Les Fées n'aiment qu'une fois - Jeanne Bocquenet-Carle - E-Book

Les Fées n'aiment qu'une fois E-Book

Jeanne Bocquenet-Carle

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Beschreibung

Capucine, fée moderne, porte un lourd fardeau : veiller sur les femmes modernes tout en protégeant son cœur.

À la mort de sa mère, Capucine hérite de sa charge de fée et se trouve plongée dans les responsabilités des femmes du XXIe siècle. Il faut dire qu’être une fée ne protège pas des soucis financiers, des services sociaux et des déboires sentimentaux… Surtout qu’un sort pèse sur les fées modernes : elles ne peuvent aimer qu’un seul homme durant leur vie. Comment Capucine fera-t-elle pour protéger son cœur ? À qui le donnera-t-elle ?

Laissez-vous porter par cette romance magique et poétique et découvrez l'histoire de Capucine, jeune fée au cœur à prendre.

EXTRAIT

Le parfum de sa mère se jeta à son cou lorsque Capucine ouvrit la porte de sa chambre. Elle n’avait rien touché depuis le jour où Iris n’était pas revenue du lac. Les draps portaient encore la marque de son corps, une robe violette patientait sur la chaise et une paire de sandales attendait d’aller se promener. Capucine ouvrit la fenêtre pour libérer l’espoir des objets abandonnés. Des effluves de terre mouillée pénétrèrent. Les poutres et le plancher de la pièce grincèrent comme un soupir. Iris ne reviendrait pas.
Avant d’ouvrir la maie à trousseaux, Capucine changea la couette et les oreillers. Elle troqua les broderies vertes de Garance venue chercher sa sœur en songe contre la parure bleue de sa grand- mère Liseron qui apaiserait ses rêves. Les mêmes fils que ceux du panier funéraire ornaient la maison, des vies brodées peuplaient l’habitation. Les pétales de Marjolaine réveillaient les tasses et les bols. Les étamines d’Azalée protégeaient les rêves des draps, les corolles de Marguerite habillaient d’été le bois des commodes, les tiges grimpantes de Liseron s’entrelaçaient tendrement sur les boiseries et les frises des murs.
Capucine rangea les vêtements et les souliers oubliés, ferma les livres inachevés et détacha les portraits de ses aïeules des murs. Il lui faudrait réorganiser la chambre dès le lendemain pour que la maison de Roc’handour comprenne qu’elle avait changé de main. Elle ouvrit enfin le bahut qui contenait les caissettes de ses ancêtres. Une boîte pour chaque fée. Elle ne les avait jamais effleurées et ignorait leur contenu. Elle savait seulement qu’elles ne pouvaient être ouvertes qu’en cas de péril ou de bouleversement majeur. Sa mère lui avait souvent répété qu’on ne devait invoquer les esprits de famille que lorsqu’on ne pouvait pas faire autrement. Elle n’osa pas y toucher et préféra attendre tante Rose.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

C'est une ode à la vie, à l'amour et à la terre, dans laquelle Jeanne Bocquenet-Carle nous plonge au centre d'un univers féerique dont elle nous retient captifs jusqu'à la dernière page. - Voluptueusement Vôtre

À PROPOS DE L'AUTEURE

Jeanne Bocquenet-Carle vit en Bretagne, près de la mer, et écrit tous les jours. Ses romans sont portés par des héroïnes fortes. Elle aime saupoudrer ses histoires de culture celtique et est persuadée qu’on peut toujours découvrir de la magie dans son quotidien.

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Pour Lena

1

Elle embrassa son enfant une dernière fois. Doucement. Pour ne pas le réveiller. Elle posa ses lèvres sur son front. À l’endroit exact où elle lui avait offert son don. Elle se souvenait de sa naissance avec intensité. Ce moment où il était né et où elle l’avait aimé. Ce moment où il avait poussé son grand cri de vie et où son cœur avait saigné parce qu’elle était destinée à l’abandonner.

Et maintenant, elle avait commencé à mourir. Elle caressa son visage endormi et un rêve passa sous sa paume. Elle lui offrit les restes d’amour qui lui glissaient entre les doigts. Elle se délesta de ses derniers battements de cœur.

Son histoire à elle s’achevait, la sienne n’était pas encore écrite. Il la rédigerait seul, loin des fées et de leur éclat d’étoiles. Charge à lui de changer son chemin d’ombre en chemin de lumière.

2 Roc’handour

— Souhaitez-vous rédiger un avis d’obsèques afin d’informer votre entourage du lieu et de la date de la cérémonie de votre mère ?

L’agent des pompes funèbres de Brest lui souriait. Un sourire sans joie, aseptisé, passe-partout. Un sourire de croque-mort. Capucine se l’imagina dévorant les défunts du centre funéraire. Aspirait-il les âmes ? Suçait-il la moelle des cadavres ?

— J’ai plusieurs modèles, si vous souhaitez.

Son ton était identique à son sourire. Net, prévenant, insipide. Il lui parlait comme à une petite fille. Capucine en avait l’habitude, à dix-neuf ans elle en paraissait seize.

— Nous avons la douleur de vous faire part du décès… lut-il.

— Non.

Elle ne voulait pas l’entendre prononcer le nom de sa mère avec sa voix délavée, professionnelle et monocorde. Celle-là même qu’il distillait à chaque décès. Parce qu’Iris de Roc’handour avait été tout sauf cela. Elle avait été unique, colorée, vibrante, aimante et lumineuse. Elle n’avait été comme personne parce qu’elle était sa mère.

— Pardon, se reprit-elle. Je ne souhaite aucun avis.

Déstabilisé, il la scruta sans comprendre.

— Il n’y aura qu’une cérémonie de crémation avec les proches.

Personne ne serait convié parce qu’Iris n’était pas morte. Du moins pas comme l’entendait cet homme qui évoluait au milieu des dépouilles. Iris avait quitté son corps, mais son esprit était resté. Elle vivait maintenant dans le domaine familial de Roc’handour, près de l’étang, sous la roche aux fées en compagnie des autres esprits de la famille. Non, Iris ne serait pas célébrée dans ce temple de béton puisqu’elle ne s’y trouvait pas. Un rituel aurait lieu plus tard, près de l’eau ancestrale à l’heure où le soleil se couche et que s’éveillent les enchanteresses.

— Très bien, accepta l’agent. Dans ce cas, il ne vous reste qu’à choisir l’urne funéraire. Elle sera scellée ici avant d’être enterrée au cimetière.

Capucine fit mine d’approuver, mais un tour de passe-passe se déroulerait. Les restes de sa mère ne reposeraient jamais dans un vulgaire caveau. Elle les disperserait sous la lune et ils ensemenceraient la terre séculaire comme ceux de leurs ancêtres avant elle. Elle désigna un pot ordinaire et prit congé.

Réfugiée dans sa voiture, elle songea qu’elle allait devoir s’habituer aux formalités bureaucratiques. Même si Iris avait fait le nécessaire pour les mettre à l’abri, elle et ses sœurs jumelles, des administrations en tout genre ne manqueraient pas de lui tomber dessus.

Capucine alluma le moteur et vérifia l’heure. Elle devait se hâter pour passer chercher Lila et Anémone chez la nounou. Cette dernière lui avait fait comprendre que le décès de leur mère ne devait rien changer et qu’elle ne garderait pas les petites plus tard que les horaires spécifiés dans le contrat. Au-delà des avertissements de l’assistante maternelle, c’était ce qui inquiétait le plus Capucine. Comment allait-elle faire pour jongler entre ses études et l’éducation de ses petites sœurs ? Dans une semaine, elle entrerait en première année d’école de sage-femme.

Elle croisa son propre regard dans le rétroviseur. Sa peau avait conservé la chaleur de juillet et d’août, ses taches de rousseur ressortaient et ses yeux diffusaient un bleu profond.

— Ça va aller, murmura-t-elle à la jeune fille brune dont le front s’était creusé d’inquiétude.

Iris était morte aux portes de l’automne. Comme si une année supplémentaire était trop dure à surmonter. Leur mère les avait abandonnées avant de se perdre dans le noir de l’hiver et les jours déclinants. Elle leur avait offert ce qu’il restait d’elle durant ce dernier été. Elle s’était effacée progressivement dans la lumière estivale, mais cela faisait déjà plusieurs mois qu’Iris n’était plus elle-même. Depuis que leur père avait mis les voiles pour de bon.

Capucine prit la route des Monts d’Arrée. Une boule s’était formée dans sa gorge. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pleuré. La dernière fois, c’était quand leur père était parti. Pas parce qu’il était son père et qu’elle ne le reverrait pas, pas parce qu’il lui manquerait peut-être, pas parce qu’elle l’avait probablement un peu aimé, mais parce que ce jour-là, Iris avait commencé à mourir.

Les fées n’aiment qu’une fois. Un seul et unique amour qui, lorsqu’il meurt, les éteint avec lui. Capucine connaissait la règle. Iris aussi. Elle avait pourtant lutté le plus longtemps possible pour retenir leur père, son existence enchaînée à lui. Mais il s’était envolé, il n’était qu’un oiseau de passage dans la vie des filles de Roc’handour. Il n’était qu’un homme. Et elles étaient des fées.

Iris avait lutté deux mois, disparaissant un peu plus chaque matin. Sa voix s’était estompée, ses yeux éteints, son cœur ralenti. Elle était devenue une ombre dans le vent tiède des Monts d’Arrée. Empruntant des sentiers connus d’elle seule, arpentant la lande en fleurs jusqu’à l’aube, perdant la notion du temps et d’elle-même. Et un soir, elle n’était pas revenue. Un pêcheur avait retrouvé son corps dans le lac Saint-Michel, flottant parmi les brochets et les truites arc-en-ciel. Iris était morte en sirène.

Capucine entra dans le bourg de Commana et se gara chez la nounou. Une bâtisse en pierre traditionnelle bordée d’hortensias. L’allée était pavée de morceaux d’ardoise. La porte s’ouvrit et deux petites silhouettes instables sur leurs jambes potelées se précipitèrent dans ses bras. Capucine distribua de généreux baisers à toutes les joues.

— Comme d’habitude, Lila a été gentille et comme d’habitude, Anémone n’a pas obéi ! l’accueillit la nounou en lui tendant le sac des jumelles.

— C’est difficile à la maison ces derniers temps, s’excusa Capucine. Il y a beaucoup de changements.

— À ce propos, je voulais vous rappeler qu’il est hors de question de modifier l’emploi du temps, siffla la nourrice. Je me suis engagée auprès des autres parents.

— Oui, oui, je sais. Ne vous inquiétez pas.

— D’ailleurs, je dois vous informer que certains se plaignent du comportement d’Anémone envers leur enfant. Elle les mord.

Il était l’heure des remontrances. Capucine fit le dos rond. Ce n’était pas la première fois que l’assistante maternelle déversait sur elle son seau de reproches concernant la plus sauvage de ses sœurs.

— Elle ne parle pas ! Elle n’est pas comme les autres enfants ! Elle est bizarre ! Vous devriez la montrer à un psychologue !

Comment expliquer à cette femme que oui, Anémone était différente puisqu’elle était une fée ! Hors de question de laisser des médecins ou quelque spécialiste que ce soit fureter à Roc’handour.

— Je ferai le nécessaire, se dépêcha de répondre Capucine afin d’être libérée de son emprise. Vous allez pouvoir vous reposer, je les garde cette semaine, le temps des obsèques.

La nounou marmonna un « mes condoléances » et claqua la porte. Capucine se dépêcha d’installer ses sœurs dans la voiture et de rentrer à la maison. La journée avait été suffisamment éprouvante.

Ce n’est que lorsqu’elle retrouva la quiétude des Monts qu’elle s’apaisa. Elle roula le long du chaos rocheux à travers la mousse et les taillis. La route se fit chemin et le chemin se fit piste caillouteuse. Plus il s’enfonçait, plus il se contorsionnait. Ruban terreux et passementerie verte. Capucine ouvrit les vitres et des parfums d’écorce, d’humus et de roches envahirent l’habitacle.

— Maison ! s’enthousiasma Lila.

Elles dépassèrent la pancarte rouillée affichant « Roc’handour », le rocher de l’eau en breton. Depuis l’aube des temps, une rivière abreuvait les pierres et les arbres de leur domaine caché et depuis autant de temps, les femmes de leur famille y naissaient et s’y éteignaient.

Une longère aux volets couleur de glycine apparut. Des rosiers et des passiflores grimpaient le long des pierres. Dans son écrin de verdure, la maison dénoua son écharpe de fleurs pour les accueillir. Les jumelles s’échappèrent du véhicule et coururent jusqu’au puits où somnolait Rébellion, le chat, dans la lumière déclinante de la fin de journée.

Capucine posa son sac à main dans la cuisine, près de l’antique fourneau, et se rendit compte qu’elle avait oublié d’acheter du pain. Tant pis, le premier commerce se trouvait à plusieurs kilomètres de route. Elle ouvrit le frigidaire et même constat : elle devait faire des courses au plus vite. En attendant, une omelette aux herbes du jardin ferait l’affaire.

Une nouvelle fois, Capucine s’inquiéta pour l’année à venir. Comment assurerait-elle le quotidien de ses sœurs et ses cours à l’école de sage-femme ? Sans parler du stage où elle devrait peut-être suivre des gardes de nuit. Elle décida d’appeler tante Rose. Elle avait besoin de réconfort.

— Allô, marraine ?

— Capucine ! Comment vas-tu ? J’arrive demain par le train.

— La crémation a lieu à 10 heures. On pourra récupérer l’urne le soir.

Elle n’avait pas dit « de maman ». Le mot lui mutilait encore les lèvres. Seule la pommade du temps permettrait qu’elle le prononce à nouveau.

— Très bien, on sera prêtes pour la tombée de la nuit.

Il fallait qu’elle passe le relais. La venue de tante Rose lui permettrait de souffler. D’autant plus qu’elle n’avait jamais réalisé le rituel du passage. Elle ne connaissait que ce qu’Iris lui avait raconté sur celui de leur plus jeune sœur Garance.

Sa marraine lut dans ses pensées.

— La dernière fois que nous avons ouvert le passage de l’eau, c’était pour Garance.

Une vague de nostalgie voyagea jusqu’à elle. Des souvenirs de jeunesse submergèrent Rose à l’autre bout du fil.

— Elle était si jeune… murmura-t-elle. Elle n’a aimé qu’une journée, elle était fragile comme un papillon.

Capucine connaissait l’histoire de Garance, la plus jeune des trois sœurs, par cœur. Sa mère la lui avait maintes fois racontée, pour la protéger, pour la prévenir de ce qui arrivait aux fées qui confiaient leur cœur au premier venu.

Garance n’avait pas vécu. À seize ans, elle était tombée amoureuse d’un garçon de sa classe qui lui avait volé son âme et son corps le temps d’une nuit avant de disparaître pour toujours. Garance était morte d’avoir aimé trop vite, trop tôt, trop fort. Le papillon s’était brûlé les ailes.

Amputées, les deux aînées avaient accompli leur destin de fée. Chacune à leur manière : Rose en murant son cœur dans une citadelle imprenable et Iris en usant son existence à retenir l’homme que son cœur avait choisi. Trois filles étaient nées. Trois, parce que les fées vont toujours par trois.

— Iris veille sur vous, continua tante Rose. Je peux l’entendre d’ici. Elle te guidera.

— Je ne sais pas si je vais y arriver.

Un sourire se dessina contre le combiné.

— Bientôt, tu seras une fée accomplie. Tu verras, les dons que tu offriras aux nouveau-nés te rendront plus forte. Crois-moi, je le sais d’expérience.

À cet instant, Anémone et Lila entrèrent dans la cuisine, les mains noires de terre et les robes souillées.

— C’est l’heure du bain, les petites ont patouillé dans le ruisseau. Je dois te laisser, marraine. À demain.

— À demain, ma princesse.

Ce n’est que lorsque ses sœurs furent couchées que Capucine put s’asseoir sur le muret de pierres sèches qui bordait le potager. La nuit approchait. Elle aimait ce moment où la terre expulse l’humidité conservée pendant le jour et où les plantes expirent. Quand le soir tombe, la nature s’éveille. Les insectes sortent et les arbres s’étirent. Les crapauds coassent et la rivière chante plus haut.

Elle jeta un coup d’œil aux plants de tomates et de haricots délaissés depuis deux mois. Les courges n’allaient pas tarder à pousser. Il fallait qu’elle trouve un moment pour s’en occuper. Capucine soupira. Elle était une fée, mais elle ne possédait aucune baguette magique capable d’étirer le temps d’une journée. Elle s’adressa à sa mère.

— Je t’avais bien dit que nous aurions trop de potirons cet hiver !

Le vent valsa dans les feuilles du grand chêne. Capucine poursuivit :

— Je m’inquiète pour Anémone, elle n’est pas une enfant comme les autres.

La brise balaya la poussière du chemin.

— Elle n’est pas non plus une fée comme les autres.

En effet, Lila chantait, babillait et riait tandis que son double se murait dans le silence. Anémone ne communiquait pas avec les vivants, elle semblait perdue dans la contemplation de son monde intérieur et réagissait parfois violemment quand on l’en extirpait. Certains enfants en avaient fait les frais et portaient encore les stigmates de ses quenottes.

Le souffle tourbillonna dans la chevelure brune de Capucine. Iris s’inquiétait d’autre chose.

— Non, je ne le vois plus depuis quatre mois ! Autant dire une éternité ! C’est fini, je ne crains plus rien.

Hugues était le sujet de conversation qui revenait constamment sur la table. Lorsqu’Iris s’était aperçue que sa fille en pinçait pour un garçon, elle s’était inquiétée. L’ombre de Garance planait sur leurs existences. Ne pas se laisser séduire, ne pas baisser sa garde et permettre au premier venu de voler son cœur, dresser des murailles infranchissables et creuser des douves sans fond pour le protéger.

— Je ne vais plus sur Internet. Bientôt, je n’aurai plus d’amis non plus, si ça peut te rassurer…

Elle n’en avait jamais vraiment eu. Comme si sa différence pouvait se lire dans son regard ou dans sa voix. Elle dégageait quelque chose qui empêchait les autres d’approcher.

Une douce bouffée d’air glissa sur sa joue et disparut. Capucine se retrouva seule sur son muret. Il faisait maintenant complètement noir. Elle décida d’aller se coucher. Demain promettait d’être harassant.

— Bonne nuit, glissa-t-elle dans l’obscurité avant de refermer la porte.

3

L’aéroport de Banjul diffusait un blanc éclatant. Un blanc à rendre aveugle. Il paya le taxi en se disant que le chauffeur était le dernier visage de Gambie qu’il verrait. Il allait plonger dans le flot international de passagers, se perdre dans la faune bigarrée qui peuplait les terminaux et les aérogares de transit.

La terre ocre et poussiéreuse allait lui manquer. La chaleur insolente et le murmure du fleuve. Il s’apprêtait à rejoindre un pays de pluie et de brume. Un royaume inconnu et un nouvel hôpital où il faudrait tout recommencer.

En réalité, il n’avait jamais rien construit. Il avait arpenté le monde comme un voyageur. Soigné des mères et des nourrissons comme on consulte le guide de sa propre vie. Depuis qu’il était né, il n’était que de passage.

En Gambie, il avait cru un temps avoir trouvé sa place. Jeune médecin occidental, il s’était fondu dans la bruyante et suante Banjul, ancien port colonial, zone de tous les trafics et de toutes les contrebandes. Ici, il s’était un peu senti chez lui parce que les gens vivaient plus fort qu’ailleurs. Ici, les gens vivaient au présent parce que l’avenir était incertain et que le passé s’était effondré. Ici la vie ne se donnait pas, elle se prenait.

Visage pâle, il s’était délayé dans les couleurs ardentes de l’Afrique. Mais cela n’avait pas suffi. Il n’avait pas échappé à l’ombre qu’il emportait partout avec lui et dont il ne parvenait pas à se dévêtir. Il n’avait pas trouvé la lumière.

4 La porte de l’eau

Tante Rose serra ses nièces dans ses bras sur le quai de la gare. Elles ne s’étaient pas vues depuis plusieurs mois. Tante Rose ne venait pas souvent jusqu’à Roc’handour. Son célibat l’avait plongée dans le travail. À la maternité, elle acceptait toutes les astreintes et toutes les gardes. Il ne lui restait que peu de temps pour elle-même et encore moins pour effectuer les cinq heures de train entre Paris et la Bretagne.

— Comme vous avez grandi, mes princesses ! s’exclama-t-elle en découvrant les jumelles. Que vous êtes mignonnes !

Lila et Anémone étaient habillées n’importe comment. Des t-shirts jaunes tombaient sur des jupes mauves et vertes. Leurs chaussettes étaient dépareillées et leurs gilets semblaient échappés d’un carnaval de marionnettes. Anémone avait enfilé des bottes rouges et Lila une casquette customisée au crayon-feutre. Capucine n’avait rien pu faire. Elle était en infériorité numérique. Elle avait été contrainte de négocier un bon comportement au funérarium contre une tenue arc-en-ciel. Tant pis pour ce que penseraient les employés. Chez les fées, le noir n’existait pas.

— On va directement à la crémation, annonça Capucine quand elles furent installées dans la voiture.

— J’espère qu’il n’y aura pas trop de monde, soupira tante Rose.

— Je n’ai pas publié d’avis de décès.

— Tu as bien fait.

— Mais une de ses collègues a téléphoné pour savoir si elle pouvait venir et je n’ai pas eu le courage de lui mentir, d’autant plus que c’est elle qui va me prendre en stage.

Tante Rose hocha la tête.

— Tu te débrouilles bien, ma princesse. On fera avec. Votre mère était très aimée.

Le nœud apparu dans la gorge de Capucine au début de l’été se resserra et le trajet s’acheva en silence.

Plusieurs sages-femmes patientaient devant le centre funéraire. L’une d’elles portait une gerbe de fleurs parée d’un ruban sur lequel Capucine lut : « Tes collègues de la maternité ». Dès qu’elles les aperçurent, certaines ne purent retenir leurs larmes.

— Mon Dieu, sanglota une aide-soignante en embrassant les jumelles, quelle tragédie !

Anémone et Lila la dévisagèrent sans comprendre ce qu’on leur voulait. Pourquoi cet attroupement de femmes leur caressaient-elles la tête en reniflant ?

— Tu es courageuse, Capucine, fit madame Guégan, la médecin-chef du service dans lequel Iris avait travaillé durant dix ans.

Heureusement, tante Rose poussa le groupe dans la salle de cérémonie. Capucine n’avait qu’une envie, disparaître. Le cercueil d’Iris trônant au milieu de la salle provoqua une nouvelle vague de larmes dans le corps médical. Comme si ces infirmières et ces sages-femmes se vidaient en ce lieu des larmes qu’elles ne pouvaient pas verser à l’hôpital quand elles devaient faire face à une tragédie. Les larmes qu’elles répandaient pour Iris étaient accompagnées de celles retenues pour les nourrissons mort-nés et les accouchements funestes.

— Je vous invite à vous asseoir, ordonna l’employé funéraire en espérant maîtriser ce rassemblement de femelles. La famille n’a pas souhaité s’exprimer. C’est donc dans le recueillement que nous accompagnerons le départ d’Iris de Roc’handour.

L’évocation du nom de leur mère déclencha un nouveau flot de pleurs et de reniflements. Capucine détesta le timbre de cet homme. Il avait travaillé sa voix sur des dizaines de cadavres. Il l’avait mesurée et proportionnée à la façon d’un parfumeur. Une dose de compassion, un zeste d’impassibilité, un soupçon de bienveillance, une pincée de tristesse.

— Je souhaiterais dire quelque chose.

Madame Guégan s’était levée et implorait du regard. Tante Rose l’autorisa d’un geste à rejoindre le pupitre. Capucine se tassa sur sa chaise. La médecin-chef se racla la gorge. Elle portait un élégant tailleur bleu marine et des chaussures à talons vernies. Capucine laissa vagabonder son regard plutôt que de se concentrer sur son visage.

— Au nom de l’ensemble de l’équipe, je voudrais rappeler qu’Iris n’était pas seulement une grande professionnelle, elle était également une femme de cœur.

Elle tira un papier de sa poche et lut son allocution avec l’habitude de ceux qui s’expriment régulièrement en public.

— Iris, poursuivit-elle, était une sage-femme telle qu’il en existe peu. Elle possédait un véritable don. À son contact, les mères et les nourrissons s’apaisaient. Elle ne se contentait pas de donner la vie, elle accompagnait, réconfortait et rassurait.

Sans le savoir, madame Guégan avait parlé d’Iris la fée et non d’Iris la sage-femme. Capucine peina à déglutir. Son nœud de chagrin lui ligotait la gorge.

— Iris, tu vas nous manquer. Mais rassure-toi, nous prendrons soin de ta fille Capucine lorsqu’elle suivra tes pas et qu’elle viendra en stage à la maternité. Adieu, Iris.

La médecin-chef retourna à sa place et une chape de plomb recouvrit l’assemblée. L’agent du funérarium peina à cacher son malaise et demanda à tante Rose s’il pouvait envoyer le corps en crémation. Des portes automatiques s’ouvrirent et le cercueil disparut sur un tapis roulant, comme une valise d’aéroport aspirée par la grande bouche du voyage vers l’au-delà.

À tour de rôle, l’équipe médicale vint embrasser Capucine et lui adresser ses condoléances. « Iris était pareille qu’une amie. Iris était la joie incarnée. Iris va beaucoup nous manquer. Si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous aider… »

Capucine serra les mâchoires pour ne pas permettre à sa pelote de tristesse de s’échapper.

— Je m’appelle Gaëlle, j’étais souvent de garde avec ta mère, murmura une dernière sage-femme. Sans elle, ce n’est plus pareil. Elle était incroyable. Quand un enfant naissait, elle lui parlait et on aurait dit qu’il l’écoutait. C’était magique. Je n’ai jamais su ce qu’elle murmurait.

Un baiser de fée. Depuis la nuit des temps, les femmes de Roc’handour offraient aux nouveau-nés un don secret. Iris, comme sa mère, sa grand-mère et ses ancêtres accoucheuses, parait le front des nourrissons d’un cadeau d’enchanteresse. Aussi loin que la Terre s’en souvienne, elles avaient accordé la joie, la beauté, la santé, la générosité, l’intelligence, la force, la créativité… Bientôt viendrait le tour de Capucine. Elle accomplirait son destin de fée et déposerait son précieux baiser sur les crânes fragiles des nouveau-nés.

— Je suis certaine que tu seras aussi douée que ta mère, termina Gaëlle. Quand tu viendras en stage, je m’occuperai de toi.

— Merci, murmura Capucine.

Iris n’avait pas seulement distribué des dons aux nourrissons, elle avait versé sa bonté sur l’ensemble de la maternité. Capucine comprit à quel point sa mère avait été une grande fée et à quel point elle allait lui manquer.

La crémation dura quatre heures durant lesquelles tante Rose fit la tournée des magasins afin de se procurer ce qu’il manquait pour la véritable cérémonie qui aurait lieu le soir ainsi que pour remplir le frigo de ses nièces.

— Je ne pourrai pas revenir avant longtemps, s’excusa-t-elle en garnissant un caddie à ras bord.

Il y avait de quoi tenir une guerre. Capucine comprit que sa marraine ne reparaîtrait pas de l’hiver. Elle allait devoir faire face toute seule.

— Avec les légumes du jardin, vous en avez pour un moment, estima tante Rose. Avez-vous récolté de la rhubarbe cette année ?

— Oui, et des cerises.

— Les pommes seront bientôt mûres, tu feras de la gelée et des confitures.

Où trouverait-elle le temps de les ramasser ? Capucine ne masqua pas son découragement.

— Je n’y arriverai pas, s’apitoya-t-elle.

— Mais si ! Aide-toi du livre de recettes de Liseron. Ta grand-mère n’était pas seulement une fée hors pair, elle était aussi une cuisinière exceptionnelle. J’ai encore sur la langue le goût de ses clafoutis à la prune.

— Je ne parle pas de cuisine, mais de la vie en général. Comment je vais élever mes sœurs, tenir la maison, faire mes études, donner les bons dons aux bons bébés ?

Tante Rose s’immobilisa avec le chariot au milieu du parking du supermarché et plongea son regard bleu mauve dans le sien.

— Tu dois te faire confiance. Tu n’es pas seule. Les fées de la famille veillent sur toi. Et n’oublie pas que toi aussi tu as reçu trois dons à ta naissance. Un d’Iris, un de Garance et un de moi. Les dons sont secrets et ne peuvent être révélés, mais rappelle-toi que ceux que nous t’avons offerts ne sont pas le fruit du hasard. Les baisers de fée à fée ne sont pas des dons ordinaires. Ils les lient aux mystères de l’univers et aux forces de la vie. Crois en ta destinée, princesse. Crois en toi et en ton pouvoir de fée.

Tante Rose ouvrit le coffre et y chargea les commissions. Ses paroles avaient réchauffé Capucine, mais un doute persistait. Elle n’insista pourtant pas. Il n’était pas encore temps pour elle d’accomplir sa destinée, il lui fallait d’abord clore celle de sa mère.

L’urne avait été scellée et une plaque rappelait les jours de naissance et de décès d’Iris. Un morceau de métal si petit qu’on n’y pouvait inscrire que le minimum comme si l’existence d’une personne se résumait en deux dates d’un calendrier.

— Le cimetière de Commana est prévenu et votre caveau familial est ouvert, leur annonça l’employé des pompes funèbres. Je les appelle pour leur annoncer que vous arrivez.

Tante Rose lui arracha pratiquement l’urne des mains et se dépêcha de prendre congé. Elle voulait faire vite. Les cendres d’Iris ne devaient pas demeurer dans cette poterie, elles devaient être libérées pour la cérémonie du soir. Parce qu’aucune fée ne peut être emprisonnée. Une fée doit rejoindre les collines qui l’ont vue naître pour continuer à briller même dans la nuit.

La pluie s’invita sur le trajet et les vitres de la voiture se couvrirent de buée. À l’arrière, Lila et Anémone y dessinèrent des papillons et des créatures imaginaires. De temps en temps, elles plaquèrent leurs bouches charnues sur la surface froide pour souffler de l’air chaud et effacer leurs créations.

— Là-bas, annonça tante Rose, sous l’arbre séculaire.

Un magnifique chêne planté au milieu d’un champ se dressait de toute sa superbe. Nul doute que l’agriculteur n’avait jamais osé abattre ce roi centenaire. Elles abandonnèrent l’auto dans un petit chemin et marchèrent à travers les sillons terreux en direction de l’imposante silhouette. Les branches royales les abritèrent de l’averse et tante Rose déposa l’urne entre les racines. Capucine et ses sœurs se lovèrent contre le tronc rugueux, prêtes à boire ses paroles magiques. Tante Rose tira de son sac une corbeille tressée et un tissu brodé qu’elle leur tendit.

— Dépliez ce linge dans le fond de cette panière pour qu’il puisse recevoir les restes de votre mère.

Des fils colorés représentant des motifs floraux avaient été cousus sur le drap de lin. Capucine reconnut les fleurs de sa famille. Le mauve raffiné de Marjolaine, le vert frais d’Angélique, le rose délicat d’Hortense, l’écarlate flamboyant d’Azalée, l’or lumineux de Marguerite, le bleu volubile de Liseron et le vert fragile de Garance. Elle laissa ses doigts suivre avec émotion les liens entrelacés. Tante Rose s’y trouvait aussi de même que le violet joyeux de Lila, l’azur profond d’Anémone et son rouge orangé à elle, soutenu et ensoleillé.

— Maman ! s’écria Lila en désignant le parme intense de leur mère.

— Nous sommes réunies, approuva tante Rose. Il est temps d’extraire Iris de sa boîte !

Avec précaution, elle dévissa l’urne et ouvrit le sachet en plastique qu’elle contenait. Un petit nuage gris s’échappa comme une respiration.

— Tu rentres à la maison, Iris, s’émut tante Rose.

Avec d’infinies précautions, elle versa les cendres dans le drap de fleurs. Un souffle de poussière s’éleva vers les branches et Iris fut enveloppée par ses filles.

— Ce vieux chêne veille sur les vivants et ceux qui les ont précédés, révéla tante Rose. Il sait entendre les prières et consoler les fées. Les chênes retiennent leurs histoires et leurs secrets. Confie-toi à un chêne et ta peine s’allégera.

Avant de partir, Capucine passa ses doigts dans les rides du tronc et formula une promesse silencieuse. Celle de revenir saluer cette altesse de bois, roi des arbres et des poussières de fée.

Lorsqu’elles arrivèrent au cimetière de Commana, un employé communal les attendait. Patienter sous la pluie et parmi les morts l’avait rendu de mauvaise humeur. Il les salua et leur prit l’urne que tante Rose avait remplie de terre pour la poser dans le caveau des Roc’handour qui n’abritait que du sable et des cailloux.

— Vous voulez vous recueillir avant que je le referme ?

Tante Rose déclina l’offre et il sembla ravi d’écourter sa présence au milieu des tombes.

— Voilà, mesdames. Ne restez pas là, vous êtes trempées jusqu’aux os. Ici, il n’y a que les morts qui sont à l’abri.

Il les salua et courut à travers les allées jusqu’à sa camionnette. Tante Rose se retourna vers ses nièces.

— Et si on s’occupait d’Iris ?

Elles prirent la route de la maison des bois. Peu à peu, la pluie se calma et tante Rose laissa son regard vagabonder parmi les fougères et les taillis.

— Elle sait, murmura-t-elle. La forêt s’est apprêtée. La pluie représentait ses ablutions. Les roches et les arbres sont prêts pour ce soir.

La pancarte rouillée apparut et Capucine ralentit. Il y avait longtemps que sa famille n’avait pas été réunie. Lorsqu’il manquait une fée à Roc’handour, l’air et la terre ne résonnaient pas de la même manière. Elle ressentit l’harmonie retrouvée. La nature chantait d’une seule voix.

Elle gara la voiture dans la cour et constata que les bottes dépareillées des jumelles étaient une bonne idée, elles allaient pouvoir sauter dans la boue avant le dîner. Tante Rose déposa le panier sur le muret en pierre entre les passiflores et la vigne vierge. À l’endroit qu’affectionnait tant Iris. Là où elle venait écouter les bruits du crépuscule après une journée de labeur ou siroter son thé après une nuit de garde. Là où Capucine s’était assise la veille pour lancer sa peine dans la brise du soir.

— Iris y sera bien le temps qu’on mange un morceau, décréta tante Rose.

Elle ouvrit le coffre et rangea les courses dans le réfrigérateur. Capucine jeta un coup d’œil aux cendres. Plus jamais sa mère ne s’assiérait là, plus jamais elle n’y tiendrait sa tasse fleurie entre ses paumes.

— Des tartines feront l’affaire. Les petites ne pourront pas tenir une partie de la nuit le ventre vide.

Sa marraine posa du pain et du fromage sur la table, mais Capucine n’avait pas faim. La nourriture était devenue insipide.

— Où as-tu rangé les trousseaux ? l’interrogea tante Rose.

— Ils sont toujours dans la chambre.

— Bien. Sors-les, nous en aurons besoin. Et aussi, il est temps que tu y emménages. Tu ne peux plus dormir avec tes sœurs. À partir de cette nuit, tu deviens la maîtresse de Roc’handour.

Le parfum de sa mère se jeta à son cou lorsque Capucine ouvrit la porte de sa chambre. Elle n’avait rien touché depuis le jour où Iris n’était pas revenue du lac. Les draps portaient encore la marque de son corps, une robe violette patientait sur la chaise et une paire de sandales attendait d’aller se promener. Capucine ouvrit la fenêtre pour libérer l’espoir des objets abandonnés. Des effluves de terre mouillée pénétrèrent. Les poutres et le plancher de la pièce grincèrent comme un soupir. Iris ne reviendrait pas.

Avant d’ouvrir la maie à trousseaux, Capucine changea la couette et les oreillers. Elle troqua les broderies vertes de Garance venue chercher sa sœur en songe contre la parure bleue de sa grand- mère Liseron qui apaiserait ses rêves. Les mêmes fils que ceux du panier funéraire ornaient la maison, des vies brodées peuplaient l’habitation. Les pétales de Marjolaine réveillaient les tasses et les bols. Les étamines d’Azalée protégeaient les rêves des draps, les corolles de Marguerite habillaient d’été le bois des commodes, les tiges grimpantes de Liseron s’entrelaçaient tendrement sur les boiseries et les frises des murs.

Capucine rangea les vêtements et les souliers oubliés, ferma les livres inachevés et détacha les portraits de ses aïeules des murs. Il lui faudrait réorganiser la chambre dès le lendemain pour que la maison de Roc’handour comprenne qu’elle avait changé de main. Elle ouvrit enfin le bahut qui contenait les caissettes de ses ancêtres. Une boîte pour chaque fée. Elle ne les avait jamais effleurées et ignorait leur contenu. Elle savait seulement qu’elles ne pouvaient être ouvertes qu’en cas de péril ou de bouleversement majeur. Sa mère lui avait souvent répété qu’on ne devait invoquer les esprits de famille que lorsqu’on ne pouvait pas faire autrement. Elle n’osa pas y toucher et préféra attendre tante Rose.

— Dispose-les dans l’ordre sur le sol, ordonna sa marraine en entrant. Nous allons les ouvrir.

Capucine connaissait par cœur son ascendance. Il ne lui fut pas difficile de reconnaître les motifs floraux des trousseaux et de les aligner. Elle les rangea de la plus ancienne à la plus récente. La boîte de Garance qui semblait avoir été fermée hier acheva la portée. En la reconnaissant, tante Rose passa une main émue sur le bois peint d’entrelacs verts et blancs.

— La dernière fois qu’on les a consultées, c’était pour Garance, souffla-t-elle. Allons, ne nous laissons pas abattre, l’étang nous attend !

Elle lui tendit la corbeille qui gardait les cendres d’Iris et lui demanda de la remplir.

— Une pincée de racines et quelques pétales de chaque.

Capucine commença par la caissette de Mélisse dont le bois avait bruni et dont les entrelacements floraux s’étaient effacés avec le temps. À l’intérieur, plusieurs compartiments conservaient de la poudre, des corolles séchées, des perles et des pelotes de fil mauve. Une odeur de citron et d’ancien s’échappa. Elle préleva à son ancêtre le minimum et referma le coffret. Fée après fée, Capucine plongea ses doigts dans leurs confidences et garnit son panier de racines moulues et de feuilles délicates. La pièce se gorgea de senteurs de femmes et de plantes. Lorsqu’elle referma celle de Garance, Capucine se trouva à l’étroit dans la pièce. Comment des parfums pouvaient-ils prendre autant de place ?

— Parfait, décida tante Rose. Range-les et descends à la cuisine.

Capucine s’exécuta et retrouva sa marraine en train de feuilleter le livre de recettes de Liseron. Elle avait revêtu le tablier jaune de Marguerite.

— Ah, la voilà ! Galette des temps jadis pour les temps à venir. Princesse, sors les ingrédients du frigo. Six jaunes d’œufs, dix-sept cuillères à soupe de sucre, vingt-quatre cuillères à soupe de farine, une demi-motte de beurre, une cuillère à café de levure et quelques gouttes de fleur d’oranger.

Elles confectionnèrent la pâte et l’enfournèrent. Dès que les odeurs sucrées filtrèrent hors du four, les jumelles rappliquèrent.

— À table, petites ! lança tante Rose en leur servant un verre de lait et des tartines garnies. Toi aussi Capucine, tu dois prendre des forces. Tu es trop maigre !

— Gâteau ? interrogea Lila.

— Il n’est pas pour nous. Nous l’emporterons à la cérémonie.