Les Filles du feu - Gérard de Nerval - E-Book

Les Filles du feu E-Book

Gérard de Nerval

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Beschreibung

Extrait : "J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée!... Je n'aimais qu'elle, je ne voyais qu'elle, - jusque-là !"

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EAN : 9782335003642

©Ligaran 2015

Angélique
1re lettre à M. L.D.

Voyage à la recherche d’un livre unique. – Francfort et Paris. – L’abbé de Bucquoy. – Pilat à Vienne. – La bibliothèque Richelieu. – Personnalités. – La bibliothèque d’Alexandrie.

En 1851, je passais à Francfort. – Obligé de rester deux jours dans cette ville, que je connaissais déjà, – je n’eus d’autre ressource que de parcourir les rues principales, encombrées alors par les marchands forains. La place du Rœmer, surtout, resplendissait d’un luxe inouï d’étalages ; et près de là, le marché aux fourrures étalait des dépouilles d’animaux sans nombre, venues soit de la haute Sibérie, soit des bords de la mer Caspienne. – L’ours blanc, le renard bleu, l’hermine, étaient les moindres curiosités de cette incomparable exhibition ; plus loin, les verres de Bohême aux mille couleurs éclatantes, montés, festonnés, gravés, incrustés d’or, s’étalaient sur des rayons de planches de cèdre, – comme les fleurs coupées d’un paradis inconnu.

Une plus modeste série d’étalages régnait le long de sombres boutiques, entourant les parties les moins luxueuses du bazar, – consacrées à la mercerie, à la cordonnerie et aux divers objets d’habillement. C’étaient des libraires, venus de divers points de l’Allemagne, et dont la vente la plus productive paraissait être celle des almanachs, des images peintes et des lithographies : le Wolks-Kalender (Almanach du peuple), avec ses gravures sur bois, – les chansons politiques, les lithographies de Robert Blum et des héros de la guerre de Hongrie, voilà ce qui attirait les yeux et les hreutzers de la foule. Un grand nombre de vieux livres, étalés sous ces nouveautés, ne se recommandaient que par leurs prix modiques, – et je fus étonné d’y trouver beaucoup de livres français.

C’est que Francfort, ville libre a servi longtemps de refuge aux protestants ; – et, comme les principales villes des Pays-Bas, elle fut longtemps le siège d’imprimeries qui commencèrent par répandre en Europe les œuvres hardies des philosophes et des mécontents français, – et qui sont restées, sur certains points, des ateliers de contrefaçon pure et simple, qu’on aura bien de la peine à détruire.

Il est impossible, pour un Parisien, de résister au désir de feuilleter de vieux ouvrages étalés par un bouquiniste. Cette partie de la foire de Francfort me rappelait les quais, – souvenir plein d’émotion et de charme. J’achetai quelques vieux livres, – ce qui me donnait le droit de parcourir longuement les autres. Dans le nombre, j’en rencontrai un, imprimé moitié en français, moitié en allemand, et dont voici le titre, que j’ai pu vérifier depuis dans le Manuel du Libraire de Brunet :

« Évènement des plus rares, ou Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy singulièrement son évasion du Fort-l’Évêque et de la Bastille, avec plusieurs ouvrages vers et prose, et particulièrement la game des femmes, se vend chez Jean de la France, rue de la Réforme, à l’Espérance, à Bonnefoy. – 1749. »

Le libraire m’en demanda un florin et six kreutzers (on prononce cruches). Cela me parut cher pour l’endroit, et je me bornai à feuilleter le livre, – ce qui, grâce à la dépense que j’avais déjà faite, m’était gratuitement permis. Le récit des évasions de l’abbé de Bucquoy était plein d’intérêt ; mais je me dis enfin : je trouverai ce livre à Paris, aux bibliothèques, ou dans ces mille collections où sont réunis tous les mémoires possibles relatifs à l’histoire de France. Je pris seulement le titre exact, et j’allai me promener au Meinlust, sur le quai du Mein, en feuilletant les pages du Wolks-Kalender.

À mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l’amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d’insérer ce que l’assemblée s’est plu à appeler le feuilleton-roman. J’ai vu bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les frappait cruellement dans leurs moyens d’existence.

Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu’il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman, et pressé de vous donner un titre, j’indiquai celui-ci : l’Abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverais très vite à Paris les documents nécessaires pour parler de ce personnage d’une façon historique et non romanesque, – car il faut bien s’entendre sur les mots.

Je m’étais assuré de l’existence du livre en France, et je l’avais vu classé non seulement dans le manuel de Brunet, mais aussi dans la France littéraire de Quérard. – Il paraissait certain que cet ouvrage noté, il est vrai, comme rare, se rencontrerait facilement soit dans quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez les libraires spéciaux.

Du reste, ayant parcouru le livre, – ayant même rencontré un second récit des aventures de l’abbé de Bucquoy dans les lettres si spirituelles et si curieuses de madame Dunoyer, – je ne me sentais pas embarrassé pour donner le portrait de l’homme et pour écrire sa biographie selon des données irréprochables.

Mais je commence à m’effrayer aujourd’hui des condamnations suspendues sur les journaux pour la moindre infraction au texte de la loi nouvelle. Cinquante francs d’amende par exemplaire saisi, c’est de quoi faire reculer les plus intrépides : car, pour les journaux qui tirent seulement à vingt-cinq mille, – et il y en a plusieurs, – cela représenterait plus d’un million. On comprend alors combien une large interprétation de la loi donnerait au pouvoir de moyens pour éteindre toute opposition. Le régime de la censure serait de beaucoup préférable. Sous l’ancien régime, avec l’approbation d’un censeur, – qu’il était permis de choisir, – on était sûr de pouvoir sans danger produire ses idées, et la liberté dont on jouissait était extraordinaire quelquefois. J’ai lu des livres contresignés Louis et Phélippeaux qui seraient saisis aujourd’hui incontestablement.

Le hasard m’a fait vivre à Vienne sous le régime de la censure. Me trouvant quelque peu gêné par suite de frais de voyage imprévus, et en raison de la difficulté de faire venir de l’argent de France, j’avais recouru au moyen bien simple d’écrire dans les journaux du pays. On payait cent cinquante francs la feuille de seize colonnes très courtes. Je donnai deux séries d’articles, qu’il fallut soumettre aux censeurs.

J’attendis d’abord plusieurs jours. On ne me rendait rien. – Je me vis forcé d’aller trouver M. Pilat, le directeur de cette institution, en lui exposant qu’on me faisait attendre trop longtemps le visa. – Il fut pour moi d’une complaisance rare, – et il ne voulut pas, comme son quasi-homonyme, se laver les mains de l’injustice que je lui signalais. J’étais privé, en outre, de la lecture des journaux français, car on ne recevait dans les cafés que le Journal des Débats et la Quotidienne. M. Pilat me dit : « Vous êtes ici dans l’endroit le plus libre de l’empire (les bureaux de la censure), et vous pouvez venir y lire, tous les jours, même le National et le Charivari. »

Voilà des façons spirituelles et généreuses qu’on ne rencontre que chez les fonctionnaires allemands, et qui n’ont que cela de fâcheux qu’elles font supporter plus longtemps l’arbitraire.

Je n’ai jamais eu tant de bonheur avec la censure française, – je veux parler de celle des théâtres, – et je doute que si l’on rétablissait celle des livres et des journaux, nous eussions plus à nous en louer. Dans le caractère de notre nation, il y a toujours une tendance à exercer la force, quand on la possède, ou les prétentions du pouvoir, quand on le tient en main.

Je parlais dernièrement de mon embarras à un savant, qu’il est inutile de désigner autrement qu’en l’appelant bibliophile. Il me dit : Ne vous servez pas des Lettres galantes de madame Dunoyer pour écrire l’histoire de l’abbé de Bucquoy. Le titre seul du livre empêchera qu’on le considère comme sérieux ; attendez la réouverture de la Bibliothèque (elle était alors en vacances), et vous ne pouvez manquer d’y trouver l’ouvrage que vous avez lu à Francfort.

Je ne fis pas attention au malin sourire qui, probablement, pinçait alors la lèvre du bibliophile, – et, le 1er octobre, je me présentais l’un des premiers à la Bibliothèque nationale.

M. Pilon est un homme plein de savoir et de complaisance. Il fit faire des recherches qui, au bout d’une demi-heure, n’amenèrent aucun résultat. Il feuilleta Bru net et Quérard, y trouva le livre parfaitement désigné, et me pria de revenir au bout de trois jours : – on n’avait pas pu le trouver. – Peut-être cependant, me dit M. Pilon, avec l’obligeante patience qu’on lui connaît, – peut-être se trouve-t-il classé parmi les romans.

Je frémis : – Parmi les romans ?… mais c’est un livre historique !… cela doit se trouver dans la collection des Mémoires relatifs au siècle de Louis XIV. Ce livre se rapporte à l’histoire spéciale de la Bastille : il donne des détails sur la révolte des camisards, sur l’exil des protestants, sur cette célèbre ligue des faux-sauniers de Lorraine, dont Mandrin se servit plus tard pour lever des troupes régulières qui furent capables de lutter contre des corps d’armée et de prendre d’assaut des villes telles que Beaune et Dijon !…

– Je le sais, me dit M. Pilon ; mais le classement des livres, fait à diverses époques, est souvent fautif. On ne peut en réparer les erreurs qu’à mesure que le public fait la demande des ouvrages. Il n’y a ici que M. Ravenel qui puisse vous tirer d’embarras… Malheureusement, il n’est pas de semaine.

J’attendis la semaine de M. Ravenel. Par bonheur, je rencontrai, le lundi suivant, dans la salle de lecture, quelqu’un qui le connaissait, et qui m’offrit de me présenter à lui. M. Ravenel m’accueillit avec beaucoup de politesse, et me dit ensuite : « Monsieur, je suis charmé du hasard qui me procure votre connaissance, et je vous prie seulement de m’accorder quelques jours. Cette semaine, j’appartiens au public. La semaine prochaine, je serai tout à votre service. ».

Comme j’avais été présenté à M. Ravenel, je ne faisais plus partie du public ! Je devenais une connaissance privée, – pour laquelle on ne pouvait se déranger du service ordinaire.

Cela était parfaitement juste d’ailleurs ; – mais admirez ma mauvaise chance !… Et je n’ai eu qu’elle à accuser.

On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque. Ils tiennent en partie à l’insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c’est qu’une grande partie du temps et de la fatigue des savants distingués qui remplissent là des fonctions peu lucratives de bibliothécaires, est dépensée à donner aux six cents lecteurs quotidiens des livres usuels, qu’on trouverait dans tous les cabinets de lecture ; – ce qui ne fait pas moins de tort à ces derniers qu’aux éditeurs et aux auteurs, dont il devient inutile dès lors d’acheter ou de louer les livres.

On l’a dit encore avec raison, un établissement unique au monde comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une salle d’asile, – dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour l’existence et la conservation des livres. Cette quantité de désœuvrés vulgaires, de bourgeois retirés, d’hommes veufs, de solliciteurs sans places, d’écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards maniaques, – comme l’était ce pauvre Carnaval qui venait tous les jours avec un habit rouge, bleu clair, ou vert pomme, et un chapeau orné de fleurs, – mérite sans doute considération, mais n’existe-t-il pas d’autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur ouvrir ?…

Il y avait aux imprimés dix-neuf éditions de Don Quichotte. Aucune n’est restée complète. Les voyages, les comédies, les histoires amusantes, comme celles de M. Thiers et de M. Capefigue, l’Almanach des adresses, sont ce que ce public demande invariablement, depuis que les bibliothèques ne donnent plus de romans en lecture.

Puis, de temps en temps, une édition se dépareille, un livre curieux disparaît, grâce au système trop large qui consiste à ne pas même demander les noms des lecteurs.

La république des lettres est la seule qui doive être quelque peu imprégnée d’aristocratie, – car on ne contestera jamais celle de la science et du talent.

La célèbre bibliothèque d’Alexandrie n’était ouverte qu’aux savants ou aux poètes connus par des ouvrages d’un mérite quelconque. Mais aussi l’hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps qu’il leur plaisait d’y séjourner.

Et à ce propos, – permettez à un voyageur qui en a foulé les débris et interrogé les souvenirs, de venger la mémoire de l’illustre calife Omar de cet éternel incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, qu’on lui reproche communément. Omar n’a jamais mis le pied à Alexandrie, – quoi qu’en aient dit bien des académiciens. Il n’a pas même eu d’ordres à envoyer sur ce point à son lieutenant Amrou. – La bibliothèque d’Alexandrie et le Serapéon, ou maison de secours, qui en faisait partie, avaient été brûlés et détruits au quatrième siècle par les chrétiens, – qui, en outre, massacrèrent dans les rues la célèbre Hypatie, philosophe pythagoricienne. Ce sont là, sans doute, des excès qu’on ne peut reprocher à la religion, – mais il est bon de laver du reproche d’ignorance ces malheureux Arabes dont les traductions nous ont conservé les merveilles de la philosophie, de la médecine et des sciences grecques, en y ajoutant leurs propres travaux, – qui sans cesse perçaient de vifs rayons la brume obstinée des époques féodales.

Pardonnez-moi ces digressions, – et je vous tiendrai au courant du voyage que j’entreprends à la recherche de l’abbé de Bucquoy. Ce personnage excentrique et éternellement fugitif ne peut échapper toujours à une investigation rigoureuse.

2e lettre

Un paléographe. – Rapports de police en 1709. – Affaire Le Pileur. – Un drame domestique.

Il est certain que la plus grande complaisance règne à la Bibliothèque nationale. Aucun savant sérieux ne se plaindra de l’organisation actuelle ; – mais quand un feuilletoniste ou un romancier se présente, « tout le dedans des rayons tremble. » Un bibliographe, un homme appartenant à la science régulière, savent juste ce qu’ils ont à demander. Mais l’écrivain fantaisiste, exposé à perpétrer un roman-feuilleton, fait tout déranger, et dérange tout le monde pour une idée biscornue qui lui passe par la tête.

C’est ici qu’il faut admirer la patience d’un conservateur, – l’employé secondaire est souvent trop jeune encore pour s’être fait à cette paternelle abnégation. Il vient parfois des gens grossiers qui se font une idée exagérée des droits que leur confère cet avantage de faire partie du public, – et qui parlent à un bibliothécaire avec le ton qu’on emploie pour se faire servir dans un café. – Eh bien, un savant illustre, un académicien, répondra à cet homme avec la résignation bienveillante d’un moine. Il supportera tout de lui de dix heures à deux heures et demie, inclusivement.

Prenant pitié de mon embarras, on avait feuilleté les catalogues, remué jusqu’à la réserve, jusqu’à l’amas indigeste des romans, – parmi lesquels avait pu se trouver classé par erreur l’abbé Bucquoy ; tout d’un coup un employé s’écria : – Nous l’avons en hollandais ! Il me lut ce titre : « Jacques de Bucquoy : – Évènements remarquables… »

– Pardon, fis-je observer, le livre que je cherche commence par « Évènement des plus rares… »

– Voyons encore, il peut y avoir une erreur de traduction : « d’un voyage de seize années fait aux Indes. – Harlem, 1744. »

– Ce n’est pas cela… et cependant le livre se rapporte à une époque où vivait l’abbé de Bucquoy ; le prénom Jacques est bien le sien. Mais qu’est-ce que cet abbé fantastique a pu aller faire dans les Indes ?

Un autre employé arrive : on s’est trompé dans l’orthographe du nom ; ce n’est pas de Bucquoy ; c’est du Bucquoy, et comme il peut avoir été écrit Dubucquoy, il faut recommencer toutes les recherches à la lettre D.

Il y avait véritablement de quoi maudire les particules des noms de famille ! Dubucquoy, disais-je, serait un roturier… et le titre du livre le qualifie comte de Bucquoy !

 

Un paléographe qui travaillait à la table voisine leva la tête et me dit : « La particule n’a jamais été une preuve de noblesse ; au contraire, le plus souvent, elle indique la bourgeoisie propriétaire, qui a commencé par ceux que l’on appelait les gens de franc alleu. On les désignait par le nom de leur terre, et l’on distinguait même les branches diverses par la désinence variée des noms d’une famille. Les grandes familles historiques s’appellent Bouchard (Montmorency), Bozon (Périgord), Beaupoil (Saint-Aulaire), Capet (Bourbon), etc. Les de et les du sont pleins d’irrégularités et d’usurpations. Il y a plus : dans toute la Flandre et la Belgique, de est le même article que le der allemand, et signifie le. Ainsi, de Muller veut dire : le meunier, etc. – Voilà un quart de la France rempli de faux gentilshommes. Béranger s’est raillé lui-même très gaiement sur le de qui précède son nom, et qui indique l’origine flamande. »

On ne discute pas avec un paléographe ; on le laisse parler.

 

Cependant, l’examen de la lettre D dans les diverses séries de catalogues n’avait pas produit de résultat.

– D’après quoi supposez-vous que c’est du Bucquoy, dis-je à l’obligeant bibliothécaire qui était venu en dernier lieu.

– C’est que je viens de chercher ce nom aux manuscrits dans le catalogue des archives de la police : 1709, est-ce l’époque ?

– Sans doute ; c’est l’époque de la troisième évasion du comte de Bucquoy.

– Du Bucquoy !… c’est ainsi qu’il est porté au catalogue des manuscrits. Montez avec moi, vous consulterez le livre même.

Je me suis vu bientôt maître de feuilleter un gros in-folio relié en maroquin rouge, et réunissant plusieurs dossiers de rapports de police de l’année 1709. Le second du volume portait ces noms : « Le Pileur, François Bouchard, dame de Boulanvilliers, Jeanne Massé, – Comte du Buquoy. »

Nous tenons le loup par les oreilles, – car il s’agit bien là d’une évasion de la Bastille, et voici ce qu’écrit M. d’Argenson dans un rapport à M. de Pontchartrain :

« Je continue à faire chercher le prétendu comte du Buquoy dans tous les endroits qu’il vous a plu de m’indiquer, mais on n’a peu en rien apprendre, et je ne pense pas qu’il soit à Paris. »

Il y a dans ce peu de lignes quelque chose de rassurant et quelque chose de désolant pour moi. – Le comte de Buquoy ou de Bucquoy, sur lequel je n’avais que des données vagues ou contestables, prend, grâce à cette pièce, une existence historique certaine. Aucun tribunal n’a plus le droit de le classer parmi les héros du roman-feuilleton.

D’un autre côté, pourquoi M. d’Argenson écrit-il : le prétendu comte de Bucquoy ?

Serait-ce un faux Bucquoy, – qui se serait fait passer pour l’autre… dans un but qu’il est bien difficile aujourd’hui d’apprécier ?

Serait-ce le véritable, qui aurait caché son nom sous un pseudonyme ?

Réduit à cette seule preuve, la vérité m’échappe, – et il n’y a pas un légiste qui ne fût fondé à contester même l’existence matérielle de l’individu !

Que répondre à un substitut qui s’écrierait devant le tribunal : « Le comte de Bucquoy est un personnage fictif, créé par la romanesque imagination de l’auteur !… » et qui réclamerait l’application de la loi, c’est-à-dire, peut-être un million d’amende ! ce qui se multiplierait encore par la série quotidienne de numéros saisis, si on les laissait s’accumuler ?

Sans avoir droit au beau nom de savant, tout écrivain est forcé parfois d’employer la méthode scientifique, je me mis donc à examiner curieusement l’écriture jaunie sur papier de Hollande du rapport signé d’Argenson. À la hauteur de cette ligne : « Je continue de faire chercher le prétendu comte… » Il y avait sur la marge ces trois mots écrits au crayon, et tracés d’une main rapide et ferme : « L’on ne peut trop. » Qu’est-ce que l’on ne peut trop ? – chercher l’abbé de Bucquoy, sans doute…

C’était aussi mon avis.

 

Toutefois, pour acquérir la certitude, en matière d’écritures, il faut comparer. Cette note se reproduisait sur une autre page à propos des lignes suivantes du même rapport :

« Les lanternes ont été posées sous les guichets du Louvre suivant votre intention, et je tiendrai la main à ce qu’elles soient allumées tous les soirs. »

La phrase était terminée ainsi dans l’écriture du secrétaire, qui avait copié le rapport. Une autre main moins exercée avait ajouté à ces mots : « allumées tous les soirs, » ceux-ci : « fort exactement. »

À la marge se retrouvaient ces mots de l’écriture évidemment du ministre Pontchartrain : « L’on ne peut trop. »

La même note que pour l’abbé de Bucquoy.

Cependant, il est probable que M. de Pontchartrain variait ses formules. Voici autre chose :

« J’ai fait dire aux marchands de la foire Saint-Germain qu’ils aient à se conformer aux ordres du roy, qui défendent de donner à manger durant les heures qui conviennent à l’observation du jeusne, suivant les règles de l’Église. »

Il y a seulement à la marge ce mot au crayon : « Bon. »

Plus loin il est question d’un particulier, arrête pour avoir assassiné une religieuse d’Evreux. On a trouvé sur lui une tasse, un cachet d’argent, des linges ensanglantés et un gand. – Il se trouve que cet homme est un abbé (encore un abbé !) ; mais les charges se sont dissipées, selon M. d’Argenson, qui dit que cet abbé est venu à Versailles pour y solliciter des affaires qui ne lui réussissent pas, puisqu’il est toujours dans le besoin. « Aincy, ajoute-t-il, je crois qu’on peut le regarder comme un visionnaire plus propre à renvoyer dans sa province qu’à tolérer à Paris, où il ne peut être qu’à charge au public. »

Le ministre a écrit au crayon : « Qu’il luy parle auparavant. » Terribles mots, qui ont peut-être changé la face de l’affaire du pauvre abbé.

Et si c’était l’abbé de Bucquoy lui-même ! – Pas de nom ; seulement un mot : Un particulier. Il est question plus loin de la nommée Lebeau, femme du nommé Cardinal, connue pour une prostituée… Le sieur Pasquier s’intéresse à elle…

Au crayon, en marge : « À la maison de Force. Bon pour six mois. »

 

Je ne sais si tout le monde prendrait le même intérêt que moi à dérouler ces pages terribles intitulées : Pièces diverses de police. Ce petit nombre de faits peint le point historique où se déroulera la vie de l’abbé fugitif. Et moi, qui le connais, ce pauvre abbé, – mieux peut-être que ne pourront le connaître mes lecteurs, – j’ai frémi en tournant les pages de ces rapports impitoyables qui avaient passé sous la main de ces deux hommes, – d’Argenson et Pontchartrain.

Il y a un endroit où le premier écrit, après quelques protestations de dévouement :

« Je saurais même comme je dois recevoir les reproches et les réprimandes qu’il vous plaira de me faire… »

Le ministre répond, à la troisième personne, et cette fois, en se servant d’une plume… « Il ne les méritera pas quand il voudra ; et je serais bien fâché de douter de son dévouement, ne pouvant douter de sa capacité. »

Il restait une pièce dans ce dossier. « Affaire Le Pileur. » Tout un drame effrayant se déroula sous mes yeux.

Ce n’est pas un roman.

Un drame domestique. – Affaire le Pileur

L’action représente une de ces terribles scènes de famille qui se passent au chevet des morts, – dans ce moment, si bien rendu jadis sur une scène des boulevards, – où l’héritier, quittant son masque de componction et de tristesse, se lève fièrement et dit aux gens de la maison : « Les clefs ? »

Ici nous avons deux héritiers après la mort de Binet de Villiers : son frère Binet de Basse-Maison, légataire universel, et son beau-frère Le Pileur.

Deux procureurs, celui du défunt et celui de Le Pileur travaillaient à l’inventaire, assistés d’un notaire et d’un clerc. Le Pileur se plaignit de ce qu’on n’avait pas inventorié un certain nombre de papiers que Binet de Basse-Maison déclarait de peu d’importance. Ce dernier dit à Le Pileur qu’il ne devait pas soulever de mauvais incidents et pouvait s’en rapporter à ce que dirait Châtelain, son procureur.

Mais Le Pileur répondit qu’il n’avait que faire de consulter son procureur ; qu’il savait ce qui était à faire, et que s’il formait de mauvais incidents, il était assez gros seigneur pour les soutenir.

Basse-Maison, irrité de ce discours, s’approcha de Le Pileur et lui dit, en le prenant par les deux boutonnières du haut de son justaucorps, qu’il l’en empêcherait bien ; – Le Pileur mit l’épée à la main, Basse-Maison en fit autant… Ils se portèrent d’abord quelques coups d’épée sans beaucoup s’approcher. La dame Le Pileur se jeta entre son mari et son père ; les assistants s’en mêlèrent et l’on parvint à les pousser chacun dans une chambre différente, que l’on ferma à clef.

Un moment après l’on entendit s’ouvrir une fenêtre ; c’était Le Pileur qui criait à ses gens restés dans la cour « d’aller quérir ses deux neveux. »

Les hommes de loi commençaient un procès-verbal sur le désordre survenu, quand les deux neveux entrèrent le sabre à la main. – C’étaient deux officiers de la maison du roi ; ils repoussèrent les valets, et présentèrent la pointe aux procureurs et au notaire, demandant où était Basse-Maison.

On refusait de leur dire, quand Le Pileur cria de sa chambre : « À moi, mes neveux ! »

Les neveux avaient déjà enfoncé la porte de la chambre de gauche, et accablaient de coups de plat de sabre l’infortuné Binet de Basse-Maison, lequel était, selon le rapport, « hasthmatique. »

Le notaire, qui s’appelait Dionis, crut alors que la colère de Le Pileur serait satisfaite et qu’il arrêterait ses neveux – il ouvrit donc la porte et lui fit ses remontrances. À peine dehors, Le Pileur s’écria : « On va voir beau jeu ! » Et arrivant derrière ses neveux, qui battaient toujours Basse-Maison, il lui porta un coup d’épée dans le ventre.

La pièce qui relate ces faits est suivie d’une autre plus détaillée, avec les dépositions de treize témoins, dont les plus considérables étaient les deux procureurs et le notaire.

Il est juste de dire que ces treize témoins avaient lâché pied au moment critique. Aussi, aucun ne rapporte qu’il soit absolument certain que Le Pileur ait donné le coup d’épée.

Le premier procureur dit qu’il n’est sûr que d’avoir entendu de loin les coups de plat de sabre.

Le second dépose comme son confrère.

Un laquais nommé Barry s’avance davantage : – Il a vu le meurtre de loin par une fenêtre ; mais il ne sait si c’était Le Pileur ou un habillé de gris blanc qui a donné à Basse-Maison un coup d’épée dans le ventre. Louis Calot, autre laquais, dépose à peu près de même.

Le dernier de ces treize braves, qui est le moins considérable, le clerc du notaire, a veu la dame Le Pileur faire main basse sur plusieurs des papiers du défunt. Il a ajouté qu’après la scène, Le Pileur est venu tranquillement chercher sa femme dans la salle où elle était, et « qu’il s’en alla dans son carrosse avec elle et les deux hommes qui avaient fait la violence. »

 

La moralité manquerait à ce récit instructif, touchant les mœurs du temps, – si l’on ne lisait à la fin du rapport cette conclusion remarquable : « Il y a peu d’exemples d’une violence aussi odieuse et aussi criminelle… Cependant, comme les héritiers des deux frères morts se trouvent aussi beaux-frères du meurtrier, on peut craindre avec beaucoup d’apparence que cet assassinat ne demeure impuni et ne produise d’autre effet que de rendre le sieur Le Pileur beaucoup plus traitable sur des propositions d’accommoder qui lui seront faites de la part de ses cohéritiers, par rapport à leurs intérêts communs. »

On a dit que dans le grand siècle, le plus petit commis écrivait aussi pompeusement que Bossuet. Il est impossible de ne pas admirer ce beau détachement du rapport qui fait espérer que le meurtrier deviendra plus traitable sur le règlement de ses intérêts… Quant au meurtre, à l’enlèvement des papiers, aux coups mêmes, distribués probablement aux hommes de loi, ils ne peuvent être punis, parce que ni les parents ni d’autres n’en porteront plainte, – M. Le Pileur étant trop grand seigneur pour ne pas soutenir même ses mauvais incidents…

Il n’est plus question ensuite de cette histoire, – qui m’a fait oublier un instant le pauvre abbé ; – mais, à défaut d’enjolivements romanesques, on peut du moins découper des silhouettes historiques pour le fond du tableau. Tout déjà, pour moi, vit et se recompose. Je vois d’Argenson dans son bureau, Pontchartrain dans son cabinet, le Pontchartrain de Saint-Simon, qui se rendit si plaisant en se faisant appeler de Pontchartrain, et qui, comme bien d’autres, se vengeait du ridicule par la terreur.

Mais à quoi bon ces préparations ? Me sera-t-il permis seulement de mettre en scène les faits, à la manière de Froissard ou de Monstrelet ? – On me dirait que c’est le procédé de Walter Scott, un romancier, et je crains bien qu’il ne faille me borner à une analyse pure et simple de l’histoire de l’abbé de Bucquoy… quand je l’aurai trouvée.

3e lettre

Un conservateur de la Bibliothèque Mazarine. – La souris d’Athènes. – La Sonnette enchantée.

J’avais bon espoir : M. Ravenel devait s’en occuper ; – ce n’était plus que huit jours à attendre. Et, du reste, je pouvais, dans l’intervalle, trouver encore le livre dans quelque autre bibliothèque publique.

Malheureusement, toutes étaient fermées, – hors la Mazarine. J’allai donc troubler le silence de ces magnifiques et froides galeries. Il y a là un catalogue fort complet, que l’on peut consulter soi-même, et qui, en dix minutes, vous signale clairement le oui ou le non de toute question. Les garçons eux-mêmes sont si instruits qu’il est presque toujours inutile de déranger les employés et de feuilleter le catalogue. Je m’adressai à l’un d’eux, qui fut étonné, chercha dans sa tête et me dit : « Nous n’avons pas le livre… ; pourtant, j’en ai une vague idée.

Le conservateur est un homme plein d’esprit, que tout le monde connaît, et de science sérieuse. Il me reconnut. « Qu’avez-vous donc à faire de l’abbé de Bucquoy ? est-ce pour un livret d’opéra ? j’en ai vu un charmant de vous il y a dix ans ; la musique était ravissante. Vous aviez là une actrice admirable Mais la censure, aujourd’hui, ne vous laissera pas mettre au théâtre un abbé.

– C’est pour un travail historique que j’ai besoin du livre. »

 

Il me regarda avec attention, comme on regarde ceux qui demandent des livres d’alchimie. « Je comprends, » dit-il enfin ; c’est pour un roman historique, genre Dumas.

– Je n’en ai jamais fait ; je n’en veux pas faire : je ne veux pas grever les journaux où j’écris de quatre ou cinq cents francs par jour de timbre… Si je ne sais pas faire de l’histoire, j’imprimerai le livre tel qu’il est !

Il hocha la tête et me dit : – Nous l’avons.

– Ah !

– Je sais où il est. Il fait partie du fonds de livres qui nous est venu de Saint-Germain-des-Prés. C’est pourquoi il n’est pas encore catalogué… Il est dans les caves.

– Ah ! si vous étiez assez bon…

– Je vous le chercherai : donnez-moi quelques jours.

– Je commence le travail après-demain.

– Ah ! c’est que tout cela est l’un sur l’autre : c’est une maison à remuer. Mais le livre y est : je l’ai vu.

– Ah ! faites bien attention, dis-je, à ces livres du fonds de Saint-Germain-des-Prés, – à cause des rats… On en a signalé tant d’espèces nouvelles sans compter le rat gris de Russie venu à la suite des Cosaques. Il est vrai qu’il a servi à détruire le rat anglais ; mais on parle à présent d’un nouveau rongeur arrivé depuis peu. C’est la souris d’Athènes. Il paraît qu’elle peuple énormément, et que la race en a été apportée dans des caisses envoyées ici par l’Université que la France entretient à Athènes.

Le conservateur sourit de ma crainte et me congédia en me promettant tous ses soins.

La sonnette enchantée

Il m’est venu encore une idée : la Bibliothèque de l’Arsenal est en vacances ; mais j’y connais un conservateur. – Il est à Paris : il a les clefs. Il a été autrefois très bienveillant pour moi, et voudra bien me communiquer exceptionnellement ce livre, qui est de ceux que sa bibliothèque possède en grand nombre.

Je m’étais mis en route. Une pensée terrible m’arrêta. C’était le souvenir d’un récit fantastique qui m’avait été fait il y a longtemps.

Le conservateur que je connais avait succédé à un vieillard célèbre, qui avait la passion des livres, et qui ne quitta que fort tard et avec grand regret ses chères éditions du 17e siècle ; il mourut cependant, et le nouveau conservateur prit possession de son appartement.

Il venait de se marier, et reposait en paix près de sa jeune épouse, lorsque tout à coup il se sent réveillé, à une heure du matin, par de violents coups de sonnette. La bonne couchait à un autre étage. Le conservateur se lève et va ouvrir.

Personne.

Il s’informe dans la maison : tout le monde dormait ; – le concierge n’avait rien vu.

Le lendemain, à la même heure, la sonnette retentit de la même manière avec une longue série de carillons.

Pas plus de visiteur que la veille. Le conservateur, qui avait été professeur quelque temps auparavant, suppose que c’est quelque écolier rancuneux, affligé de trop de pensums, qui se sera caché dans la maison, – ou qui aura même attaché un chat par la queue à un nœud coulant qui se serait relâché par l’effet de la traction…

Enfin, le troisième jour, il charge le concierge de se tenir sur le palier, avec une lumière, jusqu’au-delà de l’heure fatale, et lui promet une récompense si la sonnerie n’a pas lieu.

À une heure du matin, le concierge voit avec consternation le cordon de sonnette se mettre en branle de lui-même, le gland rouge danse avec frénésie le long du mur. Le conservateur ouvre, de son côté et ne voit devant lui que le concierge faisant des signes de croix.

– C’est l’âme de votre prédécesseur qui revient :

– L’avez-vous vu ?

– Non ! mais des fantômes, cela ne se voit pas à la chandelle.

– Eh bien, nous essaierons demain sans lumière.

Monsieur, vous pourrez bien essayer tout seul…

Après mûre réflexion, le conservateur se décida à ne pas essayer de voir le fantôme, et probablement on fit dire une messe pour le vieux bibliophile, car le fait ne se renouvela plus.

Et j’irais, moi, tirer cette même sonnette !… Qui sait si ce n’est pas le fantôme qui m’ouvrira ?

 

Cette bibliothèque est, d’ailleurs, pleine pour moi de tristes souvenirs : j’y ai connu trois conservateurs, – dont le premier était l’original du fantôme supposé ; le second, si spirituel et si bon… qui fut un de mes tuteurs littéraires ; le dernier, qui me révélait si complaisamment ses belles collections de gravures, et à qui j’ai fait présent d’un Faust, illustré de planches allemandes !

Non, je ne me déciderai pas facilement à retourner à l’Arsenal.

 

D’ailleurs, nous avons encore à visiter les vieux libraires. Il y a France ; il y a Merlin il y a Techener…

M. France me dit : « Je connais bien le livre ; je l’ai eu dans les mains dix fois… Vous pouvez le trouver par hasard sur les quais : je l’y ai trouvé pour dix sous.

Courir les quais plusieurs jours pour chercher un livre noté comme rare… J’ai mieux aimé aller chez Merlin. « Le Bucquoy ? me dit son successeur ; nous ne connaissons que cela ; j’en ai même un sur ce rayon… »

Il est inutile d’exprimer ma joie. Le libraire m’apporta un livre in-12, du format indiqué ; seulement, il était un peu gros (649 pages). Je trouvai, en l’ouvrant, ce titre, en regard d’un portrait : « Éloge du comte de Bucquoy. » Autour du portrait, on retrouvait en latin : COMES.A. BVCQVOY.

Mon illusion ne dura pas longtemps ; c’était une histoire de la rébellion de Bohême, avec le portrait d’un Bucquoy en cuirasse, ayant barbe coupée à la mode de Louis XIII. C’est probablement l’aïeul du pauvre abbé. – Mais il n’était pas sans intérêt de posséder ce livre ; car souvent les goûts et les traits de famille se reproduisent. Voilà un Bucquoy né dans l’Artois qui fait la guerre de Bohême ; – sa figure révèle l’imagination et l’énergie avec un grain de tendance au fantasque. L’abbé de Bucquoy a dû lui succéder comme les rêveurs succèdent aux hommes d’action.

Le canari

En me rendant chez Techener pour tenter une dernière chance, je m’arrêtai à la porte d’un oiselier. Une femme d’un certain âge, en chapeau, vêtue avec ce soin à demi luxueux qui révèle qu’on a vu de meilleurs jours, offrait au marchand de lui vendre un canari avec sa cage.

Le marchand répondit qu’il était bien embarrassé seulement de nourrir les siens. La vieille dame insistait d’une voix oppressée. L’oiselier lui dit que son oiseau n’avait pas de valeur. – La dame s’éloigna en soupirant.

J’avais donné tout mon argent pour les exploits en Bohême du comte de Bucquoy : sans cela, j’aurais dit au marchand : Rappelez cette dame, et dites-lui que vous vous décidez à acheter l’oiseau…

La fatalité qui me poursuit à propos des Bucquoy m’a laissé le remords de n’avoir pu le faire.

 

M. Techener m’a dit : Je n’ai plus d’exemplaires du livre que vous cherchez ; mais je sais qu’il s’en vendra un prochainement dans la bibliothèque d’un amateur.

– Quel amateur ?…

– X., si vous voulez, le nom ne sera pas sur le catalogue.

– Mais, si je veux acheter l’exemplaire maintenant ?…

– On ne vend jamais d’avance les livres catalogués et classés dans les lots. La vente aura lieu le 11 novembre.

Le 11 novembre !

Hier, j’ai reçu une note de M. Ravenel, conservateur de la Bibliothèque, à qui j’avais été présenté. Il ne m’avait pas oublié, et m’instruisait du même détail. Seulement il paraît que la vente a été remise au 20 novembre.

Que faire d’ici là. – Et encore, à présent, le livre montera peut-être à un prix fabuleux.

4e lettre

Un manuscrit des archives. – Angélique de Longueval. – Voyage à Compiègne. – Histoire de la grand-tante de l’abbé de Bucquoy.

J’ai eu l’idée d’aller aux archives de France où l’on m’a communiqué la généalogie authentique des Bucquoy. Leur nom patronymique est Longueval. En compulsant les dossiers nombreux qui se rattachent à cette famille, j’ai fait une trouvaille des plus heureuses.

C’est un manuscrit d’environ cent pages, au papier jauni, à l’encre déteinte, dont les feuilles sont réunies avec des faveurs d’un rose passé, et qui contient l’histoire d’Angélique de Longueval ; j’en ai pris quelques extraits que je tâcherai de lier par une analyse fidèle. Une foule de pièces et de renseignements sur les Longueval et sur les Bucquoy m’ont renvoyé à d’autres pièces, qui doivent exister à la Bibliothèque de Compiègne. – Le lendemain était le propre jour de la Toussaint ; je n’ai pas manqué cette occasion de distraction et d’étude.

La vieille France provinciale est à peine connue, – de ces côtés surtout, – qui cependant font partie des environs de Paris. Au point où l’Île-de-France, le Valois et la Picardie se rencontrent, – divisés par l’Oise et l’Aisne, au cours si lent et si paisible, – il est permis de rêver les plus belles bergeries du monde.

La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français, à peine modifié par une prononciation où les désinences des mots montent au ciel à la manière du chant de l’alouette… Chez les enfants cela forme comme un ramage. Il y a aussi dans les tournures de phrases quelque chose d’italien, – ce qui tient sans doute au long séjour qu’ont fait les Médicis et leur suite florentine dans ces contrées, divisées autrefois en apanages royaux et princiers.

Je suis arrivé hier au soir à Compiègne, poursuivant les Bucquoy sous toutes les formes, avec cette obstination lente qui m’est naturelle. Aussi bien les archives de Paris, où je n’avais pu prendre encore que quelques notes, eussent été fermées aujourd’hui, jour de la Toussaint.

À l’hôtel de la Cloche, célébré par Alexandre Dumas, on menait grand bruit, ce matin. Les chiens aboyaient, les chasseurs préparaient leurs armes ; j’ai entendu un piqueur qui disait à son maître : « Voici le fusil de monsieur le marquis. »

Il y a donc encore des marquis !

J’étais préoccupé d’une tout autre chasse… Je m’informai de l’heure à laquelle ouvrait la Bibliothèque.

– Le jour de la Toussaint, me dit-on, elle est naturellement fermée.

– Et les autres jours !

– Elle ouvre de sept heures du soir à onze heures.

Je crains de me faire ici plus malheureux que je n’étais. J’avais une recommandation pour l’un des bibliothécaires, qui est en même temps un de nos bibliophiles les plus éminents. Non seulement il a bien voulu me montrer les livres de la ville, mais encore les siens, – parmi lesquels se trouvent de précieux autographes, tels que ceux d’une correspondance inédite de Voltaire, et un recueil de chansons mises en musique par Rousseau et écrites de sa main, dont je n’ai pu voir sans attendrissement la belle et nette exécution, – avec ce titre : Anciennes Chansons sur de nouveaux airs. Voici la première dans le style marotique :

Celui plus je ne suis que j’ai jadis été,
Et plus ne saurais jamais l’être :
Mon doux printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre, etc.

Cela m’a donné l’idée de revenir à Paris par Ermenonville, – ce qui est la route la plus courte comme distance et la plus longue comme temps, bien que le chemin de fer fasse un coude énorme pour atteindre Compiègne.

On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s’en éloigner, sans faire au moins trois lieues à pied. – Pas une voiture directe. Mais demain, jour des Morts, c’est un pèlerinage que j’accomplirai respectueusement, – tout en pensant à la belle Angélique de Longueval.

Je vous adresse tout ce que j’ai recueilli sur elle aux archives et à Compiègne, rédigé sans trop de préparation d’après les documents manuscrits et surtout d’après ce cahier jauni, entièrement écrit de sa main, qui est peut-être plus hardi étant d’une fille de grande maison, – que les Confessions mêmes de Rousseau.

Angélique de Longueval était fille d’un des plus grands seigneurs de Picardie. Jacques de Longueval, comte de Haraucourt, son père, conseiller du roi en ses conseils, maréchal de ses camps et armées, avait le gouvernement du Châtelet et de Clermont-en-Beauvoisis. C’était dans le voisinage de cette dernière ville, au château de Saint-Rimbaut, qu’il laissait sa femme et sa fille, lorsque le devoir de ses charges l’appelait à la cour ou à l’armée.

Dès l’âge de treize ans, Angélique de Longueval, d’un caractère triste et rêveur, – n’ayant goût, comme elle le disait, ni aux belles pierres, ni aux belles tapisseries, ni aux beaux habits, ne respirait que la mort pour guérir son esprit. Un gentilhomme de la maison de son père en devint amoureux. Il jetait continuellement les yeux sur elle, l’entourait de ses soins, et bien qu’Angélique ne sût pas encore ce que c’était qu’Amour, elle trouvait un certain charme à la poursuite dont elle était l’objet.

La déclaration d’amour que lui fit ce gentilhomme resta même tellement gravée dans sa mémoire, que six ans plus tard, après avoir traversé les orages d’un autre amour, des malheurs de toute sorte, elle se rappelait encore cette première lettre et la retraçait mot pour mot. Qu’on me permette de citer ici ce curieux échantillon du style d’un amoureux de province au temps de Louis XIII.

Voici la lettre du premier amoureux de mademoiselle Angélique de Longueval :

« Je ne m’étonne plus de ce que les simples, sans la force des rayons du soleil, n’ont nulle vertu, puisque aujourd’hui j’ai été si malheureux que de sortir sans avoir vu cette belle aurore, laquelle m’a toujours mis en pleine lumière, et dans l’absence de laquelle je suis perpétuellement accompagné d’un cercle de ténèbres, dont le désir d’en sortir, et celui de vous revoir, ma belle, m’a obligé, comme ne pouvant vivre sans vous voir, de retourner avec tant de promptitude, afin de me ranger à l’ombre de vos belles perfections, l’aimant des quelles m’a entièrement dérobé le cœur et l’âme ; larcin toutefois que je révère, en ce qu’il m’a élevé en un lieu si saint et si redoutable, et lequel je veux adorer toute ma vie avec autant de zèle et de fidélité que vous êtes parfaite. »

Cette lettre ne porta pas bonheur au pauvre jeune homme qui l’avait écrite. En essayant de la glisser à Angélique, il fut surpris par le père, – et mourait à quatre jours de là, tué l’on ne dit pas comment.