Les Monstres n'existent pas - Cédric Plouvier - E-Book

Les Monstres n'existent pas E-Book

Cédric Plouvier

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Beschreibung

Qu’est-ce qu’un monstre ? Un être diabolique qui nous fait frissonner ? Un danger tapi dans le noir qui nous est inconnu ? Une personne à l’apparence normale qui cache en elle un terrible secret ? Une illusion qu’on croit pourtant réelle ? Un peu de tout ça à la fois ?

Cédric Plouvier vous offre une expérience immersive à travers sept histoires horrifiques qui exploitent chacune une figure différente du monstre, afin d’en saisir toute sa complexité. Alors, les monstres n’existent-ils pas ? Peut-être… Peut-être pas.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Cédric Plouvier est professeur et historien. Passionné dès sa plus tendre enfance par la science-fiction, le fantastique et l'horreur, il se lance dans la littérature avec une imagination sans faille. Récemment comparé par plusieurs blogueurs littéraires aux auteurs les plus populaires, grâce à son approche singulière et immersive, c'est avec pertinence qu'il s'impose subtilement dans la littérature française.

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Cédric Plouvier

Les monstres n’existent pas

Recueil de nouvelles

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-017-5

Dépôt légal : Mai 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

« Merci à Jacqueline pour sa correction éclairée. »

« Pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours plus effrayante que lui. »

Paul Valéry

Préface

Le monstre… Plus qu’une figure, c'est un voyage dans notre monde, notre Histoire et en nous-mêmes.

Par nature, il est un objet de paradoxe. Il provoque la fascination comme le rejet, il est à la fois inconnu mais identifié par tous. Il plonge ses racines dans le sacré et le merveilleux, ce qui le lie intimement et définitivement à l’homme et à la société. Ainsi, tenter de le comprendre, c’est chercher à appréhender notre peur et ce que signifie précisément la réalité.

Par définition, la peur est une émotion déclenchée par une stimulation extérieure. C’est une réaction de l’organisme, qui considère un danger face auquel il estime devoir réagir. Ce dernier peut relever d’une cause innée, comme la silhouette d’un prédateur qui se découvre soudainement ; il peut également provenir d’une cause empirique et relever alors d’une douleur ressentie. Toutes ces émotions concernent l’ensemble du monde animal, mais chez l’homme, le danger peut aussi relever d’un acquis, c'est-à-dire de l’apprentissage par le biais de l’éducation et de la culture.

Quant à la réalité, elle s’oppose par définition à l’abstrait, à l’illusoire et au possible, que ces derniers soient passés, présents ou à venir. La réalité, c’est ce qui existe dans les faits. Elle est forcément empirique, car elle relève du sensoriel, mais elle dépend pourtant des sujets et des faits vécus par celui-ci. Chaque individu appréhende en effet son environnement selon une perception qui lui est propre. Ainsi, une personne qui est persuadée d’avoir été enlevée par des extraterrestres racontera sous hypnose cet épisode en toute bonne foi, car son cerveau l’a conçu de cette manière, que cela ait vraiment eu lieu ou pas. C’est pour cela que la réalité n’est pas forcément la vérité d’un point de vue scientifique.

En liant la peur à la réalité, nous comprenons que cette première dépend davantage de la conception que l’on a du monde qui nous entoure, du moins telle que le cerveau peut la définir, que de la réalité à proprement parler. Ainsi, la conception de l’environnement par une bactérie n’est pas la même que celle d’un aigle ou que celle perçue par un papillon grâce à ses antennes. Dans ces trois cas, la réalité physique est identique, mais la manière qu’a le sujet de la concevoir et, éventuellement, de la décrire, varie. Pour la même raison, la représentation de ce qui est réel dépend toujours à la fois de la mémoire de l’homme et de ce qu’il est lui-même : il existe plusieurs niveaux de réalité, tout comme il existe plusieurs niveaux de peur.

Pour comprendre le monstre, il faut donc comprendre l’interaction naturelle entre la peur et la réalité, saisir son essence, ses fondements et ses représentations.

Chez les Anciens, monstrum définit ce qui, par essence, déroge à l’état de nature et à ses lois, ce qui échappe également aux normes de la société. La chose est vraie aussi bien d’un point de vue physique que comportemental.

Le terme de monstre en français tire également son étymologie du verbe monstrare, montrer en latin, parce qu’il est connu en tant que tel, par nature, mais aussi parce qu’il se cache aux yeux des hommes qui finalement ignorent tout de sa véritable identité. Tout le monde sait ce qu’est un loup-garou ou un vampire, mais on ignore les détails de sa nature et de son comportement. Cette ignorance le rend d’autant plus monstrueux à nos yeux.

Enfin, l’étymologie le rattache intrinsèquement à la notion de danger potentiel, justement parce que la part d’inconnu qui réside en lui réveille ses pouvoirs, conçus comme mystérieux et puissants. Il devient alors nécessaire d’avertir les hommes de ce danger (monere) et éventuellement de l’exorciser ou de l’éliminer, d’une façon ou d’une autre, afin de rétablir l’ordre du monde dont celui-ci est naturellement exclu.

La définition du monstre est forcément notionnelle, complexe, et pose la question de sa légitimité : est-ce lui qui est forcément dangereux ou est-ce le danger qui est monstrueux? Par exemple, est-ce l’incendie qui est monstrueux ou plutôt celui qui met le feu ? De même, le monstre l’est-il vraiment par nature ou parce que l’homme est incapable de le comprendre ?

En d’autres termes : le monstre est-il une réalité ou l’invention de l’homme ignorant ?

Comme la réalité ne correspond pas forcément à la vérité, celui-ci réside peut-être dans cette part d’inconnu qui échappe à la compréhension de l’homme et que sa raison cherche constamment à réduire ? Cette question se pose quelle que soit la nature de cette part d’inconnu, qui évolue forcément en même temps que l’homme dans ce monde ?

Enfin, comme tout ce qui existe est forcément régi par les lois de la nature et que le monstre par définition y échappe : celui-ci existe-t-il, tout simplement ?

Toutes ces questions ont leur pertinence et démontrent que le monstre est au moins identifié visuellement et il est forcément fascinant. Si on reconnaît son existence, on doit alors accepter qu’il soit singulier par essence. Il peut être pluriel, car il n’est pas forcément unique, mais comme il déroge au vivant il ne peut se reproduire, au contraire justement du reste du vivant dont il est exclu.

Si on reconnaît son existence, on doit aussi comprendre qu’il doit être décrit et compris pour être identifié. C’est pourquoi l’homme tente de le ranger dans un tiroir, de le catégoriser.

Parle-t-on de monstre humain, c'est-à-dire que le monstrueux relèverait alors d’une déformation d’un corps ou de la psychologie d’un individu ? Est-ce quelque chose qui relève plus généralement de la biologie, qu’elle soit végétale ou animale ? La difformité et le gigantisme peuplent en effet nos histoires de licornes, de sphinx ou de trolls. Parle-t-on d’inanimés, lorsque l’on pense par exemple aux espaces immenses et sauvages qui peuplent la Terre depuis toujours et qui constituaient pour nos ancêtres une forme de monstruosité en eux-mêmes ? Enfin, parle-t-on d’entités tout droit sorties de notre imagination, comme les dragons, les morts-vivants ou Cthulhu (ou dans une certaine mesure les extraterrestres) ? Dans tous les cas, la monstruosité est toujours liée à un contexte sociétal, à la culture, à l’Histoire et à la géographie des civilisations qui ont peuplé la Terre depuis la plus haute Antiquité.

Les monstresrelèvent donc d’une réalité socioculturelle. Ils sont liés à l’évolution et aux caractéristiques des sociétés à travers l’Histoire, à leur mythologie, à leurs légendes et à leur cosmogonie. Et comme les hommes ont toujours cherché à se prémunir d’eux, ces derniers impriment leur marque indélébile sur les actions des hommes, au cœur de leur société. Ils impressionnent aussi les mentalités humaines, ne serait-ce que parce qu’ils sont liés à nos cauchemars et nos angoisses, parfois existentielles. Autrefois, il était ainsi commun de considérer qu’il était porteur de messages, dans les rêves mais aussi lors d’apparitions spontanées dans le quotidien des hommes.

Voilà pourquoi la figure du monstre dépend d’une construction socioculturelle, elle-même évolutive dans le temps et l’espace : elle est frappée par l’excès et le mélange de formes, qui accentue sa nature fascinante et angoissante. Il est tout aussi logiquement lié au divin. On s’en rend compte quand on étudie les mythologies ou les religions de nombreuses civilisations anciennes. Nous avons tous en tête l’exemple des titans grecs ou des dieux égyptiens à tête d’animal. Enfin, il est parfois issu ou conséquence d’une idéologie, car il possède du sens et une finalité profonde.

Finalement, l’homme et le monstretissent des relations indissociables entre eux : comprendre le premier c’est comprendre le second ; comprendre comment les êtres humains se sont représentés et continuent encore aujourd'hui de le faire en tant qu’individus raisonnables. C’est enfin comprendre comment nous concevons notre environnement social et physique, direct ou lointain.

Cette démarche suppose de mettre en question la responsabilité de l’individu, car l’homme peut créer du monstrueux par ses actions et sa volonté, souvent consciente, que cela soit réel ou non. L’exemple de la torture est à cet égard tout à fait intéressant. Cela suppose aussi de questionner l’éducation de cet individu : l’enfant est-il seulement un monstres’il est mal éduqué, comme l’affirme Platon dans sa Cité (car il dérogerait ainsi à l’équilibre du monde) ou l’est-il par nature ? Enfin, il est également nécessaire de questionner l’identité des individus. En effet, le monstrueux touche toutes les catégories de personnes, d’origines, d’âges et de sexe, mais de manière différente. L’enfant y est ainsi naturellement sensible, plus que l’adulte en tout cas.

Finalement, le monstre pose la question de la nature humaine et le rôle de sa culture, ainsi que de sa socialisation, tout cela dans la construction et la pérennité des sociétés, comme l’affirme H. Arendt dans La crise de la culture.

Mais si l’homme est parti à la quête de celui-ci et de lui-même depuis toujours et que le monstre d’aujourd'hui n’est pas celui d’hier, il nous faut comprendre la construction sociale et culturelle de ce dernier…

Durant une grande partie de notre Histoire, la monstruosité a constitué une manière de se représenter un monde encore méconnu et s’est insérée tout naturellement dans les sociétés.

Sous l’antiquité païenne, le monstrepossède une fonction éminemment socioculturelle.

Ce sont alors ces peuplades énigmatiques, réelles ou supposées, vivant dans des contrées lointaines, comme les nains et les trolls scandinaves, les anthropophages ou les troglodytes ; ce sont aussi ces animaux qui ressemblent à quelque chose de connu mais qui, en réalité, y échappent d’une manière ou d’une autre. Les autruches sont ainsi des oiseaux, mais elles sont énormes et ne volent pas, les poissons-volants sont pourtant des poissons et que dire du narval, avec sa corne sur le front ! Les monstres, enfin, ce sont aussi toutes ces interventions naturelles étranges pour les Anciens, comme les éclipses et les pluies de grenouilles.

Le monstrueux suit donc une conception empirique et théologique de l’homme, qui s’inclut dans une religiosité ancienne empreinte de panthéisme : le divin est dans tout ce qui nous entoure et le monstreaussi. Ce dernier est un témoin du chaos présent et un marqueur de l’évolution de l’homme et de sa société, ainsi que celle du monde dans son ensemble. C’est ainsi que les anciens Grecs considèrent les premiers habitants de la Terre, dont l’existence était liée aux éléments géophysiques puissants qu’ils ne parviennent pas à expliquer. À défaut de comprendre le monstre, il faut alors au moins s’en protéger. Le vaincre c’est même réinstaller l’ordre, comme le montrela victoire des dieux sur les titans dans la cosmogonie grecque.

Puis le temps passe et le monstre se redéfinit.

Il désigne bientôt tout ce qui déroge à l’ordre des choses, à la normalité. Il devient alors par nature quelque chose d’effrayant et de repoussant, comme l’explique Platon dans la République, telle Scylla, mi-femme mi-dragon. On y décèle la peur humaine vis-à-vis de l’inconnu et de tout ce qui ne peut être rangé dans une case bien déterminée, tel que l’hermaphrodite par exemple. On y décèle aussi un sentiment de fragilité chez ces anciens peuples, presque une paranoïa. Ainsi les premiers Romains considèrent l’étranger comme dangereux par nature, au point que leur langue utilise le même terme pour désigner l’étranger et l’ennemi (hostis). Pour autant, tout ce qui est effrayant n’est pas nécessairement dangereux. La mort étant chose naturelle, les défunts intègrent le monde des vivants, même s’ils ne se mélangent pas à eux. Le monstredésigne également ce qui est défectueux ou accidentel, ce qui ne ressemble pas à ses proches et s’écarte de la normalité propre à sa parentalité. C’est vrai d’un point de vue physique, Aristote considère d’ailleurs le vivant comme une reproduction à l’identique d’une forme biologique ; c’est vrai aussi d’un point de vue comportemental. Beaucoup de sociétés antiques possèdent ainsi une aversion réelle pour le glouton, assimilé à un ogre, ou la tribade : cette femme qui, en pénétrant les autres femmes comme les hommes mais de manière artificielle, déroge ainsi à la nature de son sexe.

Le monstre est donc à cette époque inclassable, mais forcément subversif. Sa nature profonde le rend forcément cruel et néfaste pour les hommes. S’il est par nature coupable, il peut aussi constituer un signe divin en témoignant d’un ordre perturbé du monde dont il faut alors se prémunir ou d’un événement futur qu’il est nécessaire de comprendre. Cela impose aux hommes de suivre des rituels de divination ou de se débarrasser plus prosaïquement du monstre. C’est ainsi que l’on élimine souvent physiquement les enfants difformes, lorsqu’on ne les abandonne pas.

La naissance du christianisme redéfinit plus tard le monstrueux en diminuant sa variété et en lui conférant une dimension pédagogique, car son dessein vis-à-vis des hommes s’impose à tous. La Bible prétend que le vivant vient de Dieu. Comme Dieu est omnipotent et parfait, le monstrene pouvait être que laid (comme chez les païens). Mais comme Dieu a créé toute chose, il ne peut être qu’un signe de lui ou… du diable ! Le christianisme apporte d’autres nouveautés dans ses bagages ou amplifie certaines réalités antérieures. Ainsi en est-il de la femme, par exemple, dont la figure de la sorcière rappelle la défiance de l’Église à son égard. Elle fascine et possède en elle une part de mystère. Elle est hybride, car à la fois attractive et répulsive pour l’homme. Elle est aussi faiseuse de monstres, car elle est responsable de ce qu’elle enfante. Finalement, le christianisme octroie au monstre une place importante dans la réflexion humaine, jusque dans les arts. Dans la célèbre peinture du Jardin des délices de Bosch fourmillent quantité de représentations à vocation parfaitement pédagogique pour le spectateur.

La fin du Moyen Âge et la Renaissance sont des périodes troublées, marquées par les guerres de religion, la chasse aux sorcières, la crainte de la fin du monde et la remise en cause de la puissance cléricale. Ce sont aussi des temps de renouveau sur le plan culturel et scientifique, dont le lien avec le monstrueux est ainsi indéniable. La découverte en Europe de l’imprimerie permet de ressusciter la figure antique du monstre et pousse un plus grand public à s’y intéresser. Les Grandes découvertes apportent la connaissance de nouvelles plantes, de nouveaux animaux, confrontant de nouveau les Européens avec l’inconnu. Quant à la cosmologie, elle offre une nouvelle vision du monde, alors que les avancées médicales accroissent la connaissance du corps.

Les nouvelles découvertes nous permettent de nous interroger de différentes façons sur l’identité et le rôle du monstre…

Celui-ci se redéfinit : il n’est plus « contre-nature », mais plutôt considéré comme allant contre le cours de la nature. En effet, comme Dieu est omniscient et omnipotent, qu’il a créé toute chose, il n’a pu se tromper ! La question ne porte donc plus à cette époque sur la singularité du monstreen tant que telle, mais davantage sur les causes qui seraient à l’origine de son existence. Dans Des monstreset des prodiges, A. Paré se demande s’il n’est pas un accident de naissance engendré par une mauvaise semence. Il faut aussi rechercher l’existence de son âme et savoir ainsi s’il peut être sauvé, comme lors de la controverse de Valladolid au sujet de l’humanité des Amérindiens. Dans tous les cas, les intellectuels de la Renaissance ne renoncent pas pour autant à l’intégrer dans le merveilleux ou le miraculeux.

Ce n’est vraiment qu’au XVIIIe siècle, sous le siècle dit des Lumières, que le monstredevient réellement un sujet d’étude scientifique, dans un contexte de bouleversement moral des sociétés occidentales : on le décrit, on l’analyse, mais on n’oublie pas qu’il reste dangereux et anormal. À l’image de R. Descartes dans Première méditation, certains nient le principe même de monstruosité en cherchant son identité dans la décomposition de son corps. D’autres, comme Racine avec sa description de Néron dans son Britannicus, considèrent qu’ilne peut être que « figuré ».

Apparaît là une sorte de divorce entre le monstre réel, qui est anormal, et celui imaginaire qui est immoral. Pour la première fois, il devient par nature fascinant et non plus seulement laid.

Est-ce le signe que le monstre a disparu ?

En réalité, notre société moderne ne l’a pas tué, elle l’a transformé. Il est devenu un produit social et culturel qui subsiste par sa représentation.

Au XIXe siècle, en effet, un mouvement sociétal s’opère à travers les innovations scientifiques et industrielles, celles culturelles ainsi que le développement de la société de consommation. Cela multiplie le monstre d’un point de vue numérique mais aussi dans sa diversité, que ce soit dans la réalité, la fiction et les arts.

Dans les médias, le passage du rationalisme au romantisme conserve certaines figurestrès anciennes, comme les vampires, les loups-garous et les fantômes, mais en crée de nouvelles, comme King-Kong, Godzilla ou les mutants. La science n’est pas en reste, car elle nous lègue une monstruosité réaliste avec les dinosaures, que l’on ne comprend toujours pas à l’époque. Leur nature réelle est incontestable, bien que passée, ainsi que leur gigantisme. Mais celle-ci réside également dans l’évolution même de notre monde, victime par exemple de la toute-puissance scientifique, comme le popularise M. Shelley avec son Frankenstein. Quant aux zombies et aux mutants, ils mettent davantage en avant ce monde qui évolue si rapidement que l’homme en perd le contrôle.

Cette époque remet donc en question la vision aristotélicienne du monstre-accident : celui-ci obéit dorénavant aux lois de la nature tout en témoignant d’un « raté » quelconque. C’est ainsi que naît, avec le naturaliste G. St-Hilaire, la science tératologique, c'est-à-dire l’étude de la malformation des êtres vivants. Elle remet en question le rôle de Dieu dans la création du monstre et pose de nouvelles questions : quelles limites peut-on donner à la monstruosité ? Peut-on créer des monstres ? Ceux-ci sont-ils préexistants, c'est-à-dire créés par Dieu, ou sont-ils une création humaine, qu’elle soit ou non accidentelle ? Il n’est plus forcément subversif et dangereux, il peut même devenir beau et gentil, voire être un bienfait pour l’homme et la société. Les héros de Marvel ou Casimir en sont de très bons exemples.

Fascinant, le monstreperd ainsi un peu de son côté surnaturel ; d’inconnu, il devient inconnaissable ou du moins difficilement cernable. Dans Christine, S. King pose une nouvelle question centrale : sont-ce seulement les pouvoirs d’un individu qui sont monstrueux ou le monstre lui-même ? Ne peut-il pas être également une victime, comme tendrait à le montrer le Frankenstein de M. Shelley ?

Les rapports entre lui et l’homme changent : il devient plus humain, physiquement comme moralement, mais détient toujours au fond de lui-même sa part cachée et celle de mystère, comme c’est le cas avec le vampire, dont la figure est happée par le romantisme. À la fois mort et vivant, le vampire est monstrueux en raison de ses pouvoirs, de sa solitude et parce qu’il reste mystérieux. Il tue, mais parce que cela lui est nécessaire pour vivre. Mais le vampire est aussi un homme : il parle, il éprouve des émotions et des désirs, la colère, l’amour, la possession ou la jalousie. Il a aussi une généalogie, ce qui suppose qu’il peut se reproduire. Il reste donc un personnage hybride et complexe, mais bien plus humain qu’il ne l’était sous l’Antiquité par exemple. C’est pourquoi il témoigne très bien de la réflexion que l’homme porte sur sa condition et sur sa place dans le monde, ainsi que sur certains sujets cruciaux tels l’amour, la mort et la vie.

Parallèlement, l’homme devient plus monstrueux ou peut créer ce dernier.

Son imagination le lui permet, comme avec le dédoublement de personnalité du docteur Jekyll & Mr Hyde. La réalité offre aussi son lot d’exemples avec les tueurs en série, la catastrophe de Tchernobyl ou encore le terrorisme. De plus en plus, c’est l’acte qui rend monstrueux plus que la nature du sujet lui-même, exprimant une violence sans cause apparente.

Cette modernisation de la figure du monstre pousse l’homme à s’interroger sur lui-même.

D’abord philosophiquement en questionnant la place qu’il détient dans le monde. Le darwinisme a prouvé l’évolution du vivant par son adaptation, mais se pose alors la question de ce qui suivra l’homme, de l’espèce qui prendra peut-être un jour sa place. D’un point de vue psychologique, c’est la réflexion sur le monstre intérieur qui préoccupe l’homme. Il apparaît pour ce dernier comme le refoulement d’un traumatisme, une maladie ou des pulsions dans l’inconscient. Dans Une névrose diabolique au XVIIe siècle, Freud présente le cas d’un homme qui peint une représentation du diable. Celle-ci est née dans son esprit suite à son incapacité à exprimer le deuil de ses parents. Elle constitue une réponse imagée à ce que l’on ne peut nommer, décrire ou accepter.

À partir du XXe siècle, le monstre acquiert une nouvelle dimension en raison de l’alliance explosive entre l’innovation scientifique et idéologique. Le totalitarisme, en niant l’individuel pour le collectif et par sa volonté de créer un homme nouveau, fait d’abord du monstre la cible à détruire et non surtout celui qui agit pour détruire. Parce qu’il est censé déroger à la normalité sociale et biologique, les Nazis assimilent par exemple le Juif à de la vermine. Les arts et la science contribuent éventuellement à gommer et à cacher toute forme de monstruosité supposée pour servirce renversement. C’est le cas des cicatrices vérolées sur le visage de Staline qui n’apparaissent jamais sur les photos et les vidéos ; c’est celui de la grande famine de 1932-1933 ou de la Conférence de Wannsee en 1942, toutes deux cachées au grand public. Les scientifiques et les artistes, les intellectuels plus généralement, expérimentent parfois ainsi le monstrueux en l’instrumentalisant par la censure, la propagande ou l’eugénisme, et donc en inversant sa logique première : il faut agir en monstre pour le détruire tout en niant qu’il existe vraiment.

Que retenir finalement de cette analyse ?

Il apparaît évident que le monstre est à la fois une réalité et une fiction, voire un phénomène, si l’on pense par exemple au capitalisme. Il est fascinant parce qu’il fait peur, mais aussi parce qu’il ne nous est jamais complètement étranger. Il existe et subsiste à travers l’homme et les représentations qu’il s’en fait : plus sa figure répond à un besoin humain, comme se prémunir ou se souvenir, plus elle dure dans le temps. Celle-ci permet à l’homme de comprendre et de situer sa propre normalité, voire sa personnalité. Chez les adolescents, il y a ainsi une volonté naturelle de transgresser ou de refuser les normes établies. Le monstre est alors le reflet de notre monde à qui on essaie de donner du sens autant qu’il peut devenir un outil de jugement. Ben Laden a, par exemple, été défini comme tel pour légitimer son élimination.

Le monstre est victime de la surmédiatisation moderne qui tend à faire disparaître le temps et l’espace au sein de communications de plus en plus généralisées dans le monde, au point de se demander aujourd'hui si cette banalisation n’est pas devenue, en soi, une forme de monstruosité !

Ce sont toutes ces figures du monstre, cette polymorphie et cette polysémie qui peinent à être comprises, qui justifient la rédaction de ce recueil de nouvelles. Celui-ci ne prétend pas proposer une analyse de l’entièreté du monstreet de ses formes, ni offrir au lecteur un panel complet de sa nature, ni même encore dévoiler sa singularité. Sa raison d’être est à la fois plus humble et plus ambitieuse : plus humble, car ce recueil n’apporte aucune véritable réponse, surtout pédagogique ; plus ambitieuse, car il tente d’immerger le lecteur dans la monstruosité pour le faire méditer sur ce qu’elle représente pour lui, sans qu’il ait besoin pour cela d’y réfléchir. Sans être initiatique, le chemin est important, car à travers ces quelques histoires, c’est finalement une partie de lui-même que le lecteur va découvrir.

Alors, les monstres n’existent-ils pas ?

Vous seuls avez la réponse et elle se tapit au fond de vous : allez la chercher !

Ce que cache l’innocence…

Par une froide soirée d’hiver, dans un coin de l’Est de la France, Évan venait de finir de travailler.

Il était plus de vingt heures, mais le projet sur lequel il travaillait depuis maintenant deux mois était en passe d’être terminé. Il multipliait donc les heures supplémentaires et les débuts de soirée au bureau.

Son estomac le lui rappelait régulièrement, surtout lorsque venait la nuit et qu’il se rendait compte qu’il n’était toujours pas rentré à la maison. Pris dans son travail il ne faisait pas attention à l’heure et dès que ses yeux se posaient sur sa montre, il se disait toujours qu’il avait encore quelques minutes. Des minutes qui se prolongeaient tant qu’il ne se mettait pas à bâiller sérieusement.

Évan éteignit son ordinateur. Il ferma son dossier, le rangea dans l’armoire juste derrière lui, avant de sortir d’une petite salle d’une quinzaine de mètres carrés. Celle-ci n’était occupée que par son bureau et une table de réunion, devant laquelle ses collègues et lui avaient l’habitude de se retrouver plusieurs fois par semaine pour échanger et débattre. Habituellement, il y avait quelques bières qui y traînaient, mais dans ces périodes difficiles, l’ordre et la rigueurétaient de mise.

D’un pas rapide, il descendit l’escalier qui le menait au hall d’entrée, saluant au passage un des veilleurs de nuit qui allait commencer sa ronde par son étage. Celui-ci tenait une lampe dans sa main et un trousseau de clefs dans l’autre, avançant d’un pas lent et mécanique en direction de l’ascenseur.

— Bonne soirée ! fit-il avec un sourire discret mais honnête.

Évanle lui rendit et hocha la tête en répétant les mêmes mots.

Arrivé à proximité de la grande porte d’entrée tout en verre, il ralentit, le temps de fermer son grand manteau de feutre et de réajuster son écharpe, puis il la poussa d’un geste brusque pour s’engouffrer dans le froid.

Dehors, celui-ci régnait en effet sans partage.

Il n’avait pas de thermomètre avec lui, mais la température était bien au-dessous de zéro. Il passa son sac en bandoulière et se frotta les mains, soufflant dessus un air chaud qui les réconforta un court instant seulement, tandis qu’il jetait un œil dépité à sa voiture qui l’attendait à une dizaine de mètres de là : il faudra dégivrer les vitres et cela signifiait qu’il allait devoir passer encore un peu plus de temps dehors.

Il ouvrit la porte côté conducteur et posa sa sacoche sur le siège passager, avant de mettre en route le véhicule. À sa grande joie, il démarra du premier coup. Celui-ci avait en effet du kilométrage au compteur et chaque soir, au moment d’allumer le moteur, il craignait de rester en plan, condamné à attendre qu’une dépanneuse accepte de se déplacer à une heure tardive.

Après quelques coups de grattoir et un peu de chauffage, il desserra le frein à main et sortit du parking, au pas, avant de remonter la rue jusqu’à la nationale la plus proche. Il faillit ne jamais l’atteindre, car un véhicule lui refusa la priorité en lui passant juste devant, à quelques dizaines de centimètres de son pare-chocs. Il klaxonna, furieux, mais celui-ci était déjà loin lorsqu’il s’engagea à nouveau.

Évan prit à gauche, sortit de la première bretelle d’engagement et roula sur plusieurs kilomètres avant de quitter la voie rapide pour emprunter une route moins fréquentée, longeant une petite rivière sur sa droite. Des rochers qui dépassaient,témoignaient de sa faible profondeur. Alignés en rangée, des peupliers se dressaient, nus, le long du cours d’eau et plongeaient leurs pieds dans la neige.

Bientôt les arbres devinrent plus nombreux et quelques minutes plus tard la voiture s’enfonça dans une forêt plus dense. Celle-ci séparait le conducteur du hameau dans lequel il habitait : un ensemble de propriétés rurales disparates, sur une grande étendue de prairie, que surplombaient au loin de moyennes montagnes dévoilant leurs flancs boisés malgré l’obscurité.

Évan ne roulait pas très vite, même s’il lui semblait que les arbres défilaient un peu trop rapidement de chaque côté de la voie.

Il lui manquait un phare, qu’il aurait dû faire réparer depuis des mois, mais il remettait toujours la tâche au lendemain par manque de temps. Chaque semaine, il se disait que c’était la bonne, mais il arrivait toujours quelque chose qui l’empêchait de se rendre dans un garage. Le phare qui lui restait balayait donc un champ de vision assez étroit, bien que suffisant pour distinguer les sapins qui venaient presque par endroits mordre le macadam de la route. Voilà pourquoi il jugeait mal sa vitesse et qu’il se fiait surtout au compteur.

Des nuages s’amoncelaient en rangs de plus en plus serrés à l’horizon, mais la pleine lune brillait encore de toute sa splendeur eton pouvait distinguer clairement les étoiles. Le froid et l’humidité rendaient la route glissante, il n’était guère rassuré. Il se mit à repenser à la visite chez le garagiste.

Je verrai le problème en début de semaine prochaine, pensa-t-il. Un jour il m’arrivera vraiment malheur !

Il se frotta un peu les mains et augmenta le chauffage de la voiture qu’il avait baissé un petit quart d’heure auparavant.

Cela faisait plus de vingt minutes qu'il roulait et une épaisse brume s’était levée : une sorte de brouillard compact qui ne lui disait rien qui vaille. Au-dessus de lui, le ciel s’était à présent considérablement couvert. De la neige était à prévoir.

Il avait prudemment ralenti son allure, de sorte qu’il roulait à présent à moins de soixante kilomètres à l’heure. Un peu de buée avait attaqué le pare-brise, repoussée tant bien que mal par le souffle du ventilateur.

Il se serait bien pris une tasse de café s’il avait pu. Il ne se sentait pas somnolent, mais ses paupières vacillaient de temps à autre. C’étaient en fait ses yeux qui brûlaient, ce qui l’encourageait à vouloir les fermer, ne serait-ce qu’une rapide seconde.

Un œil à l’horloge sur le tableau de bord : 21h45.

Il n’est pas tard pourtant, je me demande si…

— Nom de Dieu ! jura-t-il soudainement.

Il donna un coup de volant et l’automobile dévia vers le centre de la route avant de continuer son chemin vers le bas-côté, jusqu’à ce qu’il eûtle réflexe de la redresser. Les roues du véhicule crissèrent sur le macadam et celui-ci fit presque un quart de tour avant de s’arrêter, dans un dernier bruit de roues.

Évan prit quelques secondes pour se remettre de la situation : il avait frôlé la catastrophe !

Il avait cru apercevoir quelque chose dans la lumière de ses phares. Une forme assez chétive, sur le bord de la route, qui était restée immobile, sûrement en raison de la lumière.

Un animal, à tous les coups ! se dit-il avec le cœur qui battait encore la chamade.

Il secoua la tête, respira un grand coup et ouvrit la portière sans arrêter le moteur, faisant pénétrer le froid dans l’habitacle. Sans prendre le temps de mettre son anorak, il descendit et fit le tour du véhicule après avoir vérifié le pare-chocs.

Il n’avait rien percuté. Il l’aurait senti, mais sait-on jamais.

Il continua d’observer scrupuleusement la carrosserie du mieux qu’il le pouvait dans ces circonstances, c'est-à-dire en pleine nuit et sans lampe.

À première vue, il n’y avait aucun signe d’un impact quelconque. Les pneus étaient un peu chauds bien sûr, il ne saurait en être autrement après un tel dérapage, mais aucun n’était crevé et il n’y avait pas de trace d’huile ou d’essence sur le sol.

La brume s’était encore épaissie, empêchant Évan de distinguer quoi que ce soit à plus de quelques mètres. Celle-ci venait même lécher ses pieds, s’écartant à peine alors qu’il avançait de quelques pas.

— Il y a quelqu'un ? cria-t-il en mettant ses mains en porte-voix, plus pour se donner bonne conscience qu’autre chose.

C’est idiot, pourquoi quelqu'un serait-il blessé ?

Il n’eut d’ailleurs que le silence qui lui répondit, un silence pesant qu’il finit par rompre en se raclant volontairement la gorge.

— Vous êtes blessé ?

C’était un moyen de prendre l’avantage sur cette atmosphère froide et lourde, un moyen de contrôler les éléments, mais il ne put s’empêcher de se sentir bête.

Il jeta un œil sur l’arrière de la voiture : le rouge des feux donnait aux traces de boue sur le sol une certaine teinte sang qu’Évan fixa un instant, comme s’il s’attendait à apercevoir le cadavre mutilé d’un jeune auto-stoppeur.

Il entendait déjà la sirène inquisitrice des gendarmes…

Il secoua la tête.

N’importe quoi ! se dit-il à lui-même. Il est temps de rentrer et d’aller se coucher.

Il n’y avait personne et c’était inutile d’insister en restant planté là, en pleine nuit, tout seul et au milieu de la route, surtout si une autre voiture arrivait.

Il tourna donc les talons pour retourner dans le véhicule lorsqu’un bruit léger, mais tout à fait perceptible, se fit entendre.

Crac !

Le son, très léger, venait de s’échapper de la brume, presque étouffé par ses effluves.

Évan s’immobilisa, la tête tournée vers où il lui semblait avoir entendu le craquement.

Sur le coup, il ne voyait rien, même en fronçant un peu les yeux, mais une silhouette fit bientôt son apparition, tel un fantôme sortant de nulle part. Elle se glissa dans les vapeurs blanchâtres et ses pieds apparurent, puis son corps, et enfin son visage.

C’était une toute jeune fille.

Elle devait avoir dix ans et était habillée d’une simple chemise de nuit. Elle avait les cheveux blonds, de longs cheveux qui descendaient jusqu’à son bassin, et les yeux de la couleur d’un bois sombre contrastant parfaitement avec la blancheur prononcée de sa peau. Aucun sourire ne se dessinait sur ses lèvres ; son regard, tout comme son attitude, était d’une nonchalance éthérée.

On aurait dit qu'elle venait d’être congelée pendant plusieurs jours et qu'elle sortait d’un long coma. On dirait un ange, se dit Évan, que l’apparition avait rendu muet.

Il écarquilla les yeux, étonné de la trouver là, dans cette tenue, et finit par lui adresser quelques mots :

— Bon Dieu, mais qu’est-ce que tu fous là, toi ? Tu vas attraper la crève comme ça !

Il avança rapidement vers elle et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur.

— Comment t’appelles-tu ?

Elle ne répondit pas et son visage, toujours dénué d’expression, n’offrait pas davantage de réponses. Il répéta sa question mais elle resta muette ; son regard ne se troublait pas et ses lèvres restèrent immobiles.

Malgré le froid glacial, elle ne tremblait pas.

— D’accord, tu n’as pas envie de parler, finit-il par dire en se redressant. On verra ça plus tard.

Il regarda autour de lui et ajouta :

— Bon, tu vas venir avec moi. Je t’emmène à la maison et on se mettra à la recherche de tes parents.

Il avait parlé à voix haute sans pour autant attendre une confirmation de l’enfant, mais il prononça néanmoins ces mots en la regardant avec insistance.

Comme elle restait muette, il lui attrapa la main et l’accompagna vers la voiture. Il ouvrit une des portes arrièreet la fit monter.

— T’inquiète pas, ma jolie, je n’habite pas très loin et tu seras bientôt au chaud.

Il referma la porte et s’installa au volant.

— Si tu as froid, tu peux te couvrir, lui précisa-t-il en lui tendant son anorak qui était resté sur le siège passager avant. Je vais mettre un peu de chauffage.

Comme elle ne tendait pas la main pour se saisir du vêtement, ce fut Évan lui-même qui le posa sur ses genoux, en veillant à le faire remonter jusqu’au bas de son ventre.

— Je me demande comment tu n’as pas encore attrapé mal, toi ! Avec ce froid…

Il lui adressa un petit sourire, que la fille reçut en penchant légèrement la tête sur le côté, comme si elle ne comprenait pas tout à fait ce qu’il voulait lui dire.

Il finit par se redresser et resta un moment à la fixer, un peu mal à l’aise.

— Allez, on va… y aller. Plus vite on partira, plus vite on sera arrivés !

Il démarra la voiture et ajouta :

— T’es sûre que tu ne sais pas où t’habites ? Tes parents doivent être morts d’inquiétude !

Face au mutisme continuel de l’enfant, il enclencha la première et reprit la route, sans insister.

La jeune inconnue n’ouvrit pas la bouche de tout le parcours.

Évan jetait régulièrement un œil dans le rétroviseur, comme s’il s’attendait à ce qu’elle s’évapore. Il craignait presque qu’elle disparaisse aussi brutalement qu’elle était apparue, comme dans ces histoires de dame blanche qu’on se racontait gamins.

Mais elle était bien là, et chacun de ses regards croisait les siens.

Peut-être le fixait-elle depuis le début, d’ailleurs.

On aurait dit qu’elle essayait de lire en lui.

Étrange sensation qui ne se justifiait chez Évan par rien d’autre que de la fatigue et par la peur précédente d’avoir évité de peu l’accident.

Ses yeux étaient toujours fatigués et il lui semblait que cette route n’en finissait pas. Il avançait certes à vitesse réduite, mais il avait l’impression que chaque arbre qu’il passait était rigoureusement le même que le précédent. Il tentait de se raccrocher à un élément particulier du paysage pour s’en dissuader, mais il n’en voyait guère autour de lui.

Soit c’était cette fichue route, soit c’était le temps qui semblait s’être perdu quelque part. À moins encore que ce ne soit lui et la vie de fou qu’il menait ! Il entendait d’ici sa femme lui en faire la réflexion et il se voyait mal être capable de la contredire encore une fois.

Il regarda à nouveau dans le rétroviseur et il crut déceler une sorte d’étincelle rougeâtre dans les pupilles de l’enfant.

Il fronça les sourcils et observa plus attentivement…

Tuuuuuuuuttt !

Le klaxon d’une voiture qui arrivait en face le fit revenir brusquement à lui.

Il se reconcentra sur la route et sur la ligne blanche centrale qu’il avait un peu trop mordue. Il n’avait pas croisé d’autre véhicule depuis plusieurs kilomètres et voilà qu’il avait failli s’en prendre un en pleine figure !

Deux accidents évités en moins d’une heure ! Faut vraiment que j’arrive, moi…

— Maman, tu joues avec moi ?

Marie posa l’assiette et regarda un instant son garçon.

Elle soupira et lui répondit :

— Je suis occupée, là, Fabien. Si t’allais jouer un peu tout seul pour une fois. T’es grand, il faudrait que tu penses à te détacher un peu de maman.

Elle avait prononcé ses derniers mots sans méchanceté aucune et dévoila un sourire bien visible pour que son fils le remarque.

Pour autant, elle ne rigolait pas du tout. Elle avait passé près d’une heure avec lui à lire une bande dessinée, après avoir regardé un peu la télévision à ses côtés, et maintenant elle aspirait à un peu de tranquillité qu’elle estimait légitime.

Le petit garçon afficha une mine désappointée et baissa les yeux.

Il se dirigea vers l’escalier et s’apprêtait à gravir les premières marches lorsque sa mère ajouta, sans céder aux tentatives d’attendrissement de son fils :

— Je te signale qu’il est neuf heures passées et que tu ne vas pas tarder à aller au lit !

La sentence poussa le garçon à accélérer le pas et il monta au plus vite pour profiter des derniers instants qui lui étaient accordés.

Marie s’attela à la cuisine pendant quelques minutes. Elle lava un peu de vaisselle et prépara une assiette pour son mari qu’elle plaça dans le micro-ondes, avant de s’essuyer les mains.

C’était le quatrième repas cette semaine qu’elle prenait sans Évan et elle attendait avec impatience que celui-ci en ait fini avec son projet pour reprendre un rythme familial normal. Il lui avait promis aussi une sortie au cinéma qu’elle n’avait pas oubliée et qu’elle ne manquerait pas de lui rappeler à la première occasion.

Bien sûr elle savait qu’il ne s’amusait pas au bureau et qu’il avait le salaire qui allait avec, mais elle espérait qu’il pourrait bientôt déléguer un peu plus et dégager davantage de temps libre pour elle et Fabien.

— Tu t’es lavé les dents ? cria-t-elle à l’intention de l’enfant, en enlevant son tablier qu’elle plia en deux et qu’elle rangea sur une étagère, à côté de la gazinière.

Fabien se garda bien de répondre et sa mère savait bien qu’il était inutile de s’égosiller à répéter la question. Elle quitta la cuisine et monta jusqu’à l’étage.

C’était une petite mezzanine de quelques mètres carrés, d’où partait un couloir qui desservait les chambres. Des tableaux et des photos de famille étaient placardés tout du long, comme c’était souvent le cas, avec quelques bouquets de fleurs séchées et de petits écussons de cuivre et de bois.

Elle traversa la mezzanine, puis le couloir et ouvrit la porte de la chambre de son fils qui était, pour une fois, fermée.

Le garçon était déjà dans son lit, une bande dessinée dans les mains.

— Tu t’es lavé les dents ? répéta sa mère.
— Oui, oui, fit-il sans regarder sa mère, espérant ainsi glaner quelques minutes supplémentaires avant de devoir éteindre la lumière.

Après tout, on était samedi et il ne comprenait pas pourquoi il devait aller dormir comme s’il avait école le lendemain. Bien sûr, il ne posait jamais la question, car toutes les fois qu’il l’avait fait, ses parents lui avaient trouvé des réponses toutes faites : « il faut garder le rythme de sommeil » ; « ce sont les heures avant minuit qui comptent le plus à ton âge » ; « tu peux très bien lire ça demain ! »

— Allez, on éteint, déclara Marie en lui adressant une petite moue provocante.

Elle avança jusqu’à son lit, après avoir rangé les affaires qui se trouvaient sur son passage, et embrassa son fils sur le front.

— Tu m'éteins cette lumière dans un quart d’heure maximum.

Fabien ne put s’empêcher d’afficher un petit sourire de satisfaction, presque de victoire, et il embrassa chaleureusement sa mère avant que celle-ci ne s’écarte et ne se dirige vers la sortie.

Avant de refermer la porte, elle répéta, la tête passant par l’ouverture :

— Un quart d’heure, pas plus !
— Oui ! répondit encore une fois Fabien, de manière plus affirmée.

Marie soupira et referma la porte.

De retour en bas, elle prit la direction du salon et s’allongea sur le canapé. Elle attrapa la télécommande qui se trouvait sur un petit guéridon à côté de l’accoudoir et alluma le poste de télévision.

La porte d’entrée s’ouvrit et le visage de la fillette apparut, dominé par la haute stature d’Évan.

— Allez, avance, n’aie pas peur, déclara celui-ci sur un ton volontairement doux.

Elle fit quelques pas dans le vestibule, avant de s’immobiliser lorsqu’elle aperçut Marie. Celle-ci ne l’avait pas remarquée et s’adressa d’une voix forte à son mari, sans décoller les yeux de l’écran.

— Ton fils dort déjà, j’ai mis ton repas dans le micro-ondes.

Comme Évan ne répondait pas, elle finit par tourner la tête et vit la petite qui la regardait fixement, à quelques mètres de là.

Marie se redressa immédiatement et s’exclama :

— Qu’est-ce qui se passe ? Qui est-ce ?
— C’est une gamine que j’ai trouvée sur le bord de la route. Elle était toute seule et j’ai cru bon de la ramener, vu l’heure…

Marie se leva du canapé et vint à leur rencontre. Elle s’approcha de la fille et s’accroupit pour être à sa hauteur.

— Bien sûr que t’as bien fait ! Qui es-tu, toi ?

Comme elle ne répondait pas, Évan s’interposa.

— Elle est muette, enfin… elle n’a rien dit depuis tout à l’heure.
— Comment ça, muette ? s’étonna Marie. Comment tu peux le savoir ? Elle est peut-être morte de peur, c’est tout !
— Oui, bien sûr, fit son mari en se déshabillant et en accrochant son anorak sur le portemanteauderrière la porte. Je n’en sais rien, mais en tout cas elle n’a pas sorti un seul mot depuis qu’elle est avec moi.

Marie la dévisagea en fronçant un peu les yeux, comme si elle tentait de percer les secrets qui l’avaient amenée jusqu’ici, puis elle déclara, sans cesser de l’observer :

— Elle m’a l’air en forme en tout cas. Es-tu sûr qu’elle comprend notre langue au moins ?

Elle avait terminé sa phrase en levant la tête vers son mari.

— Comment ça ?
— Eh bien, elle pourrait venir d’un autre pays, ajouta-t-elle en attrapant les épaules de l’enfant. Dieu sait ce qui a pu lui arriver… la pauvre !
— Aucune idée. Je n’y avais pas pensé. On la conduira à la police demain matin, on verra bien. Enfin, ils verront bien…

Pendant que son mari parlait, Marie examinait le corps de la fille pour voir si elle n’avait pas de blessures.

— Tu veux qu’on la garde ici, ce soir ?

Évan jeta un œil par la fenêtre. La neige commençait à tomberfortement.

— Je me vois mal reprendre la voiture à cette heure, fatigué comme je suis.

Marie acquiesça devant l’évidence de cette réponse, puis elle regarda de nouveau l’enfant et afficha une moue de tristesse non exagérée :

— Pourquoi ne parles-tu pas, ma chérie ? Nous n’allons pas te manger ! Quel est ton nom ?

Devant le mutisme continu de la fillette, elle décida de céder.

— Soit. On verra bien si tu retrouves la parole demain. En attendant, viens avec moi, je vais te donner quelque chose de chaud.

Elle l’entraîna par la main jusqu’à la cuisine et l’installa elle-même sur un haut tabouret, devant la table.

— Il me reste du repas de ce soir.

Elle transvasa ainsi un peu du gratin qu’elle avait préparé dans une assiette et la plaça dans le micro-ondes, à la place de cellede son mari. Elle lui donna ensuite les couverts qu’elle avait mis de côté pour ce dernier.

— T’en fais pas, ma belle, ce sera prêt en un rien de temps.

Elle lui adressa un sourire, avant de s’éloigner pour rejoindre Évan qui était resté à l’écart. Elle le tira un peu en arrière et lorsqu’elle fut certaine qu’ils ne pourraient être entendus de l’enfant, elle lui dit :

— Elle peut tout aussi bien être autiste, Évan. J’en ai déjà vu comme elle, à l’hôpital…
— Arrête, cette gamine n’a rien à voir avec les enfants que tu soignes là-bas, voyons !

Elle leva les mains pour lui demander de se taire et répliqua :

— Et pourquoi ça ? Parce que tu y connais quelque chose, toi ? C’est plus souvent des garçons, mais il y a aussi des petites filles.
— T’énerve pas, je dis juste qu’elle n’a même pas l’air craintive ou timide, juste… muette.
— Quel rapport avec l’autisme ? D’ailleurs, il y a plein de gamins qui semblent normaux et qui ne le sont pas, corrigea-t-elle alors que le micro-ondes se mettait à sonner.

Évan n’insista pas et se dirigea vers l’appareil. Il en sortitl’assiette avec une manique et la déposa juste devant la fille.

— Et voilà, c’est ma part, mais tant pis, je jeûnerai ce soir ! déclara-t-il en tentant d’être drôle.

L’étrange invitée regarda l’assiette comme si c’était la première fois qu’elle en voyait une et n’y toucha pas. Elle ne prit même pas la fourchette dans la main. Elle hocha un peu la tête sur le côté, comme si elle essayait de deviner ce qu’il y avait dedans.

— En tout cas, elle n’a pas l’air d’avoir faim, dit Marie en haussant les épaules.

Évan la fixa sans rien dire, mais ne semblait pas rassuré.

— Peut-être qu’elle n’aime pas ?

Marie ne répondit pas, pourtant elle observait aussi l’enfant avec un air circonspect.

— Et si elle avait subi un traumatisme ? finit-elle par déclarer.
— De quel genre ?
— Je n’en sais rien.
— Elle a fugué ?

Marie laissa apparaître une petite moue dubitative et répondit :

— Elle ne présente aucun signe de violence, aucune blessure non plus.
— Ça ne veut pas dire qu’elle n’a rien, comme tu l’as dit tout à l’heure.
— Dans tous les cas, il faut qu’elle se repose. Inutile qu’elle reste là, surtout si elle n’a pas faim.

Encore une fois, Marie laissa échapper un air pincé et s’approcha de la fille.

— Tu n’as pas faim, mon ange ?

Comme celle-ci ne répondait toujours pas et ne touchait pas à la nourriture, Marie lui proposa de quitter la table.

— Je crois que le mieux est d’aller dormir, tu ne penses pas ? Tu dois être fatiguée avec tous ces événements. Je suis sûre que tu vas retrouver ta langue après une bonne nuit de repos.

Elle s’apprêtait à enlever l’assiette de la table lorsque la tête de la fillette se leva soudainement, son regard pointant derrière eux, les yeux presque écarquillés.

— C’est qui, papa ? Pourquoi elle est là ?

Évan et Marie se retournèrent pour s’apercevoir que leur fils était en haut de l’escalier.

— Tu ne dors toujours pas, toi ! s’exclama sa mère en montant les marches jusqu’à lui, le forçant à faire demi-tour. C’est juste une petite fille que papa a trouvéetout à l’heure dans la rue. Elle doit être perdue, on va la garder ce soir. Maintenant, au dodo !

Elle lui prit la main et le traîna jusqu’à sa chambre. Pendant ce temps, Évan avait posé une main sur l’épaule de la fillette en l’invitant à monter elle aussi.

— Viens avec moi, je vais te montrer ton lit.

Elle le suivit sans broncher et monta les marches derrière lui ; arrivé sur le palier, il se dirigea vers la première porte.

— C’est la chambre de ma fille aînée. Tu as de la chance, elle est partie quelques jours chez une amie. Tu y seras très bien.

Ayant ainsi parlé, il ouvrit la porte, découvrant une petite pièce dont les murs faisaient en effet penser à ceux de la chambre d’une adolescente on ne peut plus banale, avec des posters de stars aux murs et des peluches sur le lit. Il y avait un grand tapis légèrement rosé à terre, qui trônait en plein milieu du parquet en bois, et sur les murs, un papier peint avec des motifs de buissons et de fleurs. Un grand clown était penché sur eux, accroché sur la porte de la penderie, et affichait un grand sourire forcé et inanimé.

Évan alluma la lumière et désigna le lit à la fille.

— Il est déjà fait, tu n’as plus qu’à y entrer.

Il se rendit compte que leur invitée ne regardait pas l’intérieur de la chambre, mais qu’elle avait les yeux rivés sur la porte de celle de Fabien, qui se trouvait juste un peu plus loin.

Évan la tira alors par la main pour la faire entrer et ajouta :

— Ne bouge pas, j’en ai pour un instant.

Il avança jusqu’au placard, l’ouvrit et chercha quelques affaires ; avant de refermer les battants, il dit à la fillette : 

— C’est pour demain. Ça devrait t’aller. Ce sera un peu grand, mais ce sera toujours mieux que de passer une seconde journée dans cette tenue. Pour ce soir, je suppose que tu peux garder ce que tu as sur le dos, à moins que tu veuilles t’en débarrasser ?

Comme il n’avait pas envie d’insister sur ce point, il se contenta de poser les vêtements sur une chaise à côté, tout en offrant à nouveau un léger sourire à l’enfant qui ne le lui rendit pas.

— Je suppose que tu n’as rien à me dire, alors je vais te laisser dormir.