Les mondes du sacré - Jacques Rifflet - E-Book

Les mondes du sacré E-Book

Jacques Rifflet

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Beschreibung

Les mondes du sacré est la somme d’une vie de voyages, d’enseignement, de recherches et de rencontres aux quatre coins du monde.
Ce livre est la rencontre des terrains religieux et politique, qui aux yeux de l’auteur, ne peuvent s’expliquer l’un sans l’autre. C’est aussi un exposé clair de l’enchevêtrement et des mues des religions les unes par rapport aux autres, tant en Orient qu’en Occident. Si le fil rouge est connu et évident à l’Ouest, il était jusque-là inédit à l’Est.

Il présente aussi l’avantage, considérable pour le lecteur, d’avoir été écrit par une seule personne. Une telle démarche fondée sur les analyses de chercheurs réputés apporte une excellente cohésion didactique à la comparaison de l’ensemble des courants de pensée.

Enfin, il vise à montrer que le spirituel et le sacré ne sont pas l’apanage des seules religions. 
Un ouvrage qui questionnent les religions, la laïcité et l'ésotérisme de leurs origines à nos jours.

À PROPOS DE L'AUTEUR 
Jacques Rifflet a successivement été avocat, journaliste, éditorialiste et grand reporter à la Radiotélévision belge et enfin professeur et conférencier réputé. L’auteur continue d’être très actif notamment comme président de commissions gouvernementales ou européennes et consultant auprès des médias audiovisuels en plus de multiples cours et conférences de haut niveau.
EXTRAIT 
LES RELIGIONS DE L’OCCIDENT OU RELIGIONS ABRAHAMIQUES1. LE JUDAÏSME.
Dérivé d’un terme hébraïque signifiant « rendre grâce à Dieu », exprime l’union entre le Dieu du Sinaï, le peuple d’Israël et une Terre sainte. Le peuple juif ne peut donc vivre que dans l’harmonie de cette triade indissoluble.Voyons l’histoire.Suivons le tracé de la migration des clans principaux.L’Ancien Testament, qui en est le souvenir, est une dénomination récusée par les juifs. « Testament » doit être entendu comme un « contrat » et, partant, une « alliance ». L’Alliance entre un Dieu et un peuple.
1. L’aventure juive
Prenons garde.Ceci est un récit écrit sous l’empreinte omniprésente de la foi.Une multitude d’historiens contestent le caractère fiable de cette source, et nous avons choisi quelques-unes de ces critiques à titre d’exemple.
Jean-Baptiste Humbert, archéologue à l’École biblique et archéologique de Jérusalem, écrit dans le « Science et Avenir » consacré à la Bible (n° 113, décembre 1997) : « L’archéologue, aujourd’hui confronté à la Bible, peut ressentir la solitude du coureur de fond : il n’est plus certain que la piste qu’il foule est la bonne. Les dates des épisodes bibliques se mettent à valser, mais, tenu de dresser le décor, il hésite sur le choix du site et le choix de la période. »

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À Martine, pour son inlassable soutien et l’intelligence de sa pensée.

Nous allons pénétrer le monde du sacré, de la croyance à la philosophie.

Le monde des idées qui mènent l’homme dans son errance. En un Univers où ne lui répondent que des astres de glace ou de feu.

Partout, le vide sans âme interdit l’envol vers la beauté mortelle des nébuleuses.

Le récit de la quête des réponses aux interrogations de l’humanité est passionnant.

Une quête si dérisoire tant nous sommes nains dans l’Univers géant. Mais c’est la noblesse de l’homme, sa raison d’être, précisément, que de chercher toujours.

L’angoisse est son escorte, l’éphémère son destin.

Vivre une dignité, tel est l’enjeu.

Cet ouvrage exprime l’histoire de cette multiple quête, avec le plus profond respect pour toutes les incertitudes ou certitudes qui la jalonnent.

Préfaces

Lettre au lecteur

« UN DEVOIR DE DIALOGUE »

par Jean Claude Bologne, écrivain, responsable du patrimoine de la Société française des Gens de Lettres.

PRÉFACE DE LA PRÉSENTE ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE

« L’intolérance n’est-elle pas le pire des vents mauvais qui menacent notre navire commun ? Et en ces temps de tumulte, n’avons-nous pas grand besoin de tout l’équipage ? »

Qui oserait répondre par la négative ? Et pourtant, à écouter bruisser le feuillage du monde dans les informations quotidiennes, à tenter d’en découvrir les racines dans des livres de fond comme celui-ci, on se rend compte de la distance qui sépare encore la forêt touffue où règne la loi de la jungle du navire où règne l’harmonie des forces orientées vers un but commun. Pour prendre la route ensemble vers un avenir serein, il nous reste à élaguer, à équarrir, à construire. Et pour cela, à respecter le projet d’autrui sans lui sacrifier le sien.

Pour se respecter, il faut se connaître. Et notre connaissance de l’autre est souvent partielle, ou dissociée. Bien des livres nous parlent des différences de religions, des problèmes de politique internationale, des enjeux économiques, des dernières découvertes de l’astrophysique… Peu savent relier tous ces domaines. Et lorsqu’ils les traitent un peu en profondeur, ils doivent faire appel à de nombreux spécialistes dont les contributions se juxtaposent sans permettre un regard d’ensemble. Souvent aussi la dimension historique est négligée, et très vite, dans des domaines aussi complexes, le lecteur se retrouve perdu. Voilà pourquoi les livres se multiplient ; voilà pourquoi celui de Jacques Rifflet est particulièrement précieux.

Les trois regards

Son regard est avant tout celui d’un spécialiste, qui s’est consacré durant plus d’un demi-siècle aux questions internationales. Avocat au Barreau de Bruxelles, il démissionne en 1962 pour devenir expert politique et juridique au journal télévisé belge, puis à la radio. Il effectue de grands reportages dans le monde entier et décide d’élargir ses connaissances au champ du religieux. Désireux de se consacrer à la recherche, il quitte le journalisme en 1969 pour une longue carrière dans l’enseignement supérieur, et prend la direction du Centre d’Étude des Relations Internationales et Européennes à Bruxelles (le CERIE).

Au regard du spécialiste se superpose donc celui du pédagogue, capable à la fois d’aller au cœur des sujets les plus complexes sans jamais lâcher la main de celui qu’il guide. Il ne craint ni le mot exact, ni sa définition, qui sont les Charybde et Scylla de la vulgarisation intelligente. Il sait nous perdre dans les méandres des schismes et des hérésies, des réseaux d’influences et des courants de pensée, avant de tout rassembler en un tableau d’une clarté confondante. Mais il ne laisse pas passer un mot technique sans nous éclairer en toute simplicité sur son sens.

Ainsi est né ce projet, dans les notes des cours qui, durant trente ans, ont porté sur le droit, la politique internationale, l’influence des grandes religions, et notamment sur « l’Europe et le monde », « les Organisations internationales laïques et religieuses », « le Droit des affaires », « la Sociologie du langage et l’Étude des symboles », « le Droit public comparé, laïcité et théocratie », « l’Analyse des facteurs religieux en politique »…

À la fin de sa carrière, il a répondu à la demande de ses étudiants de les réunir en des polycopiés qui se sont aussitôt tirés à des milliers d’exemplaires. Conscient du besoin ainsi exprimé d’un ouvrage à la fois complet et pédagogique, il a résumé dans ces neuf cents pages trente années d’enseignement.

Le regard historique s’est tout naturellement ajouté aux deux autres. Dans une matière soumises aux fluctuations de l’actualité, on croit pouvoir en faire l’économie. Ce serait bien entendu une erreur. Les conflits n’éclatent jamais au hasard, et le germe peut avoir été planté voici des siècles. Les rivalités entre le Chili et ses pays limitrophes ne se comprennent qu’en remontant au partage des frontières au XIXe siècle, qui a coupé la Bolivie de son accès à la mer, et aux alliances avec les Anglais lors de la guerre des Malouines. Et ne parlons pas du Croissant fertile, où chaque culture a planté un jour ou l’autre son germe de discorde.

Jacques Rifflet a vécu en direct, et a fait vivre à ses auditeurs, puis à ses auditoires, les grandes ruptures politico-religieuses de la fin du XXe siècle. Et son livre, dont la première édition date de l’an 2000, est aussitôt devenu historique : un certain 11 septembre ; une seconde guerre d’Irak qu’il ne pouvait prévoir, mais dont les causes ont semblé lumineuses à ceux qui venaient de lire son ouvrage, la montée des communautarismes et des incompréhensions interreligieuses ont soudain changé la donne. En 2009, cette réédition a été l’occasion d’une refonte complète qui approfondit les thèmes majeurs de l’ouvrage et intègre l’actualité à l’histoire. Il me plaît que le second événement personnel à l’origine de ce projet soit de l’ordre de l’histoire familiale et du devoir de mémoire. La perte de son frère, haut fonctionnaire européen, avec qui il avait entretenu des discussions sur les sujets de société, lui a fait prendre conscience de la fragilité de la parole humaine. Des conférences publiques, des articles événementiels, il ne restait que des écrits périmés ou épars. Il n’a pas voulu que la même chose lui arrive, et nous lui en savons gré. L’auteur a bien saisi le message d’André Malraux pour qui « l’antidestin » éphémère de l’humain ne lui permet d’accéder à une dignité que s’il donne un sens à sa vie en contribuant à informer de son savoir ses contemporains et en laisse une trace utile à ceux qui viendront prendre le relais.

Bien sûr, nous savons depuis Aristote qu’il faut choisir entre tout savoir sur rien ou ne rien savoir sur tout. Nul ne peut parler en spécialiste de tous les domaines. L’enquête solitaire que Jacques Rifflet a diligentée par ses voyages, ses rencontres et ses lectures, a été validée par la consultation de spécialistes issus de toutes les confessions. Mais ce regard extérieur a su rester complice, et ne jamais briser le fil d’Ariane qui nous guide dans le labyrinthe des spiritualités.

De nouvelles questions

Ce livre est donc né de deux histoires et de deux ruptures, d’ordre familial et d’ordre professionnel. Voilà sans doute pourquoi il n’oublie jamais ce qui relie lorsqu’il étudie ce qui divise. La tolérance doit-elle être active ou peut-elle se contenter d’être passive ? L’œcuménisme peut-il se résumer à une confrontation de révélations, doit-il chercher une formule globalisante dans la reconnaissance d’une même transcendance ou une formule complémentaire dans l’étude historique de traditions divergentes ? Les liens historiques entre une religion (qui relie) et un État (qui pose des frontières), l’implication des croyances dans le politique, ne figent-ils pas en dogmes et en lois les élans spirituels ? Peut-on trouver dans le besoin de sacré, dans le discours sur l’amour, dans l’expression artistique, dans la fascination commune pour les symboles, les rhizomes d’une spiritualité universelle dont les religions, la spiritualité laïque, les ésotérismes ne seraient que l’expression contingente ? Telles sont les questions fondamentales qui structurent cet ouvrage.

Et les pistes explorées pour y répondre remettent en cause nombre de lieux communs. Pour certains problèmes, la cassure ne se situe pas entre croyants et athées : la question du déterminisme et du libre arbitre, par exemple, est aussi importante pour les uns et les autres. Derrière des rivalités que l’on croit politiques ou religieuses se profilent de graves enjeux économiques : le problème de l’eau en Cisjordanie dépasse les croyances en Yahvé ou en Allah ; le problème des kurdes d’Irak est étroitement lié aux barrages sur le Tigre et l’Euphrate, maîtrisés par les Turcs. À l’intérieur d’une même religion, les dissensions expliquent bien des situations. Nous avons été vaguement sensibilisés aux divisions entre Irlandais catholiques et anglicans, entre sunnites et chiites iraquiens, mais avons-nous conscience des calculs du chiisme syrien, au pouvoir dans un pays majoritairement sunnite, face à l’arrivée de palestiniens sunnites dans un Liban en grande partie chiite ? On comprend que face à une situation aussi complexe, la réponse des bombes, qu’elles tombent du ciel ou explosent avec un kamikaze, aggrave les problèmes qu’elles prétendent résoudre.

La dimension historique

L’originalité de ce livre est donc de reprendre les grands enjeux politico-économiques de ce début du XXIe siècle dans leur rapport avec le monde du sacré, étroitement impliqué dans les constructions politiques et les idéologies dominantes. Je distinguerai trois convictions fondamentales dans l’approche de Jacques Rifflet. D’une part, la nécessité d’une approche historique pour comprendre la complexité actuelle ; d’autre part, l’existence de trois grandes voies en ce domaine, les religions, la spiritualité laïque, l’ésotérisme ; enfin, l’espoir résolument optimiste d’un dépassement des différences dans un rapprochement qui reste à inventer entre œcuménisme, tolérance et amour.

L’historien a cherché le « fil conducteur » entre les différentes religions, une généalogie faite de schismes, d’emprunts, de traditions divergentes ou de révélations successives… Ainsi a-t-il pu mettre en évidence un « fonds indo-iranien » au Turkestan au IIIe millénaire avant notre ère, qui s’est scindé en deux courants, l’un vers l’Iran et l’autre vers l’Inde. Si l’Occident a présent à l’esprit l’arbre généalogique des trois religions abrahamiques – judaïsme, christianisme et islam –, le rameau oriental est moins connu, et c’est un des mérites de cet ouvrage de proposer un tableau clair des deux grandes branches – hindouisme et bouddhisme – issues de ce fonds indo-iranien préhistorique irradiant jusqu’au Japon. D’aucuns le jugeront réducteur, remarqueront l’absence des religions d’Afrique ou d’Amérique précolombienne – exclues volontairement car ne pesant pas sur les options majeures du monde actuel –, multiplieront les distinguos et les courants internes… Mais face à l’arbre touffu des pensées religieuses, il faut commencer par le tronc et les branches maîtresses avant d’en saisir les rameaux les plus subtils. Et ce tronc-ci est solide.

Ce simple exposé historique n’en pose pas moins un premier problème pour nombre de religions fondées sur un lien privilégié entre Dieu et les hommes, et pour lesquelles la dimension historique, relative, semble incompatible avec l’absolu de la révélation. Le sacré renvoie au tabou, ce qui est hors d’atteinte, et qui ne peut pas même être discuté. En ce sens, ce n’est pas un monopole des religions : la sacralisation des droits de l’homme ou le culte stalinien de la personnalité sont de l’ordre du tabou. La remise en question, la recherche même semblent blasphématoires. Comment accéder à la connaissance de l’autre, base de la tolérance, si, par exemple, toute discussion sur la chronologie du Coran est par principe interdite, ou si l’enseignement de l’hindouisme doit se limiter aux frontières de l’Inde et à celles, bien plus fortes, des castes supérieures ? La question n’est pas seulement religieuse. Les historiens français qui ont appelé en 2005 à une « liberté pour l’Histoire » se sont heurtés au même problème dans la pensée laïque, qui a elle aussi ses tabous. Et les dérives ont été immédiates. Les premiers à applaudir cette juste revendication ont été les négationnistes, qui sont à la liberté d’expression ce que le fondamentalisme fanatique est à la spiritualité religieuse. En 2009 plus encore qu’en 2000, l’Histoire est un terrain miné. Il n’y a que deux attitudes possibles : en condamner l’accès ou le déminer. Et Jacques Rifflet est résolument du côté de ceux qui déminent.

Face à ce problème, il privilégie en effet la démarche critique, mettant en évidence les conflits internes, les opinions divergentes, les conclusions des chercheurs, tout ce qui relativise en permanence l’exposé dogmatique des doctrines. C’est une formidable leçon d’humilité : aucune révélation n’est sans faille ni contradicteur. Il est facile, après coup, de condamner ceux-ci comme hérétiques. Plus difficile d’oublier la fragilité au cœur de tout ce qui se proclame absolu. Le propos peut paraître décousu, car il traverse les siècles et les cultures avec une désinvolture provocatrice. Mais il en est d’autant plus stimulant, puisqu’il interdit tout dogmatisme à sa propre démarche et remet en question la doxia historique de la chronologie linéaire, qui menacerait elle-même de s’ériger en dogme.

Contradictions et paradoxes sont des armes redoutables pour la foi aveugle. À une époque où le credo individualiste entre en concurrence avec l’affirmation collective de ses convictions, Jacques Rifflet met en évidence les paradoxes de la pensée unique, politiquement correcte. La sacralisation du moi va-t-elle éclipser le divin pour faire de l’homme le centre du sacré ? L’implication des religions dans le politique n’est-elle pas une forme de sécularisation du sacré ? N’y a-t-il pas contradiction entre le respect du sacré et le refus des tabous, ces deux dogmes de la pensée dominante ? Entre la glorification du corps et les élans de l’esprit ? Entre les besoins concomitants d’une liberté intransigeante et d’une tradition rassurante ? Entre une civilisation mondialiste et une culture particulariste ? Au terme d’une première lecture, nous ne pouvons plus être assurés de nos certitudes les mieux ancrées, et c’est une première ouverture vers l’autre.

Le sacré et les spiritualités

L’autre conviction à la base de ce livre est celle de l’existence, à côté du religieux, de ces deux autres vecteurs de sacré que sont la spiritualité laïque et l’ésotérisme. Le point de rencontre est bien sûr le sens du sacré, mais pour certains philosophes, c’est aussi dans une définition élargie de la transcendance qu’il faut le chercher. Verticalement, la transcendance relie l’homme à une abstraction supérieure, Dieu, la Révolution, la Patrie, ce qui nous rappelle que la frontière entre transcendance et immanence ne coïncide pas avec celle qui sépare les religions du monde laïque. Mais une « transcendance horizontale », pour Luc Ferry, permet à l’homme de se dépasser dans le rapport sociétal direct, en particulier dans l’amour, ce qui ouvre la voie à une spiritualité laïque fondée sur d’autres bases.

D’autres, et Jacques Rifflet suit cette voie, parleront au contraire avec André Malraux d’une « immanence du sacré ». « La transcendance est alors installée au cœur même de l’immanence de l’être, de l’existence de tous les jours », résume Claude Javeau. Derrière ces approches irréductibles l’une à l’autre, le constat n’est-il pas le même, de cette volonté propre à l’homme de dépasser le matérialisme strict ? Notons d’ailleurs que les résistances sont aussi grandes de part et d’autre, certains laïques refusant d’instinct toute référence à la spiritualité, et certains chrétiens estimant que les athées en quête de spirituel ont été « bonifiés » par le milieu chrétien dans lequel ils baignent.

Le refus de la transcendance, en tout cas, n’interdit pas à l’homme « l’accès à des constructions d’une très haute élévation spirituelle, au sens d’un sacré élaboré par lui, à l’ouverture à des perceptions affinées, aux frontières du “sens du divin” ». Mais ce sacré est adogmatique, « librement examiné et, partant, toujours révisable et individualisé ». Ce sacré toujours révisable m’a séduit, car il parle à l’« absolu relatif » qui guide ma propre démarche. Partant d’une ouverture de l’homme à ce qui le dépasse et non d’une cause transcendante, il vise d’emblée l’absolu, mais sans sacraliser l’objet contingent qui, pour lui, y a donné accès. Sacralise-t-on le caillou sur lequel on trébuche, parce qu’il nous a mis en course ? Sacralise-t-on la pente qui l’accélère, le fond de la vallée qui l’arrêtera ? Non, mais on court, de toutes ses forces, de toute son âme. Et la course est absolue.

Cette conception de la laïcité n’est pas propre à l’athéisme. Certaine laïcité juive estime que la véracité de la Bible n’est pas l’essentiel. Seule compte l’ampleur de la transmission culturelle créatrice d’une éthique d’exception. Et celui qui croit au miracle ne se demande pas pourquoi la Vierge n’apparaît jamais sur les bords du Gange ni Vishnu à Lourdes : si le miracle se concrétise à l’intérieur d’un « édifice imaginatif » propre à chacun de nous et dépendant de notre culture, l’important est l’enthousiasme (au sens étymologique de prise de possession par un dieu) qu’il provoque. Cette ouverture d’esprit, avouons-le, n’est guère fréquente à l’heure actuelle.

Elle n’en est pas moins indispensable. Car Jacques Rifflet n’hésite pas à le souligner : les régimes totalement laïques ont été aussi destructeurs que les théocraties les plus sanglantes. Les Khmers rouges, le stalinisme, le Sentier lumineux, la Terreur, tous les régimes qui ont cru à l’« amélioration de la société par la seule logique humaine » n’ont rien à envier au fanatisme religieux. Si l’homme a un besoin naturel de spiritualité, le politique ne peut faire l’économie de l’éthique.

Dans cette conception, les vecteurs du sacré sont aussi multiples que les cailloux qui mettent en course. Dans la spiritualité laïque, l’art, l’amour ont été les principaux. Dans la voie ésotérique, la méditation sur les symboles, la ritualisation du temps et de l’espace, ouvrent également au sacré. « La césure entre l’homme et le singe est repérable par la présence ou l’absence du cultuel », estime l’auteur. Ce n’est pas un des moindres mérites de ce livre d’en expliquer les mécanismes, et de les rapprocher de ceux mis en œuvre dans les religions tout en respectant leurs spécificités. La référence à une tradition primordiale, donc transcendante à l’expérience humaine, n’a de sens que si elle ouvre l’initié à sa perception intérieure, pour qu’il retrouve en lui le « principe commun » cher à René Guénon. Une « révélation du non-dit » ouvre au sens en s’ajoutant aux significations de l’enseignement traditionnel. Le symbole n’est jamais que la moitié de la vérité à laquelle nous nous raccrochons pour retrouver la seconde.

L’enjeu de cette approche des différentes formes de spiritualités est alors celui d’une laïcité bien comprise, moins fermée sur la militance, plus ouverte sur la « vraie spiritualité », « fille de la pluralité ». Une laïcité que les religions ne regarderaient plus avec méfiance, parce qu’elle tient de la métropole, non de la citadelle.

L’appel au dialogue

Une telle laïcité, bien des religieux la conçoivent déjà, car elle respecte la croyance d’autrui. De part et d’autre, elle suppose plus de liberté par rapport au dogme. En Belgique, Gabriel Ringlet demande à l’Église romaine d’admettre « qu’elle ne détient qu’une part de la Vérité » et feu le chanoine de Locht cherchait un « pont de fraternité » entre tous ceux qui « par le souffle de la transcendance ou la pulsion de l’immanence, sont devenus les vecteurs de l’Amour de l’autre ».

Mais quel œcuménisme, quelle tolérance, va-t-on mettre en place ? Le simple constat de l’existence de l’autre ne suffit pas. « Dont acte », un des leitmotive de ce livre, se contente d’enregistrer les incompatibilités irrésolubles. Cela ne construira jamais un pont. Pour cela, il faut deux conditions : une terre ferme, et la conscience d’une autre rive. L’œcuménisme n’est pas l’abandon de ses convictions, mais le refus du dogmatisme qui les déclarerait seules valides. Ce n’est pas une affirmation de soi, mais un questionnement de l’autre.

Or cette liberté de parole, sinon de pensée, vis-à-vis du dogme n’est pas toujours possible de la part des autorités chargées de le faire respecter, et Jacques Rifflet ne craint pas alors de dénoncer ces replis frileux. Lorsque Jean-Paul II refuse de trouver l’amour dans le bouddhisme et Benoît XVI, dans le judaïsme ; lorsque le conseil rabbinique haredi tolère « l’usage d’une violence limitée (…) pour défendre ses convictions religieuses » ; lorsque certains scientifiques « dévalent sans honte aucune la pente de l’intolérance » pour ériger en dogmes leurs connaissances, il y a de quoi craindre le choc des civilisations prophétisé par Samuel Huntington.

C’est ce qu’il faut éviter à tout prix, nous avertit Jacques Rifflet. Le dialogue est devenu une nécessité pour échapper à l’apocalypse qu’Hubert Reeves prédit à « toutes les espèces dont les acquis technologiques débordent le contrôle de l’éthique ». Depuis le 11 septembre 2001, en effet, on peut « ranger au rayon des stupidités » la foi de l’Occident dans son avance technologique pour contenir la révolte des humiliés et le terrorisme des extrémistes.

C’est en cela que ce livre, né dans un contexte belge, sera pour le lecteur français une indispensable source de réflexion. Jacques Rifflet rappelle la différence fondamentale entre les deux notions de laïcité, celle d’une neutralité totale née de la séparation absolue entre la religion et l’État en France, et celle d’une lutte menée par la non-croyance pour s’émanciper des contraintes du religieux en Belgique. Même si les exemples qu’il choisit sont souvent empruntés à la laïcité militante, c’est à une laïcité à la française qu’il appelle, dans une Belgique dont la logique est de plus en plus communautariste qu’intégrationniste. Non seulement au nom de la tolérance, mais parce que dans la richesse de la pluralité culturelle peut naître une véritable spiritualité dégagée du dogmatisme religieux.

Une véritable laïcité

« Certains n’hésitent pas à avancer que la laïcité pourrait être le champ de l’humain le plus propice à l’épanouissement de la spiritualité », parce qu’elle est le « lieu privilégié de tous les échanges » écrit l’auteur. Une laïcité ouverte donc, dont la France pouvait sembler porteuse voici huit ans, lors de la première édition de ce livre. Cette nouvelle édition doit nuancer le constat. La « laïcité positive » à laquelle a appelé en 2007 le président Sarkozy pourrait remettre en cause ce vieil héritage. Si « seule la religion peut être porteuse d’espérance », la république laïque ne peut donc en porter aucune? s’interroge Jacques Rifflet avec une fausse naïveté. Quel perte d’ambition pour celui qui la préside! Ce raidissement de la pensée religieuse au plus haut niveau de l’État a entraîné une radicalisation de la laïcité à la française que nous enviaient nos voisins. Le risque n’est-il pas alors de perdre la véritable richesse du pluralisme spirituel en n’en retenant que l’affrontement?

Car comment concevoir « une laïcité qui respecte, qui rassemble, qui dialogue » en déniant à l’instituteur la capacité de transmettre les valeurs morales, et en rejetant de la communauté humaine celui qui ne conçoit pas un Dieu transcendant dans sa pensée et dans son cœur ? « Le moins que l’on puisse écrire est que Nicolas Sarkozy n’a pas tamisé la dynamique de sa foi », commente Jacques Rifflet. On l’aura compris, si ce livre se veut objectif et impartial dans sa présentation des faits historiques, philosophiques, économiques, politiques, religieux, il ne s’interdit pas des prises de position que l’on trouvera selon ses opinions téméraires ou courageuses. Qu’il me soit permis de l’en remercier, car cet engagement ne trahit jamais l’honnêteté de l’analyse, tout en nous engageant à la poursuivre par la réflexion. Livre politique, au sens large, il n’est jamais politicien, et sait saluer, par exemple, l’engagement européen du président Sarkozy tout en émettant des doutes sur sa conception de la laïcité.

Car l’auteur est un européaniste convaincu. Face à la dangereuse alternative entre « l’hégémonie écrasante d’un despotisme nationaliste américain » et la menace d’un terrorisme radical, d’une prolifération inquiétante des armes nucléaires, la « vieille Europe » a-t-elle encore un rôle de modérateur à jouer, en retrouvant « l’élan de ses Lumières » pour doter l’individu « de l’autonomie salvatrice de la raison » ? « Pour nous apporter un peu d’eau fraîche, les grandes âmes font la chaîne du fond de l’éternité », disait Montherlant. Les puits ont été répartis sur l’ensemble de la planète, et la chaîne est universelle. Mais celle que nous connaissons le mieux est la nôtre, et c’est pour cela que l’œcuménisme ne peut jamais être le reniement de sa conviction. L’heure est peut-être venue de relier toutes ces chaînes qui, toujours, auront une main à tendre vers l’avenir.

Tel est l’appel qu’il nous lance, le défi que nous devrons relever pour que les hommes retrouvent la sérénité « payée au prix de leur sang, depuis la nuit des temps. » Défi formidable, en ces jours où les bombes recommencent à répondre aux pierres, aux caricatures ou aux mots. Et c’est pour cela qu’il est urgent de le relever.

Jean Claude Bologne

« LA TOLÉRANCE DU SACRÉ ET LE SACRÉ DE L’INTOLÉRANCE »

par Roger Lallemand, président honoraire du Sénat de Belgique, juriste.

PRÉFACE DE L’ÉDITION D’ORIGINE

Le sacré est une notion difficile à cerner, car se déploie en lui une volonté d’indéchiffrable.

Certes, l’homme peut vivre sans être porté par le sacré et ne pas être fasciné par lui. Mais il arrive que certains matérialismes – trop étroits – ne rendent pas compte à suffisance des exigences de la spiritualité, quel que soit le statut que l’on lui donne, qu’elle soit posée comme fruit de la matière, du hasard ou d’une énergie transcendante.

Tout au long de son déploiement, l’œuvre de Jacques Rifflet conteste une conception rationaliste lorsqu’elle prétend fonder de l’extérieur, par détermination matérialiste, toutes les créations de l’esprit.

Son livre veut assurer le fondement et une liberté.

L’auteur a tenté une entreprise à première vue impossible, telle celle d’un navigateur solitaire qui décide de parcourir sans escale toutes les mers du monde. Il s’est lancé dans l’immensité du sacré pour cerner un sens et dégager une essence commune. Il l’a fait en se mettant à l’écoute de toutes les voix qui clament ou murmurent leurs convictions, leurs doutes, mais surtout leurs certitudes.

Le livre est le fruit d’années d’écoute attentive pour appréhender les lignes de force et les seuils du sacré.

Cette appréhension n’a été possible que parce qu’elle a été gouvernée par un respect de toutes les pensées et des fois et croyances qu’elle tentait de cerner. Et ce n’est pas l’un des moindres compliments que l’on peut faire à ce livre que de nommer le souci d’objectivité qui l’habite et sa très vivante facture.

Il ouvre ainsi une porte à une culture de la spiritualité, que celle-ci ressortisse au transcendant ou à l’immanent.

Soulignons-le dès l’abord, le point d’ancrage de l’entreprise réside au-delà des tensions que suscitent la divergence, l’impossible unification des conceptions qui affirment différemment un absolu.

Les religions de notre monde, traversé par l’information, subissent l’épreuve de la contradiction, soit en radicalisant leur démarche, soit aussi en la réduisant. L’on a pu dire que les Dieux, et le sacré qui les entoure, rabattent aujourd’hui leurs exigences en s’humanisant excessivement. On entre alors dans ce que Claude Javeau appelle l’ère d’un « Dieu gnangnan ».

Mais le livre nous restitue plutôt la démarche première de la foi, sa force constitutive, sa capacité d’affirmation et il nous apporte un inventaire remarquable de tous les lieux, religieux ou laïques, où l’homme cherche son destin.

Je ne veux pas laisser d’équivoque sur mon adhésion à l’entreprise de cet ouvrage lorsqu’il traite du sacré de la transcendance.

Je m’exprimerai par un détour sur le statut de la foi.

Notre expérience politique nous convainc, depuis longtemps, de ce que la démocratie est fondée sur une vision et une conception de l’homme égalitaires qui casse des tabous, des références inconscientes à une inégalité fondamentale. Sur ce plan, les religions – comme d’autres idéologies – ont toujours joué double jeu. Elles ont souvent accrédité, fondé l’universalité, voire l’égalité de chaque homme, mais elles ont justifié aussi, par bien des détours, les hiérarchies et la subordination de l’homme – qui n’est plus alors un citoyen – à des autorités extérieures, à des fois absolutistes. Ainsi, la liberté et l’oppression sont sorties d’un même puits.

Je prendrai un exemple hors des religions.

Je songe à ces penseurs communistes des années 50. Au nom de la liberté, avec une vigueur remarquable, ils combattaient l’impérialisme américain et la colonisation du monde. Mais ils le faisaient en rendant un culte à Staline.

Le paradoxe était ainsi au cœur de l’engagement libératoire.

Ainsi, avant la deuxième guerre mondiale, le Guernica de Picasso, les poèmes d’Aragon pour la liberté ont eu un grand impact. Mais ils furent concomitants à une nouvelle foi, qui était porteuse d’interdits d’expression ; la sympathie stalinienne d’Aragon, de Picasso et de tous ceux que l’espoir a trahis, les a amenés à des complaisances inquiétantes.

En vérité, ces libérateurs libéraient aussi les monstres qui allaient écraser leurs combats.

Là, sans doute, c’était au nom de la raison que se fondait une dépendance et que l’on étouffait la liberté. Alors qu’au cœur des religions, l’oppression passe par le culte de la transcendance et l’apologie d’une culpabilisation qui suscite le risque permanent d’un écrasement face à Dieu.

La libre pensée – ce mouvement de recentrement sur l’autonomie de l’homme – a eu le mérite de délimiter, de réduire, voire de casser certains réflexes d’adhésion inconditionnelle à des structures et à des vérités qui se veulent absolues.

L’affirmation d’une liberté, d’une autonomie radicale de l’homme et du citoyen face à Dieu, a permis de les sauver d’une dépendance organisée sur des certitudes inamovibles, qui veulent contraindre au respect inconditionnel et au refus de la critique.

Toute analyse du religieux conduit aussi à penser que l’organisation systématique des appels à la transcendance et le discrédit du monde immanent ont été des facteurs puissants d’une civilisation libératrice, mais aussi asservissante. La libération glissait de la foi vers les Églises et les pouvoirs, et le goût du dépassement vers le respect absolu.

L’enseignement de Moïse, de Jésus ou de Mahomet, et celui d’autres grandes figures, a ainsi pu fonder l’intolérance et l’oppression.

La réflexion sur les religions requiert donc une interrogation sur les Églises et sur le rôle du sacré lié à la transcendance.

Certes, on ne manquera pas de l’objecter, la libre-pensée véhicule aussi un sacré, mais qui est caché ou méconnu.

Cette ignorance est sans doute une de ses faiblesses.

D’abord, par réflexe historique, les courants qui se revendiquent de la libre pensée refusent souvent la connaissance du sacré des religions. Ils tendent à s’enfermer dans un rationalisme étroit, oubliant parfois comment l’homme peut se libérer par le recours à la transcendance.

À tout le moins, les laïques doivent-ils donc connaître mieux ce qu’ils traitent souvent comme un poison de leur conviction, ne serait-ce que pour pouvoir nommer leurs esclavages intérieurs. Bien des non-croyants, il est vrai, redoutent l’approche du sacré, comme certains dans les églises craignent d’être enlevés dans une transcendance irrationnelle en écoutant, sous les ogives, le frémissement des orgues.

Mais les courants multiples de la libre pensée occultent souvent leur propre sacré, un sacré qui vient de l’immanence.

Comment, par exemple, ne pas faire référence à la Déclaration des droits de l’homme qui affirme, urbi et orbi, que chaque homme est égal en dignité et en droit ?

Là, le sacré découle directement du fondement d’une universalité en l’homme et par l’homme.

Comme le dit fort bien Claude Javeau dans son ouvrage « Dieu est-il gnangnan ? » : « la transcendance est alors installée au cœur même de l’immanence de l’être, de l’existence de tous les jours ».

Jacques Rifflet soulignerait sans doute que cette « transcendance »-là nous sauve de l’aplatissement sur nos besoins immédiats, qu’elle nous permet de surmonter la vacuité de la jouissance quand celle-ci est l’objectif dominant de notre action.

La transcendance n’est donc pas Dieu, nécessairement.

L’on dira qu’une exigence du sacré peut en chasser une autre.

Nous fûmes nombreux, dans notre jeunesse, à combattre un cléricalisme oppresseur et, pour nous en libérer, nous avons socialisé la Liberté et la Révolution.

Mais, petit à petit, montait en notre conscience une constatation inquiétante. Dieu était mort. Il mourait en pas mal de ses serviteurs.

Et, en même temps, chez ceux-là mêmes qui montraient, avec force, cette décadence et cette chute, s’éteignait un idéalisme compensateur. Les dénonciateurs de Dieu, et apparemment dans le même mouvement, renonçaient aussi à la recherche d’une « transcendance alternative » sertie dans notre environnement.

Pour le dire plus simplement, ils ne cherchaient plus le dépassement de l’individualisme dans un engagement collectif.

Beaucoup l’ont écrit : la volonté de la solidarité affirmée par bien des laïques est souvent devenue une hypocrisie, aussi présente que celle de l’amour du prochain qu’invoquent tant de croyants.

Ce livre sur les sacrés ouvre les portes à une remise au point, à un réagencement fondamental.

Jacques Rifflet démonte et rejette le schéma classique opposant radicalement la spiritualité – fruit prétendu de la croyance en un divin – et le matérialisme des non-croyants, car l’immanence peut, elle aussi, animer une spiritualité et fonder des valeurs essentielles dans un système qui se veut péremptoirement adogmatique. Comme l’auteur le dit, avec raison, l’aigle et le manchot cohabitent au cœur des rationalismes, des matérialismes et des spiritualismes.

Mais nous en déduisons aussi que les religions n’ont aucun privilège dans la genèse de la spiritualité.

L’ouvrage permet la connaissance de ce que nous avons voulu ignorer trop longtemps.

Il suscite un débat sur le statut de la spiritualité, que la discussion n’épuisera pas, mais que l’écoute, la connaissance, enrichiront.

Mais en relevant entre les diverses versions du sacré le tracé des frontières, les « murs de la différence », le livre ouvre une réflexion entre croyants et aussi entre croyants et non-croyants, sur ce qui les unit, sur ce qui fonde une identité commune.

L’auteur, inlassablement, se fait l’apôtre du dialogue. Mais celui-ci ne peut se déployer qu’en ouvrant, qu’en abaissant autour de nos croyances et de nos convictions, ces « murs de la différence » qui les entourent jusqu’à les réduire, les stratifier, et les rendre parfois profondément inintéressantes.

Il faut donc s’aventurer dans ce grand livre et dans ce monde étrange en sachant, intensément, qu’il est aussi le nôtre et en gardant le sens de la relation à la praxis dont parle Marx.

Nous savons que le sacré est une culture, une création de l’homme, et qu’il doit être jugé à partir de ce que la démocratie nous a demandé d’investir au plus profond de nous : le goût de la contradiction et celui du changement.

Bref, la pratique du libre examen.

Nous percevons combien la tension de ces valeurs avec le sacré demeure considérable. Elle est, d’un certain point de vue, insurmontable.

Mais le débat doit être en permanence ouvert.

Le dialogue élargit un monde qui, petit à petit, s’est rapetissé sur son histoire, sur ses combats anciens, mais qui se sont souvent sclérosés. Je pense aux luttes entre des catholiques sectaires et intransigeants et ceux de ces laïques dont l’ignorance pouvait aussi fonder l’intolérance et l’incompréhension de la foi.

Les combats en commun de « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » (l’imparfait montre l’avenir possible, en leur contraire, du croyant et de l’incroyant) sont aujourd’hui plus essentiels.

Un engagement idéologique et politique pour l’unité de l’homme, pour son universalité – l’auteur ne cesse d’y penser –, unit davantage croyants et non-croyants qui ont la même vision d’un monde en changement : une relation profonde, plus complexe, peut désormais naître entre ceux-là qui, hier, avaient appris plutôt à se différencier qu’à s’unir, à se diviser qu’à s’enrichir de leurs diversités.

Le livre de Jacques Rifflet doit donc être attendu comme un programme d’élargissement.

L’ouvrage approfondira notre compréhension d’un univers plus vaste.

Il nous invite à prendre des risques, à conjuguer des contraires, à nous laisser séduire en son chemin du religieux par un monde qui nous manque, mais qui, sans doute, ne pourra pas nous convaincre même s’il nous envahit d’une étrange splendeur.

Une poésie, en effet, s’exalte de la déification de nos demandes d’absolu.

Elle nous livre un Autre, tout autre, qu’elle tire de nous et qu’elle nous restitue comme un étonnement, comme ces fleurs étranges que l’on découvre en une terre inconnue.

Mais une lecture – non religieuse – peut conjuguer le plaisir de la culture avec le sens de la contestation.

La poésie s’insinue souvent dans l’expression du religieux. Elle en soutient les ruses et en exalte les effets.

Aussi, après les avoir délimités, une étude critique doit pouvoir nommer les sources du sacré, montrer ses fondements et ses possibles manipulations. Partant de là, et après avoir éloigné les Dieux, face à un horizon nouveau, nous pourrons, à la lecture de ce grand livre, découvrir et inventer d’autres mondes.

Après bien des détours, je ne suis pas convaincu, comme l’est Malraux, que la tâche du XXIe siècle sera d’y réintégrer les Dieux. Ils se sont éloignés, mais sont toujours en nous. Ils ont d’autres visages.

À travers mille différences, il nous incombe d’apprendre à les trouver chez les autres, chez le voisin, chez le malheureux du Tiers-Monde qui exorcise tous ses diables.

Nous pourrons ainsi créer une société plus large en sachant que resteront toujours devant nous des horizons vides et des murs sans parole.

À l’instar de Saint-John Perse, j’ai envie de dire à celui qui ouvre les recherches de l’esprit, qui décrit les mille chemins de la croyance et décode les voix de tous les Dieux, qu’il est un prince de l’exil… et qu’il n’a que faire de mon chant…

Roger Lallemand

« POUR CONTINUER À VIVRE, IL FAUT MUER »

par Gabriel Ringlet, Vice-recteur et professeur émérites de l’Université catholique de Louvain.

PRÉFACE DE L’ÉDITION D’ORIGINE

Confucius raconte qu’un jour un jeune renard tombe au fond d’un puits. Il se trouve là depuis tout un temps déjà lorsqu’à un moment il aperçoit un oiseau posé sur la margelle.

- Bel oiseau, demande le renard, décris-moi un peu le monde que tu vois.

- Le monde est immense, répond l’oiseau. Il est recouvert d’un grand ciel qui, la nuit, est rempli de millions d’étoiles.

- Tu te trompes, bel oiseau, tu te trompes certainement réplique le petit renard. Le ciel, pendant la nuit, je le regarde moi aussi, je le connais bien. Crois-moi, c’est un petit rond noir dans lequel brillent seulement trois étoiles…

Honnêtement, ne sommes-nous pas, chacune, chacun, bien proches du renardeau ? Prisonniers de notre puits, enfermés dans le rond noir de notre religion ou de notre laïcité, limités à nos quelques étoiles ? Je ne veux pas idéaliser pour autant le regard de l’oiseau, car je peux aussi m’y perdre, dans l’immensité du ciel étoilé, jusqu’à l’étourdissement.

En nous proposant son fabuleux voyage dans Les mondes du sacré, Jacques Rifflet nous encourage à sortir du puits, mais une fois dehors grâce à la corde qu’il nous a lancée, il ne nous laisse pas là, perdus ou ébahis, face à l’immensité du ciel.

Sous sa houlette d’explorateur expérimenté, on se sent en chaleureuse compagnie car il a l’art de baliser la route, de proposer un rythme, d’organiser les étapes, d’indiquer des temps de repos… mais de rappeler aussi « qu’on ne fait pas impunément un tel voyage ».

Je ne sais ce que je dois le plus admirer dans l’ouvrage de Jacques Rifflet : la culture de l’auteur, la richesse de son information, la qualité de son interprétation, la vivacité de son récit ou le profond respect de sa démarche. Car si le texte se veut critique et refuse la langue de bois, il se montre sympathique et plein d’admiration, d’émotion même, pour tous ces chercheurs de route « partis d’on ne sait plus où pour les beaux yeux d’une étoile », comme l’exprime Jean Debruynne.

En parcourant Les mondes du sacré, je pensais à un de mes professeurs de rhétorique, Joseph Boly, qui, pour rendre hommage à la langue française, publiait jadis un magnifique recueil intitulé La voix au cœur multiple, où il offrait à un poète du Liban ou de l’Île Maurice le même espace qu’à un poète français.

N’est-ce pas aussi une voix au cœur multiple que nous fait entendre Jacques Rifflet lorsqu’il nous conduit d’Occident en Orient et de religion en laïcité sans oublier la place accordée à la voie ésotérique ?

Ce cœur multiple, l’auteur a le souci et l’honnêteté de montrer qu’il bat aussi à l’intérieur de chaque conviction et que d’une période à l’autre, si pas au même moment, telle laïcité ou telle religion peut connaître des approches pour le moins contrastées.

À ce propos, laissez-moi vous emmener quelques minutes au cœur du XVIe siècle, en 1550 très exactement. Cette année-là, Jules III, le 219e pape, vient de monter sur le trône romain. Il est à peine élu que des cardinaux se précipitent au Vatican pour prodiguer au nouveau pontife quelques « conseils » dont la Bibliothèque nationale de Paris a très heureusement gardé trace.

Et notamment celui-ci :

« La lecture de l’Évangile, (très Saint Père), ne doit être permise que le moins possible, surtout en langue moderne et dans les pays soumis à votre autorité. Le très peu qui est lu généralement à la messe devrait suffire et il faudrait défendre à quiconque d’en lire plus.

Tant que le peuple se contentera de ce peu, vos intérêts prospéreront, mais dès l’instant qu’on voudra en lire plus, vos intérêts commenceront à en souffrir. Voilà le livre qui plus qu’aucun autre provoquera contre nous des rébellions, les tempêtes qui ont risqué de nous perdre.

En effet, quiconque examine diligemment l’enseignement de la Bible et le compare à ce qui se passe dans nos Églises trouvera bien vite les contradictions et verra que nos enseignements s’écartent souvent de celui de la Bible et plus souvent encore s’opposent à celle-ci.

Si le peuple se rend compte de ceci, il nous provoquera jusqu’à ce que tout soit révélé et alors, nous deviendrons l’objet de la dérision et de la haine universelle.

Il est donc nécessaire que la Bible soit enlevée et dérobée des mains du peuple avec zèle, toutefois sans provoquer de tumulte »…

Luther est mort depuis 4 ans. Erasme depuis 14 ans. Thomas More depuis 15 ans.

Quatre siècles plus tard, Pie XI, « le pape de l’Action catholique », va canoniser Thomas More à la grande joie de Jules Destrée qui voit dans l’ancien chancelier d’Angleterre « un saint socialiste ».

Dans une tribune libre publiée à la une du journal Le Soir du premier juin 1935, Destrée, après avoir largement présenté la relation entre Erasme et More et s’être enthousiasmé de L’Utopie qu’il recommande vivement aux « réformateurs contemporains », conclut son chaleureux hommage par ces mots :

« Ce doux Morus fut un socialiste intégral, et nous n’avons point tort de le considérer comme un précurseur de marque. Son ombre doit être assez étonnée d’avoir pris place parmi les élus. Mais Dieu aura sans doute eu le soin de le faire asseoir à sa gauche ».

L’admiration de Jules Destrée pour les grands humanistes du XVIe siècle, pour Erasme et More en particulier, met en lumière la réalité d’un dialogue, difficile, sans doute, tendu, mais réel, entre libre croyance et libre pensée.

Un dialogue d’une brûlante actualité auquel Jacques Rifflet apporte une pierre finement taillée. Un dialogue qui n’est pas affadissement. Un dialogue qui n’est pas consensus minimaliste ou refus de choisir pour éviter le débat. C’est le contraire dont il s’agit.

Le dialogue viril n’est pas celui qu’on pense. Il n’est pas un dialogue entre deux peurs où chacun bombe le torse en ayant bien soin de ne jamais quitter sa propre forteresse. Ce « dialogue »-là, « dur » en apparence, mais très frileux en réalité, a pour premier effet de renforcer les cléricalismes.

Le dialogue que j’appelle de mes vœux et auquel invite Les mondes du sacré encourage l’accueil de la différence sans renoncer à l’originalité de l’identité ; il pousse à sortir « au-delà du clan » et à s’aventurer loin sur le chemin de l’autre, sans mépris, sans cynisme, avec cette conviction qu’il est grand de s’interroger et avec ce respect qui permet les vraies confrontations et les véritables convergences.

Mais pour le réussir, ce dialogue-là, il va s’agir d’entrer en muétude, de muer « de corps et d’âme, de la voix et de la pensée » comme y invitait déjà Romain Rolland dans son Voyage intérieur.

Ne cherchez pas au dictionnaire, vous ne trouverez pas muétude. Par contre, vous découvrirez muance, pour parler de variation, de changement dans le timbre de la voix humaine au moment de la puberté. Ainsi, en temps de muance, la voix baisse d’une sixte ou d’une octave chez les garçons, d’une seconde ou d’une tierce chez les filles.

Vous prendrez aussi connaissance du mot mue, si proche de muance, mais qui vise surtout, selon le Robert, ce « changement partiel ou total qui affecte la carapace, les cornes, la peau, le plumage, le poil… de certains animaux, en certaines saisons ou à des époques déterminées de leur existence ».

On connaît ainsi la mue de l’oiseau ou celle du serpent. De son côté, le ver à soie change de peau à plusieurs reprises et, après les mues larvaires et la mue nymphale, il connaît la mue imaginale d’où émerge le papillon. Quant au cerf, lorsque son bois le quitte, on dit qu’il « mue sa tête ».

Alors qu’est-ce que cela veut dire pour l’ésotérisme, pour la religion, pour la laïcité, muer sa tête, c’est-à-dire perdre son bois, changer son poil, baisser sa voix…?

Après « le siècle des génocides », le nôtre, comme l’appelle la romancière Sylvie Germain, va-t-on se diriger vers un vrai siècle de l’esprit ? Ce ne serait pas la première fois. Rappelez-vous.

- VIe siècle avant Jésus-Christ : Bouddha, Confucius, Pythagore, la philosophie, la démocratie, la synagogue…

- Ier siècle : Jésus. Ce n’est pas rien, ce nouveau regard sur Dieu.

- VIe-VIIe siècles : l’Andalousie et la coexistence pacifique entre les religions.

- XVIe siècle : Erasme, Thomas More, Luther, Budé, Vivés, Colet, Mélanchthon, Pic de La Mirandole…

- XVIIIe siècle : Les Lumières, la raison, la tolérance.

Alors pourquoi pas, maintenant, un siècle de la conscience et de la connaissance ? Pourquoi pas un grand siècle de l’exigence intérieure ?

Pour donner une chance, ne serait-ce qu’une petite, à cette utopie, les différentes convictions religieuses et laïques vont devoir aller plus loin dans leur œcuménisme. À commencer par leur œcuménisme intérieur. Car, comme le note très justement le protestant suisse Jean-Jacques Büetiger, dans un texte à paraître :

« Ce sont les remises en questions intérieures qui font peur ; bien plus que les aventures extérieures. Car en fait, lorsque nos idéologies religieuses et nos mythes collectifs sont ébranlés, nous sommes profondément désemparés, frustrés et blessés dans notre amour propre. Admettre qu’il existe des incohérences, voire des absurdités, dans notre patrimoine culturo-religieux, c’est se découvrir soi-même suffisamment incohérent ou influençable pour n’avoir pas pu ni voulu les reconnaître plus tôt et les stigmatiser. En outre, se distancer des idéologies religieuses et des mythes socioculturels des sociétés dans lesquelles on vit, c’est rompre des liens profonds et puissants avec nos milieux nourriciers. Or, on sait que la foi religieuse n’est pas simplement une adhérence de l’âme à l’indicible mais très pratiquement surtout une adhérence humaine, vitale et sécurisante, à la culture de nos entourages d’élection. »

Ainsi, chacune de nos convictions – et ce n’est pas facile – va devoir renoncer au superficiel, à trop d’appendices de surface, pour rejoindre son intuition profonde, son « noyau de feu » dirait le théologien orthodoxe Olivier Clément.

Sous le feu du bouddhisme, j’entends la maîtrise, la paix, la compassion.

Sous le feu du judaïsme, j’entends l’espérance, la tension vers l’inaccompli.

Sous le feu du christianisme, j’entends la liberté, la fragilité, le service du prochain.

Sous le feu de l’islam, j’entends la grandeur, le sens de la transcendance.

Sous le feu de la laïcité, j’entends la qualité de l’instant, l’éloge de l’autonomie.

Comment pourrait-on se passer de paix, de lumière, de liberté, de grandeur, de responsabilité ?

Muer, pour le musulman… ne pas s’enfermer dans le Livre et accueillir l’incertitude.

Muer, pour le bouddhiste… ne pas s’enfermer dans le Soi et accueillir l’altérité.

Muer, pour le chrétien… ne pas s’enfermer dans la Vérité et accueillir la pluralité.

Muer, pour le juif… ne pas s’enfermer dans la Loi et accueillir le prophétisme.

Je n’ai pas dit que c’était facile.

Mais je regarde l’oiseau, le serpent, le cerf, l’adolescent, le ver à soie… et j’entends Jacques Rifflet m’inviter à la fois à la solitude et à la solidarité.

À la solitude, car l’homme reste seul face à l’immensité du ciel étoilé que l’oiseau raconte au renardeau.

À la solidarité, car c’est dans le partage des passions, des convictions et donc des interrogations que l’homme grandit ou même, tout simplement, survit.

Comme l’écrivait déjà Pierre Teilhard de Chardin en 1933, dans un port de Chine situé à 140 km au sud-est de Pékin :

« Pour continuer à vivre, il faut muer ».

Gabriel Ringlet

À notre lecteur

Cet ouvrage n’est pas un dictionnaire des religions venant s’ajouter à ceux qui existent déjà.

Il s’agit d’une étude comparée des croyances majeures de l’humanité et des dimensions laïque et ésotérique doublée d’une évaluation constante de la pression du spirituel sur les faits politiques.

Une entreprise d’envergure, et inédite.

À vrai dire, il s’agit du récit d’une passion.

Celle de s’immerger au plus profond de la quête du sacré et de tenter d’en saisir les mailles les plus intimes.

L’algue peut se satisfaire d’être bercée par le flux et le reflux de la vague.

En végétal qu’elle est, il est vrai, elle n’a guère le choix, sinon de « profiter » du milieu.

L’homme, lui, possède la conscience.

Qu’elle émane d’un don généreux – d’aucuns diront pervers – d’un Divin ou qu’elle soit façonnée par les hasards de l’évolution.

Cette conscience ouvre à l’humanité les portes superbes de la réflexion, arme de la pensée.

L’homme a le choix de se demander ce qui le meut, le nourrit, le berce ou le détruit.

Il peut dépasser la vague locale qui le submerge et saisir qu’elle vient de loin, de très loin, et qu’elle ira mourir sur un rivage comme toutes ses sœurs.

L’homme peut « envisager » l’océan.

Et il peut refuser de se limiter à la conception mécanique, scientifique, du phénomène. Refuser aussi d’admettre comme cause du mouvement de la houle l’effet d’une volonté surnaturelle.

Il peut s’interroger librement, sans mécanismes ni dogmes, sur le sens de la naissance et de la mort des vagues, sur le sens de l’existence.

Choix exaltant que celui-là, où la conscience accepte de quitter les terres rassurantes des théories de Descartes ou des postulats de la Foi.

Choix angoissant, également, car la recherche du sens est par « essence » éprouvante.

Au gré de nombreux voyages et missions, nous avons été frappé par l’aspiration des hommes à élever leur destin spirituel.

Nous avons observé que si le souffle irrésistible de l’esprit prend toutes les voies du possible pour briser la condition animale de l’humanité, ces chemins de la pensée offrent plus de ressemblances que de divergences.

Résolument, nous avons voulu innover dans le domaine de l’étude des religions. Pour ce faire, nous avons suivi quatre démarches originales.

• La première consiste à établir une synthèse englobant tous les paramètres du sacré : le religieux, l’ésotérique et le laïque. Le transcendant et l’immanent. Non pas en une confrontation, mais en une démarche de profond respect mutuel.

Toute pensée humaine dénuée de violence est digne de respect. Chacune est porteuse de qualités et de défauts. « La vérité est plurielle », comme le dit Gabriel Ringlet.

Nous avons préféré effectuer cette synthèse en solitaire, car beaucoup d’ouvrages sont rédigés par un collectif d’auteurs, ce qui engendre inévitablement une perte de cohésion. Mais il va sans dire que cette entreprise nous contraignit à nous entourer de multiples conseils, à doubler nos connaissances théoriques par de nombreuses enquêtes sur place.

Afin de pouvoir nous rendre souvent sur le terrain, nous avons consacré une part de notre temps libre à la guidance culturelle de groupes universitaires dans la mouvance des pensées asiatiques, sud-américaines, africaines et moyen-orientales.

• La deuxième démarche originale ?

Personne n’ignore que les religions du pourtour méditerranéen sont toutes issues d’un seul ancêtre ; aussi sont-elles dénommées « abrahamiques » ?

Nous nous sommes mis en devoir de rechercher un « fil rouge conducteur » semblable pour l’Est de la Mésopotamie…

Et il existe !

Là aussi réside une antériorité unique, un fonds indo-européen fort ancien, que l’on situe au Turkestan vers le IIIe millénaire. Vont en découler le mazdéisme en Iran et le védisme en Inde, forcément très similaires. Et l’enchaînement des hérésies nous mènera « tout naturellement » de ce védisme indien au zen japonais. Nous aimons user de l’expression : « comme glisse un serpent perdant à chaque mue son enveloppe et laissant dans son sillage ses peaux anciennes.»

Cette possibilité d’établir un fil rouge aussi perceptible permet de fournir aux auditeurs et lecteurs une synthèse claire des religions et philosophies asiatiques. Une telle constatation globale sert excellemment la cohérence et la compréhension des phénomènes philosophiques et religieux.

Voilà pour le religieux. Mais le laïque (ici dans le sens d’un humanisme « vecteur de l’immanence ») et l’ésotérique sont tout aussi importants.

Cette laïcité est trop souvent définie en opposition aux valeurs dites « spirituelles ». Transcendance et immanence ne font pas toujours bon ménage.

Or, en approfondissant cette notion de laïcité, l’on perçoit que ces courants de pensée procèdent tous deux de la grande quête humaine et sont, à nos yeux, tout aussi nobles en leur source d’espérance.

En disant cela, nous ne faisons que rejoindre un Luc Ferry, un chanoine de Locht, un Guy Haarscher, un André Comte-Sponville, un Gabriel Ringlet, et la liste n’est pas exhaustive, car l’on pourrait citer tous les gens de bien qui pensent ainsi depuis les origines de la pensée humaine évoluée en nommant Bouddha, Mani, Açoka, Akbar et de multiples Grecs…

Pour nombre de commentateurs, l’accaparement de la notion de spiritualité par les religions est abusif, sinon intéressé. Pour eux, il est peu tolérable, dirons-nous, que les croyances prétendent être les seules capables d’élever l’esprit à l’altitude où planent les aigles et estiment que la libre pensée ne rayonne que dans une humanité de manchots cheminant sur la banquise du matérialisme.

La spiritualité est l’aile de l’homme.

La façon dont il a appris à voler importe peu, si tant est qu’elle fût probe.

Peut-il exister un sacré « laïque » ?

Oui, affirment des humanistes non croyants, s’il est issu de l’émotion humaine, s’il naît de l’immanence. Un sacré dont le contenu est adogmatique, librement examiné et, partant, toujours révisable et individualisé.

Pour ces humanistes, ce sacré-là n’obéit à aucun absolu qui ne soit tamisé au filtre vigilant de la raison, toujours en arrière-garde de l’émotif.

Reste la voie ésotérique.

La troisième voie, celle qui se situe entre les deux grands pôles de la religion et de la laïcité. Fondement de beaucoup de courants de pensée occidentaux et orientaux, issue de notre Moyen Âge symboliste, du judaïsme cabaliste, du tantrisme asiatique, de multiples expériences mystiques individuelles, pour ne citer que ces sources-là.

Cette voie fonde également une grande part du courant franc-maçon.

Nous voudrions insister sur la stratégie mise en œuvre tout au long de l’ouvrage. Nous avons veillé à ce que le savoir du lecteur puisse s’élaborer au fil du livre.

Une longue pratique de l’enseignement nous a convaincu qu’il faut avant tout être compris, que la connaissance peut toujours devenir accessible.

Tout est question de formulation de l’écrit et de la culture du lecteur, la préalable, mais aussi celle apportée par le texte même.

Pour accompagner l’apprentissage du lecteur le moins averti, notre souci constant a été d’expliquer les tenants et les aboutissants de chaque conviction, d’émailler le récit de multiples exemples, d’user de sources accessibles à tous, de revenir sur des thèses et des thèmes déjà décrits, mais réinsérés dans d’autres développements d’idées. S’instaure donc un brassage permanent de pensées entrecroisées et analysées sous plusieurs angles d’approche.

Et si cet ouvrage est intemporel, car les religions sont acquises, immuables tant leurs mutations sont interdites ou lentes, de multiples exemples contemporains le placent en prise constante sur la réalité d’aujourd’hui. Des exemples qui, eux-mêmes, échappent à l’écoulement du temps, car ils sont les reflets de constantes profondes et récurrentes.

Nous avons veillé tout particulièrement à ne pas tomber dans le piège de l’événementiel.

Ni dans celui de la thèse universitaire contrainte au recensement obligé d’auteurs estimés « nécessaires ».

Un savoir approfondi dans un ordre de connaissances, que l’on dénomme « érudition », peut aussi s’abreuver à l’eau vive des rencontres, des échanges, des enquêtes et vivre libre en ses choix de lectures éclairés par une expérience intense du terrain. Une large synthèse n’est d’ailleurs possible qu’à cette condition.

Il faut admettre que la grande difficulté dans ce type d’étude est de frôler au plus près l’objectivité.

Nous disons bien « frôler », car l’atteindre pleinement relève de l’utopie tant l’entreprise est humainement inenvisageable.

En 1822, Ernest Renan, alors professeur au Collège de France, fit scandale – et perdit sa fonction – en considérant Jésus comme un « homme incomparable ». Il aggrava son cas en affirmant en 1868 que « pas plus que pour le physicien et le chimiste, il n’y a pour l’historien de miracles. Il y a des faits, des causes et des lois ».

Certes, mais la croyance, comme la non-croyance, relève du domaine de l’individuel le plus intime. Peut-elle faire l’objet d’une analyse totalement objective ?

Nous sommes chacun, en tant qu’êtres pensants, le produit d’une histoire et d’un milieu personnels.

Notre approche du sacré ressemble à notre approche de l’amour. Elle est multiple à l’infini. Peut-être parce que ces approches sont de la même essence ?

En tant qu’auteur solitaire, il nous fallait donc l’apport d’une escorte de pensées de tous horizons, en un jeu ouvert aux convergences et aux confrontations rendu courtois par nos soins.

D’autant plus que nous voulons, à toute force, éviter le procédé habituel consistant à analyser par le menu, l’un après l’autre, les textes sacralisés de chaque religion, procédé qui débouche inexorablement sur un discours rébarbatif à tout autre que le spécialiste.

Or, notre souhait est de fournir, « enfin », dirons-nous, un ouvrage ouvrant à l’homme de bien en général un tour d’horizon surprenant, mais accessible, de l’ensemble des « mondes du sacré ».

Des mondes ouverts alors à un lecteur mieux éclairé, qui pourra mieux poser ses choix.

Et à supposer qu’en définitive le choix se révèle impossible devant le flamboiement de toutes les propositions philosophiques et de tous les dogmes rencontrés en chemin – et les doutes cueillis en bord de route – il reste que la quête elle-même fut et reste passionnante.

Elle est pour certains, d’ailleurs, le destin de l’homme.

Chercher sans relâche, comme Sisyphe – le fils d’Éole – hissait vainement son rocher. Un Sisyphe que Camus allait jusqu’à envisager heureux…

• Nous avons dès lors construit ce livre en usant d’une démarche non orthodoxe en ce type de matière.

Parallèlement à un exposé de fond élaboré au départ d’une analyse personnelle – ce qui procure, répétons-le, une plus grande unité d’étude, à la différence des ouvrages rédigés par un collectif –, nous avons multiplié les apports des chercheurs et penseurs d’aujourd’hui, en un vaste brassage de réflexions nées du frémissement intellectuel de l’humanité.

Nous avons souhaité, tout en tenant ferme les rênes de l’attelage, donner la parole, largement, à la plupart des grands courants religieux et philosophiques contemporains.

Nous avons parfois même préféré traiter de certains sujets au travers du prisme d’autres yeux plutôt que de les analyser nous-même.

Non seulement ce brassage de réflexions actualise cette étude, mais, à parcourir la plupart des grands choix de pensée devant le mystère de l’Inconnu, nous avons éprouvé le sentiment étrange, éprouvant et exaltant à la fois, de concentrer la quête de l’humanité.