Les éveillés -Tome 2 - Aurélie Pavilla - E-Book

Les éveillés -Tome 2 E-Book

Aurélie Pavilla

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Beschreibung

Milenna et Séline, deux demi-sœurs ignorantes l’une de l’autre, atteignent l’Éveil, guidées par leur mystérieuse mentore, Dhuzo. Un même idéal les anime : venger leur mère, Efféandra, et conquérir leur destin. Milenna infiltre la capitale du royaume guerrier de Naxdorn où elle évince son demi-frère pour s’emparer du trône, tandis que Séline, dissimulée sous les traits d’une gouvernante, entre dans le palais de l’alliance du Nouveau-Wejam, tissant secrètement les fils de son propre projet. Le mythe de l’Éveil s’accomplit. Cependant, le chemin vers la prospérité s’avère semé d’embûches, entre un groupe énigmatique de clairvoyants du Nord, une armée rebelle prête à tout et une reine éveillée déterminée à renverser l’ordre établi. À l’issue de cette quête, pour nos jeunes éveillées, une seule option semble exister : dominer ou disparaître…

À PROPOS DE L'AUTRICE

Aurélie Pavilla a un amour pour les paysages majestueux, les légendes et les mythes. Son intérêt pour le fantastique est évident dans ses écrits où elle crée des univers imaginaires offrant une évasion accessible à tous : un monde enchanteur.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Aurélie Pavilla

Les Éveillés

Tome II

Pierres de portails

Roman

© Lys Bleu Éditions – Aurélie Pavilla

ISBN : 979-10-422-5365-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

L’éveil est un état accessible à tous.

Toutefois, seuls ceux ayant une réelle volonté d’y parvenir l’atteignent réellement.

Ceux qui acceptent le lâcher-prise, ceux qui croient sans failles, et ceux qui ont gardé leurs âmes d’enfants.

Confiance, portes et âme. Voilà, les trois piliers de l’éveil.

Le mythe de l’éveil, ou Ar Vankanden Miot, raconte que, jadis, lorsque l’homme maîtrisait ces piliers, tout lui était alors possible. N’importe quel rêve, n’importe quel vœu. Toute envie, tout objectif. Tout était à portée de doigts. Seulement, qui décidait si cet effleurement avait bien lieu ? Était-ce l’homme lui-même ou… un autre être ?

Dans le monde de l’éveil, cet être porte le nom d’Origine. Dans l’autre monde, il observe les éveillés, les endormis et les somnolents se débattre avec leur destin.

Parmi eux, Milenna et Séline ont choisi de défier l’Éveil, quitte à en payer le prix cruel.

Le mythe est de nouveau en marche…

Chapitre 1

La Deuxième, alliée ou ennemie ?

Capitale de Wejam, dans une ruelle – Véhicule de la reine

— Qu’en avez-vous pensé, ma reine ?

— C’est elle.

— A-t-elle avoué ? demanda l’homme dubitatif.

— Bien sûr que non ! Elle est trop intelligente pour cela. Je n’en étais pas certaine au début, mais ce fait s’est confirmé lorsque je l’ai vu… ou du moins je l’ai senti… son protecteur. Il s’est manifesté lors de notre entretien.

— Cette fille a « cette chose » aussi ? s’étonna l’homme à la cape rouge. Dans ce cas, c’est bien elle qui a assassiné le roi !

— Au vu des informations obtenues avec les témoignages des soldats qui l’ont interpellée cette nuit-là… il semble que cela soit le cas.

— Que faisons-nous pour l’autre fille ? Poursuivons-nous l’exécution ?

— Nous maintenons tout comme prévu.

— Bien… qu’elle soit innocente… ?

— Que vous arrive-t-il, Sajiv ? invectiva la reine imposante. Est-ce votre conscience qui se manifeste tout à coup ?

Son regard sombre transperça son interlocuteur. Le chef de l’armée de Moj baissa aussitôt la tête en signe de repentir.

— Le peuple a besoin d’un coupable et l’on va lui en donner un, poursuivit la femme dans un souffle sinistre. Qu’il le soit ou pas… De plus, j’aimerais tester ses limites, ajouta-t-elle pensive. Séline… Va-t-elle permettre qu’une innocente se fasse exécuter injustement ? Hum… En fonction de ses actions, j’estimerai sa force mentale.

— Pensez-vous qu’elle pourrait trahir la rébellion ?

— Je ne connais pas son objectif personnel, mais je sais qu’il n’a rien en commun avec celui de la rébellion. Les rebelles affichent une animosité non dissimulable envers moi, mais pas elle. Il y a autre chose. Néanmoins, il est certain qu’elle est en contact direct avec les meneurs.

Sajiv Levtret se pencha en avant, les pupilles méfiantes.

— Lui avez-vous parlé de l’attaque ?

Cette fois-ci, la reine Yvanoée ancra son regard dans celui de son bras droit, un faible sourire sur ses lèvres opaques laissait entrevoir la lumière de ses dents blanches.

— J’ai lancé l’appât, oui, dit-elle. Attendons que le poisson morde…

Capitale de Wejam – Palais de Moj

Séline pénétra dans la cuisine qui était bien plus silencieuse qu’à l’accoutumée. La morosité imbibait les murs et chaque particule d’air. Les nombreuses têtes baissées soupirèrent d’amertume. L’annonce de la reine la nuit précédente avait laissé des traces.

— Vous pouvez servir ! lança-t-elle par-dessus la quiétude morne.

Le personnel émergea de sa léthargie et s’affaira aussitôt.

— La Quatrième est-elle descendue ? s’enquit l’un des serviteurs.

— La princesse Dania est hors du palais avec la reine, ce matin, informa Améneth, qui arriva à son tour. Il n’y a que la Cinquième et la Sixième à la table.

— La princesse Dania s’est rendue à l’annonce également ? C’est surprenant… chuchota l’une des femmes dans l’arrière-cuisine.

— N’est-ce pas la suivante dans l’ordre de succession ? C’est entièrement légitime qu’elle soit présente à cette assemblée, rétorqua une autre.

— Moi, je trouve qu’elle est encore trop jeune ! se lamenta le premier serviteur.

Il s’empara d’un plateau de mets variés et le posa habilement sur ses épaules.

— J’ai vraiment du mal à croire que ce soit Triss la coupable… murmura une jeune servante qui l’assista dans sa tâche.

— Ne dis pas de bêtises ! sermonna le chef de cuisine. Nous avons bien connu Triss et elle n’avait rien d’une meurtrière ! Ils cherchaient juste un coupable, là-haut… Malheureusement, c’est tombé sur cette pauvre fille.

Dong kling kling kliing ! Un large plat d’ustensiles en argent fut posé bruyamment sur la table.

— Arrêtons les bavardages ! pesta Améneth. Le petit-déjeuner ne va pas se servir seul !

Son intervention mit fin aux chuchotements. Le regard cerné de l’aînée balaya les quelques visages présents, médusés par cette distance inhabituelle qu’elle affichait, et s’arrêta sur l’un en particulier. Des yeux ambrés, en retrait, qui dissimulaient toute trace de remords.

— Sachez qu’il est très facile de dissimuler de véritables intentions derrière un visage juvénile et frêle…

L’échange visuel avec la gouvernante ne laissait aucune place au doute. La dernière remarque lui était adressée. Toutefois, Séline ne releva pas. Améneth la tenait pour responsable du sort de Triss et cela était compréhensible.

Elle détourna les yeux et quitta la cuisine sous le regard critique de l’aînée. Dans son dos, avant que les battants ne se referment, elle capta la fin de la conversation.

— Améneth, vous savez bien que Triss n’aurait jamais été capable de – … tenta la jeune servante.

— Je ne sais rien ! coupa la vieille femme. Ni moi ni vous. Servez maintenant !

Son ton fut catégorique et la servante tressaillit sur place. L’ensemble de la cuisine s’exécuta immédiatement et le silence reprit ses droits. Un silence lourd de sens qui dépeignit la fresque de la journée.

Seules les jumelles passèrent ces heures dans l’insouciance. Insouciantes des décisions prises lors de la grande assemblée des dirigeants du Nouveau-Wejam qui avait eu lieu dans la matinée. Insouciantes de la mort de leur père, des nouvelles responsabilités de leur sœur, et des nombreux changements majeurs à venir. Leur mère ne leur avait encore rien dit.

À travers l’encadrement d’une porte, Séline observa les mines enfantines sérieuses. L’art semblait être le seul cours qui les passionnait. Elle ne les avait jamais vues aussi concentrées et rigoureuses que lorsqu’on leur parlait de poésie, de musique ou de peinture. Alors qu’elle dévisageait le profil de Doniva, elle remarqua sa ressemblance frappante avec celui de sa mère. Brusquement, sa poitrine se serra. Elle détourna les yeux et se tourna vers le jardin en retenant un soupir. Ce soir, elle avait rendez-vous avec Yvanoée. Elle appréhendait. De cet entretien, elle devait obtenir les informations dont elle avait besoin pour garantir son statut de taupe pour la rébellion.

Bien qu’elle eût inventé cette excuse sur le tas pour conserver sa liberté d’action, après réflexion, elle trouva l’idée plus qu’intéressante pour ses affaires. Le combat que menait la rébellion n’était pas le sien. Elle, elle n’avait qu’un objectif : obtenir la couronne, et être au plus proche de la reine actuelle pourrait l’y aider. Bien qu’elle ait tout d’abord songé à se servir des rebelles pour détrôner Yvanoée, l’information qu’elle avait obtenue de cette dernière, concernant la possibilité que les filles de Xynthia fussent en réalité les instigatrices de cette révolte, l’en avait rapidement dissuadé. Si ses doutes se révélaient justes, et que la rébellion parvenait à évincer Yvanoée, Oxanne, ou Perle, reprendrait alors la couronne selon l’ordre de succession. Son seul espoir était donc d’être la suivante, la véritable « Deuxième ».

Mais elle en doutait. L’enjeu était trop grand pour laisser autant de place au hasard.

Sur son banc, Séline fixa de nouveau l’encadrement où elle pouvait apercevoir les fillettes. Son meilleur choix restait Yvanoée. Elle ne savait pas encore comment, mais, à cet instant, la reine actuelle était sa carte maîtresse. Une carte maîtresse pourtant à double tranchant… Elle savait parfaitement qu’Yvanoée ne laisserait jamais le pouvoir de son plein gré, même pas à ses filles. La couronne, peut-être, mais pas le contrôle. Elle s’en doutait, si un jour elle parvenait au trône, pour détenir le contrôle absolu, il lui faudrait se débarrasser de cette reine charismatique. Yvanoée pouvait être son atout à ce moment précis, mais dans un futur proche celui-ci pourrait se retourner contre elle. Son prochain mouvement serait décisif. Elle devait avancer ses pions sagement.

Pour l’instant, elle ne choisirait aucun camp, observant attentivement comment se décanterait la situation. Elle suivrait, par la suite, le sens du vent. La meilleure option.

Le premier objectif était de convaincre Yvanoée. Elle devait gagner sa confiance. Tâche plus qu’hasardeuse, étant donné que cette femme était un véritable rempart ! En effet, sa lecture des émotions ne fonctionnait pas sur elle. Elle ne pouvait pas prévoir ses agissements ou ses pensées, comme elle en avait l’habitude avec tous les autres. Cela la frustrait, pourtant elle devait passer outre, car elle n’avait pas le choix. Dhuzo l’avait préparé à toutes les possibilités en misant sur sa capacité d’adaptation. Même si elle ne parvenait pas à lire en Yvanoée, elle avait d’autres ressources qu’elle utiliserait à bon escient.

Son assurance retrouvée, elle rejoignit les deux petites filles dont le cours venait de prendre fin. Mais le soir, lors du retour de la délégation royale, la nuit tombée, les murmures circulèrent de nouveau dans le palais, s’élevant de l’intimité d’un recoin, de l’ombre d’une colonne ou du secret d’une chambre. Les informations sinuèrent comme une fuite invisible au sein des fondations de la demeure.

Les funérailles du roi devaient avoir lieu en fin de semaine et l’exécution de Triss était maintenue. Elle se déroulerait le lendemain en milieu de matinée, et serait publique. La sentence était tombée. Une exécution publique. Ce fut le châtiment réclamé par la reine pour s’en être pris au roi.

Entre les quatre murs de sa loge de gouvernante, Séline capta la nouvelle et se pinça les lèvres. Elle pensait que cette pratique était révolue depuis longtemps. Il s’agissait d’une véritable barbarie. Cependant, elle ne comptait pas laisser cette exécution se dérouler sans intervenir. Elle ne connaissait pas la jeune femme accusée, mais Améneth l’avait aidée lors de son arrivée au palais et elle lui était redevable. Cette dernière s’était d’ailleurs volatilisée depuis l’annonce officielle. Certainement cloîtrée dans sa chambre à pleurer sur le sort de sa protégée.

Séline referma la porte de la sienne et jeta un coup d’œil à celle de l’aînée. Derrière, un silence de mort. Pourtant, quelqu’un s’y terrait pour dissimuler sa peine. Avant son arrivée à Wejam, Séline s’était préparée à beaucoup de choses pour arriver à ses fins, mais elle s’était également jurée de rendre chaque action correcte envers elle par un geste de remerciement. Empêcher l’exécution de Triss serait ainsi son retour envers Améneth. Ainsi, elles seraient quittes, et elle n’aurait plus à se soucier des états d’âme de la servante. Avec l’aide de Natmaka, mettre de l’eau sur cette huile brûlante ne serait qu’une formalité, pensa-t-elle. Améneth n’avait plus à se faire de souci, Triss vivrait. Car elle, une éveillée, était là pour la sauver.

Une fois sa volonté actée, Séline rassembla ses forces. Son second affrontement direct avec Yvanoée approchait. L’heure était venue.

*

Souterrain de Moj – Antre de la Main Gauche

Deux coups rapides résonnèrent sur la porte avant que celle-ci ne s’ouvre brutalement. Le battant heurta le mur de terre dans un bruit fracassant et Jölil pénétra dans la pièce en haletant comme s’il venait de parcourir l’entièreté de la capitale au pas de course.

— Est-ce vrai ce que j’ai entendu, Jémina ? hurla-t-il.

— Est-ce que tu es au courant que la bonne pratique est d’attendre au moins quelques secondes après avoir frappé ? plaisanta Brakioul.

Jölil ignora son homologue à l’imposante carrure et vint se poster au côté de Jémina. La plantureuse femme brune était visiblement en pleine organisation stratégique avec son bras droit, de nombreux plans de l’ancien réseau souterrain de la capitale éparpillés sur la table.

— Que j’ai un grain de beauté sur l’entrejambe ? Oui, c’est vrai, déclara Jémina, désinvolte.

Habitué aux frasques de cette dernière, Jölil ne sourcilla pas et continua sur sa lancée.

— La Tête est sur le point d’arriver sur la capitale ! rétorqua-t-il la mine grave.

Aussitôt, Jémina leva les yeux de ses plans et planta son regard dans le gris-bleu nébuleux de celui de Jölil.

— D’où te vient cette information ?

— C’est Marlou qui vient de m’en parler.

— Pff ! Je le savais qu’elle ne tiendrait jamais sa langue devant lui ! râla subitement Brakioul, en se frottant la nuque avec agacement. Je te l’avais bien dit Jémina !

Jölil regarda le géant avec confusion, il lui fallut quelques secondes pour assimiler le sous-entendu. Puis, lorsqu’il comprit, vivement, il se tourna vers la femme debout à ses côtés.

— Qu’est-ce que cela veut dire, Jémina ? Ne me dis pas que… vous m’avez gardé à l’écart ? s’étonna-t-il.

La femme soupira en roulant ses plans avec hâte.

— C’est une information importante. Il est préférable que nous soyons peu dans la confidence, expliqua-t-elle fuyante.

— J’ai toujours été au courant de ce type d’information ! objecta Jölil. Il a toujours été question de Brakioul, toi et moi. Marlou ? Pourquoi elle au détriment de moi, cette fois-ci ?

— Marlou était présente lorsque nous l’avons appris. Ce n’est pas un choix…

La contrariété de Jölil s’étiola. Mais, petit à petit, la déception se dévoila sur ses traits. Une expression que la meneuse des rebelles de la capitale eut du mal à affronter. Elle soupira et s’installa dans son siège.

Jölil était un partenaire de longue date, elle connaissait tout de son passé. Elle savait que ce qui n’était qu’une simple mise à l’écart pour elle était beaucoup plus blessant qu’une entaille à l’arme blanche pour lui. Jölil avait raison, il avait toujours été mis dans la confidence, car il faisait partie des décideurs dans son équipe. Avec Brakioul, ils étaient ses hommes de confiance. Sa colère était naturelle, mais elle avait ses raisons pour avoir agi de la sorte.

Elle lança un regard à Brakioul et lui fit signe de fermer la porte. Ce dernier s’exécuta immédiatement. Jémina se tourna alors vers Jölil et se pinça les lèvres. Le sujet était délicat à aborder.

— Écoute Jölil. J’ai pensé qu’au vu de ta proximité avec… cette femme… il fallait mieux éviter que tu ne sois au courant de certaines informations… Nous ne connaissons toujours pas son objectif et le fait qu’elle soit au palais et, ainsi, proche d’Yvanoée est une situation déroutante pour nous…

— Ma… proximité… ? questionna Jölil dans un souffle.

Son incompréhension était palpable et son interlocutrice eut du mal à soutenir son regard. Remarquant l’inconfort de la Main Gauche, ce fut Brakioul qui lui apporta des réponses.

— On a bien vu comment tu l’avais défendue lorsque tu es revenu la dernière fois.

— En quoi l’ai-je défendue ? J’ai uniquement présenté son point de vue à elle, riposta Jölil, sur la défensive.

— Tu as dit que c’était une bonne idée… rappela le géant.

— C’est le cas ! Si elle réussit, nous aurions un avantage certain dans cette guerre !

— Tu l’as laissée partir sans nous consulter ! pesta son compagnon en se plaçant face à lui. Jémina t’avait donné l’ordre de les ramener. Et toi, qu’as-tu fait ? Tu reviens avec ses idées absurdes dans la tête ! Cette fille connaît notre repaire, elle sait comment nous trouver. Nous ne savions rien d’elle sauf ce qu’elle prétend être, la fille de Keist. C’est peut-être vrai qu’elle peut nous obtenir des informations, mais si l’ennemi la découvre, qui nous dit qu’elle ne vendra pas la mèche pour sauver sa peau ?

Jölil déglutit bruyamment, encaissant les reproches avec peine. Il aurait aimé trouver une réponse incisive pour contre-attaquer, mais fut à court de mots. Alors, il baissa les yeux. Brakioul avait beaucoup de défauts, il était impulsif, braillard, mais quand il tenait un raisonnement aussi sérieux, ses arguments étaient difficilement contestables. Brakioul avait raison, il s’était manqué sur toute la ligne. Pourtant, il n’arrivait pas à regretter ses choix. Il se remémora la scène, et n’entrevoyait aucune autre tournure de situation.

Penaud, il se gratta la tête.

— Je pensais… qu’elle y arriverait… murmura-t-il finalement.

— Il est là le problème… reprit cette fois-ci Jémina. Tes sentiments t’aveuglent, Jölil.

Le jeune homme sourcilla et l’observa avec hébétement. Il plissa les yeux tentant d’assimiler ce qu’elle insinuait, mais Jémina leva les yeux au ciel en soupirant. Visiblement, il ne comprendrait pas de lui-même.

Elle se releva et se posta face à lui, la mâchoire crispée.

— Tu ne connais cette fille ni d’Adam ni d’Eve, et tu serais prêt à croire tout ce qu’elle te dira ? Tu es faible face à elle ! asséna-t-elle. Elle pourrait te manipuler comme elle le souhaite et il est hors de question que je prenne ce risque ! C’est pour cette raison que, tant que l’on n’aura pas cette fille sous contrôle, tu resteras en dehors de toutes décisions !

Le silence s’abattit en même temps que la sentence, aussi tranchante qu’un couperet. Ce n’était plus la femme qu’il considérait comme une grande sœur qui lui parlait, mais bien la Main Gauche de la rébellion.

Son rythme cardiaque s’accéléra, et son souffle se fit court. Il se prenait une massue sur la tête. Son esprit s’embrouilla, submergé par un flot violent de pensées contradictoires. Fuyants sa gorge sèche, ses mots sonnèrent désormais comme des sanglots.

— Je ne comprends pas… Tu me mets de côté, car… tu doutes de ma loyauté envers toi ?

— Ce n’est pas ta loyauté que je remets en question, mais tes sentiments – …

L’évocation de ce seul mot mit fin à son flegme légendaire. La corde du contrôle céda et le poing du jeune homme s’abattit sur la table, laissant éclater sa fureur.

— Quels sentiments ? Il n’y a rien entre cette fille et moi, ni sentiments ni autre chose !

— Jölil, je suis une femme avec de l’expérience et ce genre de chose ne m’échappe aucunement, tenta Jémina. Tu peux te mentir à toi-même, mais pas à moi. La vérité se lit dans tes actes et je peux la voir très clairement…

Le jeune homme se rapprocha d’elle. Plongeant son regard dur dans le sien, il serra les mâchoires.

— Peu importe ce que tu vois, Jémina, laisse-moi te prouver que tu te trompes !

En silence, la femme jugea sa détermination. Elle ne l’avait jamais vu aussi sérieux et téméraire. Oui, en général, Jölil était passif et distant. Il réussissait tout ce qu’il entreprenait, mais ne démontrait jamais une telle force de volonté. Elle avait immédiatement vu que l’apparition de cette fille le changeait. Il devenait plus animé, audacieux… plus passionné. Elle n’avait pas d’autre choix que de le laisser s’en rendre compte seul, quitte à risquer de perdre un avantage stratégique.

Soit. Elle soupira.

— Demain, dans ce cas. Ce sera ta dernière chance !

Au palais de Moj, Séline esquissa un faible sourire nerveux.

Quel heureux hasard ! Comme la dernière fois qu’elle était venue, elle ne croisa personne, pensa-t-elle ironiquement.

Elle connaissait le chemin, mais prenait délibérément son temps, préférant parfaire sa stratégie encore un peu. Toutefois, lorsqu’elle arriva devant la pièce, elle fut surprise d’y trouver une frêle silhouette qui l’attendait. Cette dernière ne daigna pas relever les yeux, et lui indiqua une porte dérobée partiellement dissimulée derrière un rideau.

— La reine vous attend, par là.

Séline acquiesça avec méfiance et suivit la direction indiquée par la servante.

Elle n’avait pas remarqué la présence de cette entrée lors de sa dernière visite. Écartant l’épais tissu suspendu, elle dévoila un couloir sombre et étroit creusé directement dans la pierre. Un passage secret. Cela ne l’étonna pas d’en trouver dans cet édifice centenaire. Dans un coin de sa tête, elle se créa une note mentale afin de pouvoir obtenir le plan de ses couloirs détournés par la suite. Cela lui serait d’une grande utilité.

Après plusieurs longues minutes à arpenter l’étroit passage, une odeur se faufila près de ses narines, indicateur d’une sortie proche. Une senteur forte, épicée et boisée, particulièrement reconnaissable. De l’encens.

Plus elle avançait, plus l’odeur imbibait la pierre. Dans cet espace clos, la fragrance s’engouffrait dans chaque recoin et prenait la place de la moindre particule d’air. Brusquement, l’atmosphère changea drastiquement, et la sensation d’oppression la malmena. L’odeur prenait trop de place. De faibles gouttes de sueur apparurent sur son front. Elle les essuya négligemment et s’efforça de maintenir son calme, luttant contre une respiration laborieuse. Quand, tout-à-coup, ses doigts effleurèrent ses pupilles et dévoilèrent son salut. Droit devant. À quelques mètres. Une porte sculptée en bois au travers de laquelle émanaient des rosaces éthérées de lumières. La sortie !

Sans la moindre hésitation, elle se précipita vers l’obstacle, poussa le battant et émergea du passage inspirant l’air ambiant à pleins poumons.

Ce fut une libération. Bien que toujours présente, l’odeur était désormais diluée dans un espace plus grand. Un espace parfaitement circulaire encerclé d’une dizaine de séparateurs sculptés en bois noir. Séline marqua une pause et contempla la beauté de la pièce.

Les ouvertures, représentant des emblèmes floraux, laissaient pénétrer les rayons de la lune et créaient un éclairage naturel et tamisé. Au centre était suspendu un brûleur d’encens par lequel s’échappait la fameuse fumée. Une table basse était posée dans un coin et un damier y trônait, impérial. Le jeu d’ombres des sculptures dissimulait son visage, mais la silhouette installée à côté du meuble était reconnaissable par ses bijoux luisants. La femme qui l’attendait désigna immédiatement le coussin libre face à elle.

— Prenez place, je vous prie, invita-t-elle. Comment trouvez-vous l’endroit, gouvernante ?

— Adapté. Pour des rencontres discrètes, approuva Séline en s’installant.

— C’est exact, mais j’aime également venir ici pour me retrouver un peu… seule, confia la reine.

— Il faut dire que vous serez très occupée à partir de maintenant… commença Séline.

Yvanoée opina dans l’obscurité avec ce qui semblait être un léger sourire en coin.

— Le décret annoncé ce matin vous donne les pleins pouvoirs… poursuivit-elle sans attendre.

— Jusqu’à ce que Dania ait l’âge légal pour reprendre les rênes, coupa son interlocutrice.

— … ou jusqu’à la réapparition soudaine de l’une de ses sœurs, termina Séline.

La reine ignora la remarque, préférant commencer la partie. Elle déplaça son premier pion. Un premier mouvement dénué de sens, à première vue. Toutefois, Séline ne s’y laissa pas prendre. La reine était du genre à jouer pour gagner, et ses mouvements étaient calculés plusieurs coups à l’avance. Même depuis le début s’il le fallait. Séline fit de même et bougea son premier pion.

— Êtes-vous au courant que les rebelles ont tenté une infiltration lors de l’assemblée ? questionna soudainement la reine.

Séline ne laissa paraître aucune émotion. Cette information n’avait pas filtré et personne n’y avait fait allusion. Elle ne savait pas s’il s’agissait là d’une information véridique ou d’un piège de la reine. Elle opta pour une curiosité feinte.

— Vraiment ?

— Ils ont tenté de s’en prendre à ma fille, mais les soldats du commandant Sajiv Levtret ont réussi à déjouer leur plan. C’est un acte misérable de s’en prendre à une jeune fille innocente, n’est-ce pas ?

Séline ne répondit pas et déplaça un autre de ses pions. Elle repensa à l’exécution de Triss, organisée par la reine elle-même. Alors que cette dernière devait se douter que l’ancienne gouvernante n’était pas coupable… Oui, un acte misérable.

Son silence ne déstabilisa pas la reine, qui poursuivit.

— Ces rebelles sont décidément pires que des fourmis. Lorsque l’on en voit une, il y a en a une multitude en réalité. Disséminés aux quatre coins de Wejam, ils n’attendent qu’une seule chose… Qu’on les écrase ! Je soupçonne même qu’ils aient pu infiltrer le palais. C’est pour cette raison que j’ai fait construire ces passages secrets.

Séline haussa les sourcils.

— Ils auraient réussi à déjouer la sécurité du palais ? Cela signifie que des traîtres rôdent au plus près de vous.

— En ces temps qui courent, il est extrêmement difficile d’avoir une confiance absolue en qui que ce soit, acquiesça Yvanoée. Prenons l’exemple de cette gouvernante perfide… Elle s’occupait de mes filles, mais elle murait un dessein plus qu’atroce envers mon époux, le roi.

Pour la première fois, Séline releva les yeux vers la silhouette ombragée.

— Vous insinuez… qu’elle faisait partie de la rébellion ?

— J’en suis certaine. Pourquoi donc aurait-elle assassiné le roi ? Vous comprenez que je me dois désormais d’évaluer la loyauté de toutes personnes qui travaillent au palais.

Séline s’empara d’un des pions de la reine.

— Est-ce l’objectif de cet entretien ? Déterminer si je fais également partie de la rébellion ?

Yvanoée s’avança, dévoilant ses traits impassibles aux rayons de la lune.

— Ça, c’était l’objectif de notre précédent entretien.

Cette fois-ci, Séline marqua un temps d’arrêt, plongeant ses yeux dans le regard sombre de la reine.

— Votre conclusion ?

Yvanoée dévisagea la jeune femme quelques secondes, puis se repositionna de façon à ce que seule une partie de son visage soit éclairé par la lumière naturelle. L’autre totalement happée par un épais voile noir. Impénétrable et mystérieux.

— Vous ne faites pas partie de la rébellion, cela est une certitude. Vous êtes beaucoup trop intelligente pour cela.

Séline reporta aussitôt son attention sur le damier, rompant le contact visuel.

— Qu’insinuez-vous par là ?

— Cette révolte est vouée à l’échec, croyez-moi. Lorsque j’aurais pu démontrer que ce ne sont qu’en réalité que ces deux criminelles qui sont à sa tête, les rebelles perdront le soutien du peuple. D’ailleurs, les habitants commencent déjà à se méfier et à parler. Plusieurs localisations de leurs repaires nous ont été transmises et nous allons bientôt y faire le ménage.

Toujours immobile, et penchée sur son jeu, Séline inspira. Les langues se déliaient, c’était le moment de lancer l’appât. Elle avait besoin d’obtenir ce qu’elle cherchait, la bonne information.

— Vous parlez, entre autres, de cette attaque à l’Est ? demanda-t-elle négligemment, déviant la conversation vers le sujet qui l’intéressait.

Yvanoée plissa son œil visible.

— Effectivement. Il y a là-bas, un petit village qui s’appelle Rosmond. En apparence, des bergers, des agriculteurs, des villageois qui vivent de leurs récoltes… rien de très dangereux. Mais, nous avons des sources qui nous ont confirmé qu’il s’agissait d’une de leurs cachettes d’armes. L’une des plus importantes de la région, qui plus est. Lorsque nous aurons mis la main sur cette réserve, avec quoi se défendront-ils selon vous ?

— Il faudrait faire vite dans ce cas. Il s’agit d’un avantage sérieux, approuva promptement Séline.

— Nous prévoyons de lancer l’attaque dans quelques jours. À un moment où ils ne s’y attendront pas, et… suffisamment rapidement pour qu’ils ne se doutent de rien.

L’insistance subtile d’Yvanoée sur la fin de sa phrase alerta Séline. La reine venait de déplacer son roi sur le damier. Au même instant, elle sentit une vague de frissons lui traverser le corps. Yvanoée n’avait pas souhaité s’étendre sur la date de l’attaque, mais elle lui avait fourni la réponse sans le vouloir. Séline étouffa vivement un sourire de victoire, elle ne pouvait laisser aucune émotion transparaître, car elle ignorait encore les capacités de son interlocutrice. De plus, son roi allait être échec dans sept coups.

— À mon avis, vous ne devriez pas laisser cette information être divulguée, reprit-elle. Si vos soupçons s’avèrent justes et que les rebelles ont infiltré le palais, il y a de très fortes chances pour qu’ils tentent de déjouer ce plan.

— Ne vous inquiétez pas, nous faisons très attention à qui nous donnons nos informations.

— Alors… pourquoi me la donnez-vous ?

Un silence soudain se répandit dans la pièce, pour la première fois depuis le début de la rencontre.

Yvanoée dissimula de nouveau son visage derrière le masque d’ombre, ses mains se joignirent lentement sur son torse. Séline, elle, garda les yeux rivés sur le damier. Il était vain d’essayer de déchiffrer l’expression de la reine. Alors, elle concentra toute son attention sur ses autres sens. Elle avait atteint son objectif.

Yvanoée devait se douter qu’elle lisait dans son jeu malgré la barrière mystérieuse qu’elle avait installée.

En effet, après l’obtention de l’information sur l’attaque pour les rebelles, son deuxième objectif était de déstabiliser la femme impassible et lui faire comprendre qu’elle pourrait lui être utile. Elle devait gagner son estime, gagner sa confiance. Et pour remporter l’intérêt du type de personne qu’était l’imposante reine Yvanoée, il fallait lui prouver qu’elle était à son niveau sur tous les plans et, en aucun cas, ne laisser paraître un sentiment d’infériorité. En d’autres termes… il fallait être son égal.

Les secondes s’écoulèrent et Séline se décida à relever les yeux vers la silhouette qui s’était figée dans le temps. Les ombres découpaient son corps en rosaces, éclairant certaines parties et laissant les autres dans la pénombre, créant une véritable œuvre d’art. Le corps inerte reprit vie après de longues minutes d’immobilité qui semblèrent éternelles.

Yvanoée joua son roi et s’avança une nouvelle fois.

— Souvenez-vous, gouvernante. Je vous l’ai déjà dit la dernière fois… Nous sommes très similaires. Quand nous avons un objectif et nous cherchons par tous les moyens à l’atteindre.

Séline exulta intérieurement. Elle avait atteint son deuxième objectif, elle avait capté l’attention de la reine. Il était temps d’écourter cet entretien. Elle déplaça son roi une nouvelle fois.

— Partie nulle, énonça-t-elle.

Yvanoée baissa les yeux sur le damier et sa mâchoire se crispa.

— Vous n’êtes pas mauvaise.

— Je vous remercie.

La reine leva la tête vers le brûleur d’encens. Il s’était éteint.

— Je crois qu’il est temps de clore cette rencontre… souffla-telle.

Séline saisit aussitôt la perche. Elle se leva promptement, s’inclina légèrement et reprit le sombre couloir.

Ses pas furent plus rapides qu’à l’allée. Il fallait qu’elle s’éloigne, vite. Elle ne pouvait plus dissimuler son excitation. L’image de l’expression de la reine à la fin de la partie se manifesta dans son esprit et exalta davantage son euphorie. Celle qui avait une maîtrise si parfaite de ses émotions avait laissé entrevoir de nombreuses failles lors de cet échange. Des failles qu’elle avait su exploitées ! Séline reprenait confiance. Malgré son incapacité à lire dans l’aura d’Yvanoée, elle pouvait toujours l’amener là où elle le voulait. Son plan se déroulerait comme prévu. Yvanoée ne serait plus un obstacle désormais. Fière, elle laissa son sourire fendre son visage.

Son ennemie n’était pas aussi forte qu’elle le pensait…

***

Le clocher du temple sonna dix heures.

Mais, dans le grand brouhaha qui régnait sur la grande place de Moj, personne ne l’entendit.

C’était le jour de l’exécution. Une foule compacte s’était amassée pour assister au châtiment sordide du meurtrier du roi. Dans deux heures et trente minutes, la sentence tomberait.

Yvanoée avait tenu à ce que tous les serviteurs du palais soient présents. La jeune Triss devait servir d’exemple.

Du côté de Séline, une seule chose la préoccupait : le moment propice. Il fallait qu’elle trouve un moyen pour se dérober avant l’exécution. Yams et Jölil l’attendaient chez le vieux Gabrou. Le rendez-vous était prévu pour 11 h 30. Elle avait promis au second de lui fournir les preuves que son plan était le bon, afin que les rebelles la laissent un peu tranquille. Par la suite, elle devait aussitôt revenir à la grande place pour interrompre l’exécution, qui débuterait officiellement à 12 h 30. Elle n’avait qu’un ordre d’idée de la distance entre l’échoppe et la place. Un peu plus d’une vingtaine de minutes à pied, selon ses estimations. Le temps lui était compté, elle devait faire vite.

Elle leva le menton haut et jeta un coup d’œil par-dessus les rangs disciplinés aux couleurs officielles du palais. Scrutant la place, elle chercha l’endroit idéal pour permettre à la jeune condamnée de s’échapper. Chaque entrée était gardée par plusieurs soldats. Un canal d’eau douce, qui encadrait et délimitait un carré central, représentait la séparation naturelle entre l’estrade et le public. En temps normal, avec son architecture entièrement cubique et ses énormes blocs aux couleurs de terre qui semblaient défier la gravité, cette place était réputée être la plus belle de Moj, mais son célèbre historique risquait d’être entaché dans quelques heures.

10 h 30. Yvanoée n’était pas encore présente, Séline en profita pour sortir des rangs. En déambulant en marge de la foule, qui s’épaississait au fur et à mesure, des comportements étranges attirèrent son attention. Des groupes d’hommes et de femmes aux airs renfrognés et bagarreurs. En y regardant de plus près, leurs positionnements sur la place ne furent pas anodins. Ils se tenaient tous à des endroits stratégiques. À proximité des différentes entrées, à l’ombre des constructions géométriques ou dans les derniers rares espaces dégagés. Leurs regards scrutaient les soldats de Moj avec animosité. Leur identité sauta aussitôt aux yeux de Séline. Des rebelles.

Elle espérait qu’ils possédaient le même objectif : empêcher l’exécution. Si c’était bien le cas, sa tâche ne serait que plus facile. Il leur suffirait d’être attentifs et de réagir en conséquence à ses manœuvres. Son but était d’utiliser Natmaka pour libérer la prisonnière et la défaire de son bourreau. Si cette dernière possédait suffisamment de jugeote, elle tenterait immédiatement de s’enfuir. À cet instant, les rebelles entreraient en scène et créeraient assez de chaos pour lui permettre d’identifier une sortie et d’y guider la jeune femme.

Simple, a priori.

En peaufinant son plan en chemin, elle repéra l’emplacement parfait et s’y posta. Le schéma était défini. Elle porta son attention sur l’immense aiguille qui prônait au centre de la place. Vue du ciel, la grande place de Moj formait une horloge naturelle. La position du soleil permettait à l’ombre de l’aiguille de désigner l’heure. Bientôt quarante-cinq, il était temps qu’elle se rende chez Gabrou. Elle descendit de son perchoir, et, alors qu’elle se dirigeait vers l’une des ruelles, elle croisa un regard particulier. La servante Améneth se tenait debout en hauteur, une peine non dissimulée sur le visage. Sa posture laissait indiquer qu’elle était dans l’attente, mais son regard était implorant. Elle l’implorait de faire quelque chose, d’agir.

Depuis l’annonce du jour de l’exécution, elle n’avait plus recroisé l’aînée dans les couloirs du palais, et elles ne s’étaient plus adressé la parole depuis leur altercation, pourtant la vieille femme la suppliait d’intervenir. Inconsciemment, elle savait sûrement qu’elle était la seule à pouvoir réaliser l’impossible. Séline comprit sa demande. Elle soutint son regard et approuva de la tête. Elle acceptait. Améneth n’avait pas à s’inquiéter, Triss ne mourrait pas. Du moins, pas ce jour. Elle s’en fit la promesse.

Sa décision, une nouvelle fois, actée, elle fit volte-face et disparut dans l’enchevêtrement de ruelles.

La guidance de Natmaka l’aida à se repérer dans le dédale bondé. Il lui fallut plus de temps que prévu pour s’extirper de l’affluence. Dans les allées plus calmes, elle commença à reconnaître les lieux. L’échoppe ne se trouvait plus qu’à quelques minutes, alors elle accéléra. Elle aurait de la marge en arrivant avec de l’avance, pensa-t-elle. Quand, tout à coup, sans crier gare, une douleur vive dans l’oreille la poussa à s’arrêter.

Simultanément, elle porta la main à son oreille droite et se tourna. Que se passait-il ? À cet instant, leurs regards se croisèrent, et Séline grinça des dents.

Dans son dos, des pupilles tombantes intrusives, à quelques mètres d’elle. Un simple coup d’œil et elle reconnut l’uniforme rouge. Un soldat ! Surpris par sa soudaine volte-face, ce dernier recula rapidement avant de changer de direction, empruntant une autre voie. La douleur disparut au même instant, aussi mystérieusement qu’elle s’était manifestée.

Le bras dissimulant partiellement son visage, Séline pesta dans son coude. Elle était suivie ! Elle observa les alentours avec attention. Depuis quand ? Certainement depuis son départ de la grande place. Elle avait été si accaparée par le temps et le chemin à prendre qu’elle n’avait pas remarqué les signaux d’alerte que lui envoyait Natmaka. Un instant… ! Si ce soldat de la garde la suivait, c’était parce qu’il avait reçu des ordres. De qui ? Était-ce Yvanoée ? Évidemment ! Elle avait dû demander à la faire suivre, se doutant qu’elle se rendrait au repaire de la rébellion pour fournir les informations qu’elle avait obtenues. Bon sang, elle aurait dû y penser !

Elle se pinça les lèvres, furieuse. Elle n’était plus qu’à quelques intersections du lieu du rendez-vous, mais elle ne pouvait pas y aller tant qu’elle était surveillée.

— Un détour… souffla-t-elle, amère.

Elle n’avait pas le choix, elle devait d’abord semer l’homme en réalisant un crochet avant de revenir. Elle opéra un demi-tour et traversa les ruelles désertes au pas de course, vérifiant continuellement que l’homme la suivait. Toutefois, elle n’arriva pas à le semer. Cette partie de la ville semblait avoir été drainée de tous ses occupants. Changeant de stratégie, elle revint sur ses pas jusqu’à la lisière du rassemblement. Là, elle utilisa la foule compacte pour perdre son poursuivant. Et lorsqu’elle fut certaine de sa désertion, elle reprit de nouveau le bon chemin.

— Quelle perte de temps ! siffla-t-elle, excédée, en dévalant les rues pavées.

Elle avait du mal à contenir sa frustration. Cet imprévu venait de lui faire perdre de précieuses minutes, et l’heure de l’exécution approchait. Le plan était désormais d’arriver au lieu du rendez-vous et de repartir immédiatement si elle voulait être à l’heure pour intervenir.

Essoufflée, elle arriva devant la devanture familière. Elle était sur le point de pousser la porte lorsque celle-ci s’ouvrit brusquement. Une masse de petite taille bondit dans ses bras.

— Séline ! Tu es en retard ! maugréa l’enfant.

Sa plainte résonna. Beaucoup trop fort.

La jeune femme regarda autour d’eux et entraîna vivement le garçon à l’intérieur.

— Fais attention ! On ne peut pas nous voir ensemble ! sermonna-t-elle à voix basse.

Elle referma la porte sans oublier de lancer un dernier coup d’œil au-dehors.

— Que se passe-t-il ? s’enquit le garçon, alerté par cette méfiance soudaine.

— J’ai été mise sous surveillance… murmura Séline en scrutant frénétiquement la vitrine.

— Comment… ? Donc, l’asperge te suspecte ? Il faut que tu quittes ce palais ! paniqua Yams.

Séline soupira. Elle aurait dû garder cette information pour elle. L’enfant était habituellement difficile à tenir à l’écart, s’il venait à s’inquiéter encore plus, il deviendrait incontrôlable. Sans attendre, elle posa sa main sur sa tête. Rassurante.

— Calme-toi. Il s’agit d’une mesure prise pour tous les serviteurs du palais depuis l’annonce d’Yvanoée.

Elle mentit. Elle ne savait pas si tout le monde subissait cette même surveillance. Et elle en doutait fortement.

Le garçon baissa la tête, l’air pensif.

— Oui, je sais. J’étais à l’assemblée hier – … commença-t-il.

— Comment ! coupa tout à coup Séline. Pourquoi y étais-tu ? Yvanoée sait qui tu es, et elle a fait parvenir ta description à tous les soldats ! C’est pour cette raison que je t’avais demandé de ne plus revenir près du palais !

Sa voix était lisse mais sa diction appuyée et son air renfrogné. La remontrance était évidente.

— Puisque je te dis que personne ne m’a vu ! Il y avait trop de monde ! rétorqua vivement le garçon, piqué par le reproche.

Les deux se fusillèrent du regard de longues secondes, campant chacun leur position respective. Finalement, Séline leva les yeux au ciel, rompant l’affrontement visuel. Elle était sous tension, il fallait qu’elle se calme. Elle ne devait plus perdre de temps avec ce type de détails. Le jeune Yams s’apaisa également. Il était juste inquiet. Son angoisse de ne pas la voir revenir à l’heure, alors qu’elle lui en avait fait la promesse, altérait son sang-froid. Penaud, les épaules basses, il s’excusa de s’être emporté et d’avoir élevé la voix. Séline ne lui en tint pas rigueur, car elle était aussi fautive. Elle s’approcha du garçon et se baissa à sa hauteur.

— Tu vas bien ? finit-elle par demander.

— Comme tu peux le voir, je n’ai pas bougé d’ici. Comme promis ! déclara l’enfant, le menton haut et les bras croisés sur son torse.

Sa posture de petit adulte amusa Séline qui esquissa un faible sourire. Pour une raison qu’elle ignorait, la présence du petit garçon la rassurait grandement. Il était une petite ancre dans les eaux agitées qui l’aidait à conserver sa stabilité.

L’esprit plus clair, elle se releva et balaya la pièce du regard. – Où est-il ?

— Tu parles de Jölil, n’est-ce pas ? Aucune idée… répondit Yams en haussant les épaules.

Séline fronça les sourcils. Comme les capitules d’un champ de pissenlit dans une tornade, son apaisement s’envola instantanément. Les eaux agitées se muèrent en tempête et la présence de l’ancre ne serait bientôt plus suffisante pour lutter contre la houle.

— Et le propriétaire ? demanda-t-elle, les mâchoires serrées.

— Idem. Cette vieille canne m’a dit qu’il ne m’hébergerait pas gratuitement et qu’il fallait que je travaille. Donc il m’a demandé de garder la boutique en son absence.

La patience de Séline atteignit ses limites.

— J’avais donné une heure précise ! fulmina-t-elle. – Elle se tourna vers Yams et se pencha vers lui. – Écoute bien alors, tu leur transmettras l’information… Dans quelques jours, lors des funérailles du roi Keist, la garde prévoit de lancer un assaut sur le village de Rosmond, à l’Est. La révolte a été trahie. Des villageois ont vendu votre repaire à la reine. Il semble que plusieurs habitants de Wejam sont de connivence avec elle. Et je ne m’avancerais pas en affirmant que Rosmond n’est que la première étape ! D’autres repaires ont déjà été localisés.

— Tu en es sûre ? s’exclama le garçon, ébahi par tout ce qu’elle avait pu découvrir en si peu de temps.

Séline sourcilla.

— Tu ne me fais plus confiance ?

Yams secoua aussitôt la tête, s’amusant de sa bêtise.

— Très bien ! Je transmettrais à Jölil, où j’irais voir Jémina directement.

Séline approuva d’un signe de la tête. Sa part de l’accord était remplie, elle n’avait plus de raison de rester.

— Je dois y aller maintenant, déclara-t-elle en se dirigeant vers la porte.

— Tu t’en vas déjà ? s’étonna Yams.

— Je t’ai dit que la reine nous fait surveiller, je ne veux pas qu’elle soupçonne cet endroit, poursuivit Séline.

Elle se garda d’informer l’enfant sur la suite de sa journée et sur ses autres promesses à tenir. Elle craignait qu’il ne veuille la suivre. Malgré le danger, il en était bien capable.

— Quand reviendras-tu ? insista Yams.

— Je te ferai parvenir un message, ne t’inquiète pas, rassura-t-elle, la main sur la poignée.

Yams haussa un sourcil perplexe, mais ne posa pas plus de questions. Il se doutait qu’elle avait un plan. Elle en avait toujours.

Séline ouvrit la porte et déclencha le carillon, avant de s’arrêter subitement. Une voix masculine s’éleva provenant de la rue.

— Où allez-vous ? Nous avions rendez-vous.

Yams reconnut immédiatement le timbre et s’approcha de Séline en bondissant.

— Jölil ! Enfin, te voilà ! hurla-t-il.

— La ponctualité vous fait défaut, accabla aussitôt Séline. Pour l’information que je vous avais promise, voyez avec lui. Il sait tout, ajouta-t-elle en désignant l’enfant dans son dos.

— Cette information vous la donnerez directement à la Main Gauche. Suivez-moi, nous allons justement la voir ! rétorqua le jeune homme.

Son ton ne laissa pas de place au doute, c’était un ordre.

Séline tourna légèrement la tête et jeta un coup d’œil au vieux pendule suspendu dans la pièce. 11 h 48. Cette première étape du plan s’éternisait, il fallait l’abréger.

— Je suis désolée, mais j’ai quelque chose d’important à faire, déclara-t-elle en descendant les quelques marches du perron.

À cet instant, plusieurs hommes émergèrent des ruelles avoisinantes. Séline les identifia au premier coup d’œil. Leurs habits sombres, elle les avait déjà croisés lors de son passage au quartier général de la Main Gauche. Des rebelles. Des hommes de Jémina.

— Je me doutais de cette réponse… répliqua l’acolyte de cette dernière.

— Mais… Que fais-tu, Jölil ? s’écria Yams, qui n’appréciait visiblement pas la tournure que prenait la situation.

— Ce que j’aurais dû faire il y a deux jours… Ramener cette femme au repaire, déclara le rebelle. Vous semblez oublier que vous êtes prisonnière de la Main Gauche et que vous n’êtes pas libre de vos mouvements ici… Vous allez me suivre ! De gré ou de force… C’est à vous de décider, lança-t-il à la jeune femme qui portait les couleurs officielles du palais royal.

Malgré le regard noir que lui lançait son interlocutrice, Jölil conserva sa posture. Ses bottines fermement ancrées dans le sol, il était décidé à ne pas la laisser s’en aller aussi facilement que lors de leur dernier entretien.

Tout à coup, Séline lui lança un sourire en coin défiant.

— Vous avez eu besoin d’autant de renfort pour capturer une jeune femme… et un enfant ? railla-t-elle.

— On dit que vous êtes magicienne. J’ai préféré assurer mes arrières, riposta l’homme dans la même veine.

Il lui retourna son sourire en coin, ce qui eut le don d’agacer la jeune femme. Sa mâchoire se crispa et ses poings se serrèrent. L’autosatisfaction qu’il affichait et son assurance l’irritaient au plus haut point. Pensait-il réellement être à la hauteur ? Savait-il face à qui il se dressait ?

Les deux jeunes gens se jaugèrent du regard, la tension animant chaque parcelle de leurs muscles. Jölil était en position de force et cela lui plaisait visiblement. Séline fulminait. Elle aurait tant aimé lui faire comprendre qu’il n’y avait aucune comparaison possible entre eux deux, mais elle n’avait plus le temps. Ennuyée, elle se mordit la lèvre.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle à Yams qui se tenait encore dans la boutique.

Le petit garçon fut surpris par l’interrogation soudaine, mais se retourna pour observer le pendule poussiéreux.

— 11 h 52.

L’arrivée de la prisonnière était prévue pour midi. L’exécution commencerait trente minutes plus tard. Il lui fallait une bonne vingtaine de minutes pour retourner à la grande place. Sans détour cette fois-ci. Séline fit le calcul dans sa tête. En additionnant le temps d’installation du dispositif et le discours de la reine, elle avait encore de la marge, mais elle devait partir tout de suite.

— Yams, reste à l’intérieur ! ordonna-t-elle à l’enfant.

Son ton s’était durci. Le jeune garçon ressentit cette tension nouvelle comme une onde qui le traversa de part et d’autre, et tressaillit. Il recula et referma aussitôt la porte.

Mais, il ne fut pas le seul, car Jölil l’expérimenta également. Un furtif frisson nerveux parcourut sa nuque. Il plissa les yeux, anxieux. Il fallait être le premier à lancer l’offensive. D’un signe de la tête, il donna l’ordre de capture, et dans la seconde qui suivit, les rebelles se précipitèrent vers Séline, cordes et filets aux poings.

Impassible, la jeune proie ferma les yeux et murmura un nom. Tout à coup, deux des premiers assaillants furent plaqués au sol par deux pattes géantes translucides, et les autres furent propulsés en arrière par une violente bourrasque. Derrière la vitrine de l’échoppe, Yams observa la scène avec émerveillement.

— C’est lui ! C’est lui ! s’exclama-t-il le sourire aux lèvres.

Jölil qui avait placé son bras devant ses yeux, pour se protéger de la poussière, l’abaissa. Ce qu’il aperçut lui coupa le souffle. La forme était vaporeuse, mais le contour visible. L’animal scintillait légèrement. Malgré le voile de particules qui obstruait sa vue, il identifia parfaitement la crinière noire et les contours violines. Quand, soudainement, un mouvement vif sur sa gauche l’extirpa de sa contemplation chimérique. La jeune femme prenait la fuite.

— Attends ! hurla-t-il.

Il se précipita dans sa direction, lorsqu’une masse sombre fit irruption dans un coin de son champ de vision. Il n’eut pas le temps de réagir. Son corps fut projeté contre un mur de pierre, comme si ce n’était qu’une balle de tissu. Le choc fut violent et lui coupa le souffle. Il s’écroula à genoux et porta sa main à son bras droit. La douleur fut lancinante. Un bourdonnement sourd résonna dans sa tête étouffant tout bruit extérieur. Désorienté, il balaya la scène des yeux. Sa vision floue se porta sur Yams, derrière la vitrine vétuste. Un large sourire traversait son visage d’une oreille à une autre. Puis, suivant le regard de l’enfant, il observa, à travers le nuage de poussière, les silhouettes de ses hommes tomber les unes après les autres.

« Que se passait-il ? Qu’était-ce cette magie… ? »

Ses paupières s’alourdirent et, progressivement, se fermèrent l’emportant dans le noir complet…

Séline traversa les ruelles comme si sa vie en dépendait, se concentrant pour trouver le chemin le plus rapide dans ce labyrinthe de pierres. Après quelques minutes, elle sentit l’énergie de Natmaka l’envelopper de nouveau. Le protecteur était revenu. Il en avait sans doute fini avec les hommes de Jölil.

Elle grinça des dents. Cette invocation imprévue lui avait coûté en énergie. Elle, qui avait tout fait pour en emmagasiner le plus pour l’exécution, venait d’en perdre inutilement. Ce maudit Jölil ne perdait rien pour attendre ! jura-t-elle mentalement. Alors qu’elle se rapprochait de la place, la foule commença à se densifier. Sa progression fut obstruée. Un véritable barrage humain l’empêcha d’avancer. La place était pleine et les gardes avaient fermé les entrées. Levant les yeux, elle observa les alentours et identifia un site placé en hauteur. Là-haut, elle pourrait au moins voir la scène et être visible par Triss.

Le gardien était un être qui assurait la protection des éveillés.

L’obliger à protéger autrui était contre nature et cela requérait des conditions extrêmement complexes ainsi qu’une maîtrise parfaite du lien. L’une d’entre elles était la vue permanente du nouvel objet à protéger. Une autre était l’énoncé précis de la demande. Et plus cette demande était précise, plus l’énergie drainée à l’éveillé était importante. Autrement dit, une action très détaillée possédant des verbes d’action forts pouvait la mener à la perte de conscience. Ce dernier point faisait partie du b.a ba de l’éveil.

C’est pour cette raison qu’elle se contentait, en général, d’une demande simple : « repousse l’opposant ».

Toutefois, dans ce cas de figure, écarter l’opposant aléatoirement ne suffirait pas. Cette fois-ci, elle ne pouvait pas lancer Natmaka dans une attaque sans visibilité. Cette condition était nécessaire pour formuler une demande précise. Sans cela, son intervention aurait peu de chance de fonctionner.

12 h 28. La voix d’Yvanoée qui énonçait son discours résonna dans toute la place. Séline pressa le pas. Dès que la reine aurait fini de parler, la sentence tomberait.

Séline fit des pieds et des mains pour se frayer un passage. Alors qu’elle s’apprêtait à grimper sur la toiture d’une des habitations, un événement inattendu se produisit. Brisant le monologue insensible de la reine, une déflagration sourde retentit, ébranlant les fondations de la ville.

Tétanisée par ce son inattendu, Séline se figea sur place. Qu’était-ce ? Rapidement, des cris d’effroi lui parvinrent. La jeune femme tourna la tête dans la direction d’où venait le tumulte. Une fumée dense s’élevait dans les airs. Elle n’en crut pas ses yeux. Une explosion venait d’avoir lieu à l’autre bout de la place.

Le discours d’Yvanoée avait cessé et laissait désormais place à des hurlements de frayeurs. La panique s’empara des spectateurs qui cherchaient désormais à fuir le lieu. Et ce fut au milieu de cette agitation qu’une nouvelle détonation retentit. Plus forte, plus destructrice. Plus proche. Cette fois-ci, l’explosion venait d’une des entrées situées sur sa droite. Le mouvement désordonné de la foule manqua de lui faire perdre l’équilibre. S’agrippant de justesse au rebord de l’habitation de terre,elle se hissa sur la toiture. De là-haut, elle observa le ballet synchronisé des deux colonnes de fumée quand, tout à coup, une pensée lui traversa l’esprit. Son regard scruta les lieux d’où provenaient les explosions. Ils étaient à équidistance l’un de l’autre… Et également de sa position. Vivement, elle se tourna vers l’entrée la plus proche. Le dernier sommet du triangle. Il n’était qu’à quelques mètres.

— Oh, non… souffla-t-elle.

Elle devait absolument s’éloigner !

Redescendre ? La foule paniquée se ruait déjà dans les ruelles d’où elle venait, obstruant le passage. À droite, à gauche ? Séline plissa les yeux en quête d’une alternative. En vain. Il n’y avait plus d’échappatoire. Elle n’eut que le temps de se recroqueviller contre le mur.

Dévastatrice, la dernière déflagration mit fin à la cohue avoisinante.

Le temps sembla s’arrêter quand elle sentit le souffle puissant dans son dos. Puis, le bourdonnement sourd qui tinta dans ses tympans obscurcit rapidement tout autre bruit. Ses genoux fléchirent alors qu’elle chercha à se fondre dans son refuge.

Il lui fallut plusieurs secondes pour identifier de nouveau les bruits extérieurs. Quand les cris étouffés reprirent leurs vigueurs réelles, elle ouvrit les yeux et jaugea son corps. Aucun signe de blessure visible. La nuée de particules flottantes réduisait son champ de vision. Elle plaça ses mains devant sa bouche et releva la tête. Le souffle de l’explosion avait abaissé quelques tôles et dévoilait un escalier sommaire sculpté dans la roche. Elle l’emprunta sans hésitation. Elle devait prendre plus de hauteur pour analyser la situation.

Au sommet de la bâtisse cubique, elle put apercevoir la grande place. Le bourdonnement dans ses oreilles s’estompa. Elle pouvait désormais entendre les coups métalliques qui résonnaient dans plusieurs directions.

— Les rebelles ! souffla-t-elle aussitôt.

Elle aurait dû s’en douter lorsqu’elle les avait repérés dans la matinée. Il était évident que leur présence n’était pas anodine. Pourtant, cette façon de procéder pour interrompre l’exécution publique ne l’avait pas effleurée l’esprit, une seconde. Des explosions ? Ils n’avaient rien à y gagner en faisant cela… Ou alors, elle se trompait.

Oui, elle aurait dû pousser sa réflexion plus loin. Cette intervention n’était peut-être pas une action altruiste. En effet, les chefs de la révolte n’étaient pas au courant que la condamnée était innocente. Il ne s’agissait là que d’une simple attaque contre Yvanoée. Rien de plus. Par ce geste, ils ne cherchaient qu’à officialiser leur désaccord avec la prise d’autorité de la reine depuis la mort du roi. Et la première décision de celle-ci avait été l’exécution publique de Triss. Contester cette décision aux yeux de tous, d’où les explosions. Voilà, la seule raison qui les avait poussés à agir !

Au milieu de la foule, au sein du nuage de poussière qui flottait au-dessus de la grande place, l’affrontement entre les deux camps sévissait. Toutefois, les heurts restaient encore trop loin de l’estrade où la coupable était toujours enchaînée et son bourreau toujours présent. D’ailleurs, ce dernier fixait avec insistance les gradins où siégeait la délégation royale. Séline suivit son regard des yeux et découvrit une silhouette familière : Yvanoée était toujours debout, impassible. D’un geste discret, la reine abaissa sa tête. L’ordre silencieux donné, le bourreau s’empara alors de son arme et reprit sa tâche. Il se dirigea vers la jeune condamnée pétrifiée. Manifestement, Yvanoée ne comptait pas laisser l’intervention des rebelles empêcher l’exécution.

Triss implora l’homme en secouant frénétiquement la tête. Mais, rien ne semblait pouvoir l’arrêter dans sa macabre machination. Lorsqu’il fut suffisamment proche, il leva les bras. Au même instant, à plusieurs mètres de là, Séline se concentra, elle n’avait qu’une chance. Elle ne pouvait demander qu’une action à la fois et, s’il ne s’agissait pas de sa protection personnelle, le type d’action était limité. Sans oublier, le temps de latence entre chaque demande. Son esprit pesa le pour et le contre. Évincer le bourreau ou libérer la fille en premier ? Le sablier du temps s’écoulait,elle devait prendre une décision. Il fallait que la jeune condamnée soit réactive.

— Natmaka, détruis les entraves ! hurla-t-elle.

Détruire était un verbe plus fort que repousser. Elle avait fait son choix.

À sa demande, un sursaut d’énergie se manifesta en elle et les chaînes de Triss éclatèrent les unes après les autres. Le support en bois sur lequel reposait sa tête se fissura en deux et s’affaissa.

L’événement mystérieux prit de cours la prisonnière, tout comme son bourreau. Ce dernier arrêta la sentence et se tourna vers l’estrade royale, troublé.

Confuse, Triss cligna des yeux. Elle baissa les yeux sur ses membres libres, puis releva la tête vers la faucheuse qui lui présentait son dos. Qu’attendait-elle ? Une soudaine vague d’adrénaline traversa son corps. C’était sa chance, il fallait qu’elle la saisisse ! La prisonnière recula maladroitement, puis bondit hors de l’estrade. Toutefois, ses jambes tremblantes lui firent défaut et elle manqua son atterrissage, s’écroulant lourdement sur le sol. Alerté par sa tentative de fuite, son bourreau l’interpella. L’ancienne gouvernante jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et découvrit, horrifiée, que celui-ci l’avait prise en chasse. La condamnée en fuite se frappa les jambes afin de reprendre le contrôle. Une fois debout, elle reprit sa course saccadée.

Sa respiration fut laborieuse, ses larmes entravèrent sa vue, chaque parcelle de son corps hurlant sa douleur. Malgré la peine, elle ne pouvait pas s’arrêter, sa vie était en jeu. L’espoir brillait de nouveau, là, au bout de ses doigts. Un espoir qu’elle avait perdu depuis plusieurs jours de cela. Il était désormais devant elle, à quelques mètres. Le cours d’eau qui la séparait de la foule luisait comme une providence. Lorsqu’elle l’aurait traversé, elle aurait plus de facilité à se confondre dans la masse et à échapper à son poursuivant. Du moins, elle l’espérait. Elle n’avait que cette option, alors elle s’y accrocha. Plus la frontière entre elle et son salut se rapprochait, plus son pouls s’accélérait. Elle tendit les mains en avant, pour l’atteindre plus rapidement. Un geste simple, mais décisif. Son équilibre fragile céda. Rencontrant le sol une nouvelle fois, les tremblements d’agitation de son corps redoublèrent de vigueur.

Affolée, la prisonnière en fuite se tourna une nouvelle fois vers son bourreau. L’homme approchait à vive allure. La vision terrifiante de la faucheuse mit fin à son mutisme, et ses cris de détresse déchirèrent ses lèvres. Triss tenta de se relever, mais perdit encore l’équilibre. Elle se résigna à ramper. Malgré sa détresse, un constat amer s’imposa. La distance qui la séparait du cours d’eau était beaucoup plus grande que celle qui la séparait de l’homme. C’était impossible, pensa-t-elle.

— Au secours ! Aidez-moi… ! haleta-t-elle en se traînant au sol.

En entendant les rires sadiques de son poursuivant, qui se rapprochait dangereusement, elle s’effondra. Il marchait désormais. Il savait qu’il avait gagné.

Toujours en reculant, Triss l’implora une dernière fois.

Lorsqu’il leva de nouveau son arme, elle leva les yeux au ciel. Le ciel de Moj. Bleu azur, sans aucun nuage à l’horizon. Ses larmes coulèrent à flots lorsqu’elle redirigea son attention vers son agresseur. Soudainement, elle l’entendit. Résonnant au loin. Son prénom. Il s’élevait au-dessus du brouhaha. Quelqu’un l’appelait. Ou plutôt, hurlait. Une femme. Une voix qu’elle connaissait. Une voix réconfortante qu’elle aimait. Son regard balaya la foule. La voix continuait sans cesse, mais elle n’arrivait pas à identifier sa provenance. Jusqu’au moment où un éclat brillant capta son attention. Elle la reconnut immédiatement, la femme qui s’époumonait.

Améneth.

Triss ne put s’empêcher de sourire. Revoir la servante, celle qu’elle assimilait à une mère de substitution, la consolait. Elle essaya de lui répondre, mais sa voix ne porta pas suffisamment.

— Mes… mes fr… mes frères… suffoqua-t-elle.

Améneth s’arrêta de crier. Elle semblait avoir compris le message. Triss lui sourit. Puis son attention revint sur l’homme qui n’était plus qu’à quelques mètres. Elle ferma les yeux, s’attendant à la sentence inévitable du destin. Une sentence qui, étonnement, tarda à s’abattre.

Ainsi, ce qu’elle capta par la suite l’ébranla. Un bruit sourd et un cri étouffé lui firent rouvrir les yeux. Elle balaya la scène du regard avec empressement. Son bourreau gisait au sol. Loin, très loin d’elle. Ébahie, elle rechercha autour la cause de cette vision enchanteresse. Elle croisa le regard d’Améneth, dont l’expression reflétait la sienne, puis ses yeux se posèrent en hauteur.

Loin. Au-dessus de la foule. Une silhouette fine se tenait sur l’une des bâtisses cubiques qui entouraient la place. Une femme dont les longs cheveux aux reflets cuivrés luisaient au soleil.

Triss ne savait ni comment ni pourquoi, mais elle en était certaine. C’était cette femme qui lui donnait une chance de s’enfuir. Cela devait même être elle qui l’avait libérée de ses chaînes plus tôt. C’était un ange. Un ange envoyé des cieux pour lui accorder cette dernière chance. Elle ne savait pas si elle pourrait lire sur ses lèvres à cette distance, mais elle lui souffla un mot. Un mot simple, mais puissant. Puis elle se redressa péniblement, avant de s’élancer de nouveau vers le cours d’eau. De sa position, Améneth observa la scène.

Tout aussi confuse, elle s’interrogeait sur la raison de cet événement inexplicable. Comment l’homme avait-il pu être projeté en arrière si violemment sans rencontrer un quelconque obstacle ? Elle suivit le regard de Triss et identifia aussitôt Séline. La jeune femme était postée en hauteur, les yeux rivés sur la condamnée. Brusquement, Améneth plaça ses mains devant sa bouche, retenant un cri de surprise. Elle venait de comprendre.

« C’était elle. » La responsable de l’événement qui venait de se produire. La servante se tourna de nouveau vers Triss avec empressement. La chance semblait finalement leur sourire.

Cette dernière descendait déjà dans le cours d’eau. Elle n’était pas loin, elle pouvait la rejoindre. Elle l’aiderait à s’enfuir. Améneth s’élança alors le long du canal, mais fut bousculée par un soldat aux prises avec un rebelle. Elle évita le combat et reporta son attention sur l’écoulement translucide. Brusquement, elle s’arrêta. Elle n’était qu’à quelques mètres de Triss. Mais, la jeune femme n’était plus seule…