L'amour impossible - Jules Barbey d' Aurevilly - E-Book

L'amour impossible E-Book

Jules Barbey d'Aurevilly

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Beschreibung

A propos de L'amour impossible, son premier roman méconnu, Jules Barbey d'Aurevilly écrivit : " Je veux y montrer l'amour dans les âmes vieillies, le manque d'ivresse, la froideur des sens et cependant une passion souveraine, empoisonnée ; l'agonie sans doute de la faculté d'aimer mais une agonie éternelle. " De fait, on apprendra dans ces pages que l'amour est une guerre dont l'art consiste à ne savoir ni la gagner ni la perdre...

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L'amour impossible

L'amour impossibleChronique parisiennePréface à la deuxième édition (1859)Première partieI – Une marquise au dix-neuvième siècleII – La première entrevueIII – MaulévrierIV – Le portraitV – L’aveuVI – Les dernières coquetteriesVII – L’intimitéDeuxième partieI – La comtesse d’AnglureII – Patte de veloursIII – Les fausses confidencesIV – Le fond de l’abîmeV – ExplicationVI – L’impénitence finaleVII – La viePage de copyright

L'amour impossible

Jules Barbey d' Aurevilly

Chronique parisienne

Il ne s’agit point de ce qui est beau et amusant, mais tout simplement de ce qui est.

À Madame La Marquise Armance d… V…

Madame,

Je mets ce petit livre à vos pieds, et, fort heureusement, c’est une bonne place, car probablement il y restera. Les exigences dramatiques de notre temps préparent mal le succès d’un livre aussi simple que celui-ci. Il n’a pas l’ombre d’une prétention littéraire, et vous n’êtes point une Philaminte : j’ai donc cru pouvoir vous le dédier. Ce ne serait qu’un conte bleu écrit pour vous distraire, si ce n’était pas une histoire tracée pour vous ressouvenir.

Dans un pays et dans un monde où la science, si elle est habile, doit tenir tout entière sur une carte de visite (le mot est de Richter), j’ai pensé qu’on devait offrir à l’une des femmes les plus spirituelles et les plus aimables de ce monde et de ce pays quelques légères observations de salon, écrites sur le dos de l’éventail à travers lequel elle en a fait tant d’autres qui valaient bien mieux, et qu’elle n’a pas voulu me dicter.

Agréez, Madame, etc.,

J. B. d’A.

Préface à la deuxième édition (1859)

L’amour impossible, jugé par Barbey

Le livre que voici fut publié en 184… C’était un début, et on le voit bien. L’auteur, jeune alors, et de goût. horriblement aristocratique, cherchait encore la vie dans les classes de la société qui évidemment ne l’ont plus. C’était là qu’il croyait pouvoir établir la scène de plusieurs romans, passionnés et profonds, qu’il rêvait alors ; et cette illusion de romans impossibles produisit l’Amour impossible. Le roman, en effet, n’est jamais que l’histoire de l’âme et de la vie à travers une forme sociale. Or l’âme et la vie n’habitaient pas beaucoup les boudoirs jonquille de l’époque où se passe l’action, sans action, de ce livre auquel un critique bienveillant faisait trop d’honneur, l’autre jour, en l’appelant : une tragédie de boudoir.

L’Amour impossible est à peine un roman, c’est une chronique, et la dédicace qu’on y a laissée atteste sa réalité. C’est l’histoire d’une de ces femmes comme les classes élégantes et oisives – le high life d’un pays où le mot d’aristocratie ne devrait même plus se prononcer – nous en ont tant offert le modèle depuis 1839 jusqu’à 1848. À cette époque, si on se le rappelle, les femmes les plus jeunes, les plus belles, et, j’oserais ajouter, physiologiquement les plus parfaites, se vantaient de leur froideur, comme de vieux fats se vantent d’être blasés, même avant d’être vieux. Singulières hypocrites, elles jouaient, les unes à l’ange, les autres au démon, mais toutes, anges ou démons, prétendaient avoir horreur de l’émotion, cette chose vulgaire, et apportaient intrépidement, pour preuve de leur distinction personnelle et sociale, d’être inaptes à l’amour et au bonheur qu’il donne…

C’était inepte qu’il fallait dire, car de telles affectations sont de l’ineptie. Mais que voulez-vous ? On lisait Lélia, – ce roman qui s’en ira, s’il n’est déjà parti, où s’en sont allés l’Astrée et la Clélie, et où s’en iront tous les livres faux, conçus en dehors de la grande nature humaine et bâtis sur les vanités des sociétés sans énergie,– fortes seulement en affectations.

L’Amour impossible, qui malheureusement est un livre de cette farine-là, n’a donc guère aujourd’hui pour tout mérite qu’une valeur archéologique. C’est le mot si connu, mais retourné et moins joyeux, de l’ivrogne de la Caricature : « Voilà comme je serai dimanche. » – Voilà, nous ! comme nous étions.. dimanche dernier, – et vraiment nous n’étions pas beaux ! Les personnages de l’Amour impossible traduisent assez fidèlement les ridicules sans gaieté de leur temps, et ils ne s’en doutent pas ! Ils se croient charmants et parfaitement supérieurs. L’auteur, alors, n’avait pas assez vécu pour se détacher d’eux par l’ironie. Toute duperie est sérieuse, et voilà pourquoi les jeunes gens sont graves. L’auteur prenait réellement ses personnages au sérieux. Au fond, ils n’étaient que deux monstres moraux, et deux monstres par impuissance les plus laids de tous, car qui est puissant n’est monstre qu’à moitié. L’auteur qui, quand il les peignait, écrivait de la même main la vie de Brummel a, depuis, furieusement changé son champ d’observation romanesque et historique. Il a quitté, pour n’y plus revenir, ce monde des marquises de Gesvres et des Raimbaud de Maulévrier, où non seulement l’amour est impossible, mais le roman ! mais la tragédie ! et même la comédie bien plus triste encore !…

En réimprimant ce livre oublié, il n’a voulu que poser une date de sa vie littéraire, si tant est qu’il ait jamais une vie littéraire, voilà tout. Quant au livre en lui-même, il en fait bon marché. Il n’a plus d’intérêt pour l’espèce d’impressions, de sentiments et de prétentions que ce livre retrace, et la Critique, en prenant la peine de dire le peu que cela vaut, ne lui apprendra rien. Il le sait.

J. B. d’A.

Première partie

I – Une marquise au dix-neuvième siècle

Un soir, la marquise de Gesvres sortit des Italiens, où elle n’avait fait qu’apparaître, et, contre ses habitudes tardives, rentra presque aussitôt chez elle. Tout le temps qu’elle était restée au spectacle, elle avait, ou n’avait pas, écouté cette musique, amour banal des gens affectés, avec un air passablement ostrogoth, roulée qu’elle était dans un mantelet de velours écarlate doublé de martre zibeline, parure qui lui donnait je ne sais quelle mine royale et barbare, très seyante du reste au genre de beauté qu’elle avait.

Elle jeta d’une main impatiente dans la coupe d’opale de la cheminée les pierres verdâtres – deux simples aigues-marines – qu’elle portait à ses oreilles ; et, devant la glace qui lui renvoyait sa belle tête, elle n’eut pas le sourire si doux pour elle-même que toutes les femmes volent à leur amant ; elle n’essaya pas quelque sournoise minauderie pour le lendemain ; elle n’aiguisa pas sur la glace polie une flèche de plus pour son carquois. Il faut lui rendre cette justice : elle était aussi naturelle qu’une femme, qui n’est pas bergère sur le versant des Alpes, peut l’être dans une chambre parfaitement élégante, à trois pas d’un lit de satin.

Bérangère de Gesvres avait été une des femmes les plus belles du siècle, et quoiqu’elle eût dépassé l’âge où les femmes sont réputées vieilles dans cet implacable Paris qui pousse chaque chose si vite à sa fin, on comprenait encore, en la regardant, tous les bonheurs et toutes les folies. Elle était de cette race de femmes qui résistent au temps mieux qu’aux hommes, ce qui est pour toutes la meilleure manière d’être invincibles. Comme Mlle Georges, qu’elle n’égalait pas pour la divinité du visage, mais dont elle approchait cependant, elle avait sauvé de l’outrage fatal des années des traits d’une infrangible régularité ; seulement, plus heureuse que la grande tragédienne, elle ne voyait point sa noble tête égarée sur un corps monstrueux, le sphinx charmant, sévère, éternel, finissant en hippopotame.

Le temps, qui l’avait jaunie comme les marbres exposés à l’air, n’avait point autrement altéré sa forme puissante. Cette forme offrait en Bérangère un tel mélange de mollesse et de grandeur, c’était un hermaphrodisme si bien fondu entre ce qui charme et ce qui impose, entre ce qui subjugue et ce qui enivre, que jamais l’art et ses incomparables fantaisies n’avaient rien produit de pareil. Elle était fort grande, mais l’ampleur des lignes disparaissait dans la grâce de leur courbure, dans la plénitude des contours. Sa tête, soutenue par un cou d’une énergie sculpturale, était couverte de cheveux châtain foncé, tantôt tombant à flots crêpés très clair des deux côtés du visage, coiffure absurde avec un visage comme le sien ; tantôt dressés durement le long des joues, ce qui commençait à merveilleusement aller à son genre de physionomie ; ou enfin partagés parfois en bandeaux, comme elle les avait ce soir-là, avec une émeraude sur le front, ce qui était sa plus triomphante et sa plus magnifique manière. Le front manquait d’élévation ; il n’était pas carré comme celui de Catherine II ; mais sous sa forme toute féminine, il y avait dans sa largeur d’une tempe à l’autre une force d’intelligence supérieure. Les sourcils n’étaient pas fort marqués, ni les yeux qu’ils couronnaient fort grands ; mais ces sourcils étaient d’une irréprochable netteté, et ces yeux avaient un éclat si profond qu’ils paraissaient immenses à force de lumière, et que plus grands ils eussent semblé durs. Les yeux étaient un trait caractéristique en Mme de Gesvres. Naturellement, ils n’avaient point de douceur, et restaient perçants et froids. C’étaient les yeux d’un homme d’État de génie qui comprendrait assez toutes choses pour n’avoir le dédain de rien.

Quand elle voulait – car le monde lui avait appris ce qu’il aime – les rendre caressants et tendres, ils devenaient câlins et presque faux. Tout un ordre de sentiments manquait à ce regard d’une flamme si noire, qui n’était vraiment superbe que quand il était attentif.

Mais partout ailleurs se retrouvait la femme, et même autour de ces yeux virils apparaissait la trace meurtrie et changeante qui suffirait à indiquer le sexe, si le sexe ne se trahissait ailleurs dans d’adorables différences. En effet, la largeur des joues voluptueusement arrondies, le contour un peu gras du menton, et les morbidezzes caressantes de la bouche, tout contrastait avec l’étoile fixe du regard. Pour les femmes qui cachent sous la délicatesse des lignes des organes puissants et une vitalité profonde, il y a une beauté tardive plus grande que les splendeurs lumineuses et roses de la jeunesse. Mme de Gesvres était une de ces femmes, un de ces êtres privilégiés et rares, une de ces impératrices de beauté qui meurent impérialement dans la pourpre et debout. Comme Ariane, aimée par un dieu, elle se couronnait des grappes dorées et pleines de son automne. Au contour fuyant de la bouche, près des lèvres souriantes et humides, à l’origine des plus aristocratiques oreilles qui aient jamais bu à flots les flatteries et les adorations humaines, on voyait le duvet savoureux qui ombre d’une teinte blonde les fruits mûrs, et qui donne soif à regarder. Du front, l’ambre qui colorait cette peau, blanche et mate autrefois, avait coulé jusqu’aux épaules que Bérangère aimait à faire sortir de l’échancrure d’une robe de velours noir, comme la lune d’une mer orageuse. On eût dit que ce dos vaste et nu, qui renvoyait si bien la lumière, avait brisé les liens impuissants du corsage ; il se balançait, avec une ondulation de serpent, sur des reins d’une cambrure hardie, tandis qu’au-dessous des beautés enivrantes qui violaient, par l’énergie de leur moulure, l’asile sacré de la robe flottante, se perdait, dans les molles pesanteurs du velours, le reste de ce corps divin.

Ce soir-là, elle n’avait pas la physionomie de sa réputation. Elle passait pour une damnée coquette, damnée ou damnante, je ne sais trop lequel des deux. Les hommes qui l’avaient aimée ou désirée – nuance difficile à saisir dans les passions négligées de notre temps – la donnaient, en manèges féminins et en grâces apprises, pour une habileté de premier ordre. Comme, une fois sur la pente, on ne s’arrête plus, on disait encore davantage ; le mot coquetterie n’est que le clair de lune de l’autre mot qu’on employait. Du reste, que ce soit une médisance ou une calomnie, une telle réputation n’est pas une croix bien lourde quand on a affaire au scepticisme de la société parisienne, et qu’on est jeune, spirituelle et jolie. Avec cela toute croix n’est plus qu’une jeannette, et peut se porter légèrement.

Mme de Gesvres portait la sienne sur de magnifiques épaules avec le stoïcisme d’une beauté qui répond à tout. Elle avait été une des femmes les plus à la mode de Paris. Avant le temps où l’on s’abdique, et où le sceptre de la royauté des salons, frêle porte-bouquet en écaille, passe à des mains plus jeunes, elle s’était éloignée d’un monde qu’elle voyait toujours, mais par plus rares intervalles. Elle quittait moins sa douillette de soie grise et ses pantoufles de velours, froc et sandales de ces belles ermites de boudoir. On s’étonnait de ce changement accompli dans la vie de l’étincelante marquise : on ne se l’expliquait pas. Belle et coquette, si elle sentait sa beauté décliner, si elle n’y croyait plus, pourquoi tant de coquetterie encore ? et si cette coquetterie était justifiée, pourquoi cet éloignement du monde ? Ah ! sans doute, elle était coquette ! mais elle était plus que cette jolie chose qui nous plaît tant et qui nous désole.

Elle sonna, – une grande fille, faite à peindre, l’air hardi et sournois tout ensemble, et qu’elle appela Laurette, entra pour la déshabiller. Mme de Gesvres avait pour habitude de ne jamais adresser la parole à ses femmes de service. Elle évitait par là la glose d’antichambre sur l’humeur de Madame. Elle tenait ses pieds à Laurette qui, un genou à terre devant elle, se mit à délacer ses brodequins. Pendant ce temps, Mme de Gesvres lisait une lettre qu’elle jeta sur la cheminée après l’avoir lue et sans lui faire l’honneur de la froisser.

– Qu’il vienne, puisqu’il y tient, – dit-elle. – Qu’est-ce que cela me fait ? Il ne m’ennuiera pas plus que tous les autres. – On le voit, ce soir-là, l’ennui était le mal de Mme de Gesvres. Hélas ! c’était son mal de tous les jours. Non pas seulement cet ennui fatigué, nerveux, assoupi, qui vient des autres, mais celui que certaines âmes portent en elles-mêmes, comme une native infirmité.

C’est qu’elle était justement de cette race d’âmes frappées dès l’origine et dans lesquelles l’éducation, le monde, l’oisiveté orientale des mœurs élégantes, tout avait entretenu et développé cette disposition à l’ennui dont elle se sentait la victime. Si elle avait eu quelque passion, des regrets affreux – car c’est à cela qu’aboutit l’inanité des souvenirs – auraient du moins été une proie pour sa pensée ou ses sentiments, deux choses si voisines dans les femmes ! Mais de passion, en avait-elle jamais eu, et quoiqu’elle le dit, pouvait-on la croire ? Quand elle affirmait, en montrant ses dents nacrées, qu’elle avait aimé autrefois avec énergie et qu’elle avait horriblement souffert, on ne pouvait s’empêcher de douter qu’il y eût eu jamais quelque chose de violent dans un être si parfaitement calme, et d’horrible dans un être si parfaitement beau.

Et pourtant, oui ! elle avait aimé. Au début de la vie, et peu de temps après son mariage, la trahison d’un amant lui avait brisé le cœur.

Un jour cet amant, dans un accès de fureur jalouse, lui brisa aussi une de ces épaules qu’elle aimait à découvrir aux regards éperdus des hommes. Dans la civilisation de la femme, une épaule cassée est plus qu’un cœur brisé, sans nul doute. Mme de Gesvres ne voulut point revoir son amant.

Elle passa presque une année dans la solitude la plus complète. Son mari traînait des velléités d’ambition à la suite de l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Il laissait à sa femme toute la liberté dont jouit une veuve. Après son année de solitude, elle reparut plus brillante que jamais. À la coquetterie d’instinct, elle ajouta la coquetterie de réflexion. Le monde lui donna une foule d’amants qu’elle ne prit pas. Il est vrai que le monde avait pour lui ces probabilités et ces apparences qui décident de tout dans un procès criminel. Mais quoi qu’il en pût être, le vieux juge fut dupé, et l’opinion publique mystifiée.

Comme toutes les femmes qui ont quelque distinction dans l’esprit et cette froideur de sens, distinction non moindre et la prétention un peu hautaine des vicomtesses de notre époque, Mme de Gesvres ne trouvait plus les hommes bons que pour des commencements d’aventures dont les dénoûments restaient bientôt impossibles. En vain l’imagination avait dit oui ; le bon sens fortifié par l’expérience répondait non tout haut et toujours.

Ainsi la vie de cette femme avait-elle contracté dans ses moindres actes une pureté fille de la sanité de l’esprit, – la seule pureté qui puisse exister dans le monde de corruptions charmantes où nous avons le bonheur de vivre.

C’était là le beau côté de la marquise de Gesvres, mais elle l’estimait sans doute beaucoup moins qu’il ne valait. On ne lui avait jamais appris à se préoccuper de ce qu’il peut y avoir de moral et d’élevé dans une situation ou dans une habitude de la pensée. Cet intérêt profond et immatériel que certaines âmes orgueilleuses tirent d’elles-mêmes lui avait toujours manqué ; elle n’y songeait pas. Le seul intérêt qu’elle comprît était plus vulgaire, mais aussi plus aimable (aimable est un mot inventé par la vanité des autres), puisque cet intérêt prenait sa source dans des sentiments partagés.

Aussi faisait-elle bon marché de ce qui la rendait une noble créature sous des apparences bien légères. Elle avait grand tort ; mais vous le lui auriez dit que l’indomptable enfant gâté qu’elle était vous aurait regardé avec un air de scepticisme et de lutinerie, et vous eût envoyé promener, vous et vos sublimes raisonnements. Elle croyait tellement en elle-même, elle poussait la fatuité d’être belle jusqu’à un tel vertige, qu’elle n’imaginait pas que cette expression de malice triomphante et de moquerie pût faire tort à sa beauté même et former une dissonance avec l’ensemble de ses traits sévères, réguliers, harmonieux.

Et cependant ce culte de sa beauté n’était pas si grand qu’il lui donnât les émotions que sa nature et son désir secret exigeaient. Il lui aurait fallu un autre être à admirer et à aimer que celui qu’elle rencontrait périodiquement chaque soir et chaque matin dans la glace de son alcôve. Elle n’en convenait pas vis-à-vis d’elle-même, car nos petits systèmes de fausseté à l’usage du monde nous suivent beaucoup plus loin qu’on ne croit : ils adhèrent à la conscience et s’introduiraient jusque dans nos prières à Dieu, si nous en faisions. Peut-être est-ce aller trop loin, nonobstant, que de dire qu’elle ne convenait pas de ce besoin d’affection tant de fois trompé déjà. Elle le masquait plutôt. Elle se donnait les airs élégiaques de torche fumante. Mais quoiqu’on pensât que le pied qui avait éteint et renversé un pareil flambeau dût être celui d’un grand profane ou d’un grand habile en fait de bonheur, on souriait d’incrédulité à ces discours sur la consommation définitive de sa faculté d’aimer, car s’il est beaucoup de femmes qui se prostitueront toujours en se donnant, vu la bassesse ordinaire des amants favorisés et des hommes en général, il n’est pas certain pour cela que les cœurs aimants soient radicalement corrigés des mouvements généreux. Autrement, la première épreuve malheureuse serait une garantie plus solide qu’elle n’a coutume de l’être en réalité.

Ces airs-là, du reste, n’étaient que des caprices en Mme de Gesvres ; ils n’entraient point dans son attitude ordinaire ; mais, comme elle était fort mobile, après avoir tourné le kaléidoscope de plusieurs manières ils ne manquaient jamais d’arriver. Ils devenaient même souvent le point de départ d’une théorie que beaucoup de femmes se permettent, et qui restait théorie dans la bouche de Mme de Gesvres, à cause justement de ces qualités précieuses que nous avons indiquées : la froideur des sens et la hauteur de son esprit.

Cette théorie, à l’usage de tout ce qui est corrompu, ne va rien moins qu’à tuer la probité dans les sentiments les plus beaux et les relations les plus chères. C’est une déclaration d’indépendance, – ou plutôt une vraie déclaration de brigandage. Parce que l’on a été malheureuse une fois, parce qu’on a fait un choix indigne, on se croit hors du droit commun en amour. On se promet de la vengeance en masse, envers et contre tous. On mâche ses balles ; on empoisonne ses flèches et ses puits. C’est de la justice sur une grande échelle, c’est du talion élargi. Mais, comme l’on proclame bien haut ce qui serait peut-être dangereux si on voulait garder le silence, on donne du cœur à l’ennemi en lui annonçant le fil de l’épée. Quand Mme de Gesvres parlait des tourments qu’on devait infliger aux hommes, et qu’elle paraissait résolue à leur en prodiguer sans compter, n’allumait-elle pas elle-même le phare sur l’écueil ?

Ainsi elle avait le langage de la corruption et elle n’était pas corrompue, et l’ennui renforçait encore ce langage, auquel le monde se prenait avec son génie d’observation ordinaire. Elle répétait qu’il fallait tout faire, si tout amusait, principe fécond en nombreuses conséquences et dont, cynique de bonne compagnie, elle entrevoyait fort bien la portée. Seulement, si l’on eût invoqué le principe en son nom, si l’on se fût réclamé contre elle de la bravoure de sa parole, elle aurait mis bien vite sa fierté à couvert sous l’interrogation assez embarrassante : « Vous ai-je dit, Monsieur, que cela m’amusât ? »