Les extravagantes équipées d’une psychanalyste - Sylvie Salzmann - E-Book

Les extravagantes équipées d’une psychanalyste E-Book

Sylvie Salzmann

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Beschreibung

Angèle est une psychanalyste quelque peu extravagante habitant en Italie sur une « colline battue par le vent ». Sa profession la conduit à accomplir de fréquents voyages à travers le monde, qui la mettent dans des situations souvent cocasses.
Dès qu’elle est en difficulté, elle fait appel aux pouvoirs magiques d’une sorcière aux procédés bien peu recommandables.
Inspirée des véritables péripéties d’une authentique psychanalyste, dans ces aventures se confondent réel et imaginaire, conscient et inconscient.
Sur fond comique ponctué de jeux de mots, elle touche de nombreux thèmes d’actualité comme la condition féminine, les différences culturelles, religieuses et sexuelles, la lutte du bien contre le mal, notre désir de trouver des solutions « magiques » pour résoudre nos problèmes, les apparences trompeuses, nos peurs et nos envies d’être rassurés. Tout un univers que la protagoniste (l’image du bien ou pas) traverse avec courage, abnégation et un soupçon de folie, mais aussi avec le soutien à la fois tumultueux et bienveillant de la sorcière (l’image du mal ou pas).

À PROPOS DE L'AUTEURE

Sylvie Salzmann est une auteure française née à Paris, qui vit en Italie où elle est traductrice de l’italien.
Cultivant un goût prononcé du détail, de menus événements prennent à ses yeux une dimension particulière. Souvent ludiques, égrenant les traits d’esprit et les jeux de mots, d’une plume légère et élégante, elle aborde des sujets douloureux avec une extrême pudeur invitant le lecteur à un voyage intérieur.

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Sylvie Salzmann

LES EXTRAVAGANTES ÉQUIPÉES

D’UNE PSYCHANALYSTE

 

 

Le 6 mai 1856, le monde accueillait celui qui sera considéré comme le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud.

 

C’est en 1896 qu’apparaît pour la première fois le terme de « psycho-analyse ». Freud déclarera que « ce qui caractérise la psychanalyse, en tant que science, c’est moins la matière sur laquelle elle travaille, que la technique dont elle se sert ».

Une technique de thérapie « la cure psychanalytique », qu’il définira en 1904.

 

Freud découvre l’inconscient en écoutant ses patients.

 

Écouter. Voilà un verbe qui a tendance à fuir notre vocabulaire et nos habitudes, au fur et à mesure que nous poursuivons notre traversée du XXIe siècle, un siècle où l’on s’écoute peu les uns les autres, où même les médecins écoutent de moins en moins leurs patients. Faute de temps, faute d’argent, faute de patience à l’égard des patients qui patientent dans la salle d’attente, dans l’attente d’être écoutés.

 

Aujourd’hui, le mot d’ordre est « performant ». Quel mot-machine dénué de sens, des cinq sens, et en particulier de l’ouïe !

La pharmacopée met à notre disposition toute une kyrielle de remèdes pour que nous guérissions, car guérir c’est agir, être performant. Produire. Pas d’arrêt maladie, pas de vacances, pas de retraite, pas de répit. « Nul répit, pas d’interruption, pas de trêve, pas de reprise d’haleine » écrivait déjà Victor Hugo trente ans avant la naissance de Freud. La course n’est donc pas vraiment une nouveauté, mais sommes-nous certains d’aller de l’avant ?

 

Malgré les dernières avancées scientifiques, aucune de toutes les molécules susceptibles de nous guérir ne parvient à jouer le rôle de jeton introduit dans les machines que nous ne sommes pas. Doués de raison et de déraison, nous sommes encore des êtres humains, des « hommes qui rient » et donc qui pleurent, souvent en eux-mêmes, parce que pleurer, avoir mal, sont des conditions contraires à l’acte de produire.

Une situation qui évoque en moi le souvenir d’« Equilibrium », le très beau film de Kurt Wimmer, où les gens sont contraints de s’injecter une drogue pour n’éprouver aucun sentiment.

La vie parfois nous inocule des substances qui se révèlent de véritables poisons pour la pensée, nous prend rendez-vous avec des événements atroces ou nous fait asseoir, quelquefois pendant des années, à côté de personnes toxiques.

Alors comment se débarrasser de cette douleur qui brise l’âme métamorphosée en simple brindille de cristal, dont les fragments se fichent dans les chairs, cette douleur qui nous habite, nous hante et répand son fleuve acide dans notre jardin intérieur autrefois si fleuri ?

Bien sûr, notre famille et nos amis peuvent nous aider. Mais pas toujours. Parce que c’est trop difficile ou parce qu’ils sont eux-mêmes à la source de notre souffrance.

La lecture de publication spécialisée peut nous faire comprendre, mais aussi nous induire en erreur.

 

Entre autres, nous ne savons probablement pas où nous avons mal. Nous peinons à dominer notre index afin qu’il montre l’endroit où se love une douleur qui semble indéracinable tant elle est diffuse et impossible à endiguer.

Comme la crue de cette brûlure, « quelque chose » nous échappe ; « quelque chose en nous » échappe à nos moyens, à nos solutions habituelles. Paralysés dans notre petit bateau en papier, nous nous sentons perdus sur ces flots corrosifs et il arrive parfois que la seule issue à notre horizon brouillé de larmes, soit la fin. La fin de nous. La fin de tout.

 

Il existe pourtant une main tendue. Il existe quelqu’un, là debout sur la berge où nous nous croyons destinés à échouer. Quelqu’un sur le pont sous lequel nous sommes tentés de nous laisser couler. Dans ce monde de sourds, dans cet univers qui n’a ni temps ni oreilles, le psychanalyste exerce le métier d’écoute.

Il écoute nos paroles et à travers elles, notre inconscient qui agit à notre insu.

Avec lui, nous partirons à la recherche de l’arme responsable de notre déchirure, pour repérer ce qui nous échappe, pour participer à la réparation de la brèche à cause de laquelle notre jardin a été inondé.

 

Le terme psyché vient du grec « psukhê », qui signifie âme, esprit. Le psychanalyste aide à guérir l’âme, l’esprit.

« Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur ; elles sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries » écrivait Marcel Proust.

 

Il y a quelques années, pour des raisons professionnelles, j’ai rencontré une psychanalyste que nous appellerons Angèle pour respecter sa véritable identité.

Elle avait pour habitude de me parler de ses nombreux voyages, de ses rencontres, de ses trouvailles, de ses succès et de ses déboires, au point que je me demandais parfois si je ne faisais pas office de psychanalyste de la psychanalyste. Nos rendez-vous étaient, la plupart du temps, pleins de joie et de rires.

J’ai alors pensé écrire les péripéties qu’elle me racontait. Ainsi est né le livre que vous vous apprêtez à lire, écrit avec le souhait de vous faire rire un peu à mon tour, pour partager « des instants de bonheur qu’aucun poème ne peut résumer » comme disait Jean Tétreau.

 

Les histoires relatées sont rigoureusement véridiques, tout au moins à la base, dans le sens où elles ont débridé mon imagination déjà fertile et exagérément débordante.

 

Au fil de ces extravagantes équipées, vous partirez avec Angèle à la conquête de la « psychanalyse d’ailleurs », à la découverte des us et coutumes, des mœurs et des curiosités des pays visités.

Audacieuse et vaillante, tout la ravit, la stimule, l’interpelle. Le courage ne lui manque pas et chaque écueil devra être contourné ou anéanti, telle est sa devise.

 

Pourtant, il arrive que même les aventuriers les plus intrépides aient besoin d’une aide divine, mais comme Angèle ne ressemble à personne, c’est à une aide plus démoniaque et profane qu’angélique qu’elle s’adressera chaque fois qu’elle devra faire face à une difficulté qu’elle ne peut surmonter seule. Ce renfort diabolique lui viendra d’une sorcière vraiment peu affriolante, dont personne ne connaît l’identité et dont l’antre n’est indiqué sur aucune carte. Sale, laide et sarcastique, elle vit au cœur d’un marécage infesté de monstres inimaginables, tous plus féroces les uns que les autres. Malgré cela, chaque fois que le besoin s’en fait sentir, Angèle ne renoncera pas à se rendre auprès de la Sorcière pour implorer son aide précieuse. Elle sera prête à payer le prix fort pour que ses désirs deviennent réalités. Mais à propos, cette sorcière, est-elle bien réelle ou imaginaire ? Vit-elle dans un recoin caché de l’esprit d’Angèle ou au fin fond d’une contrée qu’une nature hostile protège sauvagement sur un continent encore à découvrir, qui apparaît et disparaît à l’envi comme le Chat de Chester ?

 

Dans ce rapport de forces occultes entre Angèle et la Sorcière, s’affrontent le mal sous les traits du bien et le bien sous les traits du mal. Qui est qui ? Le mystère plane sur le cloaque putrescent et acide, tombeau des âmes réduites en fange par l’orgueil, l’envie et le mensonge.

 

Dans ce récit, bien malin celui qui pourra démêler le vrai du faux, le réel de l’imaginaire. Peut-être ce récit doit-il tout simplement être lu en se laissant aller au fil des aventures d’Angèle.

Il est probable que vous serez surpris, ce que je vous souhaite, quand vous découvrirez dans ce récit, que rien n’est ce qu’il semble, que derrière chaque rire se dissimule une douleur et que bon nombre des questions qui affligent notre société actuelle y sont affrontées. Saurez-vous les repérer ?

1re équipée

Un petit hôtel

 

Angèle était descendue dans un petit hôtel du quartier latin, bien décidée à profiter de ses deux jours à Paris pour écumer toutes les librairies.

Elle devait assister aux Journées d’Études sur la Psychanalyse, sachant en son for intérieur que si ces journées s’étaient déroulées à Nogent-le-Rotrou, elle n’aurait peut-être pas fait le déplacement.

 

Tout allait très bien jusqu’à ce qu’elle soit conviée à dîner.

Angèle était seule à Paris et après tout, pourquoi ne pas accepter cette invitation, plutôt que de rester accoudée au zinc du troquet, filou, mais cordial, de l’avenue Trudaine1, qui ne manquait certes pas de charme…

Et alors quoi ?

Alors une petite voix criait en elle un « non » catégorique ; l’idée de ce dîner la jetait dans la panique la plus totale. En effet, bien que l’invitation vienne de l’éminent psychanalyste Corrado Della Pietra, aussi gentil que cultivé, l’angoisse la saisissait à la gorge, puisqu’elle ne comprenait jamais un mot de ce qu’il disait.

Angèle avait rendez-vous à 20 heures précises.

– C’est tout près, lui dit Jocelyne, la réceptionniste de l’hôtel, en lui montrant de ses doigts dodus, sur un plan maculé d’empreintes grasses, le chemin à suivre qu’elle tenta successivement de tracer avec un stylo réfractaire à l’écriture puis un crayon portant sur son extrémité les cicatrices d’infâmes morsures et dont la mine se brisa avec un petit bruit sec, en s’enfonçant dans une rainure du comptoir.

Montrant des dents jaunes auxquelles s’agrippaient les crochets de son dentier, Jocelyne esquissa un sourire poli qui fit se dresser les poils de son menton, et tendit à Angèle un parapluie à la poignée poisseuse. De fait, il tombait alors sur Paris une de ces averses nocturnes qui ajoutent à la séduction de la ville lumière et dont les becs de gaz font refléter cette dernière jusque dans ses ruelles si pittoresques autrefois appelées « coupe-gorge ».

 

Armée de son parapluie, de son plan et de sa résignation à passer une soirée face à un illustre personnage dont elle boirait poliment les insondables discours, Angèle s’engagea sous cette giboulée de mars qui avait tout du déluge du brave Noé.

Elle tourna à gauche, puis à droite, puis encore à droite, suivant scrupuleusement les indications de Jocelyne. Cependant, l’habitation du Professeur Della Pietra ne semblait pas être au bout de ce labyrinthe. Angèle s’était bel et bien perdue.

Elle pensa prendre un taxi au vol, mais visiblement un vol avait été commis sur les taxis : « pas la patte d’un ! » se dit-elle, désemparée. Elle décida donc d’en appeler un de l’hôtel en recourant nouvellement aux services de Jocelyne.

Alors qu’elle rebroussait chemin, l’heure, quant à elle, avançait sans pitié, se rapprochant dangereusement du numéro 8. Tandis que les flaques d’eau des trottoirs parisiens jonchés de déjections canines la reconduisaient vers sa case « départ », tels les cailloux du Petit Poucet, Angèle sentait monter en elle le désir assassin d’embrocher la réceptionniste avec le parapluie de celle-ci. Toutefois, sa bonne éducation et sa peur des repas qu’on distribue en prison, dont elle avait ouï dire qu’ils étaient infects, lui fit rectifier son ricanement assassin en sourire courtois à travers lequel elle demanda à Jocelyne de lui appeler un taxi.

Hélas ! Trois fois hélas ! Pas de taxi disponible !

Le sort s’acharnait contre Angèle ! Elle aurait voulu monter dans sa chambre, s’y enfermer à double tour et passer la soirée devant la minuscule télévision pendue au plafond, en grignotant les biscottes rances et molles qu’on lui avait données dans l’avion.

Cependant, Angèle n’était pas du genre à se laisser aller, et quelques minutes plus tard, un taxi lançant de gros crachats de pluie du bout de ses essuie-glaces mal réglés, pila devant l’hôtel.

Paris, la nuit, sous la pluie, dans un taxi, Angèle roulait bon train vers cet homme qu’elle n’aurait pas compris.

 

Le chauffeur déposa Angèle à destination avant de repartir en trombe en faisant gicler le contenu du caniveau contre ses jambes. Une telle hâte était peut-être imputable au fait qu’elle avait demandé qu’on la conduisît au numéro 666 de l’Impasse du Pendu.

Angèle était en possession du digicode dont elle tapa le numéro secret, si réservé d’ailleurs que la porte elle-même persistait à l’ignorer. Elle avait dû se tromper de code en tentant de le lire sur ce qui ressemblait désormais à du papier mâché ; elle le tapa encore et encore. Rien à faire !

Elle s’aperçut alors qu’un homme se tenait derrière elle. Un chapeau sur les yeux masquait son visage, mais Angèle, dont l’accès de vésanie était indubitablement causé par l’humidité ambiante, « sentit » son regard qu’elle interpréta comme agacé, voire méprisant. En outre, il tenait son parapluie de telle sorte que le grésil glacé glissait de ses baleines dans le cou d’Angèle. Elle pensa que s’il commettait un crime, elle aurait pu le reconnaître sans hésiter à l’écœurant effluve d’Acqua Velvet qui flottait autour de lui. La présence silencieuse de l’homme se faisait de plus en plus oppressante. Le cœur d’Angèle battait à se rompre. Il faisait nuit, il pleuvait, à Paris, devant le numéro 666, dont le digicode désespérait de fonctionner, quand tout à coup, l’homme frôla la joue d’Angèle de ses doigts gantés de cuir noir et tapa la fin du code qui avait échappé à Angèle.

La lourde porte cochère s’ouvrit en grinçant. L’homme s’introduisit dans l’édifice. Angèle lui emboîta le pas.

Une grille en fer forgé barrait l’accès aux étages.

L’homme appuya maintes fois sur un bouton qui lui nia toute ouverture et sembla appeler quelqu’un à son téléphone portable. Angèle, cachée dans le local à poubelles, ne put entendre leur conversation.

La grille s’ouvrit enfin et l’homme, laissant son interminable fermeture aux soins du groom, s’engouffra dans l’ascenseur.

Seule dans le hall, Angèle se sentit soulagée par l’ascension de l’individu et se faufila vers le grand escalier qu’elle choisit de gravir, ne sachant pas exactement à quel étage elle devait se rendre. Elle s’arrêta au premier. Aucun nom sur la porte. Au deuxième, aucun nom sur la porte. Le désarroi et l’affolement se succédaient dans son esprit, mais Angèle ne voulait pas abandonner si près du but.

Elle entendit l’ascenseur s’arrêter avec un bruit mat, comme un ogre avalant une grosse portion humaine et frémit en songeant que la minuterie était allumée depuis longtemps déjà, que l’homme était peut-être venu pour assassiner la mystérieuse personne qu’il avait appelée au téléphone quelques minutes plus tôt, qu’il redescendrait d’un moment à l’autre, avec à la main le couteau encore sanguinolent des entrailles de sa victime, et qu’il s’approcherait d’elle pour lui trancher la jugulaire en moins de temps qu’il ne faudrait pour battre des cils, comme Angèle l’avait vu faire par les héroïnes des films d’épouvante en noir et blanc qu’elle allait voir au cinéma aménagé sur la Grand-Place de son village natal. Elle entendit une porte se refermer. L’homme semblait être entré dans l’un des appartements sans nom. Elle reprit rapidement son ascension, espérant trouver une indication avant une extinction de la minuterie qui lui serait peut-être fatale.

Elle imaginait déjà son sang couler de marche en marche jusqu’à ce qu’elle en soit vidée et qu’il ait coagulé sur le marbre gelé.

Elle avala sa salive et secoua la tête pour s’obliger à revenir à la réalité.

Haletante et ruisselante de pluie, elle était arrivée au 5e étage où elle put lire sur une plaque dorée : Professeur Corrado Della Pietra.

Elle pensa instinctivement qu’elle était sauve et que l’homme de l’ascenseur ne pouvait plus lui trancher la gorge dans l’escalier. La chance semblait finalement lui sourire.

Elle sonna. On ouvrit. Dans la béance de la porte de l’appartement qui laissait s’échapper un parfum de cire d’abeille, un flot de lumière douce et une chaleur qui vinrent danser en farandole autour d’Angèle, Danielita, épouse du Professeur, la dévisagea silencieusement de la tête aux pieds et retour. Il faut dire qu’Angèle avait bien piètre allure avec son paletot gouttant bruyamment sur le seuil, son rimmel bordant ses lèvres violettes et sa main mouillée tendue en vain vers la maîtresse de maison à la mine dégoûtée. Derrière Danielita apparut bientôt, sous l’effluve d’Acqua Velvet, le visage qui en avait subi l’inondation. Oui, c’était bien l’homme au chapeau sur les yeux, celui-là même qui avait successivement tapé le digicode, ouvert la grille et qui était monté en ascenseur.

Tandis qu’Angèle restait comme leurrée sur le pas de la porte, Danielita la pria finalement d’entrer, s’empressant, pour briser la glace, de lui présenter l’homme. « Voici Arnaud, un collègue, ma chère… euh… Angèle. »

Celle-ci, pétrifiée, ne sachant trop dans quelle dimension elle se trouvait, dit alors simplement « nous nous sommes déjà rencontrés ». Mais l’homme la toisa en vidant sa coupe de champagne d’une seule gorgée avant de dire sèchement : « aucun souvenir ».

Entre la honte de se présenter le souffle court, balisant le parquet frais ciré de ses chaussures imbibées d’eau, et l’embarras dans lequel cet individu l’avait jetée, Angèle resta coi, mais comme la maîtresse de maison l’entraînait déjà vers le bureau où l’attendait son époux, elle la suivit, la tête tournée vers l’autre bout du couloir, où le dénommé Arnaud avait disparu comme une ombre en plein midi.

 

Loin des autres invités, Angèle dîna avec l’homme dont elle n’avait jamais saisi l’érudite conversation, mais que, ce soir-là, elle comprit fort bien. Le menu comprenait du saumon et des pommes de terre, auxquels Angèle prêta immédiatement de miraculeuses vertus linguistiques.

 

Après quoi, elle regagna son hôtel en taxi, sous la pluie, veillant à en franchir le seuil avant minuit, car passé les douze coups fatidiques, elle craignait de voir le temps se rembobiner et de devoir revivre ce qu’elle avait cru, l’espace d’un instant, être ses dernières heures.

2e équipée

Angèle avait reçu un appel

 

De retour de son périple parisien, Angèle entra dans le petit bureau où elle s’évertuait à entretenir un désordre supportable, tandis que Charlotte, sa collègue, méticuleuse à l’excès, s’efforçait de se souvenir de la formule magique Salagadou la machicabou la bibidiwa bidiwou pour ranger le chaos ambiant.

C’est pourquoi Charlotte avait mis une petite annonce dans le Journal du Dimanche, espérant que Marie Poppins y aurait répondu, car elle était convaincue qu’une femme qui parvient à faire entrer une lampe sur pied, un miroir et tant d’autres choses aussi volumineuses qu’hétéroclites dans un sac-de-moyennes-dimensions-même-pas-griffé, pouvait opérer des miracles dans le petit bureau qu’elle partageait (malgré elle et exclusivement par manque d’alternative) avec Angèle, voire sur cette dernière. Car si Angèle était directement issue d’une lignée ayant fait le voyage en stop jusqu’à Woodstock en 1969, Charlotte, elle, cultivait un style très BCBG, hérité de sa mère qui elle-même l’avait reçu de sa mère à qui sa mère l’avait inculqué… C’est dire si Charlotte souffrait des égarements d’Angèle.

 

Le répondeur automatique clignotait. Angèle avait reçu un appel. Elle se laissa choir sur la chaise et appuya sur le petit bouton d’écoute.

Son sang ne fit qu’un tour puis se gela à l’instant. On aurait pu lui couper un doigt, pas une goutte n’aurait maculé de rouge le tapis tout frais sorti de chez le teinturier.

Non, elle ne rêvait pas. La voix qui grésillait en tentant de s’échapper de l’appareil et qui avait mortellement frappé les tympans de la grande violoncelliste qui sommeillait en elle, au point de mettre un bémol à l’exubérance habituelle de son expression orale, était bien celle du Professeur Corrado della Pietra.

Elle en déduisit qu’il voulait lui parler. En effet, Angèle n’avait pas de bémol mais un esprit de déduction infaillible et une perspicacité qui parfois allait jusqu’à l’étonner elle-même.

Elle le savait bien, lors de son dernier passage à Paris, que c’était grâce aux pouvoirs insoupçonnables et jusque-là insoupçonnés du saumon accompagné d’une garniture de pommes de terre qu’elle avait réussi à le comprendre. Elle avait désormais la certitude que la prochaine fois qu’elle rencontrerait Corrado della Pietra, elle devrait trouver un stratagème pour lui faire absorber subrepticement une tranche de saumon et quelques patates. Plus facile à dire qu’à faire, mais elle y penserait le moment venu.

Pour l’instant, Angèle était seule devant son répondeur et après maintes tentatives dont l’issue ne fut qu’une pénible et douloureuse ampoule sur la pulpe de l’index droit à force de réécouter La Voix, elle n’avait compris que quelques mots du message. Elle s’en voulait de ne pas avoir équipé sa messagerie d’un système de distribution automatique de saumon et pommes de terre. Mais comment aurait-elle pu imaginer que le Professeur l’appellerait ? Et tandis qu’elle essayait par des gestes maladroits, de faire tenir sur son doigt droit un pansement expressément conçu pour soigner les ampoules des orteils, elle sentait le désespoir l’envahir. Une foule de questions se bousculaient au guichet fermé de son esprit qui pourtant n’affichait jamais « je reviens tout de suite ».

« Pourquoi m’a-t-il téléphoné ? » se disait-elle sur un ton de reproche presque chargé d’une dose pédiatrique d’agressivité équivalente à « comment a-t-il pu me faire ça, à moi ? » ponctué de « oh mon Dieu, à l’aide, au secours ! » immédiatement suivi de « mais comment a-t-il fait pour avoir mon numéro ? ».

Ledit guichet ayant rouvert entre temps, elle essaya de se concentrer sur un mot en particulier, dont elle était si sûre qu’elle en aurait mis sa tête à couper. Enfin, peut-être pas, à cause du sang qui avait recommencé à recirculer dans ses veines et qui aurait irrémédiablement taché le tapis tout propre. Sans compter que Charlotte aurait trouvé qu’une tête bêtement tombée sur le tapis au beau milieu du petit bureau faisait vraiment trop désordre pour ses nerfs fragilisés par Angèle. Elle en aurait été fort agacée, sans parler de la facture du teinturier chez qui il aurait fallu de nouveau faire nettoyer le tapis.

 

Soudain, Angèle se figea et son cerveau lui consentit d’accomplir un bref retour au programme de géographie de CM2 pour localiser la Bretagne. Car c’est bien ce mot qu’elle avait entendu dans le message sans saumon de Corrado della Pietra. Bretagne… Angèle révisa rapidement ses connaissances et telles de petites mouettes indisciplinées suivant un chalutier, elle vit voleter dans sa tête (ce qui lui permit de se féliciter de ne pas l’avoir fait couper) les noms de Brest, Le Guilvinec, Pont-Aven et les Bigoudènes, le Finistère, les crêpes au sarrasin et les galettes au beurre, le poisson à la criée, la jetée, l’Océan Atlantique et ses marées d’équinoxe. Angèle se prit à sourire… puis sa bouche abandonnant soudainement la pause en demi-croissant béat, prit la forme d’un O pour hurler : « Oh noooon ! »

Oh Si ! L’éminent Professeur Corrado della Pietra invitait Angèle dans sa résidence bretonne.

Panique, horreur et désespoir se mêlaient au plaisir de sentir que Corrado désirait à ce point sa présence sur ses terres celtes. Peut-être habitait-il un phare dans lequel il aurait préparé du far pour elle qui ne portait jamais de fard, car elle avait jusqu’alors pêché au pharillon mais jamais péché avec Corrado. L’horreur avait un instant laissé place à l’émotion. En effet, malgré ses quatre-vingt-dix ans, Corrado avait son charme et Angèle n’y était pas insensible.

Mais il fallait comprendre tout le reste du message : un impératif hâtif et actif avant l’apéritif s’imposait à elle. Le rendez-vous était pour fin août et le temps passe si vite…

Elle se résolut à faire appel à une sorcière qui lui était apparue à l’occasion des nombreux rêves éveillés qui secouaient Angèle comme un guérisseur en transe médiumnique.

Une sorcière ! Direz-vous ? Angèle n’avait pas froid aux yeux et il lui importait peu des risques encourus ! Il fallait tenter le coup. La situation était grave et par conséquent exigeait qu’elle fît fi de toute frayeur.