Pax Deorum - Livre 1 - Cédric Plouvier - E-Book

Pax Deorum - Livre 1 E-Book

Cédric Plouvier

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Beschreibung

Au début du IVe siècle avant J-C, Rome aspire à dominer le fertile Latium, en Italie centrale, mais s'enlise dans les intrigues familiales et les querelles d'ego, jusque sur les bancs du Sénat. Les bandits sèment le trouble dans les quartiers populaires, provoquant l'ordre établi. Dans la Ville bouillonnante et ses campagnes, des événements étranges surviennent alors, présageant une implication divine et poussant les Romains à s'interroger sur leur destin : quelle est la vraie nature de la menace qui pèse sur Rome ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Cédric Plouvier est professeur et historien. Passionné dès sa plus tendre enfance par la science-fiction, le fantastique et l'horreur, il se lance dans la littérature avec une imagination sans faille. Récemment comparé par plusieurs blogueurs littéraires aux auteurs les plus populaires, grâce à son approche singulière et immersive, c'est avec pertinence qu'il s'impose subtilement dans la littérature française.

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Cédric PLOUVIER

 

 

 

PAX DEoRUM

 

 

 

 

 

 

 

Livre I :Les Fils de Mars

 

 

Du même auteur :

Les monstres n’existent pas, 2022

Bas les masques, 2022

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet ouvrage a été composé par les éditions La Grande Vague

et imprimé en France par ICN Imprimerie Orthez.

Graphisme de Leandra Design Sandra

Illustrations de Cédric Plouvier et Simon Marcellin

ISBN numérique : 978-2-38460-107-3

Dépôt Légal, Mars 2024

 

Les Éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Site : www.editions-lagrandevague.fr

 

 

 

 

Unlexiqueetunindexontétéréalisésàlafindulivrepourlestermes techniques, en latin ou en français, ainsi que pour les nomsdes personnages (ceux qui n’y sont pas mentionnés n’ont pas d’intérêt pour l’intrigue générale de la saga).

Des arbres généalogiques sont également disponibles en find’ouvrage,pour les principalesfamilles seulement.

Les personnages historiques ont été choisis de manière que leurs noms soient suffisamment singularisés (car il n’existe que quelques prénoms chez les Romains), mais le récit ne peut s’affranchir de la réalité et de la logique historiques.

 

 

Bonne lecture !

 

 

 

 

 

 

Un grand merci à Jacqueline pour sa relecture età Simon Marcellin pourlesdessins.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Àmonfils,Silvain.Lapremièreœuvredemavie.

 

 

L’Italie, à la fin du Ve et au début du IVe siècles avant J.-C. :

 

 

 

 

 

ROME, à la fin du Ve et au début du IVe siècles avant J.-C. :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la fin du VIe siècle avant J.-C., les Romains s’étaient affranchis de latutelle des Étrusques qui dominaient une grande partie de la péninsule. Ils avaient chassé le dernier de leurs rois, Tarquin leSuperbe, et avaient fondé la République. Les Grecs, installésenGrande-Grèce, au Sud, étendaient leurhégémoniejusqu’enSicile,dont ilsdisputaientlesterresaveclesCarthaginois,alliésdes Étrusques. Mais auVesiècle, tandis que les Étrusquesreculaient au nordduLatium, face aux tribus gauloises, à commencer par celle des Sénons, lesGrecs laissaient la place, au sud de la région, aux populations samnites descendues desApennins : lesVolsqueset les Èques.

Àl’aubedu IVe siècle, leLatium était donc morcelé enpeuples et en cités rivales, voire ennemies, dont une d’entre elles cultivait une ambitionetdesinstitutionspolitiques à présent affirmées : Rome. Pour accroître sa puissance, celle-ci conclutune alliance avec de nombreuses cités locales, notamment latines, contre qui les Romains combattaient pourtant quelques décennies plus tôt,etfonda plusieurscolonies.

Cette République romaineétaitmarquéeparunpouvoiraristocratique,partagéentrequelques grandes familles patriciennes, qui polarisaient autourd’elles une clientèle1 chargée de défendre leurs intérêts, s’il lefallait par la force et la fourberie. Ces maisonsregroupaientl’ensemble desindividusappartenantà un même ancêtre et adoptaient un nom en commun. Chacune de ces importantes familles était séparée en plusieurs branches, plébéiennes ou patriciennes, sedistinguantquantà ellespardessurnomsdifférents.

Les patriciens étaient les descendants des premiers consuls2de Rome et détenteurs du pouvoir politique au Sénat, l’organe tout-puissant conduisant ledestinde laVille. À cetteépoque, ils constituaient les seuls membres de la noblesse romaine et se singularisaient ainsi des plébéiens, dont l’origineétait populaire. Il existait donc une inimitié presque naturelleentrecesdeuxcatégoriesdelapopulation citoyenne,qui ne cessait de croître depuis le début de la République, bienque l’on ne puisse parler de véritable unité au sein de la plèbe et que l’aristocratie était elle-même divisée en plusieurs grandesmaisons rivales, défendant chacune des intérêts familiaux très marqués.

C’estdanscecontexteenébullition,fécondenpeuples,entensions et en échanges de tous types, dans cette petite région ducentre de l’Italie, bordée par la mer Tyrrhénienne à l’ouest etles montagnes des Apennins à l’est, traversée par le fleuveTibre qui dominait de ses flots une vaste et riche plaine littorale et fluviale, que notre histoire commence, par un bel après-midide printemps…

 

I

355 abV.c3. Aprilis.

398av.J.-C. Moisd’avril.

 

Il courait d’un pas suffisamment rapide pour que l’on devine son inquiétude. Il enjamba une pierre, puis deux et sauta au-dessus d’un ruisseau, dont le filet se perdait un peu plus loin dans de grandes herbes. Le soleil était encore haut dans le ciel et brillait de tous ses traits en ce milieu d’après-midi. Pour autant, on n’entendait aucun oiseau. C’était comme si la nature avait choisi de se taire. Seuls ses pas, et les cailloux que lançaient ses crepidae4àtout vent, rompaient le silence général dans lequel tout ce paysage semblait être plongé. Au loin, toutefois, des arbres s’agitaient. Un vent sec et frais s’était levé et commençait à caresser son visage, sifflant dans ses oreilles.

La journée avait été ensoleillée et Decimus Mortelinus avait décidé d’emprunter la première route à la sortie de Rome en direction du sud-est, tôt ce matin, un bâton à lamain.

Il s’arrêta enfin pour retrouver son souffle. Il avait beau être jeune, une douzaine d’années tout au plus, cela faisait plusieursmilles5 qu’il courait, au point qu’il avait l’impression que son cœur allait lâcher. À ses pieds, son fidèle Talus6 aboyait frénétiquement, comme pour l’encourager à redémarrer. C’était un Ombrien, une sorte de chien de troupeau au pelage blanc et au poil mi-long, originaire d’Ombrie ainsi que son nom l’indiquait, une région au nord de Rome.

Legarçon fit un geste d’agacement et leva les yeux au ciel. Il dégagea quelques mèches brunes gênant sa vue, puis il reprit sa route avec le même entrain, suivi de près par Talus.

Il aperçut bientôt une auberge, dont la cheminée exhalait une légère fumée noire. Adossée sur les flancs d’une colline, elle était visible de loin par les voyageurs, ce qui justifiait sans aucun doute son installation à cet endroit.

Mortelinus la rejoignit rapidement et grimpa la grande butte qui le séparait du bâtiment. L’ensemble était construit en pierres grossières, avec quelques poutres apparentes, que dominait une toiture de tuiles vieillies. Un puits sortait du sol à proximité, surplombé d’une poulie, juste à côté d’un érable champêtre à l’écorce gris pâle.

Legarçon courut vers la porte qu’encadraient deux fenêtres de taille réduite et, sans frapper, pénétra dans une grande salle à manger avec son chien. Il trouva là deux tables longues, avec plusieurs clients assis autour.

À son entrée fracassante, tous les yeux s’étaient tournés vers lui.

— Le lac, le lac ! s’exclama l’enfant. L’eau a monté !

L’aubergiste, petit et nerveux, mais à la figure avenante, s’étonna.

— Qu’est-ce tu racontes ?
— L’eau a atteint une hauteur énorme !
— Un peu trop d’pluie, sans doute, pas de quoi s’inquiéter, fit un type maigre, tout au fond de la pièce, une cuisse de poulet entre les dents.
— D’la pluie ? Certainement pas ! s’offusqua Mortelinus. Il a pas plu depuis les calendes7 et c’est pas c’qui aurait fait prendre trente pas8 au lac !

L’hommelâcha son assiette et cessa de mâcher. L’aubergiste se redressa et les derniers bruits autour de lui se turent, l’espaced’uninstant.

— Impossible ! fit l’hôtelier.
— J’suis pas un menteur ! se défendit Mortelinus.
— Un fou, peut-être, alors… ironisa une voix tout au fond, que le garçon préféra ignorer.

C’estalors qu’un individu se leva.

Il avait lui aussi des cheveux bruns qui lui tombaient sur les oreilles et portait une barbe courte. Son regard était droit. Son visage, grave. Il arborait une tunique9 rouge sans manches, surmontée d’une lorica10 de cuir lui couvrant la totalité du buste et du dos, et tapissée d’écailles à son extrémité inférieure. Ses jambes étaient protégées par des cnémides sans ornements. C’était un centurion, ce qui signifiait qu’il était en mission, parce que le grade n’avait rien de pérenne : ces officiers étaient nommés ponctuellement lorsque cela était nécessaire, durant une bataille notamment ou pour conduire la police à Rome.

L’homme attrapa son casque, pourvu d’un plumet sombre, et avança vers le garçon.

— Montre-moiça.

Mortelinus, impressionné par le personnage et le ton autoritaire qu’il avait employé, n’avait pas osé le suivre, jusqu’à ce que le militaire ouvre la porte et répète son ordre.

Dehors, celui-ci se dirigea vers sa monture, lui adressa une rapide caresse sur la tempe et la détacha.

— Viens avecmoi, dit-il à l’enfant.

Mortelinus hésita un instant, mais face à la détermination de l’individu, il se laissa convaincre. Il emporta tant bien que mal Talus dans ses bras et tendit la main à l’homme. Celui-ci le hissa sur le cheval, devant lui, puis démarra aussitôt en direction du chemin qui menait au lac et que le garçon avait emprunté à l’aller.

D’abord clairsemée, la forêt se densifia tandis qu’ils avançaient. Le soldat jetait un œil sur le sol au fur et à mesure, tentant de déceler des traces d’une forte pluie, mais la terre était plutôt sèche et il n’identifia aucune flaque d’eau. Difficile de croire à de récentes intempéries, encore moins à undéluge. En revanche, ils furent tous deux étonnés de n’entendre aucun son : pas un chant d’oiseau ni un bruissement de feuilles. Les bois étaient plongés dans une sorte de torpeur qui les stupéfiait.

Malgré cette ambiance extrême de solitude, le centurion était empli d’une impression désagréable de ne pas être seul. Non pas qu’il se sentait épié, mais il avait la sensation d’être entouré par une espèce de force invisible, oppressante, qui émanait du sol et de la végétation tout autour.

Soudain, sa monture hennit et se cabra nerveusement.

— Ducalme, ducalme ! lui cria-t-il.

Iltiraunpeusurlesrênes,puispassases doigtsdanslacrinière de l’animal.

L’officier regarda autour de lui, s’attendant à voir apparaître quelqu’un, ou plutôt quelque chose. Le chemin serpentait entre les arbres et disparaissait au loin derrière un groschêne, sans offrir un seul indice.

L’homme descendit de sa monture, se baissa et posa une main sur le sol. Il se saisit d’un peu de terre, qu’il serra dans son poing, puis il ferma les yeux et respiraprofondément : les dieux étaient là, bien sûr, comme partout ailleurs, mais leur présence lui semblait anormalement forte et énigmatique en cetendroit.

J’aurais mieux fait de rester avec mon père, à la tannerie ! songea Mortelinus, avec amertume.

Ils reprirent leur chemin, et après un petit virage, le sommet de la crête apparut devant eux. Lorsqu’ils furent tout en haut, le centurion et le garçon purent contempler le lac.

C’était une cuvette ovale de deux bons milles sur un peu plus d’un et demi, certainement un cratère volcanique qui avait été progressivement remplid’eau. Celle-ci avait en effet avalé les arbres, bien au-delà de la berge habituelle, qui devait se situer à quelques dizaines de pas plus bas. La superficie de l’étendue lacustre n’était plus du tout celle qu’il avait connue : on aurait pu croire qu’elle allait déborder de son bassinnaturel.

— Ce n’est pas possible, lâcha le militaire, tout haut.
— Voilà,j’l’avaisdit !criaMortelinus.Tuvoisquej’aipas menti !

Talus aboya sèchement plusieurs fois de suite, tandis que l’officier écarquillait lesyeux.

L’homme prit un moment pour répondre.

— Est-ce qu’une autre personne est au courant ?
— En toutcas,moi,j’étais seul.

Le regard du militaire fut attiré par une des extrémités du lac où l’eau paraissait avoir atteint la crête. Il entendit alors un bruit sourd et très fort, émanant de cet endroit précisément. Un gros nuage de poussière s’éleva et l’onde se troubla aux alentours.

Sepourrait-ilquelabergeaitcédé ?songea le centurion, étonné de constater que le phénomène avait eu lieu au moment même où il observait le paysage.

Alors que ses yeux essayaient en vain de mieux distinguer la zone accidentée, une voix s’échappa des arbres autour de lui.

Elle n’était pas humaine, mais semblait soufflée par le vent et le bruissement des feuilles qui s’étaient réveillées. Elle était à la fois forte et douce, mystérieuse également.

Soignele lac ! comprit-il.

Publius était intrigué, mais pas apeuré.

Comme pour beaucoup de Romains, ce n’était pas la première fois qu’il en entendait. C’était au contraire un des traits caractéristiques de la nature et des êtres qui la peuplaient : les hommes avaient appris à vivre avec les dieux, car ces derniers résidaient dans le monde, avec eux.

Leur contact étant quotidien et normal, la question était donc de savoir s’ils avaient un message à faire passer…

— Commentt’appelles-tu, mon garçon ? lui demanda finalement l’officier.
— Decimus Mortelinus.
— Moi c’est Lucius Titinius et je commande la 14e centurie11. Oùhabites-tu?
— Surl’Esquilin.
— Bien, je te raccompagne.Nousn’avons plusrien à faireici.

Et ils repartirent vers la forêt en contrebas pour reprendre la route de Rome, en direction du nord.

Au crépuscule, ils aperçurent les défenses de la ville. Celles-ci s’étendaient sur plusieurs milles, jusqu’à s’égarer dans la colline de l’Esquilin à l’est. Plus loin au nord, on découvrait les collines du Viminal et du Quirinal, surplombant le Forum que l’on distinguait quant à lui à peine, caché par la colline du Caelius, juste devant eux. Le Tibre, à l’ouest, courait vers l’Aventin, pour disparaître enfin derrière ses flancs. Plus tardivement peuplée, cette colline n’était pas protégée par l’enceinte de Servius Tullius, l’avant-dernier roi de Rome, qui l’avait érigée voilà plus d’un siècle.

En réalité, il ne s’agissait pas d’un véritable mur de pierres maçonnées, mais d’une levée de terre et de tuf d’environ deux pas de hauteur, précédée à l’extérieur d’un fossé. Elle correspondait alors au pomerium, ce périmètre sacré, à l’intérieur duquel on ne pouvait normalement pénétrer avec des armes, y inhumer ses morts ou y installer des dieux étrangers.

Les cavaliers continuèrent sur la route, à travers la plaine du Decennium dans laquelle s’enfonçait Rome au sud, jusqu’à l’entrée de l’enceinte. En chemin, ils croisèrent quelques soldats et des piétons ; pour beaucoup des paysans qui s’en retournaient chez eux.

— Pourquoi as-tu été nommé centurion ? osa enfin demander Mortelinus, pour faire la conversation.
— On m’a chargé d’aller patrouiller vers le sud. En fait, j’ai laissé mes hommes pour aller rencontrer un agriculteur, quand tu m’as trouvé à l’auberge. Si j’ai été prompt à croire à ton histoire, c’est parce que moi aussi j’ai entendu parler d’affaires… inhabituelles.
— Quoi comme affaires ?
— Des récits de phénomènes et d’animaux étranges. Ça fait quelques mois que ce genre de trouble se multiplie dans la région, alors j’essaie de chercher des informations utiles, ainsi que des témoignages.
— Tu penses qu'y a un rapport avec le lac ?
— Je n’en sais rien du tout, avoua Titinius. Ce n’est pas à moi de répondre à ces questions, de toute façon.

Il orienta son cheval vers l’est et emprunta un raccourci en direction de l’Esquilin, qu’il rejoignit peu de temps après avoir pénétré dans le quartier du Subure. Ce dernier était le plus populaire et le plus malfamé de la ville, celui où toutes les aventures et les rencontres étaient possibles.

— Tuhabitesoù,gamin ?demandalemilitaireàsonjeunecompagnon deroute.
— Au bout d’cette rue, répondit Mortelinus, en désignant uneartère étroite sinuant entre quelques maisons serrées, auxmursabîmés. Tu peuxm’laisser là.

Unemain passa par la fenêtre.

C’était celle d’un garçon d’à peu près le même âge que Mortelinus. Il avait les cheveux d’un châtain clair et une balafre de deux bons doigts12 lui traversait la joue droite, du haut de sa bouche à sa tempe. Il avait vu arriver le cheval depuis le bout de la rue et l’avait depuis suivi des yeux, d’autant plus lorsqu’il avait reconnu Mortelinus assis dessus.

Titinius arrêta la monture et aida le garçon à descendre, alors que Talus avait déjà sauté peu de temps avant.

— Écoute-moi, Decimus, fit l’officier. Tu ne parles à personne de ce que tu as découvert. Il ne sert à rien de créerune panique dans la ville. On est d’accord ?

Larequête n’en était bien sûr pas une et Mortelinus le comprit immédiatement.

— Oui… oui, pas de problème.

Ilobserva le militaire : celui-ci avait fière allure avec son casque et son équipement.

Titinius hocha de la tête pour exprimer sa confiance et termina sur ces mots :

— Si toi ou de tes copains êtes témoins de quelque chose d’étrange, quoi que ce soit, demandez Lucius Titinius à la caserne voisine, un peu plus au sud d’ici.

Encore une fois, l’enfant acquiesça et laissa partir son interlocuteur.

— C’étaituncenturion ?

Legarçon à la cicatrice s’était approché et paraissaitsurexcité.

— Comment est-c’que tu l’as trouvé ? Ou plutôt qu’est-ce t’as fait pour qu’il t’embarque ? continua-t-il en riant.

Alorsqu’ilparlait,unevoixdefemme se fit entendre : un Manius !retentitetl’intéresséleva les yeux auciel.

— Allez,rentrons,fitMortelinus.

 

Le lendemain, Titinius s’était résolu à reprendre la route du lac avec une demi-dizaine d’hommes, afin de constater les dégâts que les eaux avaient dû provoquer en aval, de l’autre côté de la cuvette.

Autour de lui s’étendait la campagne romaine, à seulement quelques milles au nord du Quirinal, la colline la plus septentrionale de la ville. Il se trouvait dans une verte prairie à l’herbe grasse. Elle s’étalait au loin dans une combe entourée par de petits coteaux boisés, que venaient baigner les rayons du soleil, cachés çà et là par des nuages épars. Un paysage que Montinus et Vallonia13 eux-mêmes semblaient avoir façonné de leurs doigts d’argile. Après quelques milles, il aperçut les flancs des monts Albains qui se bombaient telle une ombre immense, drapée dans le manteau rougeoyant de l’aube.

Ils parvinrent aux premières habitations enfin de matinée, après une collation. C’était un hameau forestier constitué de maisonnées espacées de quelques dizaines de pas seulement, au centre d’une grande clairière. Les exploitations agricoles et les pâtures se trouvaient sûrement un peu plus loin, de l’autre côté des bois. La présence d’outils de coupe, à commencer par quelques scies, laissait à penser que les hommes faisaient aussi du bûcheronnage.

Une femme d’un certain âge travaillait dans un potager attenant à sa demeure. Elle portait une tunique courte et unpétase14la protégeaitdusoleil.Lorsqu’ellevit lescavaliersromainsapprocher,elle s’arrêtaetseredressa.

— Bonjour à toi, femme, annonça Titinius. Nous patrouillons dans le coin à la recherche d’informations sur les eaux du lac qui auraient augmenté.

La paysanne le regarda en fronçant les sourcils. Elle ne semblait pas bien comprendre le latin. Rien d’anormal à cela dans ces coins un peu reculés de la région, peuplés de Volsques, mais cela allait inévitablement compliquer les affaires de Titinius.

Elle lâcha son outil, fit un geste à son interlocuteur pour qu’il attende et se dirigea vers le seuil de sa demeure, qu’elle traversa aussitôt. Peu de temps après, elle revint avec un jeune homme, certainement son fils, qui devait avoir une bonne vingtaine d’années.

Celui-ciapprocha du centurion et, mis au courant de la raison de la présence des soldats, lui expliqua.

— Ça a débordé du lac d’un seul coup ! Moi, j’ai rien vu, mais mon père y était. Y travaillait avec mon oncle pour ramasser des pierres, afin d’réparer la grange. Il a à peine eu l’temps de bouger la charrette avant qu’le torrent l’emporte !

Lejeune homme leur désigna la direction à emprunter et ajouta :

— Y sont tous morts ! On a pas r’trouvé tous les corps, mais on a enterré ceux qu’on avait.

Les cavaliers suivirent la route puis, au sortir d’un chemin très caillouteux, ils découvrirent en effet un lac chaotique de quelques heredii15, s’étalant entre les bois et les falaises rocheuses. Des habitations, on ne devinait plus que les traces : des murs, supportant parfois encore un toit, dépassaient des flots, ainsi que des poteaux et quelques arbres fruitiers. Tout autour, c’était une grande étendue d’eau sale peu profonde où flottaient divers débris.

Leschevaux s’arrêtèrent devant l’étang et les hommes mirent pied à terre pour observer les lieux. En levant les yeux, Titinius put contempler les flancs rocheux dont parlait le jeune homme, un peu plus tôt. Ils avaient été éventrés horizontalement sur plusieurs dizaines de pas de large et quelques-uns de haut. D’importants filets d’eau s’en échappaient encore.

Les premières maisons, celles qui étaient les plus proches de la pente, avaient dû être arrachées du sol, et seules celles les plus éloignées avaient pu résister à l’assaut des éléments, sans être pour autant épargnées par la montée des eaux. Des éboulis n’avaient pas non plus manqué de s’écraser en contrebas.

— Que va-t-on faire ? demanda un des soldats à son chef.
— Prévenir le Sénat, répondit laconiquement Titinius. Nous en avons assez vu.

 

 

 

II

 

Dehors, dans le Subure, il pleuvait légèrement. L’eau qui tombait se mêlait à la terre meuble du sol et aux déjections d’animaux. Un des calcei16du brigand Titus Galedinius manqua de peu une crotte de chien, ce qui ne l’empêcha pas de continuer d’avancer et de quitter la ruelle. Il aperçut bientôt l’entrée du lupanar tenu par cet Appius Coelidianus, dont il devait s’assurer la fidélité financière. Comme de nombreux commerçants et travailleurs du Subure, ce dernier payait un caïd local, autant pour qu’il le laisse tranquille que pour garantir sa protection face à d’autres bandits, car la concurrence entre bandes n’était pas rare dans ces quartiers malfamés.

Face aux activités illégales de ces bandits, les autorités romaines se montraient tour à tour tolérantes ou coercitives, selon que cela les gênait ou pas et que les magistrats étaient plus intéressés par les problèmes intérieurs de la ville, ou au contraire davantage préoccupés par ceux qui la menaçaient, à l’extérieur. Ces seconds ayant toujours été plus accaparants que ces premiers, le Sénat avait pris l’habitude de fermer les yeux sur les affaires les moins graves. Cela avait permis aux bandes organisées de prospérer au fil desdécennies. Le recrutement de délinquants était devenu facile depuis que Rome se développait et que la population, issue de contrées de plus en plus lointaines, s’y accumulait. Craignant pour leur intégrité physique, voire pour leur vie, un grand nombre d’esclaves et de pauvres ne rechignaient pas longtemps avant d’intégrer la criminalité locale.

Le brigand tapa à la porte.

Un court moment après, celle-ci s’ouvrit et un petit bonhomme apparut. Il avait le teint pâle et un air penaud, comme s’il sentait les ennuis arriver. Ses joues rouges et son besoin de s’accrocher au mur pour se tenir droit, laissaient à penser qu’il avait bu un peu plus qu’àl’habitude. Il regarda cet individu peu athlétique, presque grassouillet, chauve et avec une barbe noire, et lâcha :

— Que veux-tu ?
— Je viens d’la part de Quintus Firinius, répondit sèchement le brigand, comme pour se donner une allure supérieure qu’il n’avait pas.

Le leno17 se raidit d’un coup et écarquilla les yeux.

— Quintus Firinius ! Quel… bon vent t’amène ?
— J’suis pas Quintus Firinius, imbécile, je suis envoyé par lui, corrigea le bandit, qui avait repéré l’état d’ébriété du tenancier. J’viens chercher ta participation à la sécurité du quartier.
— Oui, oui, j’avais compris… bien sûr… entre !

Coelidianus referma la porte derrière son visiteur, non sans avoir jeté auparavant un œil dans la rue et s’être assuré que celui-ci était bien venu seul. Il l’emmena ensuite par un petit couloir, aboutissant quelques pas plus loin sur la pièce centrale de l’édifice.

Sur leur chemin, ils passèrent devant plusieurs chambres closes par une tenture et desquelles s’échappaient des cris témoignant du commerce qui s’y déroulait. À côté de leur entrée, une plaque indiquait parfois le nom de celle qui occupait habituellement la cellule. En général, on distinguait à travers les rideaux la lumière ténue d’une lampe.

Dans la grande salle du lupanar trônait un comptoir, sur lequel se tenaient en vrac quelques écuelles et gobelets en terre cuite, vides, ainsi qu’une table en bois massif flanquée de bancs. L’éclairage ne dépendait que d’une seule fenêtre, donnant juste en face d’une ruelle passante, ainsi que de quelques petits braséros disposés aux extrémités de la pièce.

Une esclave, le balai à la main, redoubla d’efforts lorsqu’elle vit son maître débarquer. Une autre se précipita sur l’étalage pour ranger le désordre qui y régnait, certainement depuis la fin du dernier repas.

Coelidianusinvita le brigand à s’asseoir autour de la table, avant de l’imiter, puis il déclara, en prenant sa mine la plus sérieuse :

— Alors… que me vaut le plaisir ?

Son interlocuteur soupira nerveusement. Il ne savait pas si c’était l’état passager du proxénète qui expliquait cette agaçante perte de mémoire à répétition ou s’il essayait de lui faire perdre patience et, par la même occasion, le pousser à quitter l’établissement sans lui remettre son dû.

— Pour la troisième fois, leno, j’viens ici au nom de Quintus Firinius, récupérer ce que tu nous dois pour ta protection quotidienne. Tu comprends ?

Il fixa le bonhomme sans cligner des yeux et posa le poing, menaçant, sur la table. Celui-ci ne parut pas pour autant inquiet etrépondit seulement :

— C’est vrai… c’est vrai.

Iltourna la tête et apostropha un de ses esclaves.

— Toi, là, va chercher Behrouz !

Comme le serviteur partait exécuter l’ordre, le proxénète trouva utile de préciser :

— C’est mon… intendant. Un Perse que j’ai… acheté l’année passée… et…
— Je m’en fous, leno ! Quintus Firinius attend, alors pousse pas trop loin ta chance…
— Appius, je te signale que tu m’avais promis une nouvelle robe le mois dernier ! coupa une voix derrière eux.

C’était une jeune femme, d’une bonne vingtaine d’années, d’une beauté commune, mais dotée d’un charme hellénique évident. Elle avait de longs cheveux noir de jais qui lui tombaient en partie sur le dos, le reste étant délicatement noué à l’arrière de sa tête. Ses yeux étaient marron et sa peau à peine blanchie, de manière à lui donner un teint clair sans laisser penser qu’elle était malade. Sa robe à taille haute était constituée d’un tissu fin et transparent dévoilant ses atouts physiques.

— Si tu veux que je plaise aux clients, il faudrait peut-être que je change de temps en temps de vêtements ! se plaignit-elle à son maître, avec insistance.
— Ferme-laMousa…T’es une louve18… T’as pas besoin… de robe !

Coelidianus cherchaitdifficilementsesmots,alorsquelajeunefemmes’était décidée à partir.

Unindividu apparut dans l’encadrement de la porte. Il avait les cheveux longs et maintenus en arrière par un bandeau bleuté. Sa blouse, aux manches étendues, était d’une teinte orangée, des motifs en ornaient les avant-bras et le tour de cou.

— Tu m’as demandé, Appius Coelidianus ? fit-il avec un accent qui, comme ses habits, trahissait des origines orientales prononcées.

Le proxénète pivota vers lui et s’exclama.

— Behrouz ! Enfin ! T’étais… où ?
— Parti pour tes affaires, maître, avec nouveaux esclaves.

Coelidianus cligna des yeux, semblant réfléchir, puis répondit.

— Ah oui… C’est vrai, les nouveaux… esclaves.

Lebrigand avait l’impression d’être complètement oublié dans cette sorte de scène familiale grotesque, qui ne le concernait pas. Il sortit son couteau. Tout en le tenant fermement par le manche, il en frappa le pommeau sur la table, afin de faire revenir le proxénète à laréalité et ajouta en même temps :

— Tu régleras tes problèmes plus tard, j’suis pressé !
— D’accord, d’accord… T’énerve pas !

Ilse dirigea vers Behrouz et lui glissa quelques mots à l’oreille ; celui-ci acquiesça et s’éclipsa par la porte d’où il était arrivé. Il réapparut bientôt avec une bourse de cuir dans la main gauche et trois jeunes filles à ses côtés. Elles n’avaient pas seize ans et portaient juste un subligaculum, sans tunique au-dessus. Ce morceau de tissu, qui était une sorte de pagne, passait donc autour de la taille et entre les cuisses, protégeant les parties intimes des femmes, mais aussi celles des hommes. Leurs jambes étaient nues, tout comme leur poitrine. Celle-ci était plutôt petite et ferme. La peau était laiteuse, les membres et les fesses, minces, mais pas maigres. Elles avaient été choisies par Behrouz sur les conseils de son maître, parce qu’elles respectaient les canons de beauté romains.

Ce dernier apprécia la marchandise et ne se gêna pas pour la palper, puis il déclara, satisfait :

— Très bien. Elles sont très bien… Il faudrait… maintenant…
— L’argent, Coelidianus ! coupa le brigand.
— Oui, oui…

Le leno attrapa la bourse de la main de son intendant et la tendit à son interlocuteur pressé. Celui-ci l’ouvrit et constata qu’elle contenait plusieurs pièces. Le nombre et la masse paraissaient raisonnables, mais il s’empressa de préciser calmement, toujours en gardant un ton menaçant :

— J’espère pourtoi que t’aspascherchéà nousrouler.
— Poursûrquenon !sedéfenditCoelidianus,quisemblaitsubitementavoirretrouvé ses facultés.Jenevoispaspourquoijeferaisça,enfin !

Le brigand ne réagit pas et referma la bourse. Il prit congé de son hôte avec un certain soulagement et quitta le lupanar par le même couloir qu’il avait emprunté, voilà maintenant bien trop longtemps.

 

À quelques stades19 de là, sur l’Oppius, un autre bandit, Marcus Alpadinus, découvrit l’entrée d’une forge : la porte était entrouverte et, juste au-dessus, était peinte en rouge une enclume.

Il franchit le seuil. À l’intérieur, il aperçut un individu grand et fort, d’au moins six pieds20de haut. Il portait une barbe courte, de la même longueur que ses cheveux. Sa mine était ronde et il y ruisselait quelques gouttes de sueur en raison de la chaleur qui régnait dans ces lieux. Quand il vit Alpadinus entrer, il le salua d’un hochement bref de la tête et déposa l’épée qu’il avait entre les mains. Il l’enroula dans un drap crasseux et l’installa derrière lui, sur une étagère. Puis il se tourna vers son visiteur et sans avoir besoin de crier, alors qu’il se trouvait presque à l’opposé, il clama, d’une voix forte:

— Bienvenue l’ami ! Que puis-je pour toi ?
— Tu es le forgeron ?
— Marcus Asinellius, pour te servir, confirma l’intéressé, avant de s’emparer d’une épée et de l’inspecter.
— Je viens te passer commande pour des armes.
— Des armes ? T’en veux plus d’une ? questionna l’artisan.
— J’en veux même quelques dizaines…

Lesourire de Marcus Asinellius s’estompa immédiatement. Il posa l’épée sur une table à côté de lui et demanda d’un air soupçonneux:

— Qui es-tu l’ami ?
— Est-ce vraiment important ? fit le brigand.
— Ça l’est, si je dois m’embarquer dans une sale affaire. On ne vient pas tous les jours me réclamer d’armer une troupe complète et je ne tiens pas à avoir des ennuis avec la garde.

Alpadinus lui renvoya encore une fois un sourire, accompagné de quelques mots rassurants.

— Ne t’en fais pas, nous n’avons pas l’intention de prendre d’assaut le Sénat. Bien au contraire, nous sommes une jeune entreprise qui se développe en offrant des services de protection aux citoyens. Les gens en ont assez des descentes répétées de voyous ces dernières années.

Il avait préparé ce mensonge, car il se doutait qu’on lui aurait posé cette question. Il espérait à présent que son attitude et son ton avaient été suffisamment justes.

— Soit, répondit simplement le forgeron. Il est vrai que le danger étrusque n’a fait qu’accroître l’appétit des brigands en ville depuis quelques années et les voleurs de grand chemin se croient aujourd’hui tout permis.

Ils’avança vers Alpadinus et lui demanda:

— Et de quoi aurais-tu exactement besoin pour cette… entreprise ?
— Rien de bien original : des lames, de toutes tailles.
— Je suppose que tu as de quoi payer ? ajouta l’homme, sur un ton presque ironique.

Le bandit plongea sa main sous sa tunique et sortit la bourse que lui avait donnée son chef à cet effet. Il délia la corde qui en fermait l’extrémité et dévoila plusieurs pièces grecques et quelques fragmentsd’aera signati21.

— Évidemment, il s’agit là que d’un acompte pour te prouver notre bonne foi. Tu auras le reste de la somme à la livraison.
— Il va me falloir quelques jours, même en bossant comme un âne, mais tu auras ta commande, t’en fais pas.

Alpadinus acquiesça et Asinellius ajouta :

— D’ailleurs, où je dois te livrer ?
— C’est un peu loin d’ici, mais je viendrai avant les prochaines ides22 avec des hommes pour tout emporter, répondit Alpadinus, désireux de ne pas fournir de détails.
— C’est toi le chef ! s’exclama le forgeron.

Siseulement !pensa Alpadinus, avant de quitter lebâtiment.

Une fois dehors, il repartit vers le nord, en direction de son repaire. Il arriva bientôt devant une grosse porte dotée d’une lucarne. Après qu’on lui eut ouvert, il traversa un couloir étroit, aux murs recouverts d’un torchis lézardé. Plusieurs lampes à huile y étaient accrochées et brûlaient d’une lueur pâle. Le sol était souillé par des traces boueuses que quelques coups de balai rapidement donnés n’étaient pas parvenus à enlever.

Le corridor déboucha sur une grande salle animée, dont le plafond culminait à trois pas et demi. Un escalier de pierre montait au premier étage, puis à un second, juste au-dessus. Il distribuait les accès à différentes pièces, qu’on gagnait par une longue mezzanine d’un pas de large et qui faisait le tour du patio. Au centre de ce dernier se trouvaient plusieurs tables, des chaises et des bancs, sur lesquels étaient assis des hommes et quelques femmes, discutant dans un bruit continuel. Au milieu des jeux de dés et d’osselets, ainsi que de quelques piécettes grecques, s’éparpillaient des verres en terre cuite et des victuailles dans des assiettes de fortune.

Alpadinus se dirigea vers une porte, à l’opposé de l’endroit par lequel il était arrivé, et y frappa deux fois. Juste au-dessus, un Q. FIRINIVS était inscrit à l’encre noire sur une petite plaque de bois, à côté d’un dessin représentant une épée surmontant un œil, qui constituait l’extrémité du manche de cepremier.

Assez rapidement, un serviteur vint accueillir le bandit. Sans lui adresser la parole, il se poussa pour le laisser entrer dans l’unique salle qui se trouvait devant lui. Plutôt étriquées, ses parois étaient entièrement composées de roches, alors qu’une peau de vache tentait de cacher la pierre usée du sol. À sa gauche, près du mur, un braséro dégageait une lumière et une chaleur agréable.

— Qu’est-ce que tu veux, Marcus ? demanda Firinius, en interrompant sa discussion avec deux comparses.
— Juste te prévenir que je suis allé voir le boucher de la place et que je lui ai rappelé que ses affaires dépendaient de toi, et non du vieux Patronius, annonça calmement Alpadinus, en évoquant le nom d’un autre caïd local.
— Firinius renvoya les deux hommes et se dirigea vers Alpadinus.
— Tu t’es assuré de ses réserves ? lui demanda-t-il. Qu’il nous cache pas quelque chose…
— Pas eu le temps, une patrouille approchait. J’y retournerai en début de soirée si tu veux.
— Pas la peine, le principal est que tu as fait passer le message, hein ? répondit le bonhomme, en continuant d’afficher une mine conciliante. En revanche, j’aimerais que tu ailles avec Titus Galedinius vérifier que mes chargements du mois vont bien arriver à temps sur la côte. J’ai un doute au sujet de ce nouveau batelier, il semble s’installer trop confortablement dans le port. Profitez-enpourboireuncoup et trousser une ou deux filles. Prenez la journée de demain parexemple.
— Titus ? s’étonna faussement Marcus. Je n’ai pas besoin de lui pour cette mission, je peux le faire seul.
— Je sais, mais rien de tel qu’une petite sortie pour nouer des liens d’amitié, n’est-ce pas ?

La question rhétorique énerva Alpadinus, mais celui-ci secontentade confirmer parun hochementde tête.

Quelques jours plus tard, Galedinius revint à Rome avec une cargaison de vin. Il l’avait dérobée à un commerçant sur une route secondaire menant à Albe. Les truands s’étaient jetés sur leurs victimes, l’épée à la main, sans que celles-ci ne puissent organiser correctement leur défense. Il suffit ensuite de maquiller les traces de l’attaque et de dissimuler les armes entre les jarres, au cas où une patrouille un peu trop vigilante aurait eu la mauvaise idée d’inspecter le convoi.

Cela faisait une bonne année qu’il avait tissé en son propre nom un réseau, avec des bandits installés dans les principales villes du Latium. Il exigeait que ceux-ci le renseignent sur les activités des marchands locaux, parfois davantage si la chose était possible. Lorsque ces espions devinaient une opportunité, ils envoyaient un messager alerter directement Galedinius.

— Le chef est là ? interrogea Galedinius, en se rapprochant d’un individu qui buvait à une table du repaire.

Lorsque le type lui eut confirmé la présence de Firinius, Galedinius se dirigea vers celui qui surveillait la porte du quartier général et demanda à entrer. Le garde n’était pas bien vieux et devait être nouveau sur le poste.

— Je viens faire mon rapport de la journée, déclara Galedinius, dès qu’il fut à l’intérieur.

Firinius était penché sur une petite table sur laquelle étaient déroulés plusieurs papyrus et où quelques tablettes de cire étaientempilées les unes sur les autres. Il leva la tête quand il vit apparaître son lieutenant.

— Quelles nouvelles tu m’apportes ?
— De bonnes nouvelles, Quintus Firinius ! J’ai récupéré la cargaison de vin d’un marchand qui s’apprêtait à fournir la ville.
— Très bien ! se réjouit le chef des bandits. Combien de jarres ?
— Une dizaine, de chacune un culleus23 je pense. Si t’es d’accord, je les vendrai au plus vite sur le marché.
— Bien sûr ! Je n’aime pas garder trop longtemps des produits volés. On sait jamais, si une patrouille avait l’idée d’traîner un peu trop près d’ici…
— Après un court instant de silence, Galedinius ajouta :
— D’ailleurs, çafaitunbonmomentquemessuccèstefontgagnerde l’argent…
— Oui, et ? Tu veux une part plus importante ?
— En effet, je pense que je le mérite.
— D’accord. J’augmente ta part dans les affaires que tu feras dès demain, ça t’va ?

Galediniusnebougeapasetfixaàsontourlechefdans les yeux.Il nepipa mot,si bienque cederniercontinua:

— Quoi ? C’est pas assez ? Pousse pas trop loin, Titus, si tu veux pas tout perdre.

Leton était calme, mais résolument menaçant, ce qui ne dérouta pas pour autant le lieutenant.

Celui-ci s’avança encoreplusprès.

— À vrai dire, annonça-t-il, je ne pensais pas à une plus grosse part sur mes prochaines affaires…
— Alors, qu’est-ce tu réclames, par Hercule ?
— Tout le gâteau, rétorqua le brigand.

En prononçant ces mots, il tira une dague de sa ceinture, poussa Firinius contre le mur derrière lui, et la planta dans le cœur de celui-ci qui, surpris, ne put éviter le coup.

Alors que son chef essayait de se débattre et de crier, Galedinius enfonça plus loin la lame et maintint fermée la bouche de Firinius avec son autre main.

L’homme tentait en vain de bouger, mais plus il s’agitait, plus Galedinius accentuait la pression surl’arme. Finalement, le corps de Firinius glissa, en s’accrochant un temps à celui de son meurtrier, avant de tomber à terre, sansvie.

Galediniuslaissa la dague plantée dans sa victime et se dirigea vers la sortie. Il ouvrit discrètement la porte et apostropha le garde, en chuchotant:

— Qui est rentré ici récemment ?

Lejeune homme hésita avant de répondre et lui donna quelques noms. Galedinius devina à son âge et à sa réticence qu’il avait une opportunité de tourner la situation à son avantage.

— C’est terrible, continua-t-il, avec le ton le plus alarmant qu’il pouvait prendre, quelqu’un a attaqué notre chef ! Ça fait un moment que je cogite là-dedans…

Il observa un instant de fausse réflexion, et se montra alors plus rassurant.

— Écoute, tu m’as l’air d’être sérieux et je veux pas que quelqu’un d’autre l’apprenne. L’agresseur peut être n’importe où ! Il ne faut pas qu’il s’échappe avant que nous ayons pu mettre la main sur ce traître.

Il saisit le garçon par le bras, afin de créer entre eux un sentiment de confiance exagéré.

— Remplace-moi et ne laisse personne entrer ! Si quelqu’un vient, tu trouves une excuse. Dis que Quintus se sent mal, par exemple. Personne n’osera te déranger.

Le jeune brigand acquiesça, hagard, regardant l’autre s’en aller.

Un moment plus tard, trois bandits franchirent leseuil de l’appartement que Galedinius occupait à l’étage. L’endroit n’était pas bien grand et était pourvu duminimum : une couche à peine surélevée, faite de tissu grossieretd’unpeudepaille,deuxbancs,ainsiqu’untabouret près d’une cruche d’eau, à l’opposé. Une petite fenêtre donnaitsurl’extérieur,c’est-à-diresurlaruequisetrouvaitplusbas.

— Je vous ai demandé de passer, car nous sommes censés écouler le stock de vin confisqué au marchand albin, annonça Galedinius. Je voulais vous proposer de partager tous les bénéfices.

En écho aux regards interloqués de l’assistance, un des hommes réagit.

— Tu crois que Quintus Firinius acceptera ?
— On s’en fout, il est déjà à terre, répondit laconiquement Galedinius.
— Comment ça ? fit le premier individu, en haussant les yeux.
— Je viens de le tuer, justifia simplement le bandit.

Unsilencegênants’installadanslapièce. Galedinius le savoura intensément, alors que ses compagnons cherchaient à savoir s’il disait vrai, s’il se moquait d’eux ou s’il avait parlé ainsi par métaphore.

Pour l’ancien lieutenant, c’était aussi l’occasion de juger son plus proche entourage en situation difficile.

— Je peux compter sur vous ou je dois considérer que vous en savez trop ?
— Lestroishommesréagirentinstantanément.
— Pas besoin de t’énerver. On est avec toi, bien sûr !
— Oui, oui, fit un autre.
— De toute façon, Quintus Firinius était sur la fin. Changer de chef sera un plus ! prétendit fébrilement le troisième.
— Galedinius hocha de la tête et setournaversleseulquiavait jusque-là gardé le silence.
— Tu vas descendre voir Quintus. Il y a avec lui un jeune imbécile qui ne se doute de rien. Il suffit de lui faire porter le chapeau. Le reste de la bande ne bronchera pas.

 

III

 

Dans les campagnes périphériques au nord de Rome, perdue dans un vallon à la lisière des bois, émergeait une maison aux murs de pierre et de torchis, organisée autour d’une cour centrale abritant un petit bassin d’eau. Son toit était de chaume et dépassait largement des façades. Il recouvrait l’ensemble du bâti, à l’exception notable d’un trou dans l’unité principale, par lequel s’échappait de la fumée. C’était là que l’on retrouvait le lieu de vie de la famille, disposant d’un mobilier rustique, de simples fenêtres fermées par des volets et d’un plancher tapissant en partie le sol. Juste à côté de la cheminée creusée dans la paroi se tenait une petite table, avec une boîte dans laquelle les Lares étaient enfermés. En terre cuite, en métal, en bois ou en pierre, ces figurines exerçaient une influence tutélaire sur l’ensemble de la propriété et, plus particulièrement, sur chaque individu qu’elles symbolisaient par des formes spécifiques. Au-dessus, à un bon pas, on apercevait une mezzanine avec quelques couches en paille et en toile, sur lesquelles étaient étendues des fourrures.

Accolés à ce bâtiment principal, on trouvait un petit atelier et un grenier où était entreposés un stock d’aliments et de grains, des peaux, ainsi qu’un araire. Un peu plus loin se détachait une bergerie, dont une vingtaine de locataires à la laine déjà bien épaisse broutaient dans les prairies alentour.

C’était le domaine de Lucius Decrimilius et de sa femme Cloelia, un couple de paysans plutôt aisés qui y vivait avec leurs trois enfants. En réalité, Lucius ne possédait pas pleinement sa propriété : il l’utilisait librement, mais elle appartenait à sa communauté rurale, dont les membres s’étendaient sur plusieurs milles à la ronde. Celle-ci en avait cédé l’usufruit à son père, que ce dernier avait ensuite transmis à samort.

Dansl’espace de vie de la famille, la maîtresse de maison préparait à manger, tandis que deux jumeaux de moins de huit ans, Servius et Lucia, couraient dans la pièce pour s’amuser. L’aîné, Spurius, un adolescent d’une quinzaine d’années, aidait son père à tondre les moutons dehors. Il tenait l’animal, alors que Lucius découpait consciencieusement la toison avec son couteau à double lame, le visage caché derrière son pétase.

— Tatula ! Mammula24 a dit qu’l’repas est prêt et qu’vous devez rentrer, annonça Lucia, qui était venue à leur rencontre.
— Dis-lui qu’on a encore quelques bêtes à enfermer avant la tombée de la nuit.

Unefois qu’elles furent toutes à l’intérieur de la bergerie, Lucius ferma le battant et le condamna à l’aide d’une planche. Puis, il posa sa main sur l’épaule de son fils et déclara :

— Dépêchons-nous, sinon ta mère va se fâcher.

La tradition voulait que le père mange seul avant le reste de la famille, mais il arrivait bien souvent que celle de Lucius déroge à la règle au nom de la logistique quotidienne.

— Tu as trié les peaux pour le marché de demain ? demanda Cloelia à son mari.
— Oui, ne t’en fais pas. On les chargera avant de partir avec Spurius.
— Tu te souviens que ton frère vient aussi demain, pour la cena25 ?
— Comme aux nones26 de chaque mois, je n’ai pas oublié. D’ailleurs, j’ai quelques questions à régler avec lui.
— J’espère que ça n’concerne pas encore vot’projet de rach’ter la ferme de Rufus Batiglianus, fit-elle, avec une moue d’agacement.
— Écoute, femme, je suis assez grand pour mener mes affaires comme je l’entends ! On ne fera que ce qui est bon.
— Bon pour ton frère tu veux dire…
— Il n’est pas le seul qui profitera de la situation, cesse donc de faire semblant d’y comprendre quelque chose !

Il arracha un bout de la galette de céréales qui se trouvait sur la table et la fourra dans sa bouche, comme pour s’empêcher d’ajouter quelque chose, qui prolongerait une discussion malvenue. Une fois terminé, il se leva et se dirigea vers l’âtre de la cheminée, se saisit d’une bûche entreposée sur le côté et réalimenta le feu.

Lucius resta planté là un moment à le regarder, les yeux perdus dans sespensées, puis partit se coucher, comme les autres.

La nuit était bien avancée et les ronflements de Lucius Decrimilius s’étaient calmés. Spurius allait s’offrir à Somnus27, mais un bruit soudain l’en empêcha.

— Tatula, réveille-toi ! susurra-t-il à l’oreille de son père, en le secouant.

Luciusgrommelaunpeu,maisfinitparrépondre,d’unevoix nasillarde.

— Il y a que'que chose dehors, expliqua son fils.

Le berger se dressa sur ses fesses et retrouva rapidement ses esprits.

— T’en es sûr ? fit-il.

Il écouta à son tour attentivement et perçut en effet lui aussi des grattements. Ils semblaient s’intensifier et se multiplier. Puis, ce furent quelques jappements.

Le paysan se leva alors d’un bond et fit signe à son aîné de le suivre dans l’escalier, en silence. Ils allumèrent une torche grâce aux braises de l’âtre. Quand celle-ci s’enflamma, ils purent apercevoir Cloelia qui, malgré toutes leurs précautions, avait été réveillée et se tenait debout, dans la mezzanine.

— Mais que s’passe-t-il ? demanda-t-elle, leur lançant un regard effrayé.
— Reste-là, répondit Lucius, il y a du bruit à l’extérieur. On va jeter un œil…
— Soyez prudents ! insista Cloelia.

Lucius enjoignit son fils à s’emparer d’un bâton, et ouvrit précipitamment la porte de la maison.

Dehors, à quelques pas d’eux, devant l’entrée de la bergerie, se trouvaient trois loups qui tentaient de s’y introduire. Le battant craquait dangereusement et, alors que Lucius avait à peine avancé, il céda, laissant pénétrer un des prédateurs.

Les deux autres avaient fait face aux bergers, tandis que l’on entendait les cris des moutons paniqués. Les crocs menaçants, le regard sans équivoque, les canidés adoptèrent une posture d’attaque.

Lucius mesura combien le symbole de sauvagerie associé à cet animal était justifié : les anciens récits faisaient d’eux des êtres nuisibles par nature, à la fois nocturnes et dévoreurs, ce que confirmait la gueule grande ouverte de ceux qui se tenaient devant eux. À en croire l’imagerie populaire, ces bêtes n’étaient jamais rassasiées, guettant continuellement de nouvelles proies.

Qu’en était-il de celles-ci ? Leur taille et leur masse étaient clairement inhabituelles !

Le berger alluma une seconde torche précipitamment et en tendit une à Spurius, avant de foncer sur un des deux loups restés à l’extérieur, la cognée menaçante. Lorsqu’il ne fut plus qu’à deux pas de lui, ce fut l’animal qui se jeta sur le paysan. Lucius eut l’heureux réflexe de se mettre de côté et de lancer sa hache en avant. Celle-ci vint se loger brutalement dans le cou de l’animal qui hurla de douleur et tomba à terre, bientôt sans vie, emportant l’arme dans sa chute.

Alors que Lucius tentait de la retirer, l’autre canidé s’était approché. Spurius brandit alors la main droite, l’agitant violemment dans le but de faire reculer la bête. Il y parvint. Toutefois, les moutons à l’intérieur poussaient d’horribles hurlements, suggérant que la bête qui était entrée avait commencé à répandre la mort dans labergerie.

Heureusement pour eux, celui qui restait dehors se contentait de grogner de manière menaçante et à distance raisonnable.

— Bien joué, mon garçon ! s’écria son père, qui avait de son côté récupéré la hache sur le cadavre de l’autre loup, aussi vite qu’il avait pu. Continue de lui faire peur, je m’occupe des moutons.

Ayantainsi parlé, il se précipita dans la bergerie.

À l’intérieur, un bélier était déjà à terre et baignait dans son sang. Le loup se tenait à un petit pas de l’animal, le cou d’un autre dans la gueule.

Lucius le fixa un moment pour jauger le carnivore. Ce dernier lâcha alors sa proie pour lui faire face. Le berger allait intervenir, mais son fils se mit soudainement àcrier.

— Tatula !

Lucius serra le manche de sa hache, avant de lancer l’arme droit devant lui, sur la bête, qui l’évita bien trop facilement au goût du paysan et qui se précipita à son tour sur son agresseur. L’homme eut le temps de rouler sur le côté et le loup continua sa course jusqu’à l’extérieur, où il disparut dans l’obscurité.

 

— Tatula ! Tatula !

Lescris de Spurius devenaient plus insistants.

Son père prit peur et fonça dehors, envociférant.

— Spurius !

Son fils tenait toujours la torche, mais il était à terre. Les agresseurs s’étaient volatilisés, comme par magie, et il ne restait plus que le cadavre de celui que Lucius avait tué avant d’entrer dans labergerie.

Cloelia sortit enfin, et à la vue de Spurius au sol, elle mit sa tête entre ses mains et hurla. Spurius la rassura immédiatement.

— C’est rien, c’est rien ! Y en a un qui m’a mordu, mais c’est tout.

Lucius s’approcha de son fils pour vérifier ses dires, tandis que sa mère les rejoignait en courant. Ce qui s’était passé ne l’intéressait pas ; elle cherchait désespérément une blessure sur Spurius, qu’elle finit par dénicher au niveau de son avant-bras. Celle-ci était superficielle et Cloelia en fut étonnée, mais grandement rassurée. Le jeune homme expliqua alors à ses parents avoir chuté après s’en être pris à l’un d’eux, mais une fois qu’il eut récupéré, ses agresseurs avaient disparu.

Il jeta un regard sombre sur le spécimen que son père avait tué et qui gisait à terre, la langue pendant hors de la gueule. Quelques crocs bien blancs en sortaient et brillaient à la lueur de la lune.

— Aide-moi à ramasser cette carcasse, demanda Lucius à son fils, après lui avoir caressé les cheveux amicalement. On va l’abandonner dans les fourrés, là-bas, dans les bois.

Cloelia soigna ensuite Spurius du mieux qu’elle le put, en nettoyant l’épiderme et en y appliquant du jus de citron et une décoction à base de thym, afin de désinfecter la plaie. Puis, elle enduisit celle-ci d’un peu de miel de romarin qu’elle avait consacré àMellona28, avant de banderletout.

Au matin, Lucius se leva tôt, comme à son habitude. Spurius se réveilla peu de temps après lui et allait très bien, de sorte qu’il insista pour accompagner son père au marché. Ils chargèrent ensemble les peaux sur un chariot, avant d’atteler celui-ci à leur âne et de prendre la route de la ville.

En chemin, ils firent un détour par un raccourci, et aperçurent bientôt un rocher taillé, dressé dans une prairie à quelques pas de là. Lucius arrêta la charrette et sortit une capsule de fer de sa ceinture. Avant de partir, il y avait glissé un libelle avec quelques mots adressés au dieu Lupercus, qui protégeait les troupeaux des loups, et qu’il voulait aujourd’hui honorer. Il attrapa aussi une petite statuette debois, puis se dirigea vers le roc.

Lupercus y était représenté avec un pétroglyphe d’un bon pied de côté, sous la forme d’une tête grossièrement taillée, avec deux cornes ressemblant à celles d’un bélier, symbolisant la puissance virile. On devinait malgré l’usure du temps le nom de LVPERCVS, gravé un peu en dessous de la figure du dieu.

Lucius s’accroupit et déposa sa capsule et la statuette aux pieds du rocher, à côté des autres offrandes. Il toucha ce dernier un long moment, de manière à rentrer en contact avec la divinité, puis se releva et s’exprima à haute voix pour la supplier de leur apporter son aide.

Celle-ci ne lui répondit pas, mais il devinait sa présence, comme une force qui se dégageait de la pierre et qui avait envahi les lieux. Une douce vigueur à laquelle il se sentit brusquement lié.

Lucius jeta un regard autour de lui et observa la forêt s’étendant un peu plus loin. Un instant, il crut apercevoir une forme qui patientait dans la pénombre des sous-bois.

Elle était immobile.

C’était une ombre, que l’on aurait presque pu confondre avec un buisson, si elle n’avait pas un aspect vaguement animal et deux oreilles dressées.

Il pensa aussitôt à un loup, mais la bête ne lui ressemblait pas.

Lucius.

Il entendit son prénom, susurré délicatement par la brise qui venait de se lever. Une petite mélodie, progressivement happée par les grandes herbes alentour.

Le berger pivota de la tête, mais ne vit personne.

Prenant son courage à deux mains, il se décida à approcher dans la direction de la créature, lentement.

Celle-ci disparut alors derrière les arbres, sans demander son reste.

Le paysan demeura un moment sans bouger. Lorsqu’il comprit qu’elle ne réapparaîtrait pas, il s’en retourna auprès de son fils.

— Qu’est-ce qu’on va faire pour les loups, Tatula ? lui dit celui-ci lorsqu’il fut à ses côtés. Ils vont revenir, tu penses pas ?
— Aucune idée. Mais je vais prendre les devants, assura son père, en démarrant la charrette.

 

IV

 

— Si ce sont des Étrusques, il faut savoir s’ils arrivent de Véies ; si ce sont des Gaulois, ce sont forcément des éclaireurs et la nouvelle ne serait pas meilleure. Alors, si vous avez la possibilité d’en capturer un, n’hésitez pas.
— À tes ordres, tribun29, fit le centurion.

Celui-ci salua son supérieur et le laissaseul, dans sa tente.

Il s’agissait d’une grande toile rectangulaire, maintenue par une ossature de bois sommaire. Autour de Publius Cornelius Cossus30 étaient disposés quelques sièges couverts de peaux de bêtes, sur lesquels venaient s’installer ses principaux officiers lors des réunions, et un lit bas de paille et de draperies, pour que Publius puisse se détendre. Juste à côté, sur une traverse, il accrochait ses habits et son équipement, ainsi que ses phalères. Il s’agissait de petites plaques circulaires en or, sur lesquelles étaient gravées les figures de divinités ou d’illustres soldats, et que son rang militaire l’autorisait à porter.

On l’avait récemment nommé pour prendre le commandement du camp romain, dont dépendait le siège de Véies, qui durait depuis plusieurs années. La ville étrusque était riche. Mais, surtout, elle représentait pour les Romains le dernier obstacle à la conquête définitive du Latium, commencée quelques siècles plus tôt. Publius connaissait l’importance que revêtait cette ville et ce n’était pas la première fois qu’il menait des hommes, ni que ceux-ci avaient affaire à un membre de la maison Cornelia. Il savait que leur obéissance ne répondait pas qu’à la gloire portée par son illustre nom ; elle dépendait encore plus de sa valeur de commandant et de stratège.

Le tribun se leva et sortit à son tour. Dehors, il entendait les cris et le bruissement du fer, les pas et les roues des chariots qui allaient et venaient. Il passa près de deux légionnaires, assis sur une caisse en bois. Ils grillaient un peu de gibier sur un petit barbecue. Plus loin, un autre soldat s’entraînait contre un tronc d’arbre avec son épée. Un troisième faisait cuire du pain, à proximité, sur des braises bien chaudes, avec de la viande. C’était certainement du cochon sauvage qu’ils avaient capturé la journée même, dans la forêt, à quelques stades de là.

Publius savait que les militaires étaient restés trop longtemps inactifs devant ces remparts, à attendre que les choses évoluent. Il pouvait remarquer l’absence de rires, ainsi que des mines sombres et des cicatrices, celles de l’oisiveté et de l’âge. Avec les rotations des troupes, beaucoup avaient dû passer de nombreux mois ici ; la vie à Rome et celle de leur famille leur manquaient durement.

À environ deux milles de là, émergeant sur un plateau entourédegrandesplaines,s’étendaientlesmuraillesdeVéies,queprécédaientquelquesfossés. LesRomains les avaient eux-mêmes creusés, pour ralentir une éventuelle offensivedesÉtrusques. L’enceinte encerclait près d’un saltus31de terres, constituant l’espace urbain à proprement parler, ainsi qu’une surface importante de prairies et de jardins exploités par conséquent en toute sécurité. Privés de leurs mines, les Étrusques ne travaillaient en revanche plus les métaux, et cet artisanat, qui avait fait jadis la puissance de leur peuple, offrant outils, armes et œuvres d’art reconnues dans toute la péninsule, était aujourd’hui à l’arrêt.

Mais le temps passait et les quelques dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants enfermés ici, ne se rendaient pas.Cette persévérance bénéficiait de l’aide des autres citésétrusques, parvenant toujours, d’une façon ou d’une autre,àtraverserleslignesromainespourravitaillerVéies.

Riend’étonnant à cela. Publius n’avait ni les effectifs ni le matériel suffisant pour remplir correctement sa mission.

Plus loin, à trois milles au nord-ouest, des fantassins avançaient le long des remparts de la ville, le plus discrètement possible. Ils étaient menés par le centurion AppiusAccoleius, un homme costaud, à la barbe courte, et marqué par les cicatrices sur son visage suite à de nombreux combats. Il avait la réputation d’être un très bon guerrier, une fine lame même, et avait été repéré pour cette raison par ses supérieurs. Il bénéficiait en outre du soutien de Mamercus Aemilius, le pater familias32des Aemilii. En tant que commandant du siège de Véies, le tribun Publius Cossus l’avait donc envoyé inspecter depuis quelques jours une partie des remparts, avec une dizaine de légionnaires.

Si les soldats romains cherchaient à passer inaperçus, ce n’était pas par crainte des Véiens, mais au contraire pour surprendre ceux qu’ils croiseraient. Comme ces derniers savaient que les Romains n’avaient pas les moyens d’assurer un blocus efficace, ils en profitaient pour se faufiler dès qu’ils le pouvaient et garantissaient ainsi le ravitaillement régulier de leur cité. Ils avaient creusé des galeries dans les soubassements de leur muraille, qui leur permettaient de s’échapper lorsqu’ils le désiraient.

La petite troupe progressait devant des pierres grossièrement taillées dans le tuf et à demi enterrées, se dressant à plus de deux pas de haut, au-dessus desquelles étaient posés les remparts proprement dits. Ils préféraient les arbres et les bosquets aux endroits dénudés, pour ne pas se faire remarquer. Ils dégageaient sur leur passage l’épaisse végétation du sentier, tant bien que mal, sur plusieurs stades.

Accoleius fit bientôt signe à son unité de se baisser, autant qu’elle le pouvait, afin de rester tapie dans lesherbes. Il avait entendu des craquements.

Il écarta quelques branchages feuillus à l’aide de la pointe de son épée et discerna alors des tibias, à cinq ou six pas de là. Quand le centurion reconnut quatre à cinq hommes d’une patrouille étrusque, il se retourna vers les soldats romains et leur expliqua la situation.

— Rendez-vousounousengageonslecombat ! commandaAccoleius, en sortant ensuite précipitamment de la végétation, imité par ses légionnaires.

Les Véiens se retrouvèrent presque face à face avec le peloton romain au complet. Sous le coup de la surprise, un d’eux faillit tomber à la renverse et un autre pointa sa lance dans leur direction. Se rendant compte que l’affrontement ne serait pas équilibré, ils finirent par jeter leurs armes à terre, prudemment.

— Sage décision, déclara le centurion qui s’avança vers eux, suivi de près par ses soldats. Quefaites-vousici ?
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