Les grotesques de la musique - Hector Berlioz - E-Book

Les grotesques de la musique E-Book

Hector Berlioz

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Beschreibung

Les grotesques de la musique est constitué d'un choix de textes de Berlioz (1803-1869) rassemblés par lui-même. Si ce volume est imprégné d'un fervent amour de la musique, c'est pourtant l'ironie du texte qui frappe. Critiques, musiciens, spectateurs, directeurs de salles : nul n'est épargné par la plume espiègle du compositeur. Les grotesques de la musique constitue une grande et terrible satire du milieu musical. Pour constituer le volume des Grotesques de la musique, Berlioz adopte le même principe que pour Les Soirées de l'orchestre : les trois premiers quarts reprennent le contenu d'articles parus dans le Journal des débats, le dernier quart de la Revue et gazette musicale, en apportant certaines modifications au texte original, ainsi que des corrections et additions. Les Soirées de l'orchestre étaient dédiées « à mes bons amis les artistes de l'orchestre de X***, ville civilisée », que l'on interprète généralement comme « septentrionale ». Le nouvel ouvrage est donc dédié « à mes bons amis les artistes des choeurs de l'Opéra de Paris, ville barbare ». Préparés à partir du mois de janvier 1859, Les grotesques de la musique sont publiés vers le 8 mars 1859, et rencontrent un grand succès public et critique, « paradoxalement du reste car, pour la plupart des mélomanes, sa prose était aussi plaisante à lire que sa musique difficile à écouter1 ». Selon Gérard Condé, « on ignore l'importance du premier tirage des Grotesques ; on sait seulement qu'il s'en vendit 5 000 exemplaires entre 1871 et 1933, et qu'un édition allemande parut en 1864 ». L'édition originale de 1859 demeure cependant la seule publiée du vivant de son auteur.

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Table des matières

PROLOGUE----------------LETTRE DES CHORISTES DE L'OPÉRA

A MES BONS AMIS LES ARTISTES DES CHOEURS DE L'OPÉRA DE PARIS VILLE BARBARE

LES GROTESQUES DE LA MUSIQUE

Le droit de jouer en fa dans une symphonie en ré.

Un virtuose couronné.

Un nouvel instrument de musique.

Le régiment de colonels.

Une cantate.

Un Programme de musique grotesque.

Est-ce une ironie?

L'Évangéliste du tambour.

L'Apôtre du flageolet.

Le Prophète du trombone.

Chefs d'orchestre.

Appréciateurs de Beethoven.

La version Sontag.

On ne peut pas danser en MI.

Un baiser de Rossini.

Un Concerto de clarinette.

Les instruments de musique à l’Exposition universelle.

Un rival d’Érard.

Correspondance diplomatique.

Prudence et sagacité d'un Provincial.—L'orgue mélodium d'Alexandre.

La Trompette marine.—Le Saxophone.—Les Savants en instrumentation.

Jaguarita.—Les femmes sauvages.

La famille Astucio.

Les mariages de convenance.

Grande nouvelle.

Autre nouvelle.

Le sucre d'orge.—La musique sévère.

La Jettatura.

Les dilettanti en blouse et la musique sérieuse.

Lamentations de Jérémie.

Un critique modèle.

L'accent dramatique.

Succès d'un Miserere.

La saison.—Le club des cauchemars.

Petites Misères des grands Concerts.

On a un billet avec vingt francs.

Guerre aux bémols.

VOYAGES CORRESPONDANCE SCIENTIFIQUE

Aberrations et hallucinations de l'oreille.

CORRESPONDANCE PHILOSOPHIQUE

La débutante.—Despotisme du directeur de l'Opéra.

Le chant des coqs.—Les coqs du chant.

Les moineaux.

La musique pour rire.

Les sottises des nations. (Castigat ridendo mores.)

L'ingratitude est l'indépendance du cœur.

Vanité de la gloire.

PROLOGUE

LETTRE DES CHORISTES DE L’OPÉRA

A L'AUTEUR

CHER MAÎTRE,

Vous avez dédié un livre (les Soirées de l'orchestre ) à vos bons amis les artistes de X*** , ville civilisée . Cette ville (d'Allemagne, nous le savons) n'est pas plus civilisée que beaucoup d'autres très-probablement, malgré l'intention malicieuse qui vous a fait lui donner cette épithète. Que ses artistes soient supérieurs à ceux de Paris, il est permis d'en douter, et quant à leur affection pour vous, elle ne peut, à coup sûr, être aussi vive ni aussi ancienne que la nôtre. Les choristes parisiens en général, et ceux de l'Opéra en particulier, vous sont dévoués corps et âme; ils vous l'ont prouvé maintes fois de toutes les façons. Ont-ils murmuré de la longueur des répétitions, de la rigueur de vos exigences musicales, de vos interpellations violentes, de vos accès de fureur même, pendant les études du Requiem , du Te Deum , de Romeo et Juliette, de la Damnation de Faust , de l'Enfance du Christ, etc.?... Jamais, jamais. Us ont toujours, au contraire, rempli leur tâche avec zèle et une patience inaltérable. Vous n'êtes pourtant pas flatteur pour les hommes, ni galant pour les dames, pendant ces terribles répétitions.

Quand l'heure de commencer approche, si le personnel du chœur n'est pas au grand complet, s'il manque quelqu'un, vous vous promenez autour du piano comme le lion du Jardin des Plantes dans sa cage, vous grondez sourdement en mordant votre lèvre inférieure, vos yeux lancent de fauves éclairs; on vous salue, vous détournez la tête; vous frappez de temps en temps avec violence sur le clavier des accords dissonants qui indiquent votre colère intérieure, et nous disent clairement que vous seriez capable de déchirer les retardataires, les absents... s'ils étaient présents.

Puis vous nous reprochez toujours de ne pas chanter assez piano dans les nuances douces, de ne pas attaquer avec ensemble les forte ; vous voulez que l'on prononce les deux dans le mot angoisse et l'r dans la seconde syllabe du mot traître . Et si un malheureux illettré, un seul, égaré dans nos rangs, oublie votre observation grammaticale et s'avise de dire encore angoise ou traite, vous vous en prenez à tout le monde, vous nous accablez en masse de plaisanteries cruelles, nous appelant portiers, ouvreuses de loges, etc.!! Eh bien, nous supportons cela néanmoins, et nous vous aimons tout de même, parce que vous nous aimez, on le voit, et que vous adorez la musique, on le sent.

L'habitude française de donner la prééminence aux étrangers, lors même qu'il y a flagrante injustice à le faire, put seule vous porter à offrir vos Soirées de l'orchestre à des musiciens allemands.

C'est fait, n'en parlons plus.

Mais pourquoi n'écririez-vous pas maintenant, à notre intention, un livre du même genre, moins philosophique peut-être, plus gai, pour conjurer l'ennui qui nous ronge à l'Opéra?

Vous le savez, pendant les actes ou les fragments d'actes qui ne contiennent pas de chœurs, nous sommes prisonniers dans les foyers. Là il fait sombre comme dans l'entre-pont d'un vaisseau, il sent l'huile à quinquets, on est mal assis; on y entend raconter en mauvais termes de vieilles histoires moisies, répéter des mots rances; ou bien le silence et l'inaction nous écrasent à la fois, jusqu'au moment où l'avertisseur vient nous faire rentrer en scène... Ah! le métier n'est pas beau, croyez-le. Faire des cinquantaines de répétitions pour se fourrer dans la tête les parties de chant presque inchantables des compositions nouvelles! apprendre par cœur des opéras qui durent de sept heures à minuit! changer jusqu'à six fois de costume par soirée! rester parqués comme des moutons, quand il n'y a rien à chanter, et n'avoir pas, en somme, pendant ces interminables représentations, cinq minutes de bon temps!!... Car nous n'imitons pas vos artistes d'Allemagne, qui se permettent d'exécuter à demi-orchestre les ouvrages dont ils font peu de cas. Nous chantons tout dans tout. Certes, si nous prenions ainsi la liberté de donner de la voix seulement dans les partitions qui nous plaisent, les cas d'esquinancie seraient rares parmi les choristes de l'Opéra. De plus, nous chantons debout, nous sommes toujours sur nos jambes, tandis que les musiciens d'orchestre jouent assis dans leur cave à musique. C'est à devenir huître!

Allons, soyez bon, faites-nous un volume de contes véritables, d'histoires fabuleuses, de farces même, comme vous en écrivez souvent quand vous êtes de mauvaise humeur; nous lirons cela dans nos entre-ponts à la lueur de nos quinquets; nous vous devrons l'oubli de quelques tristes heures, et vous aurez droit à toute la reconnaissance du chœur.

Vos fidèles soprani, contralti, ténors

et basses de l'Opéra.

Paris, le 22 décembre 1858.

RÉPONSE DE L’AUTEUR

AUX CHORISTES DE L’OPÉRA

Mesdames et Messieurs ,

Vous me dites: cher maître! j'ai été sur le point de vous répondre: chers esclaves! car je sais à quel point vous êtes privés de loisirs et de liberté. Ne fus-je pas autrefois choriste, moi aussi? et dans quel théâtre encore! Dieu vous garde d'y entrer jamais.

Je connais donc bien les rudes labeurs que vous accomplissez, le nombre des tristes heures que vous comptez, et le taux des appointements plus tristes encore que vous subissez. Hélas! je ne suis ni plus maître, ni plus libre, ni plus joyeux que vous. Vous travaillez, je travaille, nous travaillons pour vivre; et vous vivez, je vis, nous vivons pour travailler. Les saint-simoniens ont prétendu connaître le travail attrayant; ils en ont bien gardé le secret; je puis l'assurer, ce travail-là m'est aussi inconnu qu'à vous-mêmes. Je ne compte plus mes tristes heures; elles tombent les unes sur les autres, froides et monotones comme ces gouttes de neige fondue qui alourdissent à Paris le sombre silence des nuits d'hiver.

Quant à mes appointements, n'en parlons pas...

Je reconnais la justesse de votre reproche au sujet de la dédicace des Soirées de l'Orchestre ; j'aurais dû, puisqu'il s'agissait d'un livre sur les choses musicales et sur les musiciens, l'offrir à mes amis les artistes de Paris. Mais je revenais d'Allemagne quand la fantaisie me prit d'écrire ce volume; j'étais encore sous l'impression de l'accueil chaleureux et cordial que m'avait fait l'orchestre de la ville civilisée , et je supposais si peu trouver dans le public la moindre sympathie pour mes Soirées , que les dédier à quelqu'un c'était, à mon sens, les mettre sous un patronage et non point faire un hommage dont on pût être flatté. Vos regrets à ce propos semblent indiquer chez vous une opinion différente de la mienne. A vous en croire, il y aurait donc des lecteurs pour ma prose!... Je me serais donc trompé!... je serais donc un imbécile! Cela me remplit de joie.

Vous me plaisantez sur mes observations grammaticales. Je ne me flatte pourtant guère de savoir le français; non, je sais bien que l'on sait que je ne le sais pas. Mais un bon nombre de mots fort usités sont, je ne l'ignore point, des termes barbares, et j'ai horreur de les entendre. Le mot angoise est de ceux-là; il est souvent employé par les chanteurs et les cantatrices les plus richement appointés de nos théâtres lyriques. Une élève couronnée du Conservatoire s'obstinait, malgré tous les avis, à dire: «Mortelle angoise!» Je parvins à la corriger en lui affirmant qu'il y avait trois s dans ce mot, espérant qu'elle en prononcerait au moins deux. Ce qui arriva, et lui fit chanter enfin: «Mortelle angoisse!»

Vous semblez porter envie aux musiciens instrumentistes jouant assis dans leur cave à musique, au lieu de rester comme les choristes, de longues heures debout. Soyez donc justes. Us sont assis, j'en conviens, dans cette cave où l'on gagne à peine de l'eau à boire, mais ils jouent toujours, sans relâche, sans trêve ni merci, n'imitant pas plus que vous le laisser-aller de mes amis de la ville civilisée . Les directeurs leur permettent seulement de compter des pauses, quand par hasard le compositeur leur en donne à compter. Ils jouent dans les ouvertures, dans les airs, duos, trios, quatuors, morceaux d'ensemble, ils accompagnent vos chœurs; un administrateur de l'Opéra voulait même les faire jouer dans les chœurs sans accompagnement , prétendant qu'il ne les payait pas pour se croiser les bras.

Et vous savez comme on les paye!!...

Us ne changent pas de costume toutes les demi-heures, c'est encore vrai; mais l'obligation où ils sont depuis peu de se présenter à l'orchestre en cravate blanche est ruineuse pour eux. Il y a de nos pauvres confrères musiciens de l'Opéra qui touchent, dit-on, environ 66 fr. 65 c. par mois. A quatorze représentations par mois, cela ne fait pas 5 fr. par séance de cinq heures; c'est un peu moins de vingt sous par heure, moins que l'heure d'un fiacre. Et maintenant ils se trouvent grevés de frais de toilette. Il leur faut au moins sept cravates blanches par mois, en supposant qu'ils sachent en retourner adroitement quelques-unes pour les faire servir plusieurs fois. Et ces frais de blanchissage finiront avec le temps par produire une somme assez ronde. Combien coûte en effet le blanchissage et le repassage d'une cravate blanche empesée (sans compter le prix de la cravate)? Quinze centimes. Admettons que l'artiste s'abstienne par économie de la faire empeser, et la fasse repasser pour les représentations solennelles seulement. De quinze centimes ses frais seront ainsi réduits à deux sous. Eh bien, voyez, il devra au bout du mois écrire sur son livre de dépenses le compte suivant:

Cra- vate

pour les Huguenots

3 sous.

Id.

pour le Prophète

3 »

Id.

pour Robert le Diable

Id.

pour le Cheval de bronze

Id.

pour Guillaume Tell

pour la Favorite, quand M

me

Borghi-Mamo ne joue pas

2 sous.

Id.

pour la Juive

Id.

pour la Sylphide

Id.

pour le Violon du Diable

2 »

Id.

pour les deux premiers actes de Lucie, quand Roger ne joue pas

2 »

Id.

pour François Villon

2 »

Id.

pour la Xacarilla

2 »

Id.

pour le Rossignol (la cravate a servi trois fois)

Id.

pour la Rose de Florence (elle a servi quatre fois)

Total pour quatorze représentations et sept cravates

1

cf ..

55

Pour un an

18 f. 60

C.

Pour dix ans

186

f.

Lesquels 186 fr., prélevés sur le budget d'un malheureux violoniste père de famille, peuvent le mettre dans l'atroce nécessité de recourir à sa dernière cravate pour se pendre.

L'existence des musiciens d'orchestre est donc semée d'à peu près autant de roses que celle des artistes des chœurs; les uns et les autres peuvent se donner la main.

Quoi qu'il en soit, je serais heureux, je vous le jure, de bercer un temps votre ennui (pour parler comme l'Oronte de Molière); mais la gaieté de mes anecdotes est fort problématique, et je n'oserais céder à vos amicales instances, si les choses les plus tristes n'avaient si souvent un côté bouffon. Vous connaissez le mot de ce condamné à mort, disant de sa voix rauque à la femme éplorée venue pour lui faire ses derniers adieux et le suivre jusqu'au lieu du supplice: «Tu n'as donc pas amené l'petit?—Ah! mon Dieu! quelle idée! pouvais-je lui montrer son père sur l'échafaud?—T'as eu tort, ça l'aurait amusé, c't enfant.»

Or, voici un opuscule dont je ne puis trop bien distinguer le caractère; je le nommerai à tout hasard: Les Grotesques de la musique , bien qu'il y ait parci par-là des grotesques étrangers à l'art musical. Selon la disposition d'esprit des lecteurs, il peut leur sembler ou risible ou déplorable. Tâchez de trouver quelque plaisir à le lire; quant à moi, je me suis amusé en l'écrivant, comme eût fait sans doute l'enfant du condamné en assistant à l'exécution de son père.

Adieu, mesdames et messieurs; je baise les belles mains, je serre cordialement les autres, et je vous prie de croire toujours à la sincère et vive affection de votre tout dévoué camarade,

HECTOR BERLIOZ.

Paris, 21 janvier 1859.

A MES BONS AMISLES ARTISTES DES CHOEURS DE L'OPÉRA DE PARISVILLE BARBARE

LES GROTESQUESDE LA MUSIQUE

L'art musical est sans contredit celui de tous les arts qui fait naître les passions les plus étranges, les ambitions les plus saugrenues, je dirai même les monomanies les plus caractérisées. Parmi les malades enfermés dans les maisons de santé, ceux qui se croient Neptune ou Jupiter sont aisément reconnus pour monomanes; mais il en est beaucoup d'autres, jouissant d'une entière liberté, dont les parents n'ont jamais songé à recourir pour eux aux soins de la science phrénologique, et dont la folie pourtant est évidente. La musique leur a détraqué le cerveau. Je m'abstiendrai de parler à ce sujet des hommes de lettres, qui écrivent, soit en vers, soit en prose, sur des questions de théorie musicale dont ils n'ont pas la connaissance la plus élémentaire, en employant des mots dont ils ne comprennent pas le sens; qui se passionnent de sang-froid pour d'anciens maîtres dont ils n'ont jamais entendu une note; qui leur attribuent généreusement des idées mélodiques et expressives que ces maîtres n'ont jamais eues, puisque la mélodie et l'expression n'existaient pas à l'époque où ils vécurent; qui admirent en bloc, et avec la même effusion de cœur, deux morceaux signés du même nom, dont l'un est beau en effet, quand l'autre est absurde; qui disent et écrivent enfin ces étonnantes bouffonneries que pas un musicien ne peut entendre citer sans rire. C'est convenu, chacun a le droit de parler et d'écrire sur la musique; c'est un art banal et fait pour tout le monde ; la phrase est consacrée. Pourtant, entre nous, cet aphorisme pourrait bien être l'expression d'un préjugé. Si l'art musical est à la fois un art et une science; si, pour le posséder à fond, il faut des études complexes et assez longues; si, pour ressentir les émotions qu'il procure, il faut avoir l'esprit cultivé et le sens de l'ouïe exercé; si, pour juger de la valeur des œuvres musicales, il faut posséder en outre une mémoire meublée, afin de pouvoir établir des comparaisons, connaître enfin beaucoup de choses qu'on ignore nécessairement quand on ne les a pas apprises; il est bien évident que les gens qui s'attribuent le droit de divaguer à propos de musique sans la savoir, et qui se garderaient pourtant d'émettre leur opinion sur l'architecture, sur la statuaire, ou tout autre art à eux étranger, sont dans le cas de monomanie. Ils se croient musiciens, comme les autres monomanes dont je parlais tout à l'heure se croient Neptune ou Jupiter. Il n'y a pas la moindre différence.

Quand Balzac écrivait son Gambara et tentait l'analyse technique du Moïse de Rossini, quand Gustave Planche osait imprimer son étrange critique de la Symphonie héroïque de Beethoven, ils étaient fous tous les deux. Seulement la folie de Balzac était touchante; il admirait sans comprendre ni sentir, il se croyait enthousiasmé. L'insanité de Planche était irritante et sotte, au contraire; sans comprendre, ni sentir, ni savoir, il dénigrait Beethoven et prétendait lui enseigner comment il faut faire une symphonie.

Je pourrais nommer une foule d'autres écrivains qui, pour le malheur de l'art et le tourment des artistes, publient leurs idées sur la musique, en prenant constamment, comme le singe de la fable, le Pirée pour un homme. Mais je veux me borner à citer divers exemples de monomanie inoffensive et par cela même essentiellement plaisante, que l'histoire moderne me fournit.

Le droit de jouer en fa dans une symphonie en ré.

A l'époque où, après huit ou dix ans d'études, je commençais à entrevoir la puissance de notre grand art profané, un étudiant de ma connaissance fut député vers moi par les membres d'une société philharmonique, d'amateurs, récemment constituée dans le local du Prado, pour me prier d'être leur chef d'orchestre. Je n'avais encore alors dirigé qu'une seule exécution musicale, celle de ma première messe dans l'église de Saint-Eus-tache. Je me méfiais extrêmement de ces amateurs; leur orchestre devait être et était en effet exécrable. Toutefois l'idée de m'exercer à la direction des masses instrumentales, en expérimentant ainsi in animâ vili, me décida, et j'acceptai.

Le jour de la répétition venu, je me rends au Prado; j'y trouve une soixantaine de concertants qui s'accordaient avec ce bruit agaçant particulier aux orchestres d'amateurs. Il s'agissait d'exécuter quoi?... Une symphonie en ré de Gyrowetz. Je ne crois pas que jamais chaudronnier, marchand de peaux de lapins, épicier romain ou barbier napolitain ait rêvé des platitudes pareilles. Je me résigne, nous commençons. J'entends une discordance affreuse produite par les clarinettes. J'interromps l'orchestre, et m'adressant aux clarinettistes: «Vous aurez pris sans doute un morceau pour un autre, messieurs; nous jouons en ré et vous venez de jouer en fa ! —Non, monsieur, c'est bien la symphonie désignée!—Recommençons.» Nouvelle discordance, nouveau temps d'arrêt. «Mais c'est impossible, envoyez-moi votre partie.» On me fait passer la partie des clarinettes: «Parbleu! la cacophonie s'explique. Votre partie est écrite en fa , à la vérité, mais pour des clarinettes en la , et votre fa, en ce cas, devient l'unisson de notre ré. Vous vous êtes trompés d'instrument.—Monsieur, nous n'avons que des clarinettes en ut .—Eh bien, transposez à la tierce inférieure.— Nous ne savons pas transposer.—Alors, ma foi, taisez-vous.—Ah! par exemple! nous sommes membres de la société, et nous avons le droit de jouer comme tous les autres.»

A ces mots incroyables, laissant tomber mon bâton, je me sauvai comme si le diable m'emportait, et jamais depuis lors je n'entendis parler de ces philharmoniques.

Un virtuose couronné.

Un roi d'Espagne, croyant aimer fort la musique, se plaisait à faire sa partie dans les quatuors de Boccherini; mais il ne pouvait jamais suivre le mouvement d'un morceau. Un jour où, plus que de coutume, il était resté en arrière des autres concertants, ceux-ci, effrayés du désordre produit par le royal archet, en retard de trois ou quatre mesures, firent mine de s'arrêter:—«Allez toujours, cria l'enthousiaste monarque, je vous rattrapera bien.»

Un nouvel instrument de musique.

Un musicien que tout Paris connaissait, il y a quinze ou vingt ans, vient me trouver un matin, portant sous son bras un objet soigneusement enveloppé dans du papier:—«Je l'ai trouvé! je l'ai trouvé s'écrie-t-il comme Archimède, en entrant chez moi. J'étais depuis longtemps à la piste de cette découverte, qui ne peut manquer de produire dans l'art une immense révolution. Vois cet instrument, une simple boîte de fer-blanc percée de trous et fixée au bout d'une corde; je vais la faire tourner vivement comme une fronde, et tu entendras quelque chose de merveilleux. Tiens, écoute: Hou! hou! hou! Une telle imitation du vent enfonce cruellement les fameuses gammes chromatiques de la Pastorale de Beethoven. C'est la nature prise sur le fait! C'est beau, et c'est nouveau! Il serait de mauvais goût de faire ici de la modestie. Beethoven était dans le faux, il faut le reconnaître, et je suis dans le vrai. Oh! mon cher, quelle découverte! et quel article tu vas m'écrire là-dessus dans le Journal des Débats ! Cela te fera un honneur extraordinaire; on te traduira dans toutes les langues. Que je suis content, va, mon vieux! Et crois-le bien, c'est autant pour toi que pour moi. Cependant, je l'avouerai, je désire employer le premier mon instrument; je le réserve pour une ouverture que j'ai commencée et dont le titre sera: Vile d'Eole ; tu m'en diras des nouvelles. Après cela, libre à toi d'user de ma découverte pour tes symphonies. Je ne suis pas de ces gens qui sacrifieraient le présent et l'avenir de la musique à leur intérêt personnel, non; tout pour l'art, c'est ma devise.»

Le régiment de colonels.

Un monsieur, riche propriétaire, daigne me présenter son fils, âgé de vingt-deux ans, et ne sachant, de son aveu, pas encore lire la musique.

—Je viens vous prier, monsieur, me dit-il, de vouloir bien donner des leçons de haute composition à ce jeune homme, qui vous fera honneur prochainement, je l'espère. Il avait eu d'abord l'idée de se faire colonel, mais malgré l'éclat de la gloire militaire, celle des arts le séduit décidément; il aime mieux se faire grand compositeur.

—Oh! monsieur, quelle faute! Si vous saviez tous les déboires de cette carrière! Les grands compositeurs se dévorent entre eux; il y en a tant!... Je ne puis d'ailleurs me charger de le conduire au but de sa noble ambition. A mon avis, il fera bien de suivre sa première idée et de s'engager dans le régiment dont vous me parliez.

—Quel régiment?

—Parbleu! le régiment des colonels.

—Monsieur, votre plaisanterie est fort déplacée; je ne vous importunerai pas plus longtemps. Heureusement vous n'êtes pas le seul maître et mon fils pourra se faire grand compositeur sans vous. Nous avons l'honneur de vous saluer.

Une cantate.

Peu de temps avant l'entrée à Paris des cendres de l'empereur Napoléon Ier, des marches funèbres furent demandées à MM. Auber, Adam et Halévy, pour le cortége qui devait conduire le mort immortel à l'église des Invalides.

J'avais, en 1840, été chargé de composer une symphonie pour la translation des restes des victimes de la révolution de Juillet et l'inauguration de la colonne de la Bastille; en conséquence, plusieurs journaux, persuadés que ce genre de musique était ma spécialité, m'annoncèrent comme le compositeur honoré une seconde fois de la confiance du ministre dans cette occasion solennelle.

Un amateur belge, induit en erreur avec beaucoup d'autres, m'adressa alors un paquet contenant une lettre, des vers et de la musique.

La lettre était ainsi conçue:

«Monsieur,

»J'apprends par la voie des journaux que vous êtes chargé de composer une symphonie pour la cérémonie de la translation des cendres impériales au Panthéon. Je vous envoie une cantate qui, fondue dans votre ouvrage, et chantée par sept ou huit cents voix, doit produire un certain effet.

»Vous remarquerez une lacune dans la poésie après le vers:

Nous vous rendons votre Empereur.

»Je n'ai pu terminer complètement que la musique, car je ne suis guère poëte. Mais vous vous procurerez aisément ce qui manque; Hugo ou Lamartine vous feront ça. Je suis marié, j'ai trois populos (trois enfants); si cela rapporte quelques écus, vous me feriez plaisir de me les envoyer; je vous abandonne la gloire.»

Voici la cantate.

Il m'abandonnait la gloire!!!

Un Programme de musique grotesque.

A l'époque où l'Odéon était un théâtre lyrique, on y représentait souvent des pièces de l'ancien répertoire de Feydeau. Je fus, par hasard, témoin d'une répétition générale pour la reprise de la Rosière de Salency de Grétry. Je n'oublierai jamais le spectacle offert par l'orchestre à cette occasion: son hilarité en exécutant l'ouverture, les cris des uns, les contorsions des autres, les applaudissements ironiques des violons, le premier hautbois avalant son anche, les contre-basses trépignant devant leur pupitre et demandant d'une voix étranglée la permission de sortir, assurant qu'il était encore temps . Et le chef d'orchestre, M. Bloc, ayant la force de tenir son sérieux...; et moi, m'élevant jusqu'au sublime en blâmant cette explosion irrévérencieuse, et trouvant indécente l'idée des joueurs de contre-basse. Mais ces pauvres artistes ne tardèrent pas à être bien vengés de ma sotte pruderie. Une demi-heure après l'exécution de l'étonnante ouverture, le calme s'étant rétabli, on en était revenu au sérieux et à l'attention, l'orchestre accompagnait tranquillement un morceau de chant de la troisième scène, quand je tombai subitement à la renverse au milieu du parterre, en poussant un cri de rire rétrospectif... La nature reprenait ses droits, je faisais long feu.

Deux ou trois ans plus tard, réfléchissant à certains morceaux de ce genre qu'on trouve, il faut bien le reconnaître, chez plusieurs grands maîtres, l'idée me vint d'en faire figurer une collection dans un concert préparé ad hoc, mais sans prévenir le public de la nature du festin musical auquel il était convié; me bornant à annoncer un programme décoré exclusivement de noms illustres.

L'ouverture de la Rosière de Salency , cela se conçoit, y figurait en première ligne,—puis un air anglais célèbre: «Arm ye brave! »—une sonate diabolique pour le violon,—le quatuor d'un opéra français où l'on trouve ce passage:

J'aime assez les Hollandaises,

Les Persanes, les Anglaises,

Mais je préfère des Françaises

L'esprit, la grâce et la gaieté.

—une marche instrumentale qui fut exécutée, à l'indescriptible joie du public, dans un concert très-grave donné à Paris, il y a six ou sept ans;— le final du premier acte d'un grand opéra qui n'est plus au répertoire, mais dont la phrase: «Viens, suis-moi dans les déserts ,» produisit aussi sur une partie de l'orchestre l'hilarité la plus scandaleuse, lors de la dernière reprise du chef-d'œuvre ;—la fugue sur Kyrie Eleison , d'une messe de Requiem ;—un hymne qui passe pour appartenir au style pindarique, dont les paroles sont:

I cieli immensi narrano

Del grande iddio lu glorial

(Les deux immenses racontent la gloire du grand Dieu! ) mais dont la musique, pleine de jovialité et de rondeur, sans se soucier des merveilles de la création, dit tout bonnement ceci:

Ah! quel plaisir de boire frais,

De se farcir la panse!

Ah! quel plaisir de boire frais,

Assis sous un ombrage épais,

Et de faire bombance!

—des variations pour le basson sur l'air: Au clair de la lune, célèbres pendant vingt ans, et qui firent la fortune de l'auteur.

Enfin, une très-fameuse symphonie (en ré ), dont Gyrowetz n'est pas coupable.

Ce mirobolant programme une fois arrêté, l'orchestre conspirateur se réunit pour une répétition préliminaire. Quelle matinée!... Inutile de dire qu'on ne vit pas la fin de l'expérience. L'ouverture de la Rosière produisit son effet extraordinaire; le final: «Viens! suis-moi ,» alla jusqu'au bout, au milieu des transports joyeux des exécutants, mais l'hymne:

Ah! quel plaisir de boire frais!

ne put être achevé: on se tordait, on tombait à terre, on renversait les pupitres, le timbalier avait crevé la peau d'une de ses timbales; il fallut renoncer à aller plus avant. Enfin, ce qui restait de gens à peu près sérieux dans l'orchestre fut réuni en conseil, et la majorité déclara ce concert impossible, assurant qu'il en résulterait un scandale affreux, et que malgré la célébrité, la haute et juste illustration de tous les compositeurs dont les œuvres figuraient dans le programme, le public serait capable d'en venir à des voies de fait et de nous jeter des gros sous.

O naïfs musiciens! vous connaissez bien mal l'urbanité du public! Lui, se fâcher! allons donc! Sur les huit cents personnes réunies dans la salle que nous avions choisie pour cette épreuve, cinquante peut-être eussent ri du meilleur de leur cœur, les autres fussent restées fort sérieuses et de grands applaudissements, je le crains, eussent suivi l'exécution de l'hymne et du final. Quant au Kyrie, on eût dit: «C'est de la musique savante!» et l'on eût fort goûté la symphonie.

Pour l'ouverture, la marche et l'air anglais, quelques-uns se fussent permis d'exprimer un doute et de dire à leurs voisins: «Est-ce une plaisanterie?»

Mais voilà tout.

Les anecdotes à l'appui de cette opinion ne me feraient pas défaut. En voici une entre vingt.

Est-ce une ironie?

Je venais de diriger au théâtre de Dresde la seconde exécution de ma légende: la Damnation de Faust. Au second acte, à la scène de la cave d'Auerbach, les étudiants ivres, après avoir chanté la chanson du rat mort empoisonné dans une cuisine , s'écrient en chœur: Amen!

Pour l'amen une fugue!

dit Brander,

Une fugue, un choral!

Improvisons un morceau magistral!

Et les voilà reprenant, dans un mouvement plus large, le thème de la chanson du rat, et faisant une vraie fugue scolastico-classique, où le chœur, tantôt vocalise sur a a a a, tantôt répète rapidement le mot tout entier, amen, amen, amen , avec accompagnement de tuba, d'ophicléide, de bassons et de contrebasses. Cette fugue est écrite selon les règles les plus sévères du contre-point, et, malgré la brutalité insensée de son style et le contraste impie et blasphématoire établi à dessein entre l'expression de la musique et le sens du mot amen , l'usage de ces horribles caricatures étant admis dans toutes les écoles, le public n'en est point choqué, et l'ensemble harmonieux qui résulte du tissu de notes, dans cette scène, est toujours et partout applaudi. Cela rappelle le succès du sonnet d'Oronte à la première représentation du Misanthrope.

Après la pédale obligée et la cadence finale de la fugue, Méphistophélès s'avance et dit:

Vrai Dieu! messieurs, votre fugue est fort belle,

Et telle

Qu'à l'entendre on se croit aux saints lieux.

Souffrez qu'on vous le dise,

Le style en est savant, vraiment religieux,

On ne saurait exprimer mieux

Les sentiments pieux

Qu'en terminant ses prières, l'Eglise

En un seul mot résume, etc.

Un amateur vint me trouver dans un entr'acte. Ce récitatif, sans doute, lui avait donné à réfléchir, car, m'abordant avec un timide sourire:

—Votre fugue sur amen est une ironie, n'est-ce pas, c'est une ironie?...

—Hélas! monsieur, j'en ai peur!

Il n'en était pas sûr!!!

L’Évangéliste du tambour.

Je me suis souvent demandé: Est-ce parce que certaines gens sont fous qu'ils s'occupent de musique, ou bien est-ce la musique qui les a fait devenir fous?... L'observation la plus impartiale m'a amené à cette conclusion: la musique est une passion violente, comme l'amour; elle peut donc sans doute faire quelquefois en apparence perdre la raison aux individus qui en sont possédés. Mais ce dérangement du cerveau est seulement accidentel, la raison de ceux-là ne tarde pas à reprendre son empire; encore reste-t-il à prouver que ce prétendu dérangement n'est pas une exaltation sublime, un développement exceptionnel de l'intelligence et de la sensibilité...

Pour les autres, pour les vrais grotesques, évidemment la musique n'a point contribué au désordre de leurs facultés mentales, et si l'idée leur est venue de se vouer à la pratique de cet art, c'est qu'ils n'avaient pas le sens commun. La musique est innocente de leur monomanie.

Pourtant Dieu sait le mal qu'ils lui feraient si cela dépendait d'eux, et si les gens acharnés à démontrer à tout venant, en tout pays et en tout style, qu'ils sont Jupiter, n'étaient pas reconnus de prime abord par le bon sens public pour des monomanes!

D'ailleurs, il y a des individus qu'on honore beaucoup en les plaçant dans la classe des esprits dérangés; ils n'eurent jamais d'esprit; ce sont des crânes vides, ou du moins vides d'un côté; le lobe droit ou le lobe gauche du cerveau leur manque, quand les deux lobes ne leur manquent pas à la fois. Le lecteur fera sans peine le classement des exemples que nous allons citer et saura distinguer les fous des hommes simplement... simples.

Il s'est trouvé un brave musicien, jouant fort bien du tambour. Persuadé de la supériorité de la caisse claire sur tous les autres organes de la musique, il écrivit, il y a dix ou douze ans, une méthode pour cet instrument et dédia son ouvrage à Rossini. Invité à me prononcer sur le mérite et l'importance de cette méthode, j'adressai à l'auteur une lettre dans laquelle je trouvai le moyen de le complimenter beaucoup sur son talent d'exécutant.

«Vous êtes le roi des tambours, disais-je, et vous ne tarderez pas à être le tambour des rois. Jamais, dans aucun régiment français, italien, anglais, allemand ou suédois, on ne posséda une qualité de son comparable à la vôtre. Le mécanisme proprement dit, le maniement des baguettes, vous fait prendre pour un sorcier par les gens qui ne vous connaissent pas. Votre fla est si moelleux, si séduisant, si doux! c'est du miel! Votre ra est tranchant comme un sabre. Et quant à votre roulement, c'est la voix de l'Eternel, c'est le tonnerre, c'est la foudre qui tombe sur un peuplier de quatrevingts pieds de haut et le fend jusque s en bas.»

Cette lettre enivra de joie notre virtuose; il en eût perdu l'esprit, si la chose eût été possible. Il courait les orchestres de Paris et de la banlieue, montrant sa lettre de gloire à tous ses camarades.

Mais un jour il arrive chez moi dans un état de fureur indescriptible: «Monsieur! on a eu l'insolence, hier, à l'état-major de la garde nationale, de m'insinuer que votre lettre était une plaisanterie, et que vous vous étiez (si j'ose m'exprimer ainsi), f... moqué de moi. Je ne suis pas méchant, non, on le sait. Mais le premier qui osera me dire cela positivement en face, le diable me brûle si je ne lui passe pas mon sabre au travers du corps!...»

Pauvre homme! il fut l'évangéliste du tambour; il se nommait Saint-Jean .

L'Apôtre du flageolet.

Un autre, l'apôtre du flageolet, était rempli de zèle; on ne pouvait l'empêcher de jouer dans l'orchestre dont il faisait le plus bel ornement, alors même que le flageolet n'y avait rien à faire.

Il doublait alors soit la flûte, soit le hautbois, soit la clarinette; il eût doublé la partie de contre-basse, plutôt que de rester inactif. Un de ses confrères s'avisant de trouver étrange qu'il se permit de jouer dans une symphonie de Beethoven: «Vous mécanisez mon instrument, et vous avez l'air de le mépriser! Imbéciles! Si Beethoven m'avait eu, ses œuvres seraient pleines de solos de flageolet, et il eût fait fortune.

«Mais il ne m'a pas connu; il est mort à l'hôpital.»

Le Prophète du trombone.

Un troisième s'est passionné pour le trombone. Le trombone, selon lui, détrônera tôt ou tard et remplacera tous les autres instruments. Il en est le prophète Isaïe. Saint-Jean eût joué dans le désert; celui-ci, pour prouver l'immense supériorité du trombone, se vante d'en avoir joué en diligence, en chemin de fer, en bateau à vapeur, et même en nageant sur un lac de vingt mètres de profondeur. Sa méthode contient, avec les exercices propres à enseigner l'usage du trombone en nageant sur les lacs, plusieurs chansons joyeuses pour noces et festins. Au bas de l'un de ces chefs-d'œuvre est un avis ainsi conçu: «Quand on chante ce morceau dans une noce, à la mesure marquée X, il faut laisser tomber une pile d'assiettes; cela produit un excellent effet.»

Chefs d’orchestre.

Un célèbre chef d'orchestre, faisant répéter une ouverture nouvelle, répondit à l'auteur qui lui demandait une nuance de piano dans un passage important: «Piano, monsieur? chimère de cabinet! »

J'en ai vu un autre, pensant diriger quatre-vingts exécutants, qui tous lui tournaient le dos.

Un troisième, conduisant la tête baissée et le nez sur les notes de sa partition, ne s'apercevait pas plus de ce que faisaient les musiciens que s'il eût de Londres dirigé l'orchestre de l'Opéra de Paris.

Une répétition de la symphonie en la de Beethoven ayant Heu sous sa direction , tout l'orchestre se perdit; l'ensemble une fois détruit, une terrible cacophonie ne tarda pas à s'ensuivre, et bientôt les musiciens cessèrent de jouer. Il n'en continua pas moins d'agiter au-dessus de sa tête le bâton au moyen duquel il croyait marquer les temps, jusqu'au moment où les cris répétés: «Eh! cher maître, arrêtez-vous, arrêtez-vous donc! nous n'y sommes plus!» suspendirent enfin le mouvement de son bras infatigable. Il relève la tête alors, et d'un air étonné: «Que voulez-vous? qu'est-ce qu'il y a?

—Il y a que nous ne savons où nous en sommes, et que tout est en désarroi depuis longtemps.

—Ah! ah!...»

Il ne s'en était pas aperçu.

Ce digne homme fut, comme le précédent, honoré de la confiance particulière d'un roi, qui le combla d'honneurs, et il passe encore dans son pays, auprès des amateurs, pour une des illustrations de l'art. Quand on dit cela devant des musiciens, quelques-uns, les flatteurs, gardent leur sérieux.

Appréciateurs de Beethoven.

Un fameux critique, théoricien, parolier, décompositeur, correcteur des maîtres, avait fait un opéra avec la pièce de deux auteurs dramatiques et la musique de quatre compositeurs. Il me trouve un jour à la bibliothèque du Conservatoire lisant l'orage de la symphonie pastorale de Beethoven.

—Ah! ah! dit-il en reconnaissant le morceau, j'avais introduit cela dans mon opéra la Forêt de Sénart, et j'y avais fourré des trombones qui produisaient un diable d'effet!

—Pourquoi y en avoir fourré, lui dis-je, puisqu'il y en a déjà?

—Non, il n'y en pas!

—Bah! et ceci (lui montrant les deux lignes de trombones) qu'est-ce donc?

—Ah! parbleu! je ne les avais point vus .

Un grand théoricien, érudit, etc., a imprimé quelque part que Beethoven savait peu la musique.

Un directeur des beaux-arts (qui déplorent sa perte) a reconnu devant moi que ce même Beethoven n'était pas sans talent.

La version Sontag.

Une admirable cantatrice, la tant regrettée Sontag, avait, à la fin du trio des masques de Don Juan , inventé une phrase qu'elle substituait à la phrase originale. Son exemple fut bientôt suivi; il était trop beau pour ne pas l'être, et toutes les cantatrices de l'Europe adoptèrent pour le rôle de dona Anna l'invention de Mme Sontag.

Un jour, à une répétition générale à Londres, un chef d'orchestre de ma connaissance, entendant à la fin du trio cette audacieuse substitution, arrêta l'orchestre et s'adressant à la prima donna: