Les larmes de l'homme singe - Jean-François Rottier - E-Book

Les larmes de l'homme singe E-Book

Jean-François Rottier

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Beschreibung

Une catastrophe planétaire extermine en grande partie l’humanité.
Amélie et Albin, follement amoureux, tentent de survivre dans leur ferme isolée du bocage normand et recueillent le petit Paul, devenu orphelin. Leur vie autarcique et harmonieuse va être perturbée par l’arrivée massive de Bonobos dans la forêt voisine et par la naissance d’un enfant monstrueux, mi-homme mi- singe.

Cette histoire fantastique aux nombreux rebondissements aborde la survie humaine avec tout ce qu’elle comporte de risques et d’ingéniosité. Séances guerrières et manifestations de solidarité diffusent une inquiétante instabilité dans les villes sinistrées tandis qu’en huis clos, la cohabitation des fermiers et des primates libère des amours débridés souvent ponctués de drames.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-François Rottier vit à Fécamp, port mutant qui l’inspire depuis près de quarante ans. Ainsi, happé par le pouvoir suggestif du bord de mer, il convertit ses observations en romans et nouvelles.

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JEAN-FRANÇOIS ROTTIER

Du même auteur :

Le Fantôme de Saint-Waast                     Éditions Bertout 2001

Le mystère du grain de blé                   Éditions J C Lattès 2008

Le crime de la rue Danton                      Éditions du Polar 2009

Brouillard à l'encre fraîche                   Éditions Ex Aequo 2016

Secret de famille                                   Éditions Ex Aequo 2017

Tueur sur la ville                                  Éditions Ex Aequo 2017

Jeux de misère                                      Éditions Ex Aequo 2018

Solitudes abyssales                                Éditions PremÉdit 2018

Vertigineux voyage                               Éditions PremÉdit 2019

Les miroirs élastiques                            Éditions PremÉdit 2021

Peau d’âme                                                Éditions Estelas 2021

Le mauvais œil                                        S-Active éditions 2023

Amélie n’était guère finaude. La trentaine allant sur le double tant elle était mal fagotée, ébouriffée, le regard un peu vide et les traits tirés comme si ses nuits préféraient être blanches, elle ne risquait pas d’attirer le galant et bien au contraire, car les jeunes hommes la fuyaient comme une pestiférée. Habillée d’une blouse de vieille femme qu’elle avait dû soustraire à sa mère, ses jupes recouvrant ses mollets filiformes et un fichu sur la tête, il aurait suffi qu’elle écartât les bras et se figeât au milieu d’un champ de blé pour que de loin on eût dit un épouvantail à corbeaux. La pauvresse avait donc peu de charme, mis à part peut-être le vert de ses yeux et sa taille fine offrant tout de même une silhouette fidèle aux canons de l’époque.

Il n’empêche que tout le village de Saint-Vicq la respectait et lui offrait les codes que l’on doit à certaines personnalités plus craintes qu’admirées. On la saluait, on faisait mine de lui être agréable, mais on changeait tout de même de direction ou de trottoir si l’occasion s’en présentait. En fait, chaque villageois d’âge mûr la craignait ou tout du moins craignait son pouvoir, car Amélie voyait. Depuis son plus jeune âge, elle possédait le don de voyance, ce qui dans les campagnes vaut un visa d’ultime considération, passeport de l’au-delà dont il convient de ne pas se moquer. Nul ne savait de qui elle tenait ce sortilège, de sa mère originale à la cuisse légère, de sa grand-mère un peu sorcière tondue à la libération ou de son père en fugue depuis toujours ? Il faut dire que la famille Saunier n’était guère recommandable depuis au moins trois générations. Alors, la dernière était-elle par ses dons, chargée de laver les affronts anciens ou d’expurger quelque maléfice ? Amélie silencieuse et peu tournée vers l’introspection aurait sans doute été incapable de définir l’origine de son étrange faculté de divination. C’est à l’école primaire que cette aptitude avait été décelée lorsqu’elle avait annoncé à la maîtresse qu’elle se casserait l’avant-bras en tombant d’un escabeau dans les jours à venir et lorsqu’elle avait prédit la mort du sacristain avant qu’il ne sonnât les cloches à la messe du dimanche qui suivit. Elle n’avait que huit ans et malgré ses prouesses, avait bien du mal à assimiler les règles élémentaires du calcul et de la grammaire.  Il semblait donc n’y avoir aucun lien entre ses prophéties et une quelconque forme d’intelligence, c’était même à se demander si les pauvres d’esprit n’y voyaient pas plus clair à travers les brumes de l’irrationnel.

Sa mère alertée n’avait pas daigné commenter la nouvelle si ce n’est imaginer pour l’avenir tirer quelque profit de cet étrange héritage.

Marie Saunier conseilla ainsi à sa niaise devenue femme de monnayer ses obscures clairvoyances. Il n’y avait pas de petits profits, d’autant que vieillissant elle-même, elle avait davantage de difficultés à trouver des vieux beaux pour venir la trousser contre quelques billets. Ces messieurs, ingrats de nature, allaient maintenant rechercher des jeunettes du côté d’Alençon, orientés par ce fichu internet qui leur organisait des rencontres dans le silence feutré d’écrans dociles et muets. La concurrence était rude et Marie avait pris de l’embonpoint depuis sa ménopause, alors, ce don d’Amélie tombait à pic. Au tour de sa progéniture de faire rentrer des sous avec ses propres armes.

Ainsi, un petit cabinet fut aménagé en place d’une ancienne porcherie contiguë à la maison de maître. Entourée de boiseries, une étroite fenêtre masquée par un rideau de velours ocre, un tapis de laine au sol, deux fauteuils crapauds, une petite table en vieux chêne, une lampe opaline à l’éclairage discret, quelques bougies, une ou deux bondieuseries sur les étagères et un fumet d’encens suffirent à transformer le réduit en une alcôve chargée de mystères propices à l’exaltation de chimères. Comme dans les cabinets de psychiatre en ville ou les replis presbytériens de curés à l’écoute, on trouvait en ce lieu de quoi se laisser aller à toutes sortes de confidences ou à livrer les secrets de son âme tourmentée. Marie Saunier avait bien fait les choses en usant de publicités dans le Ouest-France et sur Radio bleue pour que sa fille demeurée ait la chance d’exercer un métier à son niveau et payer enfin son dû pour le logis et sa pitance.

De fait, les clients ne tardèrent pas à venir visiter l’ancienne ferme afin de se laisser guider dans le labyrinthe de leur existence. Les inquiets, les angoissés du village et des environs vinrent donc faire le piquet devant celle qui imperturbable, resta figée dans son monde comme un paresseux sur sa branche qu’aucun bruit de la forêt ne perturbe. Amélie ne marqua ni surprise ni gêne à la venue subite de tous ces quémandeurs.

À l’écoute de ses justes prédictions et de la finesse de ses constats relatifs au temps présent, la rumeur alla bon train à plus de cent kilomètres à la ronde. La jeune Amélie fut très vite qualifiée de voyante extraordinaire propulsée au panthéon des presque saintes personnes. Son regard absent aux confins de l’ailleurs, son peu de vocabulaire enclin à toutes formes d’interprétation et la pauvreté de ses atours eurent tôt fait de la transformer en un être surnaturel capable de tous les exploits. Certains pensèrent qu’il y avait une griffe satanique à y voir aussi clair, alors que la majorité des demandeurs se signaient après chaque entrevue, imaginant avoir entendu une parole divine. Être si simple de par sa mise et son éducation et posséder autant de pouvoirs ne pouvaient provenir que des hautes sphères célestes. Le souffle de Dieu devait régner sous ce toit et cette jeune créature être l’une des émissaires de la Vierge Marie en personne.

Toujours est-il qu’après quelques mois d’exercice, les clients firent la queue devant l’ancienne porcherie et Marie Saunier dut se métamorphoser en secrétaire à plein temps afin de planifier les rendez-vous entre neuf heures et dix-huit heures. À raison d’un client toutes les heures moins une heure de pause le midi et d’une fermeture le dimanche, Amélie recevait ainsi près de cinquante personnes par semaine. Comptant que chacun donnait selon sa volonté en moyenne vingt euros, cela lui permit de gagner près de quatre mille euros en un mois. Une véritable aubaine !

Marie n’en revenait pas. L’escalade de son corps par de fougueux maris en manque ne lui avait jamais autant rapporté, tout en avouant que la fatigue n’était pas identique, même si elle constatait souvent en fin de journée qu’Amélie avait les traits tirés. Cela devait lui prendre quand même un paquet d’énergie de se promener ainsi dans les méandres de chaque vie ! Fallait-il songer à réduire la cadence ?  Éviter de tuer la poule aux œufs d’or par excès d’intérêt. Peut-être rajouter le samedi au dimanche férié ? Elle étudierait cette hypothèse pour le mois de décembre à venir et mettrait une nouvelle annonce par voie de presse. Ce n’était pas rien de devenir agent d’une célébrité ! Toujours moins pénible que de se laisser malaxer l’épiderme par des mains charnues ou pénétrer sans ménagement comme la bouche d’un évier par le furet d’un plombier. Au moment de la retraite, en guise de relais, quelle bonne idée elle avait eue d’exploiter le don merveilleux de sa simplette !

⸺ Tu sais maman, j’en ai un peu marre de recevoir des gens.

⸺ Mais Amélie, considère cela comme un métier !  Tu gagnes très bien ta vie ! Maintenant, tu auras tout ton week-end, ce sera mieux.

Marie fut saisie d’inquiétude. Après trois mois de voyance lucrative et trop longtemps habituée à paresser et à friser l'extase devant un horizon bouché, il n'était pas question qu'Amélie lui fasse un caprice d'enfant. Quand on lui avait demandé d’aller faire des ménages chez les bourgeois à l’âge de quatorze ans, avait-elle eu le loisir de contester, elle ? Lorsqu’elle avait vendu son corps pour améliorer le quotidien après le départ de ce con de Michel qui l’avait engrossée, était-ce de gaieté de cœur ? Amélie n’allait quand même pas cracher sur quatre mille euros par mois !

⸺ Veux-tu qu’on aille t’acheter des nouveaux vêtements ? As-tu envie de quelque chose qui te ferait plaisir ?

⸺ Ça me fatigue de voir !

⸺ Comment ça ?

⸺ Quand je suis dans la tête des gens, je suis comme dans un train où ils sont petits, puis grands, puis vieux. Et le train va très vite, ça me chamboule, ça m’essouffle.

⸺ Bah, change de train, ah, ah, ou prends un autocar.

Amélie ne goûta pas la plaisanterie. Sa mère ne l’avait jamais comprise. Elle la prenait pour une débile parce que jadis elle apprenait mal à l’école et parce qu’elle s’en fichait du paraître et des conversations avec les gens. Tout le monde d’ailleurs assimilait sa réserve et sa solitude volontaire à une forme de sauvagerie ou de retard mental.

Dorénavant, âgée de trente ans, femme célibataire mal apprêtée, peu soucieuse de son apparence, elle devenait obligatoirement un cas désespéré. Mais savaient-ils tous ces clones ce qu’elle pensait réellement, imaginaient-ils un seul instant la richesse, la qualité de ses visions, de ses explorations, de ses voyages parmi les particules insondables de leur société en mouvement ?

Amélie n’était pas seulement capable de retracer l’existence passée et future de chacun, elle sortait du cadre rétréci des humains, son hypersensibilité à tout être vivant la rendait attentive aux moindres contrariétés de la nature. Elle pressentait les désastres à venir tels les éléphants d’Asie avant un tsunami, son radar intérieur lui indiquait les aléas de la météo ou les soubresauts de l’Histoire en marche. Comme en suspension au-dessus de la planète, son corps et son âme réunis ressemblaient à un satellite chargé d’enregistrer l’avenir, le présent et le futur de toutes les espèces qu’elles soient animales ou végétales, sur Terre, sous la mer et dans le ciel. Était-elle réellement humaine ? Parfois elle se le demandait tant la proximité de ses congénères la rebutait. Tant leurs petits soucis matériels et la nature de leurs aspirations lui semblaient vides de sens. Elle faisait corps avec les arbres, les champs, les oiseaux, le soleil, la lune, le vent et les étoiles lointaines. Était-elle un astre, un atome, une particule divine ? Elle s’interrogeait en relisant sans cesse l’encyclopédie qu’un oncle citadin lui avait offerte le jour de ses seize ans. Ce livre magique représentait son unique objet d’instruction, son seul puits de culture et elle s’y repaissait avec la gourmandise d’une âme pure que l’univers intrigue. Amélie déambulait le nez en l’air pour capter les effluves irrationnels du Cosmos. La boue, les crevasses de la Terre, les ronces et épines de ses visiteurs ne l’intéressaient guère. Elle voulait du mystère, des rêves et des mirages afin de rester jeune et toujours hors du temps.

⸺ Tu ne comprends vraiment pas que voir ce n’est pas seulement repérer un cancer, un amant ou un gain au loto. Les gens veulent toujours gagner plus de sous, trouver l’amour et être bien soignés.

⸺ C’est normal, Amélie, mais moi, je me soucie de ton avenir. Ce qui m’importe, c’est ton autonomie financière et ta sécurité.

⸺ J’ai compris ! Alors j’exercerai en fonction de mes besoins.

⸺ C’est-à-dire ?

⸺ Bah, à mi-temps, ce sera bien suffisant !

Marie n’insista pas. Quand sa fille prenait soudain cet air buté à se strier le front d’une vilaine ride d’expression, il convenait de laisser passer l’orage et remettre à plus tard toute argumentation. Après tout, elle n’avait guère le choix, c’est quand même cette entêtée qui possédait un don. Le sien, de caresser les corps n’avait plus guère de succès. Elle était donc irrémédiablement liée aux caprices de cette imbécile sans ambition. Bête au point de ne pas transformer en or une telle prédisposition. Mais qu’avait-elle fait au Bon Dieu pour avoir enfanté une telle fille immature ? Les gènes de ce faux jeton de Michel ne devaient pas être très folichons. En dehors de sa braguette ouverte, il ne devait pas y avoir grand-chose sous sa casquette. Pourquoi n’avait-elle pas choisi un superbe étalon au ciboulot bien fait ? Ah, si c’était à refaire, elle serait plus sélective en ouvrant ses jupons. Pour l’instant, elle allait composer et s’adapter au mieux. Réduire le temps de travail d’Amélie et tenter de faire en sorte que les clients lâchent un peu plus de monnaie. Une heure pouvait valoir plus de vingt euros, tout de même ! Il n’y avait qu’à comparer cette somme aux tarifs d’un docteur et même d’un électricien en dépannage. Tous prenaient le même prix pour un quart d’heure seulement.

⸺ Il faut aller vite !

⸺ Qu’est-ce que tu racontes Amélie ?

⸺ J’ai vu des choses… Tu ne peux pas comprendre…

⸺ En attendant, les affaires sont correctes. Avec ton mi-temps, tu gagnes quand même presque trois mille euros par mois. La publicité a fonctionné et tes clients sont plus généreux qu’au début. C’est le bouche-à-oreille, que veux-tu !

Amélie ne pouvait réellement dialoguer avec personne. Depuis quelques jours elle apercevait dans ses songes des monstruosités à venir et sa mère ne lui parlait que de finances. Quel était l’intérêt de grossir un bas de laine alors que bientôt l’argent aurait moins d’importance qu’une réserve d’eau de source ? Sa mère avait peut-être trop manqué jadis ? Le seul objectif des gens qui ont souffert de misère était donc d’amasser, celui des orphelins, de construire une famille, celui des sédentaires reclus dans leur campagne, de voyager à travers le monde. C’était donc cela la vie d’un humain, toujours agir en réaction et ne jamais se poser les questions essentielles. Courir les continents, devenir riche et élaborer une muraille autour d’une fratrie grassouillette étaient donc les seules clefs d’une réussite sociale.

⸺ Il faudrait tout de même que tu changes de robe et de corsage, Amélie ! Sinon tes clients vont finir par te trouver négligée. De même pour tes cheveux, un détour chez ma coiffeuse te serait bien utile. Il faut que tu sois à ton avantage, tu sais, c’est comme dans tout commerce, le client est roi, il faut le respecter pour qu’il revienne.

⸺ Je n’ai pas besoin de tout cela. Ils sont tellement angoissés, ils ont tellement peur de l’avenir que je pourrais les rassurer nue avec une tête tondue.

⸺ Tu exagères toujours. C’est pour ton bien que je dis cela.

⸺ Bientôt, toutes ces simagrées n’auront plus d’importance.

⸺ Pourquoi ?

⸺ Oh, rien ! Fais juste vérifier le puits, nous aurons besoin d’eau.

À nouveau Amélie surprenait sa mère à voguer dans ses courants abstraits. Était-elle normale avec tous ses délires ? Vêtue comme une mendiante, sans aucun doute vierge comme une nonne apeurée, enlaidie par la mélancolie à devenir une sauvageonne, réussirait-elle à maintenir encore longtemps son activité lucrative ? Perdrait-elle un jour complètement la  raison ? Ce serait dramatique pour toutes les deux. Comment dès lors entretenir le corps de ferme, payer les charges ? Ce n’est pas sa petite retraite de huit cents euros mensuels qui leur permettrait de vivre. Marie finissait par être angoissée à son tour.  Ne ferait-elle pas mieux de lui commander une séance de voyance pour être rassurée ? Pourquoi pas, finalement ?

⸺ Amélie, accepterais-tu de me prendre en consultation ?

Surprise et presque désarçonnée, la plus jeune s’entendit lui répondre : bien sûr !

Les deux femmes se retrouvèrent pour la première fois face-à-face dans cette grotte artificielle à la lumière feutrée et aux odeurs d’encens entêtantes. Le crucifix surmonté de sa feuille de buis fané, les deux cierges allumés et les icônes brillants disposés sur le mur aux ombres chancelantes imposaient aux visiteurs une forme d’abnégation. Avant même d’entamer un quelconque échange, tout quidam assis dans le fauteuil de velours usé face à la table basse en chêne se surprenait à deviner un autre monde, comme s’il laissait au-dehors ses habits et artifices de théâtre. Tout en connaissant le lieu pour avoir participé à son décor, Marie n’échappa pas à cette règle étonnante de perte d’une part de son identité. Le visage modifié par la faible lueur et par sa concentration qui la rendait presque belle, Amélie se métamorphosait en une sorte de statue antique au regard inquiétant. Ce n’était plus sa fille assise devant elle, et à cet instant, était-elle réellement une femme de ce monde ?

⸺ Donne-moi ta main gauche !

Marie s’exécuta en songeant soudain que cela faisait bien des années qu’elle n’avait pas eu ce transport de chaleur maternelle. Sa fille lui était donc devenue à ce point    étrangère ? Amélie resta longtemps concentrée, les paupières fermées et le souffle court. Puis sa voix étrangement ténébreuse rompit le pesant silence.

⸺ Que veux-tu savoir ?

⸺ Bah, tout. Mon avenir…

⸺ Le train de ta vie d’enfant et d’adolescente est passé très vite.

⸺ Tant mieux !

⸺ Tu n’as pas été heureuse dans la ferme de tes parents…

⸺ Non !

⸺ Après… Avec les hommes…

⸺ Passe ! Je sais tout cela. Rien ne sert de remuer le fumier !

⸺ Qu’est-ce qui t’intéresse vraiment ?

⸺ Vais-je mourir bientôt et sinon, serais-je dans le besoin, ici ou ailleurs ?

Amélie se retrancha à nouveau derrière le rideau opaque de ses visions fugitives. Comme d’habitude, dans sa tête, un film était projeté sans date ni précision de lieu, seules des images vagabondes imprimaient sa rétine avec la fulgurance de météorites s’ébattant dans l’espace. Les couleurs et la posture des êtres croisés sur son écran signifiaient à l’envi les bonheurs et douleurs du moment. Elle percevait les temps forts sous la forme de braises incandescentes souvent significatives d’événements marquants. À elle d’interpréter ensuite le cheminement de ces instants et leur impact sur le moral de ses clients. Lorsqu’elle les sentait trop fragiles, elle atténuait la prégnance des drames et lorsqu’ils étaient prêts à affronter le pire, elle laissait défiler sans retenue le cours de ses images. Marie lui imposa de réfléchir durant un long moment. Il s’agissait tout de même de sa génitrice et elle-même faisait partie du voyage. Tout en étant à la queue du convoi, son wagon appartenait au même train en partance pour la mort. Car elle voyait bel et bien sa mère mourir bientôt, encore jeune, allongée sur le carrelage de sa cuisine, la tête fracassée…

⸺ Tu ne seras jamais dans le besoin, maman !

⸺ Ah, tu me rassures ! Et sinon, pour le reste ?

⸺ Tout va bien ! Ta vie sera intense et tu resteras vivre ici.

⸺ Un homme ?

⸺ J’en vois un de passage…

⸺ Ah, décidément, ils sont tous de passage. Mais, bon, j’ai fini par me faire une raison.

⸺ Excuse-moi, j’ai mal à la tête…

⸺ C’est bien, merci, ma fille !

Sa fatigue devint presque chronique, Amélie avait de plus en plus de mal à se remettre de ses excursions mentales. Afin de trier au mieux l’ensemble des saynètes qui surgissaient de tous ces cerveaux inconnus, il lui fallait faire preuve d’une énorme concentration, ressemblant à celle d’un joueur d’échecs en milieu de tournoi. Des images se succédaient comme des étoiles filantes un soir d’été radieux, vives, furtives, elles demandaient à être photographiées, mémorisées, ordonnées puis interprétées à bon escient. Là résidait la véritable difficulté : donner du sens à une succession de visions éphémères tout en les resituant dans un contexte hypothétique.

En début de séance, après quelques questions rudimentaires additionnées de sa propre intuition, Amélie assimilait ce qu’elle imaginait être l’essentiel d’un individu : son âge, son origine sociale, ses racines géographiques, sa forme physique et mentale apparente, puis prolongeait son investigation d’une étude succincte de la personnalité du client à travers la franchise de son regard, les tics et tremblements éventuels de ses mains, le mouvement de ses jambes ou le rythme plus ou moins saccadé de ses paroles. Une sorte de portrait-robot surgissait de cette première approche qui allait ensuite constituer la trame du film en projection. Observer, tenter de comprendre, analyser et choyer l’insondable, tout cela lui demandait l’énergie d’un sportif de haut- niveau lors d’une compétition. Cinq personnes reçues en une journée étaient dorénavant sa limite acceptable. Au-delà, son appétit et son sommeil se voyaient altérés. Marie qui prenait les rendez-vous veillait maintenant à respecter cette juste acceptation de l’esprit et du corps de sa fille. Le mi-temps s’étalait ainsi de façon raisonnable avec des pauses récréatives en guise de soutien. Malgré tout, une fatigue endémique ne cessait de marquer le visage d’Amélie. Des rides et des cernes sombres apparurent sur son visage blême, son pas devint plus lourd et son humeur changeante. Qu’il semblait difficile de sonder les âmes ! Y avait-il matière à inquiétude ?

En ce jeudi 11 février humide et froid d’une sortie d’hiver, un jeune homme se présenta au cabinet sans avoir pris rendez-vous. Exténuée, venant de finir sa journée à l’écoute d’un vieillard excité, Amélie hésita à le recevoir. Mais ce beau gaillard au regard doux d’un bleu azur expurgé de nuages parvint à la convaincre en articulant doucement un « s’il vous plaît ! » comme s’il s’agissait d’une urgence non feinte.

⸺ Je suis fatiguée de ma journée, je ne vous garantis pas le meilleur succès…

⸺ Merci tout de même !

⸺ Qui êtes-vous ?

⸺ Albin Guillot, j’habite Vimoutiers pas très loin d’ici et je suis voyant-magnétiseur.

Amélie marqua un moment d’arrêt mêlé de stupeur.

⸺ Mais alors, pourquoi avez-vous besoin de mes services ?

⸺ Hum, je ne sais si c’est pareil pour vous, mais autant je perçois beaucoup de choses chez les autres, dès qu’il s’agit de moi, c’est le brouillard le plus épais.

⸺ À vrai dire, je ne sais pas, je n’ai jamais essayé de triturer mon avenir. Alors quel est le problème qui vous amène ?

⸺ Vous !

Amélie, cette fois, le fixa avec une certaine dureté. Elle n’aimait pas devenir le centre d’une discussion. Elle n’aimait pas que l’on s’intéressât à elle.

⸺ Écoutez monsieur Guillot, je suis fatiguée, je n’ai pas de temps à perdre !

En même temps, face à ce regard marin qui semblait la happer, une gêne attractive, peu à peu, lui demandait d’accepter l’échange. Ce jeune homme n’était pas là par hasard.

⸺ Que me voulez-vous au juste ?

⸺ Je voulais vous rencontrer pour partager nos solitudes de voyants, mais aussi tenter de percevoir notre avenir à tous deux…

⸺ Comment cela, nous deux ?

⸺ Hum, figurez-vous qu’à travers mes flashs récents, il m’est apparu qu’une jeune médium allait interférer dans mon activité prochaine et vu votre réputation et notre proximité géographique, j’ai pensé qu’il s’agissait de vous.

⸺ Asseyez-vous et donnez-moi votre main gauche !

Dès qu’elle ressentit l’intense chaleur de ce contact, Amélie sut qu’Albin rentrait dans sa vie comme un hussard s’emparant d’une batterie d’artillerie, il fracturait une porte en bois de chêne ancestral qu’elle croyait cadenassée. Extrêmement troublée, elle fit mine de se concentrer pour masquer les picotements qui gravissaient son bras. Jamais elle n’avait ressenti pareille intrusion de son monde intérieur. Et ces yeux qui poursuivaient leur visite avec une insistance déconcertante… Comment maîtriser cette émotion aux limites du convenable, comment se concentrer et évacuer au plus vite ses tremblements intimes ? Soudain, elle se vit laide, regretta les méfaits de sa coiffure désordonnée, eut honte de ses habits d’un autre âge. Mais pourquoi était-elle à ce point gênée ? Pourquoi fermait-elle ses paupières ? Pour masquer la grisaille de ses yeux au doux regard bleuté qui ne cessait de la scruter d’une troublante bienveillance ? Fermer les yeux, oublier l’autre, ne pas succomber à la marée montante d’une mer agitée.

⸺ Votre jeunesse fut heureuse jusqu’à la mort d’une petite sœur…

⸺ Oui, c’est cela ! J’avais vingt-cinq ans lorsqu’elle est tombée de son cheval et a heurté un rocher. Elle n’avait pas sa bombe.

⸺ L’ouverture d’un cabinet de voyance a été compliquée. Je vois un magnétiseur voisin vous envoyer des sorts. Magie noire, à n’en pas douter…

⸺ Oui, j’ai résisté. Il ne doit plus exercer.

⸺ Je vois beaucoup de force en vous. Beaucoup de soutien aux personnes dans le mal.

Soudain, Amélie se tut. Son silence se vêtit d’une brume rose et opaque. Le film qui maintenant apparaissait sur son écran invisible était sans équivoque : Albin et elle, se trouvaient côte à côte dans un cabinet de consultation réaménagé, côte à côte le long des berges de la rivière abritant des cols verts cancanant en file indienne, main dans la main, ils admiraient le galop de chevaux débridés dans un pré… Et tous deux, nus, enlacés sur un lit à baldaquin, faisaient l’amour à peine éclairés par une lune discrète. Ils semblaient amoureux, éperdument amoureux. Puis projetée au dehors par la magie d’un sort, elle se voyait vêtue d’un jean et d’un polo moulants, ses cheveux courts à la garçonne lui donnaient un air espiègle, ses cernes avaient disparu et elle courait dans la lande accompagnée d’Albin frémissant de bonheur. Le couple virevoltait au milieu du film privé de son, mais il suffisait d’observer leurs lèvres pour comprendre que des cris et des chants de plaisir accompagnaient les bruits d’une nature complice.

Amélie, troublée à en pleurer, ouvrit enfin les yeux et lâcha la main brûlante qui lui avait permis d’entrevoir le bonheur à venir.

⸺ Désolée, je suis épuisée…

⸺ Mais qu’avez-vous vu ?

⸺ Que des belles choses ! Rassurez-vous !

⸺ Vous ne voulez pas m’en dire plus ?

⸺ Une autre fois ! Nous nous reverrons, c’est certain !

⸺ À bientôt, alors ! Figurez-vous que moi aussi, j’ai entraperçu de très belles choses à travers les ondes qui ont traversé nos mains… Merci !

Amélie sourit et ne put contenir le rosissement de ses joues.