Les disparues du Montana - Sarah Hocquet - E-Book

Les disparues du Montana E-Book

Sarah Hocquet

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Beschreibung

Heureuse propriétaire d’un ranch dans le Montana, Leslie Baldwin dissimule pourtant un passé douloureux. Un jour, elle fait la connaissance de Matthew, un inconnu tout aussi mystérieux que charmant, qu’elle embauche pour la rénovation de sa maison. Lorsque plusieurs jeunes filles du comté disparaissent de façon inquiétante, Leslie voit son passé remonter lentement à la surface… L’officier de police chargé de l’enquête n’est autre que Thomas Clyde, un homme qui avait chamboulé sa vie dix ans plus tôt. Et si le passé rattrapait inéluctablement ceux qui cherchent à le fuir ?

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Sarah HOCQUET

 Les Disparues du Montana

ROMAN

Polar

Images : Adobe Stock

Illustration graphique : Graph’L

Éditions Art en Mots

« Les rencontres les plus importantes ont été préparées par les âmes bien avant que les corps ne se voient ».

Paulo COELHO

1

Fort Benton — Montana

Décembre 2018

— Hey vous ! Où est-ce que vous emmenez mon cheval ? Et qui vous a permis de pénétrer sur ma propriété ?

Le vieux Wiggins était très en colère. Son haleine sentait le whisky. Ses joues étaient rouge écarlate. Il ouvrit les bras pour bloquer le passage et empêcher Leslie de sortir de l’écurie.

— Laissez-moi passer ! J’emmène ce cheval là où vous ne pourrez plus lui faire de mal ! vociféra Leslie.

— Vous n’avez pas le droit ! Il est à moi ! À moi, vous entendez ! hurla-t-il.

Jo Wiggins tira violemment sur la longe du licol pour l’arracher des mains de la jeune femme. Encore plus acharnée que lui, elle ne lâcha pas. Le cheval à la robe grise, effroyablement maigre, poussa un puissant hennissement. Il était paniqué. Par l’effervescence qui régnait autour de lui. Par la tempête qui faisait rage à l’extérieur. Il pleuvait des cordes. Le vent soufflait si fort que certaines planches de bois pourries qui servaient de toiture à l’écurie furent arrachées.

Le cheval se cabra, renversa Wiggins au sol, et manqua de le piétiner. D’un geste de la main, Leslie calma l’animal blessé. Elle aperçut alors la jambe de bois du vieil homme sous son pantalon déchiré. Prise de remords, elle lui tendit la main pour l’aider à se relever. Au lieu d’accepter son aide, il la repoussa avec sa canne, furieux.

Leslie sortit alors un papier de sa poche. Elle le brandit devant lui.

— Ceci est une autorisation officielle du service de protection des animaux, s’égosilla-t-elle pour couvrir le bruit du vent. En frappant ce cheval et en l’affamant, vous avez perdu le droit d’en être le propriétaire !

Le cheval, extrêmement nerveux, refusait de quitter son box. Pour ne pas l’apeurer davantage, Leslie s’adressa à lui d’une voix douce, apaisée.

— Allez, viens mon tout beau. Tout va bien se passer. Je ne te ferai pas de mal. Tu aimes ça ?

Elle lui offrit un morceau de pomme. D’autres lui auraient plutôt administré une dose de tranquillisant à la seringue. Cependant, Leslie était de ceux qui pensaient que les produits naturels et le réconfort d’une caresse valaient tous les anxiolytiques du monde. Elle parvint à le faire avancer doucement. Un pas, puis un autre. Elle lui parlait sans cesse sans jamais lui tourner le dos.

Henry Lawson était aux aguets. L’employé et ami fidèle de Leslie l’attendait à côté de sa voiture, garée tout près de l’écurie décrépie. Un van y était attelé. Emmitouflé dans son coupe-vent qui descendait jusqu’à ses chevilles, Henry dégoulinait de pluie. Son téléphone portable à la main, il s’apprêtait à appeler des renforts, au cas où. Quel soulagement pour lui de la voir enfin apparaître ! Il l’aida à faire monter le cheval à l’intérieur du van.

Le jour n’était pas encore levé. Le ciel était sombre, chargé de gros nuages noirs. La seule lumière qui les éclairait était celle d’un vieux lampadaire installé plus loin, à l’entrée du ranch Wiggins.

Leslie et Henry attachèrent le cheval avec précaution. Puis, ils se précipitèrent dans le Range Rover d’Henry. Un modèle des années quatre-vingts, de couleur verte, résistant à toute épreuve malgré l’état pitoyable de sa carrosserie. Installée sur le siège passager, Leslie poussa un profond soupir de soulagement.

— On peut y aller, Henry. Roule doucement ! Je crois que ce cheval est assez nerveux comme ça.

— Tu connais son nom ?

— Non. Je n’ai pas vraiment eu le temps de m’attarder !

— Et je suppose que ton autorisation est aussi fausse que la jambe de notre ami ?

Leslie regarda Henry, l’air coupable.

— J’en obtiendrai une. Mais il fallait faire vite ! Il allait finir par tuer cette bête. Je devais faire quelque chose.

— Oui comme toujours ! Tu devais faire quelque chose. Tu es comme ça, dit Henry, un sourire caché sous son épaisse moustache grise. Mais ce genre d’escapade nocturne, ce n’est plus vraiment de mon âge maintenant !

— Je trouve que tu t’en es très bien sorti. Pour un vieux !

— Le vieux peut aussi s’arrêter un peu plus haut pour libérer le bétail ! Tu n’as qu’un mot à dire, ajouta-t-il de sa voix rauque.

Leslie regarda son ami en roulant les yeux au ciel.

— Tes sarcasmes ne pourront pas gâcher ma bonne humeur. On a sauvé ce cheval, ce n’est pas rien !

Elle alluma le poste de radio pour essayer de se détendre.

— S’il te plaît Henry, ne dis rien à Fiona sur la manière dont tout ça s’est déroulé. Je ne veux pas qu’elle croie que nous avons volé ce cheval.

— Nous n’avons pas volé ce cheval ! Nous l’avons sauvé, c’est toi qui viens de le dire.

Leslie attrapa le bras d’Henry et le pressa affectueusement.

— Je ne sais pas ce que je ferais sans toi !

— Encore plus de choses insensées, je suppose ! Je t’ai toujours considérée comme ma petite fille alors, écoute mon conseil. Fais attention, je ne serai pas toujours là pour couvrir tes arrières.

— Oui, Papy, répondit Leslie amusée. Il ne m’arrivera rien, je te l’assure.

Alors que le 4x4 franchissait le portail délabré du ranch Wiggins, l’homme à la jambe de bois était à nouveau sur pieds, aux portes de l’écurie. En titubant, il leva son poing au ciel et brailla :

— Ça ne se passera pas comme ça ! Je vais prévenir la police. Vous allez avoir de gros ennuis. Soyez-en sûrs !

2

Après une matinée éprouvante, Leslie s’accorda une pause. Elle grimpa sur son quad pour rentrer chez elle et grignoter quelque chose. En chemin, elle repensa à ce que le Docteur Bronwick, le vétérinaire, venait de lui dire. Il avait été plutôt pessimiste. Le cheval de Monsieur Wiggins avait plusieurs plaies profondes, assez graves. Mais ce n’était pas ça le plus inquiétant. Il semblait ne pas avoir envie de vivre. L’acclimatation à son nouvel environnement allait être décisive dans sa guérison. Un cheval dépressif, anxieux, qui ne se nourrit pas, n’a aucune chance de se remettre de telles blessures, avait affirmé le vétérinaire. Leslie allait devoir l’accompagner chaque jour dans son combat. Malgré tout, elle avait un bon pressentiment quant à l’avenir de ce beau pur-sang qu’elle avait baptisé Snow.

En arrivant devant chez elle, elle pria pour que son capricieux poêle à bois ne soit pas déjà éteint. Le thermomètre extérieur affichait moins dix degrés. Ses pieds, pourtant couverts de deux paires de chaussettes, étaient transis de froid.

Leslie habitait une petite dépendance à moins d’un demi-mile du ranch Baldwin. Autrefois, c’était dans cette maisonnette aux allures de chalet montagnard qu’était logé le personnel saisonnier. Il y avait seulement deux pièces. Petite, mais lumineuse grâce à des fenêtres hautes et larges.

L’une des pièces servait de salle à manger et de salon. De bureau également, lorsque Leslie se consacrait à la partie administrative de son activité. La deuxième était la chambre à coucher. Leslie la partageait avec sa fille Fiona. La décoration y était, pour le moins, originale. Les murs, fatigués et jaunis par le temps, étaient presque entièrement tapissés de dessins. On se serait cru dans une bande dessinée grandeur nature.

Quant à la salle de bain, elle était à l’image du reste du logement. Rudimentaire et défraîchie.

Leslie et sa fille ne passaient que peu de temps à l’intérieur. Alors, la simplicité et la rusticité de la maisonnette ne les chagrinaient pas. D’autant plus que cette situation était supposée n’être que temporaire.

La jeune femme, pleine d’audace et d’ambition, avait entrepris de reconstruire la grande bâtisse qui se situait au cœur même du ranch. Deux ans de travaux déjà ! Cette demeure charismatique, vieille de soixante-dix ans, avait été ravagée par les flammes pendant l’été 2014. Leslie avait bien l’intention de la faire renaître de ses cendres.

La maison appartenait à sa défunte tante, Susan Baldwin, la précédente propriétaire du ranch Baldwin. Susan n’avait pas eu le temps de rebâtir après l’incendie. Un cancer du poumon l’avait emportée presque aussi vite que les flammes avaient dévoré la maison ainsi qu’une partie des bâtiments annexes.

Leslie Baldwin était la seule héritière légitime vivante de sa tante Susan. Elle avait pris les rênes du haras et emménagé dans la petite dépendance trois ans plus tôt. Cet évènement soudain, bien que dramatique, avait bouleversé positivement sa vie, embelli son quotidien. Cette nouvelle activité l’avait fait plonger à temps plein dans un univers captivant. Celui de l’élevage, du commerce équin, de l’équitation, de la rééducation… L’univers des chevaux.

Ce métier était devenu sa deuxième raison de se lever le matin. Le sourire de sa fille prenait la tête du classement. Leslie vivait, éveillée, son rêve d’enfance.

Avant cet épisode qui l’avait propulsée au rang de cheffe d’entreprise, Leslie Baldwin avait une vie bien différente. Secrétaire dans un cabinet d’avocat de la ville de Great Falls, son travail ne lui plaisait guère. Sterling & Sterling, père et fils, avaient une certaine notoriété dans le domaine du droit de la famille. Beaucoup d’hommes se bousculaient à leur porte pour ne pas perdre leur chemise pendant leur divorce. Leslie n’était pourtant pas si mal payé. Mais elle n’avait jamais réussi à s’épanouir dans ce milieu bouillonnant de conflits, d’injures et de coups bas. Elle n’avait d’ailleurs jamais trouvé un quelconque intérêt à ce job. Ce qui n’avait rien de surprenant pour une amoureuse de la nature et du grand air.

Leslie, à cette époque, vivait avec Fiona dans un petit appartement. Il était situé à moins d’une heure en voiture de Fort Benton, là où était implanté le ranch Baldwin. Ce village typique et bucolique du Montana, coincé entre plaines et montagnes rocheuses, forêts et grands lacs, était devenu son lieu de villégiature. Le ranch, son petit paradis. Elle s’y rendait chaque week-end. Les chevaux lui avaient autrefois rendu son souffle et sa joie de vivre. Ils avaient fait disparaître ses insomnies, ses cauchemars. Grâce à eux, elle était devenue une personne équilibrée.

Ce qu’elle aimait par-dessus tout… L’odeur qui imprégnait ses vêtements après avoir passé plusieurs heures au ranch. Le crin de cheval, le cuir, la paille fraîche… c’était un peu sa madeleine de Proust. Cela la replongeait dans la parenthèse enchantée de son enfance. Ces odeurs lui rappelaient les vacances merveilleuses qu’elle avait passées avec sa mère et sa tante dans cet endroit idyllique quand elle était enfant.

Comme à l’accoutumée, Leslie profita de son déjeuner express pour travailler. Factures clients, paperasse en retard. Tout ce qui envahissait sa petite table de salle à manger. Pour occulter le froid, elle avait allumé le poste de radio. Elle remuait ses épaules en rythme sur le titre Walk on Water, un des derniers morceaux du groupe de rock Thirty Seconds To Mars.

Les yeux rivés sur son ordinateur, elle engloutissait un sandwich de fortune. Un morceau de jambon posé rapidement sur une tranche de pain se bagarrait avec une feuille de salade et un cornichon. Une chose était certaine à propos de Leslie Baldwin. Elle ne cuisinait pas. Elle se voyait comme une femme moderne et active. Une businesswoman d’un genre particulier, en bottes en caoutchouc. Elle n’avait ni le temps ni l’envie de passer du temps au fourneau ou derrière un caddie de supermarché.

Au moment où elle avalait la dernière bouchée de son curieux repas, quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez ! C’est ouvert, dit-elle en s’essuyant la bouche d’un geste précipité.

C’était certainement Henry. Ou alors Johnny, son jeune apprenti fraîchement embauché. Les yeux rivés sur son PC portable venu d’une autre époque, Leslie ne vint pas au-devant de son visiteur.

L’invité se racla la gorge pour attirer l’attention. Leslie leva enfin les yeux. Elle découvrit, sur le pas de la porte, un parfait inconnu.

— Bonjour Mademoiselle Baldwin. Je vous dérange ?

Leslie s’approcha.

— Bonjour Monsieur. Vous ne me dérangez pas, répondit-elle par simple politesse.

— On m’a dit de venir vous trouver à ce moment précis de la journée. Alors me voilà !

— Vous voilà ! répéta Leslie, un léger rictus sur le visage. Et vous êtes ?

— Je suis là pour vous ! dit l’inconnu, un large sourire collé sur le visage.

— Si vous avez quelque chose à me vendre, je ne suis pas intéressée. J’ai déjà bien assez de fournisseurs ! Je tiens à leur rester fidèle.

— Très classe de votre part Mademoiselle. Mais comme vous le voyez, je suis venu les mains vides. Je n’ai rien à vendre.

— Vous avez un cheval à me confier ?

— Je n’ai pas de cheval.

— Alors, je ne vois pas ce que je peux faire pour vous. J’ai beaucoup de travail, si vous me permettez…

L’inconnu se mit à ricaner.

— Je constate qu’on ne m’avait pas menti concernant l’hospitalité des gens d’ici !

Leslie abaissa sur son nez ses lunettes orange à large monture. Elle les portait uniquement lorsqu’elle travaillait sur écran. Elle regarda l’inconnu, fixement.

— Dans ce cas, Monsieur, je vous invite à passer votre chemin et à aller là où l’hospitalité des gens sera plus à votre goût, dit-elle en dressant les sourcils, avant de refermer la porte.

Il avança son pied pour la bloquer.

—  Pardonnez-moi, je ne me suis même pas présenté. Je m’appelle Matthew Walker.

Il offrit une poignée de main à Leslie. Elle demeura immobile, une main posée sur chaque hanche. Elle n’était pourtant pas une femme aigrie ou désagréable, bien au contraire. Seulement, elle avait appris à se méfier des visiteurs impromptus. Surtout de ceux qui parlaient un peu trop pour ne rien dire du tout. Elle le détailla.

Il se fondait plutôt bien dans le décor avec son look de cow-boy des temps modernes.

Un cow-boy séduisant.

Cheveux châtains mi-longs qui dépassaient de son chapeau marron. Veste à franges de la même couleur descendant jusqu’aux genoux. Jean bleu délavé, usé. Ceinturon avec une grosse boucle dorée. Boots en velours noir.

— Je vais aller droit au but. Je viens de m’installer à Great Falls. Je dois dire que cette ville est vraiment superbe. Je suis tombé sous le charme. Un bon ami m’héberge…

— Je croyais que vous deviez aller droit au but ? le coupa Leslie en tapant du pied.

— Vous êtes une femme impatiente Mademoiselle Baldwin !

— Non, juste une femme occupée.

— Avant que vous ne me claquiez encore la porte au nez, ce bon ami qui m’héberge… je crois savoir que vous le connaissez bien. C’est Scott Riley, le propriétaire du magasin de bricolage de Great Falls.

— Vous êtes l’ami de Scott Riley ? s’exclama Leslie, étonnée et enthousiaste à la fois.

— Vous avez bien entendu !

— Je le connais très bien. Je rénove ma maison. Je suis devenue sa plus fidèle cliente. Et puis, il m’a toujours rendu beaucoup de services sur le ranch. On est devenu… des amis !

— C’est ce qu’il m’a dit.

— Alors, il vous a parlé de moi ?

Le sourire de Leslie dévoila deux jolies fossettes au creux de ses joues.

— Il m’a parlé de vous, de votre fille. Mais surtout de votre immense charge de travail.

— Que faites-vous ici exactement, Monsieur Walker ? le questionna Leslie en fronçant les sourcils.

— Comme vous devez le savoir, Mary, la femme de Scott, est gravement malade. Un cancer incurable.

— J’ai appris ça, répondit Leslie tristement. Ça m’a bouleversée. Mary est si gentille, attentionnée, pleine de joie de vivre !

Leslie regarda ses pieds pour cacher son malaise.

— Les soins coûtent très cher, dit Matthew. Scott ne s’en sortait plus financièrement. Il a dû licencier son vendeur. Autant vous dire que gérer seul un commerce et une épouse malade, c’est trop ! Beaucoup trop pour lui.

—  J’ignorais qu’il était dans cette situation, dit Leslie chagrinée. Il est toujours tellement rieur. Il ne laisse rien transparaître.

—  C’est certain ! Je vais donc me charger du magasin quelques heures par jour. Ils pourront passer plus de temps ensemble.

— C’est vraiment très gentil de votre part, fit remarquer Leslie, un peu moins sur la défensive.

— Scott m’a sorti de beaucoup de galères quand on était gamins. Aujourd’hui, c’est à moi de lui rendre la pareille.

Matthew se racla la gorge. Il enchaîna.

— Il ne peut pas se permettre de me payer. De toute façon, je n’accepterais pas. Mais je vais quand même avoir besoin de gagner un peu d’argent.

Un court silence s’instaura.

— D’où votre visite ici ?

— D’où ma visite ici.

— Monsieur Walker, c’est formidable ce que vous faites pour votre ami. Mais j’ai embauché un apprenti il y a peu. Je ne peux pas reprendre quelqu’un pour l’instant. J’en aurais l’utilité bien sûr, mais pas les moyens.

Matthew leva sa main au ciel.

— Oh, je ne suis pas là pour le ranch. Les chevaux ne m’ont pas vraiment à la bonne. Je n’ai jamais compris pourquoi d’ailleurs. Ce ne sont que des bêtes après tout !

Cette dernière remarque agaça profondément Leslie.

— Vous savez Monsieur Walker, les chevaux ont une forme d’intelligence que l’on ne soupçonne pas. Une sensibilité accrue. Le cheval possède un don que ceux qui ne savent pas l’écouter ignorent. Une sorte de sixième sens. Il est capable de savoir si quelqu’un lui veut du bien. Il sait également reconnaître les mauvaises personnes et va chercher à les fuir.

— Donc, je serais quelqu’un de mauvais d’après vous ?

Tous deux gardèrent le silence un instant. Soudain, Matthew empoigna la main de Leslie. Il la posa sur le côté gauche de sa poitrine. Stupéfaite, elle se laissa pourtant faire.

— Vous qui passez autant de temps avec les chevaux, Mademoiselle Baldwin, vous l’avez peut-être aussi ce sixième sens ? Alors, que vous dit mon cœur ?

Elle resta figée un moment, la paume de sa main sur le torse de cet homme, son regard plongé dans le sien. Elle pouvait sentir les battements réguliers de son cœur. Étonnant, il semblait battre au même rythme que le sien. Perturbée et embarrassée, Leslie finit par récupérer sa main d’un geste rapide. Elle bafouilla.

— Ce… ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’aimerais bien…

— … Me connaître ?

— Non !

— Vous savez parler aux hommes !

— Vous ne me laissez pas terminer mes phrases ! Enfin, ce n’est pas le sujet. Je dis parfois n’importe quoi quand je suis un peu nerveuse, ajouta-t-elle en fronçant le nez et en faisant la moue.

Matthew la dévorait des yeux, désarmé par ce caractère piquant et touchant à la fois. Par cette beauté naturelle aussi.

Leslie se sentit bête. Cet homme lui avait presque fait perdre ses moyens. Habituellement, cela ne lui arrivait que lorsqu’elle se trouvait en présence d’un homme qui lui plaisait. Pour ainsi dire, presque jamais.

Lui plaisait-il ?

— Je vous rends nerveuse Mademoiselle Baldwin ? dit-il, les bras croisés, adossé contre le poteau en bois de la pergola.

Leslie toussota, l’air de rien, et esquiva la question.

— J’attends toujours de savoir ce qui vous amène ici ?

— Scott m’a parlé de cette maison. Celle que vous retapez. D’après lui, vous ne seriez pas contre un coup de main pour terminer le chantier. Eh bien, je suis votre homme pour ça !

— Euh… Je ne sais vraiment pas quoi vous dire, rétorqua Leslie qui ne s’attendait pas à une telle proposition.

— Si l’argent est un problème pour vous, ce n’est pas un problème pour moi. Vous me paierez ce que vous voudrez et surtout quand vous le voudrez.

Elle le regarda avec méfiance.

— Je croyais que vous aviez besoin d’argent ?

— Ce n’est pas tout à fait vrai. J’aurais surtout besoin de m’occuper les mains quand je ne serai pas au magasin. Rester enfermé ce n’est pas mon truc.

— Humm… Je dois avouer que je n’arrive plus à trouver du temps pour la maison. Les naissances sont en plein boom en cette période. Sans parler des soins des chevaux, de l’entretien extérieur, des cours que je donne…

— On dirait que nous étions destinés à nous rencontrer, Mademoiselle Baldwin ! Alors, marché conclu ? lança Matthew en lui tendant une poignée de main.

Confuse et perdue, Leslie fixa la main ouverte de cet homme qui semblait tomber à pic.

Et puis, après tout !

— Marché conclu. Elle lui empoigna la main. J’ai fait une promesse à ma fille. Grâce à vous, je réussirai peut-être à l’honorer.

*

Leslie accompagna Matthew jusqu’au ranch pour lui faire visiter la maison. Elle voulait s’assurer qu’il ne changerait pas d’avis. L’ampleur du travail et la désorganisation totale du chantier auraient pu en faire fuir plus d’un. Leslie était une femme dégourdie qui savait faire beaucoup de choses de ses dix doigts. Pourtant, son esprit était vagabond. Elle avait la fâcheuse tendance à débuter une tâche sans qu’une autre soit terminée. Ponçage, peinture, cloisons, sols… Tout était commencé, rien n’était achevé.

La maison était construite sur un étage. Dans l’immense rez-de-chaussée, on ne voyait presque plus de traces de l’incendie. Par miracle, les flammes n’avaient pas atteint l’extension arrière de la bâtisse. Légèrement surélevée, elle avait été construite dans un second temps. Toute cette partie était donc déjà habitable. Leslie et Fiona auraient pu y vivre depuis longtemps. Pourtant, la jeune femme avait d’autres plans. Cet agrandissement, totalement indépendant du reste de la maison, doté d’une porte d’entrée séparée, servirait de club-house amélioré. Un endroit où tous les clients, le personnel aussi pourrait se réunir. Se restaurer, se reposer, se réchauffer, prendre une douche.

La toiture avait également été épargnée, tout comme les fondations solides qui n’avaient pas montré le moindre signe de faiblesse.

Au rez-de-chaussée comme à l’étage, certaines cloisons n’avaient pas été détruites par le feu. Mais Leslie les avait pourtant toutes effondrées. Elle désirait redessiner complètement l’espace.

Ils pénétrèrent dans la grande pièce de vie. Difficile de faire deux pas sans trébucher sur quelque chose. Le sol, dans son état brut, était jonché d’outils et de gravats. Couteaux à enduire, papier de verre, pots de peinture dégoulinants, pinceaux, produits nettoyants, plaques de plâtre… se partageaient l’espace dans un joyeux désordre organisé. Sur la première marche d’un escabeau, une poupée Barbie et son cheval. Sur la deuxième, des boîtes vides de sushis, nouilles chinoises et autres sandwichs industriels.

Le tour du propriétaire achevé, Leslie et Matthew se retrouvèrent dans la petite cour en friche devant la maison. La clôture qui l’entourait portait, elle aussi, les stigmates de l’incendie.

— Et voilà Monsieur Walker, vous avez encore le droit de partir en courant, dit Leslie en riant.

Le plissement de ses lèvres fit à nouveau apparaître les fossettes qui creusaient joliment ses deux joues. Elles lui donnaient un charme fou.

— Il en faut bien plus pour m’effrayer, Mademoiselle Baldwin. Ce sera un plaisir de travailler pour vous. Surtout si j’ai la chance d’apercevoir votre joli sourire tous les jours.

Leslie sentit ses joues rosir. Elle se tourna vers la maison pour ne rien laisser paraître.

— Je peux vous faire confiance alors ? Enfin, vous vous en sentez capable ?

Avant même de le laisser répondre, elle ajouta :

—  En regardant vos mains, on devine que vous ne faites pas un métier manuel. Que faites-vous dans la vie, Monsieur Walker ?

Matthew tendit ses deux mains devant son visage pour les observer. Il répondit, d’un air taquin.

— Très perspicace Mademoiselle. On ne peut rien vous cacher.

— Ce n’est pas difficile à voir. Vos ongles sont plus propres que les miens à la fin de ma journée de travail, ricana-t-elle. Vos mains ne sont pas abîmées. Elles ont l’air douces.

La spontanéité était un des traits de caractère très marqué de Leslie. Parler où agir d’abord, réfléchir après. Matthew sourit.

— Effectivement, je ne travaille pas dans le bâtiment. Mais je peux vous assurer que je connais bien le métier.

— C’est-à-dire ?

— Si vous voulez tout savoir, mon père avait une petite entreprise. Ses principaux clients étaient des gens qui héritaient de vieilles baraques poussiéreuses qui craquaient du sol au plafond. Pour pouvoir vendre plus facilement, ils faisaient appel à lui pour la rénovation.

— Vous avez ça dans le sang alors ?

— Non, pas vraiment !

— Pas vraiment ! Vous êtes censé me convaincre de vous accorder ma confiance ! Me rassurer !

— Alors je peux vous rassurer. Mon père m’a enseigné tout ce que je devais savoir. Ça n’a jamais été une passion pour moi, c’est tout !

Elle le regarda, perplexe, l’invitant à poursuivre.

— Si vous voulez tout savoir, j’étais jaloux de Scott !

— Scott ! Quel rapport ?

— Il a perdu son père à seize ans. Sa mère était quelqu’un de… particulier. Un juge a décidé qu’il viendrait vivre avec nous jusqu’à sa majorité. Scott adorait mon père. Il l’admirait. Il l’accompagnait parfois sur les chantiers de rénovation. Très vite, il s’est découvert une passion pour le bricolage. C’est plutôt lui qui avait ça dans le sang !

— Et vous dans tout ça ? interrogea Leslie, désireuse d’en savoir plus sur ce jeune trentenaire qui ne la laissait pas indifférente.

— Moi ? pouffa-t-il. Moi, j’étais bien plus à l’aise les mains posées sur un livre que plongées dans un sceau d’enduit.

Le regard de Matthew perdit soudain de son éclat.

— Les semaines passaient. Plus mon père se rapprochait de Scott, plus il s’éloignait de moi. Alors, j’ai accepté de faire un effort pour ne pas le perdre complètement. M’intéresser à ce qu’il faisait, à son métier. Toute sa vie pour ainsi dire ! Je n’avais jamais vu une telle fierté dans ses yeux. Je l’ai laissé m’apprendre tout ce qu’il savait, même si ce n’était que pour lui faire plaisir. Juste pour revoir encore et encore cette lueur de fierté dans son regard.

Matthew déglutit avec difficulté. Sa salive avait un goût amer. Leslie ignorait tous des relations que pouvaient entretenir un père et son enfant. Elle fut pourtant touchée par la mélancolie de cet homme, par ses confidences inattendues.

— C’est dommage que votre père n’ait pas accepté que vous soyez différent de lui.

— C’est dommage, comme vous dites…

— Je m’intéresse à la psychologie, vous savez. J’ai lu un jour une phrase qui m’a apporté beaucoup de réconfort. Vous devriez peut-être la faire méditer à votre père. Nos enfants ne sont pas le reflet de nos désirs, de nos ambitions et de nos rêves. Ils sont le reflet de ce que nous n’acceptons pas de nous.

En une fraction de seconde, Matthew retrouva le sourire.

— Belle, débrouillarde et intelligente ! Vous êtes une femme parfaite, Mademoiselle Baldwin ! Parfaite et exquise !

Matthew ne la lâchait pas du regard. Un peu intimidée par cette attitude charmeuse et presque désinvolte, Leslie regarda sa montre pour faire diversion.

Comme si elle venait de reprendre conscience que le temps filait à toute allure, elle sursauta.

— Je dois vous abandonner, Monsieur Walker. Quand est-ce que vous souhaitez venir ? Pour… pour le chantier ?

— Dès que vous le souhaitez !

— Disons lundi alors. Ça vous laisse le week-end pour vous installer. Scott m’a averti que certains des matériaux que j’ai commandés étaient arrivés. Ça vous ennuierait de passer les prendre au magasin, lundi, avant de venir ?

— Je suis là pour ça !

— Il y en a plusieurs ! Mais avec une voiture comme la vôtre, ça ne devrait pas poser de problème, ajouta-t-elle d’un ton légèrement moqueur, en désignant l’énorme Pick up rouge flambant neuf garé un peu plus loin.

— Vous n’aimez pas les grosses voitures ?

— Je n’ai rien contre les très grosses voitures. Plutôt contre les hommes qui les possèdent.

— Je peux savoir pourquoi ?

— J’ai une théorie très intéressante sur le rapport qu’entretiennent les hommes, à la taille… Mais je la garderai pour moi !

— Bon… Je crois que je vais emprunter la Mini Cooper de Mary. Comme ça, vous arrêterez de me regarder comme un macho prétentieux !

— Passez un bon week-end, Monsieur Walker, dit Leslie en tournant les talons, amusée.

3

Une trentaine d’équidés naissaient chaque année au ranch Baldwin. Les mises bas s’échelonnaient sur les quatre saisons avec un léger ralentissement en été. Le mois de décembre restait la période la plus chargée.

La grande mixité des races était un véritable atout pour attirer du monde. Paint Horse, American Warmblood, Nokota, Pur-sang arabe, Tennessee Walker, Mustang… Ajouté à cela la réputation de Leslie qui possédait certains dons naturels pour comprendre et amadouer les chevaux. Le ranch Baldwin était devenu l’un des plus populaires de tout le Comté.

Les clients s’y précipitaient pour placer leur cheval en pension ou même pour prendre de simples leçons de dressage. Depuis qu’elle avait brillamment réussi sa formation, Leslie dispensait également des stages de développement personnel autour du cheval.

Malgré cet engouement, tous les boxes n’étaient pas encore remplis. Leslie refusait de privilégier la quantité dans le seul but de faire gonfler son chiffre d’affaires. La qualité de l’accueil et des soins restait sa priorité.

Comme chaque lundi, la jeune patronne démarrait la semaine accablée par un cruel manque de sommeil. Elle avait passé la nuit debout. Aux côtés du vétérinaire, elle avait aidé une jument en souffrance. Son poulain s’était présenté dans une mauvaise position. Le docteur Bronwick avait dû le guider vers la sortie. La naissance à laquelle Leslie avait assisté avait été aussi exceptionnelle que risquée. Habituellement, les poulains à naître se présentaient par les membres antérieurs. Mais, le petit Nokota avait préféré montrer le haut de son crâne en premier. Le vétérinaire avait pourtant tenté de multiples manipulations pour le faire bouger. Après quelques frayeurs, il avait miraculeusement rejoint la terre ferme. Leslie avait dû tirer le lait de la mère, anesthésiée, pour nourrir le petit au biberon. L’utilisation des forceps avait causé à la jument une perforation et des déchirures. Elles devaient être réparées sans tarder, sous peine d’une grave hémorragie.

Sueurs froides. Cernes figés. Pourtant, cette nuit, dans ce box, la jeune femme n’aurait échangé sa place contre aucune autre.

La voiture de Leslie, une vielle Ford Mustang beige, héritée de sa mère, pénétra dans la cour du ranch. Le moteur à peine coupé, Fiona ouvrit la portière et bondit hors de l’habitacle. Elle se mit à courir, faisant danser sur ses épaules ses deux tresses blondes. Une vraie petite paysanne façon Laura Ingalls. La robe volante à fleurs et les souliers de cuir avaient cependant fait place à un jean slim et à des baskets à paillettes.

La petite-fille rejoignit aussitôt Henry et Sacha. Ils étaient en pleine discussion devant la grande écurie, pelles et brouettes en main. Sacha était le palefrenier du ranch. Il assurait quotidiennement l’entretien et les soins courants des chevaux.

Le jeune homme de vingt-neuf ans avait, quelques années plus tôt, pris un très mauvais virage. Il avait été condamné à deux années de réclusion pour vol aggravé. Leslie et lui s’étaient connus enfants, lorsque qu’elle venait passer ses étés à Fort Benton. Elle se souvenait d’un gamin, un peu simplet, serviable et volontaire, mais extrêmement influençable. Leslie, trop emphatique, avait décidé de l’embaucher pour lui laisser la chance qu’aucun autre employeur n’avait voulu lui donner.

En voyant leurs mines déconfites, Leslie fronça les sourcils.

— Tout se passe bien ici ? Pas de problème avec les chevaux ?

— Non, ma belle, répondit Henry qui se roulait une cigarette. Les chevaux vont bien. Il faudra quand même surveiller Betsy de près. Elle se couche et se relève sans arrêt depuis ce midi. La naissance est imminente. Il ne faut pas la laisser seule. Elle a déjà perdu deux poulains.

— Je sais. Hors de question qu’elle perde celui-ci. Madame Fox compte sur nous pour que, cette fois, tout se passe bien. Je vais passer voir comment elle va. Tu viens Fiona ?

— Oui, oui, oui ! sautilla Fiona surexcitée. Et après, est-ce qu’on pourra aller voir le petit poulain qui est né cette nuit. Tu m’as promis ce matin, demanda-t-elle avec un sourire angélique.

Lorsqu’elle regardait sa fille, Leslie avait parfois l’impression de voir son propre reflet dans un miroir vingt ans auparavant. Cette rétrospective d’elle-même, à l’époque où elle n’était bercée que d’insouciance et de légèreté, lui faisait toujours du bien.

Dire que Leslie et Fiona se ressemblaient était un euphémisme. Toutes deux étaient blondes comme les blés. Elles avaient les mêmes yeux, d’un bleu intense. La même forme de nez, légèrement retroussé. Les mêmes fossettes au creux des joues.

Henry interrompit Fiona dans son élan d’enthousiasme.

— Fiona, ma jolie, tu veux bien aller attendre ta maman devant le box de Betsy. Je dois lui parler. Je n’en ai pas pour longtemps.

— D’accord, répondit-elle en disparaissant sur la dalle de boxes.

— Henry, quelque chose ne va pas, n’est-ce pas ? demanda Leslie inquiète.

— Les flics sont passés au ranch tout à l’heure !

— Les flics ? Laisse-moi deviner. C’est cet ivrogne de Wiggins qui les a appelés, s’agaça-t-elle. Je ne me laisserai pas faire ! Hors de question qu’il récupère Snow !

— Leslie ! Ils ne sont pas venus pour ça. Une gamine du coin disparu il y a quelques jours.

Leslie devint tout pâle.

— Quoi ? Quelle gamine ? On la connaît ?

— Je ne me souviens plus de son nom, intervint Sacha. Elle va au lycée de Great Falls.

Cette fois, Leslie était complètement livide.

— La police a des pistes ?

— Non, aucune, répondit Henry. C’est pour ça qu’ils ont poussé la porte du ranch. Ils balayent un rayon de trente miles environ autour du lieu de la disparition. Ils interrogent le maximum de personnes.

 — Une fugue peut-être ? C’est plutôt fréquent que des ados se rebellent.

— D’après les parents, c’est impossible ! Elle n’a emporté aucune affaire, dit Henry.

— C’est tout ce qu’ils voulaient savoir ? Si on ne l’avait pas aperçue ?

— Oui, c’est tout, répondit Sacha. Ils nous ont laissé leur carte de visite au cas où.

Sacha tendit à Leslie la carte du bureau du shérif, aux couleurs bleu et or. En la regardant de plus près, la jeune femme reçut un électrochoc en pleine poitrine.

Cascade County Shérif Department

Thomas Clyde — Police Captain

(406) — 454-6825

3800 Ulm North Frontage – Rd Ste 1

Great Falls, MT 59404

Une décennie s’était écoulée. Pourtant, le nom de Thomas Clyde ne s’était jamais effacé de sa mémoire. Cet homme dont elle se rappelait encore parfaitement les traits. Cette espèce de héros de bande dessinée dont elle avait été l’héroïne désabusée.

Leslie replongea soudain dans un passé qu’elle avait enterré. Le souvenir de ce nom, de ce visage, en fit remonter d’autres à la surface. Des images s’insinuèrent devant ses yeux. Des bruits se mirent à tambouriner à l’intérieur de ses oreilles. Grâce à ses nombreuses thérapies, grâce à la vie qu’elle avait réussi à construire, ces images et ces bruits avaient cessé de faire partie de son quotidien depuis longtemps. Même si au fond, on ne guérit jamais de certaines blessures, Leslie avait réussi à soigner les siennes. Elle n’avait pas l’intention de les voir se rouvrir.

Personne dans son entourage ne savait. Personne ne se doutait que Leslie Baldwin, cette boule d’énergie souriante, rieuse, enjouée, avait vécu l’horreur lorsqu’elle était plus jeune. Personne n’imaginait qu’elle avait été la victime d’un bourreau qui lui avait laissé, en souvenir indélébile, plusieurs cicatrices visibles et invisibles. Elle avait toujours gardé le silence sur cette partie de sa vie. Elle refusait de redevenir cette jeune fille aux yeux de tous. Celle qui avait suscité de la pitié, de la compassion, parfois même du mépris.

C’était dix ans plus tôt. Quelques jours avant les fêtes de Noël, la Une de toutes les presses locales et nationales avait glacé le sang de milliers de lecteurs en y répandant celui de quatre malheureuses jeunes filles. On pouvait y lire, en caractère gras, le nom de Leslie Harris — qui portait à cette époque le nom de son père — « La fille qui a survécu ».

Élisabeth Baldwin, la défunte mère de Leslie, avait bien compris une chose. Les gens ne se lasseraient jamais des commérages. Ils ne finiraient pas non plus par oublier. C’est pourquoi, quelques semaines seulement après les évènements bouleversants que Leslie avait vécus, elle avait pris une décision brutale, mais vitale. Envoyer sa fille vivre ailleurs. Loin de ceux qui lui renvoyaient sans cesse son traumatisme en pleine figure. Élisabeth avait bouclé la valise de sa fille après avoir obtenu l’accord de l’État civil pour qu’elle puisse changer de nom et porter le même qu’elle. Leslie Harris devenait Leslie Baldwin et laissait derrière elle bien plus qu’un simple nom.

La nature, les animaux, la compagnie de tous ceux qui ignoraient tout d’elle… Toutes ces choses s’étaient avérées salutaires pour Leslie. Quelques semaines après son arrivée au ranch Baldwin, Leslie avait émergé de l’état de profonde dépression dans lequel elle était plongée. Les chevaux étaient devenus ses confidents, le ranch son havre de paix. Ils l’avaient métamorphosée.

— Tout va bien, Leslie ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

Elle sursauta lorsqu’Henry posa sa main sur son bras.

— Ça va !

Elle froissa la carte de visite à l’intérieur de sa paume. Son sourire forcé dissimulait un grand mal-être.

— Il est temps de se remettre au travail ! Henry, j’aimerais que tu rentres te reposer.

Il regarda sa montre en grimaçant.

— Quoi ? Il est à peine 17 heures !

— Je le sais bien. Mais j’aurai probablement besoin de toi cette nuit pour Betsy. Sacha, tu peux gérer la tournée de foin tout seul ?

— Comme tu voudras, patronne !

— Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça, dit Leslie sur un ton amical et autoritaire.

Leslie ne s’était jamais considérée comme une patronne au sens littéral du terme. Elle mettait ses employés sur un pied d’égalité. Pour autant, elle possédait une force naturelle de persuasion et tenait son rôle de manager à la perfection.

Elle retrouva enfin Fiona à l’intérieur de l’écurie. La fillette était en train de dessiner, assise en tailleur sur une botte de paille. Toujours un calepin et un crayon à portée de main, Fiona était une petite graine d’artiste. Son rêve, devenir illustratrice de livres pour enfants. Elle possédait un réel don pour raconter des histoires émouvantes, belles et authentiques, sans utiliser le moindre mot. Leslie adorait se plonger dans les mini séries de croquis que sa fille réalisait. Elle avait alors l’impression de disparaître dans un monde irréel qui n’appartenait qu’à elle.

Leslie pénétra dans le box. Elle s’approcha tranquillement. Le regard de la jument qui s’apprêtait à mettre bas était typiquement celui d’une future mère. Empreint de sérénité, de douceur et d’inquiétude. Elle lui toucha délicatement le ventre. Pas de complications apparentes. La plupart du temps, Leslie se débrouillait. Elle faisait appel au Dr Bronwick uniquement en cas d’urgence. Pour autant, la présence d’Henry la rassurait. Même si elle possédait plus de cinquante naissances à son compteur, elle était émue aux larmes à chaque fois. Totalement émerveillée par l’incroyable instinct maternel des équidés.

Toc toc toc. Matthew Walker apparut.

— Bonjour, Monsieur Walker.

—  Bonjour Mademoiselle Baldwin. Je vous en prie, appelez-moi Matthew.

— Très bien… Matthew.

— Qui est cette jolie demoiselle avec vous ? Votre vétérinaire ?

Cette remarque les fit sourire toutes les deux.

— Matthew, voici ma fille. Fiona.

Il entra dans le box, mais recula aussitôt. Betsy s’agita, souffla vigoureusement. Leslie le raccompagna alors jusqu’à l’extérieur de l’écurie.

— Mieux vaut éviter trop de monde. Elle a besoin de calme.

— Bien sûr !

Matthew sortit de la poche arrière de son jean, qui lui moulait impeccablement les fesses, un catalogue de décoration intérieure. Il le donna à Leslie.

— Je suis simplement venu vous apporter ceci. Il faudrait que vous y jetiez un coup d’œil. Pour les papiers et peintures, il y a une semaine de délai pour la commande. Il ne faut pas traîner.

Leslie fut touchée par l’initiative de son nouvel employé qui semblait réellement s’impliquer. Elle attrapa le catalogue puis, après une brève hésitation, lui rendit.

— J’aimerais que vous me surpreniez ! J’ai envie de vous faire confiance. Pour être honnête, je n’ai pas l’âme d’une décoratrice d’intérieur. Je suis même carrément nulle dans ce domaine, ajouta-t-elle penaude.

— J’accepte ce défi, s’exclama Matthew. J’espère que je ne vous décevrai pas !

Il s’éloigna puis se retourna à la hâte en se tapant sa paume de main contre son front.

— J’ai failli oublier ! Scott et Mary m’en auraient voulu si je ne vous avais pas fait la commission. Ils aimeraient vous avoir à dîner vendredi soir avec votre fille.

— C’est très gentil à eux. Vous pouvez leur dire que nous viendrons avec plaisir.

— Attendez ! Vous allez peut-être changer d’avis quand je vous dirai que je suis convié moi aussi. Ils n’ont pas eu le choix au fond. Ils ne voulaient pas se résoudre à me laisser manger tout seul dans ma chambre.

— Tant qu’il y a de la vraie cuisine, rien ne pourra m’empêcher de venir à ce dîner !

— Alors, je me réjouis d’avance de partager ce moment en votre compagnie Leslie. Je peux vous appeler Leslie ?

Elle acquiesça avec une certaine dose de retenue.

Matthew souleva son chapeau pour la saluer. Il s’inclina légèrement devant elle, tel un gentleman, avant de s’éclipser.

La douceur de l’eau chaude sur sa peau blanche eut un effet purificateur pour Leslie. Pendant quelques minutes de plaisir brut, elle ne pensa plus à rien. Tant mieux. La journée avait été trop riche en émotions. Elle cessa de se torturer l’esprit avec la disparition de cette fille, qui avait réveillé en elle certaines de ses terreurs enfouies.

Les yeux fermés, debout dans sa petite baignoire, à l’abri de tous ces souvenirs douloureux, elle se surprit même à penser à Matthew. Elle aurait voulu rester indifférente à son charme. Mais elle n’y parvenait pas.

Lorsqu’elle ouvrit le rideau, un nuage de vapeur s’échappa. Elle essuya de son coude la buée qui stagnait sur le miroir bancal.

Leslie Baldwin n’avait jamais eu conscience qu’elle était une belle femme. Des traits fins et harmonieux, des yeux sublimes, un sourire rayonnant, un corps bien dessiné. Pourtant, l’image que le miroir lui renvoyait n’était pas aussi plaisante. Leslie ne voyait dans son reflet qu’une femme que la vie avait brisée en mille morceaux, puis grossièrement réparée avec des litres de colle.

Elle noua une serviette autour de sa poitrine généreuse. De l’eau dégoulinait sur ses épaules musclées. Elle ramassa ses vêtements sales jetés au sol pour les mettre dans la panière. La carte de visite froissée tomba alors de la poche de son pantalon. Leslie s’assit sur le rebord de la baignoire. Elle caressa la carte du bout des doigts.

Capitaine Thomas Clyde !

Reléguer cet homme au rang de fantôme. L’enfermer à double tour dans une toute petite boîte ! Cela s’était avéré être un travail de longue haleine. Une véritable épreuve de force.

Une simple carte de visite était en train de ruiner tous ses efforts. Ce nom recommençait à l’obséder. Elle n’avait rien oublié.

*

Missoula — Montana

Décembre 2008

Un craquement assourdissant.

La porte en bois de la petite cabane vola en éclats. Le soleil inonda toute la pièce. Leslie émergea de sa torpeur. Allongée au sol, elle referma aussitôt ses yeux habitués à l’obscurité. Les doux rayons du soleil d’hiver caressèrent ses joues et son corps à moitié nu. Cette sensation de chaleur sur sa peau violacée, glacée, lui donna envie de sourire, mais elle n’y parvint pas. Sa mâchoire était tétanisée par le froid, la peur.

Quelqu’un s’approcha. La jeune fille n’eut pas le courage d’ouvrir les yeux. Elle se crispa. L’homme qui venait de pénétrer dans le cabanon, perdu quelque part tout près de Ravine Creek, s’agenouilla à côté d’elle. Il approcha son visage de celui de Leslie. Puis il retira un de ses gants en cuir noir et posa sa main puissante autour de sa gorge. Il la serra légèrement puis la relâcha. Ensuite, il porta son autre main dans la poche de son pantalon et en sortit un opinel parfaitement aiguisé.

Leslie était la dernière. Son tour était venu, elle le savait. Une certitude lui avait pourtant permis de tenir jusqu’ici, certitude à laquelle elle comptait bien s’accrocher encore un peu. Elle ne voulait pas mourir aujourd’hui, à l’aube de ses dix-sept ans.

Jusque-là, la jeune fille n’avait jamais songé à la manière dont elle allait mourir. Mais mourir sans combattre ne lui semblait pas être une fin acceptable. Elle avait envie de crier, de hurler, de cogner. Malheureusement, ses cordes vocales étaient aussi éteintes que le reste de son corps. Incapables de réaliser le moindre mouvement, tous ses membres étaient atrophiés.

L’homme aux gants de cuir lui attrapa les mains. Il les tira en hauteur. Leslie ouvrit enfin les yeux. Finalement, elle préférait voir la mort en face. Sa vision était floue. À travers la brume de ses larmes, elle aperçut la lame d’un couteau à quelques centimètres de son visage. Son souffle s’affola. Les secondes qui suivirent lui semblèrent interminables.

Un coup franc et sec. Ses deux mains étaient libres. L’homme au couteau venait de sectionner les liens en plastique qui lui retenaient les poignets. Il lui délivra ensuite les chevilles. Puis, il ôta son épais blouson molletonné et le déposa sur elle.

— Je m’appelle Thomas Clyde. Lieutenant Thomas Clyde, dit-il d’une voix calme et posée en touchant le front brûlant de Leslie.

Le jeune officier observa quelques instants la jeune fille blessée, vulnérable, qui gisait sur le sol dur de cette sinistre prison. L’odeur qui régnait à l’intérieur était difficilement supportable, mais il ne laissa rien paraître.

— Tu es Leslie Harris, n’est-ce pas ?

Elle plongea son regard dans celui de l’inconnu qui se trouvait en face d’elle. Son visage était viril et doux à la fois. Son uniforme était rassurant.

— Oui, souffla-t-elle du bout de ses lèvres bleues.

Le jeune lieutenant lui sourit. Un sourire franc et sincère.

— Je suis heureux de te voir parmi nous, Leslie.

Thomas s’éloigna pour échanger quelques mots avec son coéquipier resté à l’extérieur. Il fit ensuite signe aux ambulanciers d’entrer. Une horde de médecins et d’infirmiers se précipitèrent alors au chevet de l’adolescente dans un vacarme infernal. Apeurée, elle se mit à trembler. Instinctivement, Thomas lui prit la main et la serra entre les siennes.

— Ces personnes vont te soigner. Tu vas t’en sortir !