garde à ce détail de tous les jours qui aurait dû me frapper : qu’elle fût à table auprès de moi au lieu d’être entre sa mère et son père, quand, au moment où je dépliais ma serviette sur mes genoux… non, jamais je ne pourrai vous donner l’idée de cette sensation et de cet étonnement ! je sentis une main qui prenait hardiment la mienne par-dessous la table.