Les enfants du serpent - Clarence Pitz - E-Book

Les enfants du serpent E-Book

Clarence Pitz

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Beschreibung

Tout le monde est capable d'aimer. Même les pires ordures. 2012. La brutalité des hommes s'abat sur le village de Bumia, à l'est de la République Démocratique du Congo. Un groupe armé surnommé "" les arracheurs "" y commet les pires atrocités. Parmi les victimes, Gloria et sa fille Phionah. Seules survivantes, elles parviennent à prendre la fuite, l'âme blessée et le corps ravagé... 2017. Au coeur de Bruxelles, dans le quartier populaire de Matongé, un homme défiguré et énucléé est retrouvé dans un caniveau. 
L'inspecteur Karel Jacobs reconnaît la signature des "" arracheurs "". A l'approche du procès d'un des miliciens, il craint que les témoins du massacre de Bumia ne soient à nouveau en danger. Engagé dans une course contre la montre, il va devoir se plonger dans ses souvenirs pour sauver la vie des deux rescapées. Mais aussi de ses proches...
À PROPOS DE L'AUTRICE


Pour son quatrième roman, Clarence Pitz, lauréate du Prix de l'auteur belge Club 2022, signe un récit poignant, à la fois dur et profondément humain.

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Couverture

Page de titre

À Viviane,

À Marilou,

À toutes les femmes, quel que soit leur combat.

Et à tous les hommes qui les soutiennent.

La mère est celle qui prend le couteau par la lame.

Proverbe bantou

Pour leurrer le monde, ressemble au monde ; ressemble à l’innocente fleur, mais sois le serpent qu’elle cache.

William Shakespeare, MacBeth

NOTE DE L’AUTRICE

J’ai écrit ce roman comme Max Beckmann a peint sa toile La nuit en 1919. Ainsi, vous allez être le témoin de scènes qui ont pu, qui pourraient et qui pourront un jour avoir lieu. Vous serez le spectateur d’images violentes. Cruelles. Celles de l’enfer que vivent des familles sur cette Terre. Un enfer dans lequel victimes et bourreaux sont pris au piège.

Tout comme les personnages représentés dans le tableau, ceux que vous rencontrerez dans mon livre sont fictifs. J’ai pris soin, également, d’inventer ou de modifier les noms d’une bonne partie des lieux.

N’oubliez pas que tout le monde est capable d’amour. Même les pires ordures.

PARTIE 1

CHAPITRE 1 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, RÉGION DU KIVU PASSÉ

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Tu te souviens, maman, quand tu me chantais ça ?

Yembélé yembélé

Bakoko bazali ku na Kongo

Ferme les yeux et imagine-nous au bord de la rivière !

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

J’imitais chacun de tes gestes, maman. Comme tu étais belle !

Yembélé yembélé

Bakoko bazali ku na Kongo

Concentre-toi sur ma voix. Rappelle-toi lorsque tu m’emmenais au bord de l’eau.

Chante !

Chante, danse !

Toi aussi tu dansais, maman. Tu n’avais pas peur que je me baigne malgré le courant.

Comme le fleuve Congo

Danse !

Le dos courbé, les mains plongées au fond de l’eau, tu dansais encore !

Comme le fleuve Congo

Comme la rivière tu étais forte, libre et insouciante.

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Bakoko bazali ku na Kongo

Pauvre Congo, maudit cours d’eau. Foutus cailloux. Que sont-ils devenus ?

Yembélé yembélé

Garde les yeux fermés et chante dans ta tête, maman. Repense à la joie que tu éprouvais lorsque tu trouvais une pépite au fond de l’eau.

Yembélé yembélé

Ne me regarde pas, surtout. Ne m’entends pas, je t’en prie.

Yembélé yembélé

Car bientôt, je ne pourrai plus chanter.

Bakoko bazali ku na Kongo

La douleur brisera mes cordes vocales.

Tourbillonne !

Comme le fleuve Congo

Il faut que ton esprit s’évade vers la rivière. Imagine-nous plonger les bras dans l’eau au rythme de cette comptine.

Zigzague !

Comme le fleuve Congo

Ne te débats pas, maman, s’il te plaît. Tu sais que ce serait pire si tu tentais de me sauver.

Roule !

Comme le fleuve Congo

Détourne le regard, je t’en supplie. Je veux que tu retiennes cette image de moi les pieds dans la rivière.

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

La musique, les percussions des djembés. N’entends que ça, maman. Ma voix s’abîme sous les pleurs.

Yembélé yembélé

Bakoko bazali ku na Kongo

Baisse la tête, ne la lève pas vers eux. Ils sont le Diable. Ils sont le mal. On ne peut plus rien pour eux. Tu ne peux plus rien pour moi.

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Et s’ils t’obligent, s’ils ouvrent tes paupières, que ton esprit parte vers le fleuve. Loin, le plus loin possible.

Yembélé yembélé

J’ai mal, maman, tellement mal. Mais si je crie, ça leur donnera du courage.

Bakoko bazali ku na Kongo

Ce n’est pas mon sang, maman, le long de mes cuisses.

C’est la rivière, maman. Rien d’autre que le courant qui m’emmène vers des cieux plus cléments.

***

Gloria ramasse ce qu’il reste de sa fille.

Le silence s’impose en maître dans le village de Bumia, perturbé par quelques gémissements plaintifs en provenance des cases voisines. Des pleurs de mères, de pères, d’enfants. Le calme après la tempête. Le désespoir après la douleur. Et la certitude que les blessures demeureront ineffaçables.

Les hommes armés se sont retirés, repus de violence, gavés de sévices, déchargés de toute leur bestialité.

Ils étaient arrivés à la tombée du jour, fusil à l’épaule, casque vissé sur la tête, bottines noires aux pieds. Ils devaient être une bonne cinquantaine, peut-être plus. Gloria est incapable de le dire. Tout s’est déroulé trop vite et, malgré tout, cette heure en enfer lui a paru une éternité.

Ils avaient surgi de la forêt tels des félins. Regards fous, babines retroussées, respiration rapide. Ils puaient le fauve, l’excitation et la soif de sang. De vice. De sexe.

Beaucoup de villageois travaillaient encore à la mine, s’esquintaient le dos jusqu’à ce qu’il fasse nuit, courbés au-dessus du cours d’eau formé par les coups de pelle, les doigts fripés de les avoir trop immergés pour passer les pierrailles au tamis. Gloria était rentrée aux environs de seize heures avec sa fille, car elle lui apprend à lire et à écrire faute d’avoir les moyens de l’envoyer à l’école. Benjamin, son époux avait promis de les rejoindre pour le repas. Il se sentait en veine. Il devait continuer de creuser, de ramasser et de filtrer. Mais il n’avait pas tenu parole et était absent au moment où les militaires féroces avaient débarqué.

Gloria ne lui en veut pas. Car l’argent manque cruellement. Benjamin est endetté jusqu’au cou. La licence de mineur coûte une fortune. Il doit encore en rembourser une bonne moitié au propriétaire de la carrière. Chaque pépite de coltan représente un trésor pour leur famille. Une fenêtre ouverte sur une vie meilleure. Un moyen de nourrir leur petite Phionah. De lui assurer un semblant d’avenir.

Et puis, il valait mieux que Benjamin n’assiste pas au massacre. Aurait-il seulement survécu ? Et, si cela avait été le cas, dans quelle détresse physique et psychologique serait-il à présent ? Les autres femmes lui ont raconté à la rivière. Un groupe de rebelles agit comme des bêtes qui terrorisent leurs proies. Dépourvus d’états d’âme, les miliciens obligent les maris à regarder ce qu’ils font à leurs épouses. À leurs filles. Ceux qui ferment les yeux sont abattus sur-le-champ. Les plus chanceux perdent un bras d’un coup de machette en signe d’avertissement. Benjamin n’aurait rien pu faire pour elles. Sinon pleurer en silence. Ou prier. Pour peu qu’après cela, on puisse encore croire qu’il existe un dieu.

Faute de père, les hommes ont forcé Gloria à les regarder s’acharner sur le petit corps frêle de Phionah. Pour qu’elle soit témoin de leur crime. Pour que la terreur se répande dans toute la forêt, dans tous les villages. Pour qu’elle raconte à son tour aux autres femmes que résister ne sert à rien. Que se soumettre est une fatalité. Que le coltan doit appartenir aux forts. À des vagabonds en treillis que des inconscients ont armés de fusils.

Gloria n’a pas cherché à baisser le regard. Pour sauver sa peau. Dans la chaleur moite de sa case faite de vieilles planches en bois, immobilisée par des zombies aux sourires lubriques, elle a assisté à l’innommable sans broncher, bercée par la comptine préférée de Phionah qui la fredonnait d’une voix morne.

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Bakoko bazali ku na Kongo

Entre bassines et tasses ébréchées, maintenue à quatre pattes sur la natte qui lui sert de lit, Gloria a subi la souffrance de ses genoux éraflés et de son dos brisé. Elle a pleuré de mal lorsque la brûlure d’un cigare a mordu ses entrailles meurtries. Mais elle a surtout encaissé la douleur de son cœur de mère qui saignait.

D’autres victimes l’avaient mise en garde à la rivière. La rumeur circulait depuis des semaines. Celle d’une horde de soldats aux yeux fous qui pillaient les greniers et détruisaient le corps des femmes et des fillettes. Certaines avaient subi plusieurs fois les assauts de ces monstres qui, avec un plaisir non dissimulé, avaient rouvert leurs plaies avant qu’elles ne soient complètement guéries. Celles qui s’en sortaient le mieux gardaient des cicatrices profondes et invisibles. Elles courbaient l’échine sous la honte qu’elles avaient à porter.

Dans la puanteur de sa maison, écœurée par les odeurs de transpiration, de tabac et de sang qu’ont laissées les soldats repus, Gloria berce le corps inerte de sa fille en fredonnant :

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Yembélé yembélé

Bakoko bazali ku na Kongo

Et elle s’efforce d’oublier les traits diaboliques de celui qui semblait le plus fou. Celui qui ne s’était pas contenté de sourire. Celui qui avait ri à chaque fois que le doux visage de Phionah s’était crispé. Celui dont les yeux acier brillaient de lubricité. Celui qui avait écrasé son cigare à l’intérieur de ses cuisses, laissant une marque indélébile dans sa chair.

Les femmes à la rivière l’avaient mise en garde contre la violence des hommes. Elles avaient évoqué leurs tenues militaires déchirées, leurs armes dévastatrices, leur soif de mort.

Mais elles ne lui avaient pas dit de se méfier de vrais soldats. Ni de Casques bleus.

CHAPITRE 2 BRUXELLES, MATONGÉ PRÉSENT

Destinée s’accroche à la robe de Judith et sautille dans chaque flaque boueuse qui remplit les nombreux nids-de-poule de la chaussée, maculant ses ballerines de taches brunes, au grand désespoir de sa mère. Elle regarde les volets clos des boutiques et tente de deviner ce que représentent les tags sur les portes. L’été est assez doux en ce mois de juin, mais si tôt le matin, il fait encore frais et un peu de vapeur s’échappe de sa bouche lorsqu’elle expire. Judith avance vite. Elles sont en retard, comme tous les jours. La petite fille aime ça, se dépenser. Elle lâche le tissu bariolé, s’éloigne en courant et s’amuse à grimper les marches de pierre bleue d’un perron. Sa mère ne s’en inquiète pas. Destinée reste toujours prudente et ne traverse jamais toute seule. Puis, avant 6 heures, il y a peu de circulation, même dans ce quartier commerçant et animé de Bruxelles.

La gamine saute plusieurs fois depuis les deux marches, pieds joints, concentrée tel un athlète sur le point de faire le grand plongeon. Judith lui adresse un sourire, attendrie par la joie de vivre de sa fille. La petite, après lui avoir répondu d’un clin d’œil, part devant et lui crie :

— Je t’attends devant le passage pour piétons !

Elle pousse un sprint, filant à toute allure, ses foulées amples et alertes résonnant sur le trottoir cabossé de cette rue défraîchie où se côtoient épiceries aux senteurs de manioc et banane plantain, restaurants bobos et coiffeurs qui proposent tresses et défrisages.

Elle cesse sa course brusquement, scrute le sol avec attention, relève la tête en direction de Judith et estime, du haut de ses cinq ans, le temps qu’il faudra à celle-ci pour la rejoindre. Car ce qu’elle s’apprête à faire est une bêtise. Maman refuse qu’elle mange des bonbons comme celui qu’elle vient d’apercevoir, coincé entre deux pavés. Selon sa mère, les boules de mammouth abîment les dents des petites filles. Pire, elles rendent les enfants nerveux car elles contiennent deux ingrédients très dangereux : du sucre et des colorants.

Rapide, Destinée se penche et ramasse l’objet de sa convoitise qu’elle enfouit bien au fond de la poche de son gilet de coton. Mais son poing serré autour de son butin ne le trouve pas si lisse, ni si rond. Peut-être a-t-il un peu fondu sur le sol humide ? Ou bien un autre enfant l’a-t-il déjà entamé ? Sa mère la jugerait répugnante si elle découvrait qu’elle cache un vieux bonbon gluant de bave dans ses vêtements. Elle évoquerait les microbes, l’obligerait à jeter son fabuleux trésor à la poubelle et lui taperait sur les doigts après les avoir passés à la lingette nettoyante.

— Tu as trouvé quelque chose ? Je t’ai vue ramasser un truc.

Destinée ne baisse pas les yeux et affronte le regard accusateur de Judith avec assurance. Elle ne répond pas.

— Allez, dis-moi. C’était quoi ?

— Rien du tout, maugrée la gamine, agacée.

— Ne me mens pas ! Tu ramasses toujours des saletés. J’ai encore retrouvé de vieux chewing-gums déjà mâchés et tout durs dans ton jean quand j’ai fait la lessive. Tu sais bien que ce qui traîne par terre est rempli de bactéries.

La petite affiche un air contrit et serre de plus belle la friandise qui glisse sous la chaleur de sa main.

— Montre ce que tu as dans ta poche !

Paniquée à l’idée de se faire prendre puis gronder, guidée par l’envie d’enfin découvrir le goût de ces fameuses boules de mammouth, Destinée s’enfuit à toutes jambes. Judith pousse un cri en la voyant détaler sur la chaussée. Elle imagine le pire et s’élance à sa poursuite, imprudente elle aussi. La gamine atteint rapidement le trottoir d’en face et s’immobilise, pétrifiée. Elle se tourne vers sa mère qui mange le dernier mètre de bitume. Son visage poupon est dévasté de terreur et déformé d’horreur. Elle déverse un flot de pleurs dont Judith comprend vite l’origine. La boue qui collait aux souliers de Destinée s’est teintée de rouge. Des éclaboussures vermillon ponctuent les chevilles de la petite qui continue son concerto assourdissant, bouche grand ouverte et larmes intarissables.

Il y a du sang partout autour d’elle. Des projections par endroits, des traînées sur les pavés, des caillots entre les dalles. L’enfant pointe du doigt une BMW défigurée par une overdose de tuning, garée le long du trottoir.

Judith manque de vomir.

Dans le caniveau, le dos collé aux roues de la voiture, un homme baigne dans ses propres fluides. Son visage n’est plus qu’une bouillie écarlate. Ses mains, tuméfiées, restent crispées en un geste désespéré. Ses pieds tremblent, mélangeant la boue et le sang dans lesquels ils trempent.

Judith prend sa fille dans les bras et lui intime de se retourner. De ne plus regarder. Car « ce n’est pas un spectacle pour une enfant ». Elle l’invite à s’asseoir un peu plus loin, contre la vitrine d’un épicier.

Une fois Destinée, toujours secouée de sanglots, écartée de la vision horrifique de cet homme au visage massacré, la jeune femme s’avance vers le malheureux et tente de le rassurer.

— J’appelle une ambulance, monsieur. Tenez bon !

Sa voix chevrotante semble atteindre l’homme qui ouvre la bouche et pousse un râle sinistre. Les doigts de Judith ripent sur l’écran de son portable. Et, tandis qu’elle explique en mâchant ses mots, la gorge serrée, la situation à son interlocuteur du 112, le blessé ânonne en boucle une phrase qu’elle ne saisit pas. Retenue par un profond dégoût, elle ne parvient pas à s’approcher de lui pour mieux entendre.

— Attendez, dit-elle au standardiste, il tente de me dire quelque chose.

Elle éloigne le téléphone de son oreille et se concentre sur la litanie répétitive de l’inconnu.

Lorsqu’enfin elle capte les mots qui bouillonnent entre les lèvres explosées de la victime, elle rend tout son petit-déjeuner sur ses chaussures, tapissant son palais d’une saveur de café suret.

— Ça va, maman ? lui crie sa fille qui, aussi inconsciente que désobéissante, s’est approchée malgré les recommandations de sa mère.

— Oui, ça va mais recule ! panique la mère. Recule !

Non, bon Dieu, ça ne va pas. J’ai dû mal comprendre. Je veux avoir mal entendu. Il ne peut pas avoir prononcé ces mots !

Et l’homme de répéter plus clairement : « Je… je… ne vois rien. Il… a arraché… mes yeux. »

— L’ambulance arrive. Je vous le promets, souffle Judith en reculant, comme si une force invisible l’éloignait de la BMW, de l’homme, du sang. Des orbites vides. De la douleur atroce que doit ressentir ce type qui continue de la supplier.

« Pitié, retrouvez… mes… yeux. »

Mais Judith s’échappe, oppressée. Incapable d’affronter les doléances écœurantes qui résonnent dans son crâne.

Arrivée à hauteur de sa fille, regrettant d’être si faible mais soulagée de se trouver à l’écart, elle est prise d’un doute.

— Pourquoi t’es-tu mise à courir, Destinée ? Tu avais vu quelque chose ? Du sang ?

La petite se contente de sortir l’objet du délit de sa poche, les yeux baissés, la mine coupable.

Dans ce quartier nocturne de Bruxelles, à cette heure où les résidents dorment encore, épuisés de la fête de la veille, de leurs ébats et de leurs abus, un cri aigu, celui de Judith, traverse les murs, perce les fenêtres et réveille les noceurs du samedi. Les lumières s’allument en une danse stroboscopique. Les volets se lèvent, les gens se pressent sur le trottoir.

Au milieu de cette subite agitation, Judith vomit une seconde fois. De la bile, âcre, visqueuse.

— Je suis désolée, maman. Je voulais pas te désobéir. Je croyais que c’était un bonbon.

Un globe oculaire glisse le long des petits doigts de Destinée, roule sur les pavés et termine sa course dans une flaque saumâtre aux relents de vase et de métal.

CHAPITRE 3 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, RÉGION DU KIVU PASSÉ

Gloria porte le corps mou de sa fille jusqu’à l’extérieur du foyer. La pleine lune éclaire de sa blancheur spectrale la rue déserte où règne encore l’odeur de la peur.

Les hommes armés sont partis, emportant avec eux ce que les femmes du village ont de plus cher. L’innocence de leurs enfants, leur dignité, leur soif de vivre.

Gloria hésite à appeler au secours mais se ravise, craignant que l’un de ses tortionnaires ne surgisse face à elle pour poursuivre sa sinistre besogne. Une de ses voisines apparaît, les yeux hagards et dégoulinants de larmes, le corps en sang, la bouche figée en un sombre rictus. Puis, petit à petit, des femmes osent s’aventurer dehors et se montrer aux autres rescapées. Les unes penchent la tête vers le sol, muettes et honteuses, les autres poussent des râles ou des hurlements en guise d’exutoire à leur disgrâce. Certaines cabanes restent closes, protégeant leurs habitantes, prostrées et en état de choc, du regard d’autrui.

Une dame à la peau flétrie par le temps invite les infortunées à se joindre à elle, à se rassembler sur la place principale. Toutes obéissent, ravies d’être guidées alors qu’elles sont au sommet de leur perdition. Les mères la suivent, aveuglément, les jambes flageolantes. L’une d’elles trébuche, tombe, tant elle est faible. Une femme et ses deux filles se pressent, pensant que s’éloigner de leur case effacera l’humiliation qu’elles ont subie.

Phionah pèse de tout son poids dans les bras de Gloria. D’autres enfants s’accrochent à leur mère. Ils s’agrippent à leurs jambes, se pendent à leur cou. Des filles et des garçons qui n’ont plus de larmes pour pleurer. Ils progressent au milieu des baraquements de bois, de paille et de tôle, fébriles, les yeux encore écarquillés de peur. Choqués par les scènes auxquelles leur candeur n’aurait jamais dû assister.

Remarquant la présence d’une poignée d’hommes, Gloria s’inquiète. Benjamin, lui, n’est toujours pas rentré de la carrière. Pourtant on n’y voit plus assez clair pour creuser. Elle espère qu’il l’attend sur la place du village, en sécurité. Mais, en son for intérieur, elle sait que cela n’a aucun sens. Son époux aurait couru pour leur venir en aide. Jamais il n’aurait laissé sa femme et sa fille se débrouiller seules. Et c’est le cœur encore un peu plus en miettes qu’elle poursuit sa route, faisant fi de toutes les douleurs qui lui brisent les os et meurtrissent sa peau.

Elle envie d’abord ces femmes qui reçoivent le soutien de leur mari, ces époux inquiets qui marquent leur présence d’une proximité touchante. Elle observe avec jalousie une main sur une épaule, des doigts enlacés ou un bras autour d’une taille. Gloria aimerait, elle aussi, se sentir protégée de la sorte, que Benjamin la serre contre lui ou les porte, elle et Phionah, de ses muscles puissants, à travers les rues du village. Mais ensuite, elle revient à sa réalité. Réprime un hurlement. Manque de vomir. À quelques mètres d’elle, elle aperçoit un homme trébucher, sa femme le retenir. Son regard s’attarde sur ce couple uni dans la détresse, sur l’attitude maternante de l’épouse, sur les efforts qu’elle déploie pour le relever alors que son visage trahit des douleurs insurmontables. Puis les yeux de Gloria, incrédules, glissent d’un homme à l’autre, et confirment l’impensable.

Ce ne sont pas les hommes qui soutiennent leurs femmes, ce sont elles qui les guident à travers l’obscurité.

Leur obscurité éternelle.

Tous ces hommes s’accrochent à leurs épouses, aveugles. Les orbites creuses et sanglantes.

CHAPITRE 4 BRUXELLES PRÉSENT

Karel Jacobs grommelle sous ses draps, agacé par la sonnerie de son téléphone qu’il a oublié sur la table basse du salon. Son premier réflexe est de se rendre, encore à moitié endormi, dans la chambre de sa fille. Il entrouvre la porte, aperçoit la silhouette au ventre rebondi de Zita et se dirige vers les escaliers, soulagé. L’appel ne vient pas de l’adolescente, elle est bien rentrée de sa soirée d’hier et elle dort comme un loir, épuisée. À dix-sept ans, on passe déjà un temps infini à dormir. Quand on est enceinte à cet âge-là, le quota de sommeil frôle l’indécence.

Dans la pénombre du living, il saisit son portable et peste. Un appel en absence et un message vocal de la part de Fred, son coéquipier. Zita a dîné chez lui, hier soir. Elle s’est prise d’affection pour le jeune flic. Renfermée depuis qu’elle est tombée enceinte, rejetée par ses camarades de classe, il est devenu le grand frère protecteur qu’elle n’a jamais eu. Karel est ravi qu’ils s’entendent à merveille, même si, il doit se l’avouer, il éprouve une pointe de jalousie face à cette complicité. Mais Karel sait que sa fille unique est entre de bonnes mains. Zita est la prunelle de ses yeux. L’enfant qu’elle porte, le plus inattendu, mais aussi le plus beau cadeau du ciel.

L’inspecteur écoute le message tout en marchant vers la cuisine. Il allume la machine à café et fait couler un triple espresso dans son mug préféré. Celui imprimé d’une photo de classe de Zita. Elle avait dix ans, de longs cheveux châtains légèrement ondulés, des yeux pétillants et un sourire espiègle. Elle ne se doutait pas le moins du monde qu’un connard fini la foutrait enceinte six ans plus tard, ni qu’il la traiterait comme une moins que rien, gommant de son visage son air mutin pour y dessiner des cernes de tristesse et de fatigue.

Karel avale sans traîner le contenu de sa tasse puis monte s’habiller. Il déteste les matins, surtout lorsqu’ils commencent trop tôt. Encore plus quand il doit se rendre à la hâte sur une scène de crime.

Il repasse devant la chambre de sa fille et murmure : « Bonne journée, puceke1 ». Elle ouvre un œil, sourit, lui fait un signe de la main puis se rendort. Karel sourit à son tour. Et il file vers le quartier de Matongé, au cœur de Bruxelles.

1 Petite puce, en bruxellois.

CHAPITRE 5 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, RÉGION DU KIVU PASSÉ

Gloria serre fort le corps inerte de Phionah et prie pour que Benjamin soit sain et sauf. Elle espère le retrouver d’un instant à l’autre et qu’ils pourront affronter ensemble les conséquences de ce massacre sans nom.

Elle pleure sans larmes, remercie le ciel lorsqu’elle parvient enfin à destination. Quelques lampes torches et autres lumières d’appoint éclairent faiblement la place du village. Le sol de terre est parsemé de rivières écarlates qui serpentent entre des enfants sanglotants, des mères en état de choc et des hommes perdus dans les affres de leur propre obscurité. La nuit sent le bois humide, suinte la terre souillée, pue le sang.

Gloria cherche Benjamin au milieu de cette foule désorientée. En vain.

Autour d’elle, les plus alertes s’affairent auprès des blessés graves, nettoient les plaies, sanglent des garrots de fortune, bandent les regards vides. Tous tentent de redonner une once de dignité à leurs parents, leurs amis, leurs voisins.

Gloria s’écroule, le dos en miettes, et pose sa fille sur ses genoux. Elle reconnaît une voix, entend son nom et se retourne. Le visage rassurant de Patty lui apparaît. Patty, son amie, cette veuve à qui la mine a tout pris dans un éboulement. Son mari et ses deux fils. La mine qui vous donne si peu d’argent mais qui vous vole tout : votre temps, votre énergie, votre santé et parfois vos proches.

Après un flot de paroles compatissantes, Patty se penche sur Phionah et pose ses doigts sur l’intérieur de son poignet puis sur sa jugulaire.

— Je sens un pouls mais il est très lent. Il faut l’emmener au dispensaire de Lumvu.

— Comment veux-tu ? C’est beaucoup trop loin. Elle ne tiendra jamais le coup jusque-là. Regarde tout le sang qu’elle a perdu, répond Gloria en pointant de son index tremblant les jambes nues de sa fille.

— Ici, elle mourra de toute façon, regrette Patty, torpillant le cœur de la mère. Et je sais ce que c’est que de perdre un enfant. Je ne le souhaite à personne.

— Le dispensaire est à plus de trois heures de marche à travers la forêt. Il fait nuit, le chemin n’est pas évident à trouver, même de jour. Et puis, nous risquons de croiser les miliciens.

— Il faut partir, aller jusqu’à Lumvu. Des médecins pourront vous sauver. Vous avez besoin de soins, toutes les deux. Toi aussi tu es blessée, signale Patty, l’air contrit, les yeux rivés sur les pieds de la malheureuse, maculés d’éclaboussures pourpres.

Cette dernière phrase ravive les souffrances de Gloria qui a l’impression qu’un couteau lui lacère les entrailles. Mais Patty a raison. Rester, c’est la mort assurée. Rejoindre le dispensaire est très risqué, mais laisse un espoir, aussi minime soit-il. Alors, elle se lève, aidée de la veuve. Elle sent ses lombaires se tasser et peiner sous le poids de sa fille. Bon Dieu ce qu’elle a mal, mais la douleur n’est pas une option. Patty glisse un amas de chiffons sous la robe tachée de l’enfant qui frémit au contact du tissu. « Pour stopper le sang », dit-elle à Gloria. « Tu en auras besoin. »

Soutenue par Patty, Gloria se dirige droit vers la forêt qu’elle aperçoit au loin derrière un léger banc de brouillard. Alors qu’elles ne sont plus qu’à une centaine de mètres de la lisière, la jeune mère ralentit, les sens en alerte. Quelque chose cloche.

L’odeur. Plus elle s’approche des bois, plus les fragrances de terre et d’humus disparaissent sous celles du gasoil et du caoutchouc.

Patty tend l’oreille et lâche subitement le bras de sa voisine. Exaltée, elle accélère le pas.

— Écoute, Gloria ! Vous êtes sauvées !

À son tour, Gloria distingue des bruits de moteur et blêmit.

— Ce sont des militaires ! Viens, dépêche-toi ! Ils vont vous emmener au dispensaire ! surenchérit Patty.

Gloria reste figée, incapable de faire un pas de plus. Elle revoit les hommes affairés sur Phionah, leurs treillis kaki, leurs pantalons de toile.

— Non, murmure-t-elle, ne cours pas, Patty, reviens !

Mais la veuve ne l’écoute pas. Elle court, les bras en l’air. Elle voit déjà mère et fille transportées à l’hôpital avec d’autres blessés. Elle estime le nombre d’enfants qui seront soignés, de femmes qui pourront redonner vie à nouveau, d’hommes qui, meurtris, recevront au moins des soins dignes de leur infirmité.

— Imite-moi, fais-leur de grands signes, il faut qu’ils nous voient !

— Fais demi-tour, crie la mère un peu plus fort. Je t’en supplie, reviens vers moi !

Trois 4X4 surgissent du brouillard, chargés d’hommes armés coiffés de casques.

— C’est l’armée, Gloria, je suis sûre que c’est elle !

Je le pensais aussi lorsqu’ils sont entrés dans ma maison.

— Il y a un homme qui porte un casque bleu ! Non, deux. Peut-être même trois ! continue de s’émerveiller Patty tel un enfant devant un plat de mikate.

Un de ces maudits casques m’a percuté le crâne alors que son propriétaire maintenait mes bras pour m’empêcher de bouger.

— Fuis, Patty, cours, ne reste pas là ! implore la mère en se brisant les cordes vocales.

Et, sous les yeux effrayés de Gloria dont les rétines ont déjà emmagasiné trop de violence, un déferlement de balles s’abat sur la jeune veuve. Son corps, pris de spasmes, s’écroule sous les impacts stridents.

À une dizaine de mètres de là, Gloria se plaque au sol, cachant de son corps maigre celui de sa fille. Elle se concentre de toutes ses forces pour ne pas bouger ni trembler. Pour passer pour morte. La terre vibre sous les roues des véhicules dont les passagers poussent des cris de joie. Gloria perçoit des rires, ce qui lui glace le sang et brise encore un peu plus son cœur, déjà émaillé par ce crépuscule cruel qui a fait de sa fille une moribonde.

Au milieu des gloussements nauséabonds, elle entend un homme se réjouir : « On en a eu deux de plus ! Elles étaient deux ! » Alors Gloria, le front suant de peur, retient sa respiration, le temps que les voitures s’éloignent. Au bruit des moteurs et au crépitement des brindilles écrasées par les énormes roues, elle devine avec horreur que les 4X4 se dirigent vers le centre du village. Et, lorsque les ronronnements funestes ont totalement disparu, remplacés par les hurlements humains de ceux que l’on achève, de ceux à qui on retire tout espoir, elle se relève et se rue vers la forêt. Guidée comme jamais par son instinct de survie, sa fille dans les bras, Gloria passe à côté du cadavre de Patty sans le regarder. Elle n’en a pas la force.

CHAPITRE 6 BRUXELLES PRÉSENT

Le soleil a du mal à percer la chape de nuages qui plane au-dessus de Bruxelles en cette matinée de juin. L’air est lourd, chargé et annonciateur d’un orage de fin de journée.

Les badauds s’amassent derrière les rubalises, se chamaillent, s’insultent et se bousculent pour être au premier rang. À Matongé, on veut savoir car on connaît. On connaît tout : les commerçants, les ragots, les embrouilles, les secrets, la loi de la rue.

Karel Jacobs ouvre un bouton de sa chemise tant l’atmosphère est oppressante. Il observe avec attention les projections de sang qui maculent le trottoir. Sous une vieille BMW tunée, les traces se transforment en une flaque qui témoigne de la violence de l’agression.

Verdomme2. Il faut vraiment être enragé pour fracasser un mec à ce point-là.

Son coéquipier arrive à sa hauteur et le sort de ses réflexions.

— Hamburger géant, film guimauve et pop-corn, je peux t’assurer que ta fille a passé une excellente soirée en compagnie d’un gentleman !

Karel ne comprend pas comment Fred parvient à se détacher autant de la scène de crime qu’ils ont sous les yeux.

— Je rappelle au prince charmant qu’il a le double de son âge. Et que c’est un gros lourd, soupire Karel, excédé par tant de nonchalance.

— Tssss. Tu aurais adoré m’avoir comme beau-fils si j’avais été plus jeune ! En attendant, je prends mon rôle de futur parrain très au sérieux. Je soigne Zita aux petits oignons.

Karel sent que la journée va être longue et éprouvante. Une de ces journées à rallonge comme il en vit régulièrement depuis qu’il a intégré la Police Fédérale de Bruxelles. Des heures et des heures de boulot qui lui ont coûté son mariage avec Gwen qui, épuisée par la solitude, avait fini par se laisser séduire par un gars que l’inspecteur qualifiait de « salopard de raté ». Chaque minute consacrée à ses dossiers l’avait éloigné un peu plus de sa famille. C’est comme cela que sa fille, abandonnée à elle-même trop souvent, avait grandi trop vite et s’était retrouvée enceinte d’un boutonneux à peine majeur. À défaut d’être intègre, ce connard d’Arthur lui avait servi de confident lorsque ses parents nageaient en plein divorce.

— Je te sens ronchon, s’inquiète Fred face au silence de Karel qui ne détourne pas son regard du caniveau.

— Et je risque de l’être encore plus vu l’enquête pourrie qu’on vient de nous mettre sur le dos. Et tu sais que j’ai horreur d’arriver le dernier sur une scène de crime. Rien de tel pour louper des détails importants.

— Il fallait évacuer le gars le plus vite possible vers un hôpital. Tu l’aurais vu, le pauvre… Il était en train de crever sur la voie publique. Quand je pense que c’est une gamine qui l’a retrouvé. Pire. Qui a ramassé son œil.

— Son œil ? s’étonne Karel.

Fred lui tend son téléphone sur lequel s’affiche une photo du visage de la victime. L’inspecteur fait la grimace en découvrant la masse tuméfiée aux orbites creuses.

— On lui a arraché les yeux et ils ont été retrouvés sur le trottoir d’en face. Bienvenue dans l’univers des guerres de gangs bruxelloises.

Karel ne répond pas, évalue la largeur de la chaussée, observe une nouvelle fois les projections de sang. Il s’accroupit et frémit en devinant un mégot de cigare sous la voiture.

— Les gangs n’ont rien à voir là-dedans, murmure-t-il, songeur.

— Tu dors encore, fieu3 ? Ça paraît évident ! Crois-moi, tout sera bouclé rapidement. Le truc des yeux, j’avoue, c’est moche mais, à tous les coups, ce sera une nouvelle histoire de règlement de comptes. Si ça se trouve, la cause sera une femme. Un bon mélodrame à la Roméo et Juliette à part que Vérone est vérolée et les amants ravagés.

Karel doute que ce soit si simple. Les bandes rivales s’affrontent régulièrement, commettent des crimes bien sales mais jamais rien d’aussi dégueulasse que ce qu’il a pu voir au Congo. Cette double énucléation ainsi que le cigare lui rappellent le goût du manioc, l’odeur de la terre humide et la chaleur assommante de la région du Kivu.

Après avoir demandé à un technicien de la scientifique de ramasser le mégot, l’inspecteur fait remarquer à Fred que sang, éclaboussures et traces de lutte sont concentrés près de la voiture contre laquelle gisait le moribond. Rien ailleurs si ce ne sont des projections éparses sur les façades proches et les deux globes oculaires qui, étrangement, ont été retrouvés de l’autre côté de la chaussée.

— On lui aurait arraché les yeux puis on l’aurait obligé à traverser la rue ? suggère Karel.

— Dans ce cas, il y aurait eu plus de sang sur ce trottoir-là. Or, à part quelques traces, il n’y a rien. Et ce qui est encore plus bizarre, c’est que les yeux n’étaient pas ensemble. Selon le témoignage de la fillette qui a ramassé le premier, ils se trouvaient à plusieurs dizaines de mètres l’un de l’autre.

— L’agresseur aurait embarqué les globes oculaires et les aurait perdus en prenant la fuite ?

— Va savoir ! Il faut être cinglé pour arracher des yeux. Et plus encore pour les emporter avec soi. Ou alors, on aurait affaire à un fétichiste, propose Fred, petit sourire en coin.

— Je ne pense pas que posséder ce genre… d’objet puisse être un fantasme, marmonne Karel dont les pensées ne cessent d’être tournées vers la violence dont il a été témoin en Afrique, cinq ans auparavant.

— Tu ne connais pas l’oculolinctus ? C’est une nouvelle pratique sexuelle qui fait fureur au Japon. Ça consiste à lécher le globe oculaire de son ou sa partenaire.

— Je ne veux même pas savoir comment tu connais ça ! J’ai plutôt l’impression qu’on a jeté les yeux de ce gars avec rage.

— Ce que tu peux manquer d’originalité !

Karel ne relève pas. Fred l’horripile lorsqu’il prend les choses avec autant de légèreté. Il hésite à lui parler du Congo, des yeux volés, de cette affaire qui l’a hanté pendant des jours et des nuits, mais se ravise. Pas maintenant. Pas au risque de se prendre un tacle dans la tronche.

L’inspecteur principal poursuit ses observations et entame l’enquête de voisinage. Les riverains ont bien entendu du grabuge en fin de nuit, mais ont cru à une banale bagarre entre soûlards. La routine, en somme. Personne n’a bougé pour intervenir. Surtout que les cris n’ont pas duré longtemps. Seul un habitant est allé à sa fenêtre, mais le temps de sortir de sa chambre et d’ouvrir les volets de son salon, tout était terminé. Dans la pénombre, il n’a rien aperçu d’anormal. La rue était vide. Les deux policiers lèvent la tête. Effectivement, selon l’angle de vue du témoin depuis son appartement, impossible de repérer la victime cachée par la BM.

Le propriétaire du véhicule, quant à lui, n’est au courant de rien. Il s’agit d’un maigrelet de vingt ans qui connaît mal le quartier. Il venait de commencer à travailler comme apprenti dans une boulangerie de Matongé où il avait cuit des croissants de 4 h à 7 h du matin. Une prise de poste qu’il n’est pas près d’oublier.

Après une enquête de terrain minutieuse, épaulés par la police scientifique, Karel et Fred quittent la scène de crime, des questions en suspens et frustrés de ne pas pouvoir interroger la victime qui lutte à l’hôpital entre la vie et la mort.

2 Nom de dieu, en bruxellois.

3 Vieux, mon vieux, mec, gars, en bruxellois.

CHAPITRE 7 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, RÉGION DU KIVU PASSÉ

Gloria court la tête baissée, son bras droit écartant les feuilles, l’autre portant Phionah toujours inconsciente. Ses sandales de cuir s’accrochent aux ronces, se prennent des cailloux, écrasent brindilles et fleurs odorantes. La pleine lune peine à éclairer la forêt, son aura lumineuse entravée dans sa course par le plafond végétal de la cime des arbres. Gloria se tord les chevilles dans des sillons creusés par des roues dans la terre ocre. Elle soupçonne que ces empreintes, fraîches et profondes, appartiennent aux 4X4. Les soldats risquent d’emprunter le même chemin au retour. Mais elle n’a d’autre choix que de suivre ces traces. C’est ça, ou se perdre.

Gloria, la terreur vissée au ventre, la douleur chaque seconde un peu plus prégnante, s’enfonce dans les entrailles boisées du Kivu. Elle progresse du mieux qu’elle peut, s’érafle le visage, tombe à plusieurs reprises. À chaque chute, elle protège le corps de sa fille, au prix du sien qui encaisse les chocs. Des flaques de boue piègent ses sandales, le sol meuble aspire ses jambes comme s’il voulait les entraîner dans des gouffres sans fond. La peur ne lui laisse pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Elle doit rejoindre le centre médical au plus vite. Éviter les milices. Survivre à la jungle. Oublier la faim et la soif. Retrouver Benjamin.

Après un chemin de croix interminable le long des ornières, Gloria emprunte un sentier plus étroit qui déambule entre bananiers, palmiers à huile et acacias. Elle pose les pieds là où elle le peut, repousse un nombre incalculable de branches qui lui barrent le passage. Atteindra-t-elle jamais son but ? Mille fois, elle est tentée de rendre les armes, de tout arrêter, de s’en remettre au destin, à la mort. Mais la jeune femme ne peut se résoudre à abandonner Phionah à son sort. Elle est la seule chance de survie de sa fille. La petite ne ferait pas long feu au beau milieu de cette forêt luxuriante peuplée de prédateurs qui n’en feraient qu’une bouchée. Gloria sursaute à chaque hululement, piaillement, craquement. Parfois, elle entend au loin des hurlements, des plaintes lancinantes comme si on arrachait ses tripes à un animal. Ou bien ce sont des grognements féroces qui la poussent à accélérer le pas, le sang glacé d’effroi.

Au détour d’un sentier, elle se fige, paralysée par la peur. Le ronronnement d’un moteur frôle d’abord ses tympans puis se mue en un vrombissement sonore, se rapproche, devient une menace sérieuse. Ni une ni deux, elle se jette dans un fossé dissimulé par quelques tiges de fougères et autres herbes foisonnantes. Elle gît dans une flaque, sa fille à ses côtés. Elle couvre leurs vêtements d’une couche de boue rougeâtre et espère que les soldats n’ont pas repéré leurs traces. Elle serre les mâchoires, plisse les paupières et retient sa respiration au moment où le 4X4 arrive à leur hauteur. Les secondes s’égrènent, lui paraissent une éternité. Elle croit même que le véhicule ralentit, recule, s’arrête. Puis elle comprend avec soulagement que son esprit lui a joué des tours. Les hommes armés ont disparu et ont continué leur chemin. Elle souffle, se redresse avec difficulté et, le cœur au bord des lèvres, reprend sa route, la petite sur son épaule.

Après deux bonnes heures à se traîner dans des conditions terribles, trempée, épuisée physiquement et nerveusement, Gloria remarque que le sentier devient moins humide, plus clair et dégagé. Il s’élargit et accuse une pente douce. L’odeur de la terre sèche remplace celle de la glaise et Gloria se sent soulagée. Plus de branches qui lui lacèrent les joues, plus de plantes urticantes qui lui brûlent les tibias. Et, surtout, elle espère que ce chemin débouchera sur le dispensaire.

Gloria bénit le sol défriché de la clairière qui s’étale sous ses yeux et dont l’herbe lui chatouille les pieds. Elle s’octroie le luxe de déposer sa fille quelques minutes sur ce coussinet de verdure et de s’asseoir à ses côtés. Elle ne reconnaît pas cet endroit. Elle a suivi les traces de pneus, puis ce qu’elle devinait être un sentier mais, dans la pénombre, désorientée par la peur, elle n’a pas toujours prêté attention à la direction qu’elle prenait. Le doute s’installe, pernicieux. Peut-être n’est-elle pas du tout sur le bon chemin. Impossible de faire demi-tour. Trop long. Trop dangereux. Elle se relève, la robe trempée, déchirée par la sauvagerie des hommes autant que par celle des ronces. Phionah à nouveau dans ses bras, Gloria longe la lisière, prudente, renonçant à traverser la clairière, de peur d’être repérée par la milice qu’elle soupçonne de traîner encore dans les parages.

À la lueur ténue de la lune, après des heures de marche à supporter des douleurs morales et physiques indescriptibles, Gloria aperçoit d’immenses gradins de sable, des terrasses de pierraille à perte de vue. Jamais elle n’aurait cru être aussi contente de voir une carrière de coltan. Un village doit forcément se trouver à proximité, mais elle n’a plus la force de continuer. Ses jambes la lâchent et elle s’écroule sur le bord d’un sentier. Elle se sent vide. Vide de tout. D’énergie, de courage, de chance. De vie.

Au petit matin, un mineur muni d’une pelle américaine et d’un tamis trouve mère et fille enlacées, inertes, leurs corps meurtris, déchirés. Il n’ose même pas les toucher.

CHAPITRE 8 BRUXELLES PRÉSENT

De retour au siège de la Police Fédérale, Karel se rue sur la machine à café. Il avale trois espressos et interroge le fichier des personnes disparues, sans succès. Fred, quant à lui, est resté à Matongé pour poursuivre l’enquête de voisinage. Karel profite de son absence pour récupérer une petite clé collée sous son bureau. Cinq ans qu’elle y est planquée. Cinq ans qu’il ment en disant qu’il l’a perdue. Cinq ans qu’il affirme qu’un des tiroirs du meuble est vide alors qu’il y cache un dossier qu’il n’est pas censé posséder.

Le dossier « Bumia ».

La sonnerie stridente de son téléphone l’interrompt. Zita se sent mal. Elle a quitté l’école à 14 heures et fait les cent pas devant l’immeuble. Il replace la chemise cartonnée dans sa cachette et dévale l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée. L’adolescente l’accueille en larmes, livide, quelques mèches châtain collées sur les joues. Bien que le devoir l’appelle, Karel n’a pas le cœur de la laisser seule. Il a été un père démissionnaire bien trop souvent. Il ne veut plus commettre la même erreur. Il l’emmène en face du commissariat, dans le Parc de Bruxelles, poumon vert en plein centre de la ville. Il fait doux en ce début d’après-midi et les marronniers en fleurs diffusent des notes subtiles et boisées. Il choisit un banc à l’ombre, invite Zita à s’asseoir et l’écoute. Dès les premiers mots de l’adolescente, il sent un poignard s’enfoncer dans son cœur de papa.

— Ils ont recommencé, p’pa. Toujours cette bande qui traîne avec Arthur et qui le suit comme un petit chien.

— Ils ne t’ont pas fait mal au moins, cette fois ? s’inquiète Karel.

— Non, mais ils ont dit des trucs horribles à propos de moi et du bébé. Que j’allais mettre au monde un vrai fils de pute.

— Verdomme ! s’énerve Karel en serrant les poings.

— Ils ont ajouté qu’ils allaient me pourrir la vie comme j’avais pourri celle d’Arthur. Je leur ai répondu qu’on avait été deux à le faire, ce bébé. Qu’il était autant responsable que moi.

— Tu as bien fait.

— Pas du tout ! J’aurais dû me taire. Ils se sont énervés et j’ai pris une salve d’insultes dans la gueule.

— Quels petits enfoirés de connards !

L’inspecteur se lève, donne un violent coup de pied dans le banc, pointe sa fille du doigt et poursuit, un sanglot dans la voix :

— Je te promets que ces petits cons le paieront d’une façon ou d’une autre. Je ne supporte pas qu’on te fasse du mal.

Puis il se calme autant que possible, se rassied et serre Zita dans ses bras. Sa fille est forte, mais elle n’est pas non plus taillée dans du roc. Assumer une grossesse à dix-sept ans est déjà assez compliqué sans que des imbéciles viennent lui pourrir la vie. Il enroule une de ses mèches de cheveux autour de son index, sourit en apercevant un reste de coloration rouge. L’adolescente essuie sa joue remplie de larmes à l’aide de sa manche.

— Je sais que tu as besoin de moi plus que jamais, puceke, mais je dois encore rester ici quelques heures. Rentre à la maison et je te rejoindrai pour le dîner.

— T’inquiète, p’pa. Je vais me débrouiller. Mais ne finis pas trop tard. Je préparerai le souper.

Karel acquiesce. Mais, au fond de lui, il espère tenir parole et ne pas se laisser happer corps et âme par cette nouvelle affaire qui pue à plein nez. Il s’éloigne de quelques pas puis s’arrête, se retourne et rajoute :

— Et n’oublie surtout pas : à la moindre contraction, tu m’appelles. Même si tu as un doute.

CHAPITRE 9 RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, RÉGION DU KIVU PASSÉ

Des odeurs inconnues lui chatouillent les narines. Chimiques. Piquantes. Gloria décolle ses paupières avec difficulté tant elles sont lourdes. Elle tente de se redresser mais, prise d’un violent vertige, renonce. Couchée, la vue trouble, elle découvre l’espace qui l’entoure. Des murs gris décrépis, un cadre représentant un paysage désertique, une fenêtre aux châssis bleus et aux vitres sales. Une pièce sans âme inondée par la lumière du dehors, étouffée par la chaleur du soleil.

Elle repose sur un lit de métal peint en blanc, bien plus confortable que sa natte. Cette réflexion la ramène dans sa cabane. Dans son village.

Au cœur de l’horreur.

La douleur physique n’est plus aussi vive que cette nuit-là. Fortement atténuée, elle lui serre le bas-ventre et irradie dans le bas de son dos. En revanche, sa souffrance de mère se rappelle à elle avec violence. Elle parvient à redresser un tout petit peu la tête pour fouiller encore la pièce du regard. Une montée d’adrénaline trace son chemin dans ses veines alors qu’elle cherche sa fille. Elle s’agite, prise de panique de ne pas la voir. D’ignorer si elle a été sauvée ou si, au contraire, les soldats l’ont retrouvée. Elle sursaute lorsqu’une porte s’ouvre sur un homme qu’elle ne connaît pas. Des sueurs froides perlent à son front, elle se cambre, remue bras et jambes entravés par des liens et implore son visiteur de ne pas lui faire de mal.

Il avance vers elle, à pas lents. Trop lents, comme si elle nageait dans un cauchemar. Elle hurle le nom de sa fille, crie celui de Benjamin. Supplie l’homme de lui dire où il la cache. Ce qu’il a fait d’elle.

Elle est dans une telle rage et gueule si fort qu’elle n’entend même pas qu’il lui répond.

Et, avant qu’elle ne sache enfin ce que sont devenus Benjamin et Phionah, elle sombre à nouveau dans un sommeil profond, une aiguille plantée dans la fesse.

***

Une voix grave résonne dans son crâne et réveille son esprit brumeux. Elle est incapable d’estimer combien de temps elle a dormi. La bouche pâteuse, les lèvres tellement sèches qu’elles en saignent, elle demande :

— Où est ma fille ? Qu’avez-vous fait d’elle ?

Un silence gênant s’installe dans la pénombre de la pièce. Alors, elle continue de poser des questions, des larmes dans la voix.

— Où est Benjamin ? Où est Phionah ? Est-ce qu’ils sont sauvés ?

Alors qu’elle attend une réponse, sa vue se fait moins trouble, et ce qui n’était qu’une masse grisâtre aux contours flous se mue en un homme barbu de taille moyenne, les épaules larges, habillé d’une blouse blanche et d’un pantalon de toile beige. Il s’approche d’elle et détache les liens qui lui entravent chevilles et poignets.

— Vous êtes en sécurité. Je suis le docteur Jonas Mutombo, médecin en chef du dispensaire. Je suis désolé d’avoir dû vous attacher. C’est très rare que l’on contraigne ainsi nos patientes. Mais vous aviez beaucoup de fièvre et vous déliriez. Vous avez essayé de vous en prendre au personnel médical à plusieurs reprises. On vous a administré un sédatif ce matin. C’est normal que vous vous sentiez faible.

— De la fièvre ? murmure-t-elle. J’ai eu une crise de malaria ?

— Non. Votre corps a lutté contre une grosse infection. On a mis trois jours à trouver un antibiotique efficace. Vous n’avez pas réagi aux deux premiers. Votre état s’aggravait. On a cru vous perdre.

— Je suis ici depuis combien de temps ?

— Cinq jours. L’état de votre dos…

Gloria le coupe. Elle n’en a que faire de son dos et de sa santé. Une seule chose lui importe.

— Comment va ma fille ? Elle était avec moi. Je vous en supplie.

— Elle s’en est sortie, mais…

Nouvelle pause. Le médecin éprouve toujours un mal fou à expliquer aux mères les dégâts causés par les sévices endurés par leurs filles.

— Mais quoi ?

— C’est un miracle qu’elle soit en vie. C’est important que vous le sachiez.

Gloria se doute que la petite ne se remettra pas en quelques jours. Elle a vu tant de fillettes des villages voisins subir la perversité des hommes armés. Ces ordures se servent de leur corps pour les anéantir, les rendre honteuses, impures, impossibles à marier, incapables d’enfanter. Pour Gloria, être née au Kivu est une malédiction. Au mieux on vit dans la peur, au pire on est réduite à l’état de plaie psychologique et physique béante.

— Je ne pourrai pas la marier, c’est ça ?

— Ce sera difficile. On a fait tout ce qu’on a pu. Mais…

Ce second mais transperce le cœur de Gloria comme une lame acérée et lui lacère les tripes.

— Elle n’a que neuf ans, pleure la mère. Neuf ans…

— Les lésions de votre fille étaient sévères, je ne vous le cache pas. Sachez qu’elle ne souffre plus. Nous lui donnons de la morphine et nous maîtrisons les cicatrisations. Elle est sur la bonne voie. Même si…

— Même si vous n’êtes pas parvenu à tout guérir.

Le médecin baisse les yeux face à la douleur de la mère qui suinte de sa voix éteinte. Il a ressenti une pointe d’animosité dans le ton de Gloria. Comme celle d’un enfant devant un magicien qui a raté son tour de passe-passe et dont la déception est telle qu’elle se mue en colère. Il fait de son mieux, toujours. Mais, parfois, certains cas sont trop complexes, certains corps trop abîmés. Quand on est confronté à une bouillie de chair, on peut juste veiller à permettre à la victime de vivre le plus confortablement possible. Éviter l’incontinence, recoudre les parois intra-utérines, lutter contre les infections, reconstruire ce qui peut l’être.