Pax Deorum - Livre 2 - Cédric Plouvier - E-Book

Pax Deorum - Livre 2 E-Book

Cédric Plouvier

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Beschreibung

En proie à des conflits de plus en plus menaçants, Rome fait face à elle-même. Les appétits s’aiguisent : les grandes familles complotent, le peuple gronde et le banditisme prospère dans les rues. Un glorieux chef de guerre promet alors l'impossible : réconcilier les aristocrates et la plèbe, alors que l'avenir de Rome repose sur la chute imminente de la cité étrusque de Véies.Mais les dieux semblent délibérer sur le sort de cette entreprise audacieuse, apportant incertitude et angoisse : qui sera vraiment en mesure de sauver Rome et rétablir la paix ?




À PROPOS DE L'AUTEUR

Cédric Plouvier est professeur et historien. Passionné dès sa plus tendre enfance par la science-fiction, le fantastique et l'horreur, il se lance dans la littérature avec une imagination sans faille. Récemment comparé par plusieurs blogueurs littéraires aux auteurs les plus populaires, grâce à son approche singulière et immersive, c'est avec pertinence qu'il s'impose subtilement dans la littérature française.

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Cédric PLOUVIER

 

 

 

PAX DEoRUM

 

 

 

 

 

 

 

Livre II :La Bataille des deux cités

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du même auteur :

Les monstres n’existent pas, 2022

Bas les masques, 2022

Pax Deorum - Livre I, 2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet ouvrage a été composé par les éditions La Grande Vague

et imprimé en France par ICN Imprimerie Orthez.

Graphisme de Leandra Design Sandra

Illustrations de Cédric Plouvier et Simon Marcellin

ISBN numérique : 978-2-38460-109-7

Dépôt Légal, Mars 2024

 

Les Éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Site : www.editions-lagrandevague.fr

 

 

 

 

 

Unlexiqueetunindexontétéréalisésàlafindulivrepourlestermes techniques, en latin ou en français, ainsi que pour les nomsdes personnages (ceux qui n’y sont pas mentionnés n’ont pas d’intérêt pour l’intrigue générale de la saga).

Des arbres généalogiques sont également disponibles en find’ouvrage,pour les principalesfamilles seulement.

Les personnages historiques ont été choisis de manière que leurs noms soient suffisamment singularisés (car il n’existe que quelques prénoms chez les Romains), mais le récit ne peut s’affranchir de la réalité et de la logique historiques.

 

 

Certains passages sont susceptibles de heurter la sensibilité des lecteurs.

 

 

Bonne lecture !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un grand merci à Jacqueline pour sa relecture età Simon Marcellin pourlesdessins.

 

 

 

L’Italie, à la fin du Ve et au début du IVe siècles avant J.-C. :

 

 

 

 

 

ROME, à la fin du Ve et au début du IVe siècles avant J.-C. :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis plus d’un an, des évènements inhabituels se multipliaient un peu partout à Rome et dans ses environs. Les dieux avaient choisi de soutenir Véies, pour une raison qui divisait les sénateurs. Certains estimaient en effet qu’ils voulaient punir les Romains pour leur inertie et leur manque d’unité. D’autres pensaient que les dieux craignaient la puissance de Rome et cherchaient ainsi à rétablir l’équilibre des forces dans le Latium. Enfin, quelques aristocrates étaient partisans d’une approche plus traditionnelle : dans une liturgie romaine où la pratique rigoureuse des rituels était indispensable à une concorde sociale, on supposait que certains cultes avaient dû être malcélébrés.

Face à la masse des indices collectés, le Sénat dut en tout cas reconnaître que tous ces signes relevaient bien de prodiges. Il était donc nécessaire d’apporter une réponse appropriée, afin de rétablir la paix des dieux, sur laquelle reposait l’ensemble du monde connu.

L’illustre assemblée avait alors choisi de suivre les conseils de l’oracle de Delphes et d’abaisser le niveau du lac Albain à l’aide de canaux de drainage. Les sénateurs s’étaient surtout mis d’accord pour en finir, une bonne fois pour toutes, avec le siège de Véies.

Mais,comments’affranchirdesépaissesmurailles de la ville étrusque ?

Face à l’absence de propositions pertinentes et dans le but de valoriser sa maison, Lucius Valerius Potitus, chef de la maison Valeria, annonça l’idée de sa famille : creuser un tunnel sous l’enceinteétrusque. Sans surprise, lessénateursserésolurent à voter les crédits nécessaires à un tel projet, à défaut d’une meilleure initiative à discuter.

Politiquement, on différa la question brûlante du manque d’unité avec les plébéiens, et ce, malgré les protestations des tribuns de la plèbe Aulus Antistius et Lucius Apuleius. On tenta ainsi de faire redescendre la pression en invalidant les récentes élections des tribuns militaires à puissance consulaire. Les nouveaux scrutins furent troublés par les tribuns de la plèbe, exigeant que plusieurs postes soient réservés à des plébéiens. Ce furent néanmoins encore une fois des patriciens qui furent choisis : beaucoup de noms peu connus, la plupart des grandes familles ayant renoncé à présenter un candidat pour ménager le peuple.

De son côté, Véies avait échoué à fédérer autour d’elle lesautres cités étrusques dans le but de mettre un terme au siège. Cela n’empêchait pas de nombreux engagés venus de ces contrées de continuer à passer les murailles de Véies et de gonfler sa puissance militaire, menaçant ainsi le projet romain…

 

 

I

356ab V. c. Maius.

397avant J.-C.Moisdemai.

 

Le tribun militaire Publius Cornelius Cossus1 s’agitait sur son siège. Ilétait seul dans sa tente en ce milieu de matinée, perdu dans sespensées. Devant lui, sur une table, s’étalait une carte qu’il avaitlui-même élaborée. Elle décrivait les environs de Véies, avectoutes les défenses que ses hommes avaient préparées ouqui étaient en projet, d’ici la fin de l’été. Apparaissaient également les murs de la ville étrusque, ainsi que les contours du plateausurlequelcelle-ciétait juchée.

— Tribun !

Unlégionnaireétaitentréprécipitamment et s’écria, avec affolement :

— Ce sont lesÉtrusques ! Ilsattaquent !
— Comment cela ? Où ? s’inquiéta son supérieur, en se redressant.
— Ilsfontmarchevers notrecampement depuis le nord !
— Que disentleséclaireurs ?
— Jesuisl’und’entre eux, tribun !Jeviensdupostesurla colline, plus au nord.

PubliusCossus s’yattendait depuisplusieursmois,mais la surprise fut quand même totale. Il mit donc un moment à se précipiter sur son équipement. Il demanda de l’aide au soldat pour l’enfiler, puis s’empara de saceinture, à laquelle était accrochée son épée, et ceignit l’ensembleàsa taille.

— Fais sonner le combat ! s’écria-t-il. Que les hommes se préparent au plus vite !

Publius Cossus invita le légionnaire à sortir avec lui pour exécuterson ordre. Tandis que ce dernier cherchait un porteur de tuba et un crieur,letribunmilitairecommandaaupremiercavalierqu’il aperçut de se rendre le plus vite possible à Rome, afin de prévenir sonfrère de l’attaque véienne. Puis, il enfourcha son cheval et se dirigeaversle cœur ducampement.

Publius sillonna les rangs de son armée pour faire passer lemot aux officiers de garde : les légionnaires devaient partir au-devant des Étrusques sans perdre un instant. Comme ilavait profondément réorganisé le siège depuis qu’il était en poste,leshommesétaientmieuxpréparés. Rapidement, ce furent des centaines de soldats qui se rassemblèrent, prêts à l’action.

Publiusn’eutpasletempsdes’adresseràeux,maisils’approchad’un centurionqu’il connaissait bien.

— Prends quelques cavaliers et rends-toi à l’entrée descollines, sur la route principale, lui dit-il. Il faut boucher le passage quel’on a dégagé ensemble quelques jours auparavant. Vois-tu de quoi jeparle ?
— Tout àfait. J’y vais tout de suite !
— Etéquipe-toid’armesdejet, ajouta son supérieur.

L’officierfitungesteàunautredeseshommespourqu’illuiamèneuncheval,alorsquele tribun militaireétaitdéjàpartivers les légionnaires, en train de s’aligner dans la plaine, face aucampromain.

En observant les lignes, Publius eut un sentiment de réconfort.Ilconnaissaitlavaleurdecessoldats. En revanche, les renforts votés par leSénat n’étaient pas encore arrivés et le patricien savait pertinemmentquecelanejouaitpasàsonavantage.Ilcomptaitdoncsur son système défensif pour éviter le pire, en espérant que lesVéiensn’avanceraient pastrop vite.

Le plus urgent était de vérifier la localisation des troupesennemies…

Il ordonna à deux soldats de l’accompagner sur la collinesurplombantunepartiedelaplaine,ausuddelaville. Celle-là même où, selon le plan du commandant et de son frère, Publius Cornelius Scipio, la cavalerie romaineavaitétabliunegarnison,pour parer à toute offensive hostile.

Surlechemin,l’officier supérieur seposaitbeaucoupdequestions.

LecalendrierétaittropbonpourlesÉtrusques,tropprécis. Cela lui rappelait la traîtrise supposée du centurion Vibius Viricolius. Son enquête piétinait à ce sujet, parce qu’il ne parvenait pas à confondre ce dernier. Publius aurait pu lui retirer son grade et ses missions, mais cela risquerait de lui offrir plus d’opportunités pouragir.Pire,celal’yencourageraitsansaucundoute,cariln’aurait dès lors plus grand-chose à perdre. Au contraire, plus il contrôlerait ses sorties, plus ilréduiraitleschancesdelevoirsepromenerdans la nature.

Les cavaliers avaient pris un chemin plus à l’ouest, dans le but de contourner volontairement les collines centrales, puis arrivèrent sur un talus en hauteur. De là, ils pouvaient apercevoir une partie de la plaine devant Véies, ainsi que les principales voies qui couraient vers le sud.

Le tribun fut soulagé de constater que les troupes ennemies avançaient en suivant la route qu’il avait prévue. Il est vrai que celle-ci ne présentait aucun danger apparent : elle n’était pas trop encaissée et n’offrait donc aucun point d’attaque privilégié. Les Véiens n’avaient alors aucun intérêt à gravir inutilement des talus rocailleux pour l’éviter.

Pas moins de deux millefantassinsétaient enmarche !

C’étaitbienplusquele nombre qu’il avait mobilisé à l’annonce de cette attaque, maiscettearméeavançait droitverssonpiège,c’est-à-direàportée des cavaliers qu’il avait positionnés en hauteur, à moins d’unstade au sud, à vol d’oiseau. Le traquenard était évident, mais il était localisé de manière à ce que les Étrusques nepuissentfaire demi-tourlorsqu’ilss’en rendraientcompte.

Le tribun militaireetseshommesdévalèrentànouveaulapente,pourrejoindre les flancs de la colline menant au lieu où leschevaux romains devaient être stationnés. Le commandant voulaitêtreprésent pour dirigerl’offensive.

Ils parcoururent ainsi deux stades, en zigzaguant à travers lesarbres et les buissons avant d’arriver à un autre chemin, cettefois-cicarrossable, que l’officier supérieuravaitfait nettoyer et agrandir. D’ici, on pouvait gagner sans souci le campement romain que l’on apercevait au loin. Les montures tournèrent brusquement àdroite et galopèrent dans un petit nuage de poussière, afin de rejoindre leshauteurs.

Le spectacle que Publius Cossus et ses hommes découvrirent, en parvenant sur les lieux, fut terrible : plusieurs chevaux morts gisaient à terre, à proximité du cadavre de leur cavalier. Les balustrades debois,disposéeslelongdesflancsnonprotégésparla rocaille, avaient été arrachées. Certains combattants tenaient encoreleurlance,intacte,appuyéscontreunrocherouletroncd’unarbre, le regard fixe, mais sans vie. Des boucliers étaient étendussur le sol aux côtés de membres disloqués, reflétant à la puissante lumière du soleil le sang qui lesavaitéclaboussés.

On trouvait parmi eux beaucoup de Romains, mais aussi desÉtrusques, dont l’équipement avait été repéré par Publius dèsqu’il avait aperçulespremierscorps.

Descavaliersvéiens !pensa-t-il amèrement.

L’ensemble des forces équestres romaines avaitété décimé. Il lui en restait, bien sûr, qui accompagnaient les légionnaires depuis le camp, au moment où ses yeux se portaient sur la scène ducarnage. Mais ces cavaliers lui seraient bien moins utiles là-bas,etsurtoutilsétaienten nombreinsuffisant.

Alors qu’il continuait d’avancer pour inspecter l’endroit, Publius entenditunrâle. Il tourna la tête et remarqua qu’un des cavaliers bougeait.

Le tribun mit pied à terre et s’approcha du blessé. C’était un Romain.Sestraumatismesneluidonnaientguèredechancedes’ensortir.

Après quelques paroles réconfortantes, l’officier supérieur le questionna sur ce qui s’était passé. Lemalheureux confirma les suppositions de son chef : il s’agissaitbien d’une attaque-surprise de Véiens. Les Romains,pris au dépourvu, avaient anéanti une partie de leurs assaillants, maisle reste s’en était allé vers lesud.

— Je ne comprends pas pourquoi nous ne les avons pas croisésenvenantici,énonçaPublius,pluspourlui-mêmequ’àl’intentiondu mourant.

Pour toute réponse, le soldat pointa du doigt un passage où les arbres semblaientplus épars : des chevaux auraient très bien pu s’y engouffrer pour rejoindre la plaine, de l’autre côté.

L’idée que des cavaliersasseznombreux puissent se diriger à présent vers son camp, presque vide, le fit tressaillir : une victoire ouvrirait les portes de Rome, à seulementquelques milles de là, à une éventuelle armée étrusque attendant justement cette occasion !

La sortie qu’ils avaient aperçue ne serait-elle qu’une diversion ?

Lorsqueletribunquitta sespenséesettournalatêteversle soldat,celui-ciavait déjà rendu sonderniersouffle.Pasletempsdevérifierla présenced’hypothétiquesblessésnideprendrelescorps,ilfallaitrepartirtoutdesuite.Publiusremontasur son cheval, en ordonnant à ses hommes de le suivre, en directiondusud, sur lestracesdescavaliersétrusques.

En chemin, ils découvrirent que les troupes véiennes étaient rentrées en contact avec les légionnaires, eninférioriténumériqueévidente, et que la batailleavait commencé. L’écho du relief propageait les cris des combattants et le cliquetis des armes,dansun sinistreconcert.

De là où il se tenait, Publius avait du mal à distinguer l’affrontement,maisildevinaitquelesRomainsavaienttentéd’enfoncer les lignes adverses. La poussière qui envahissait progressivement les lieux ne facilitait pas l’observation.

À son grand désarroi, le tribun militaire n’apercevait pas beaucoup de cavaliers. Pire, sur la crête en face de lui, les grossespierrescenséesdévalerlapente sur l’ennemi, en contrebas, n’avaient pas bougé. La seule explication logique était que lesÉtrusques, au courant de ce piège, aient pu, une fois encore, eliminer les hommes chargés de l’opération.

Véiesavait sûrement espionnésestravaux,lemouvementdesesunités, et cela depuis plusieurs mois. Quelques individus envoyésdenuitauraientpu fairel’affaire, guidés par un traître de centurion !

Publiushésita,immobile.

Devait-il rejoindre ceux qui se battaient afin de les commander, ou était-il plus urgent de rattraper les cavaliers véiens certainement partis saccager son camp ?

Les deux soldats qui l’accompagnaient l’observaient, hagards, attendantdesordresqui ne venaientpas.

Ce fut l’arrivée d’un éclaireur qui décida l’aristocrate. Celui-ci se dirigea promptement vers lui et s’écria :

— Tribun, des hommes à cheval approchent par le sud, sur la voie principale.

L’officier supérieur enjoignit alors sagarde à le suivre. Les montures descendirent la pente aussi vite que possible. Puis, après quelques stades, ils rejoignirent le sentier que les Romains avaient eux-mêmes réaménagé.

C’est alors que Publius Cossus reconnut son frère, Publius Cornelius Scipio, qui avançait, avec une quinzaine de cavaliers.

— Content de te voir ! s’exclamale commandant. Je ne t’attendais pas.
— Une heureuse surprise, répondit l’intéressé. Je partais moi-même au-devant d’une patrouille étrusque aperçue à quelques milles d’ici, lorsque nous avons croisé un de tes éclaireurs, en chemin pour Rome. Nous avons eu ensuite quelques difficultés avec une unité véienne se dirigeant apparemment vers le camp. Les hommes qui se trouvent à mes côtés sont tout ce qui reste de labataille.J’airenvoyéchezeuxceuxquin’étaientpluscapables de se battre, avecles morts et les blessés.
— Face à la mine préoccupée de Cossus, Scipio ajouta :
— Explique-moi la situation.
— Elle est critique, j’en ai peur. Nos troupes sont en train d’affrontercelles de Véies, en ce moment même, précisa le tribun, désignant l’endroit du doigt.
— Ilsnesontplustrèsloindelasortiedescollinesdonc,confirmaScipio, en fronçant lessourcils. Nospièges n’ont-ils pas fonctionné ?
— Je pense que les Étrusques étaient au courant de nos installations.Ilsontdûinspecterleslieuxlanuitetsontintervenusavant le passage deleurarmée.

LevisagedeScipiosefigea.

— Leureffectifestsupérieuraunôtre, précisa Cossus, pour accentuer le malaise de son aîné.Nos hommes sont mal en point.

Scipio se tourna vers un officier de confiance,quil’accompagnaitsouventencampagne,SextiusTaliminiusNasus, etluidemanda departir toutdesuiteaucantonnement.

— Va chercher tous les soldats que tu peux, lui ordonna-t-il, et rejoins-nousà l’entrée descollines, là-bas.

Quand les deux patriciens et leurs cavaliersarrivèrentàdestination,c’étaitdéjàlafindelabataille : les dernières forces romaines avaient été décimées et l’armée étrusque s’était remise en marche.

Elle se dirigeaitmaintenant vers le camp romain, continuant laroute centrale serpentant jusqu’à la plaine, que l’ondevinaitplusloin.

— C’estbienplusquecedont nous disposons,n’est-cepas ?demanda Scipio à son frère, en observant les troupes ennemies progresser.

Cossus confirma, mais s’empressa de préciser :

— Il existe peut-être un moyende changer la donne.

Sans fournir davantage d’explications, il engagea aussitôt sa monture sur la crête rocheuse devant eux, suivi de près par les autres.

Le groupe avança ainsi, laborieusement, bifurquant au besoin pour longer le flanc de la colline. Il parvint bientôt àun second promontoire, offrant un point de vue sur les gorges naturelles où la route venait s’enfermer, une bonne trentaine de pas plus bas.

On entrevoyait un second chemin,plusétriqué,condamnépardesbarrières.Desrochersdetoutes sortes étaient entreposés derrière celles-ci. Certains pesaient certainement plusieurs milliers de livres et rendaient tout passage impossible, en toutcaspour une troupe ordonnée.

Le tribun militaire se mit à sourire, comprenant que le centurion qu’il avait missionné plus tôt avait exécuté ses ordres, forçant l’ennemi qui approchait à emprunter le sentier principal, en rangsserrés. L’officier en question, qui se trouvait de l’autre côté des gorges avec plusieurs dizaines de ses hommes, avait d’ailleurs remarqué la présence de son supérieur et ils échangèrent un signe.

— Tescavalierssont-ils équipésd’armesdejet ? demanda-t-il à Scipio.

Celui-ci confirma et Cossus ajouta :

— Parfait !Dis-leurde se préparerà attaquer.

Interloqué, mais conscient que le temps ne permettait guèredavantage d’explications, celui-ci se contenta de suivre les indications, alors que les bruits de pas des ennemis, plus bas, résonnaient de plus en plus fort.

Soudain, lesolsedéroba sous les Véiens !

Ces derniers s’étaient bien rendu compte que celui-ciétait devenu instable, alors qu’ils continuaient deprogresser. Cependant, entraînés par leur cadence, ils n’avaient pas pus’arrêter. Ce ne fut pourtant que quand il céda, qu’ils comprirentque c’était unpiège :lesRomainsavaientcreusélechemintout du long et avaient placé des planches par-dessus,recouvertes d’une couche de terre suffisante. Le bois était assezsolide pour ne pas se briser dès les premiers pas, mais la masseconsidérable d’une troupe en armes avait eu finalement raison de leurrobustesse,ainsiquedesespoirsdesÉtrusques,prisdepanique.

Cossus donna l’ordre de tirer sur les ennemis et de chaquecôtédelarouteilsemitàpleuvoirdespierres.

LesVéienstombaientpardizainesdanslesfosses,creusées assez profondément pour les empêcher deremonterrapidementoualorsauprixdegrossacrifices.Detoute façon, les projectiles lancés fauchaient la plupartdeceuxquitentaientdes’enextraire et les pieux enfoncés au fond du chenal s’étaient occupés des moins chanceux. Le reste des soldats, qui ne s’étaient pas encore engagés dans le piège, commençait à fairedemi-tour, comprenant que la victoire avait changé de camp : àl’autre bout des gorges, une bonne centaine de Romains arrivait en renfort par la plaine.

— Un miracle ! s’exclama Scipio, avec un air d’admirationmêlé dejoie et desoulagement.

Lesdieuxavaientdécidédelessoutenir.

Alors que les ennemis se repliaient dans la plus grande confusion, Cossus ordonna l’arrêt des tirs. Lestroupesvéiennesétaient en effet devenues bien trop faibles pour continuer l’assaut sur leur campement.

Scipioseretournaverssonfrèreetleursregardssecroisèrent.

L’aîné eut un petit sourire, s’élargissant rapidement.Cossus était un bon tacticien, c’était certain : un homme queRomeavait delachance d’avoirà sescôtés !

Etlesdieuxlesavaient, puisqu’ils leur avaient donné la victoire…

 

Depuis que le Sénat avait pris la décision d’en finir avec lesiège de Véies, le célèbre chef de guerre Marcus Furius Camillus passait beaucoup detempsdanslecampementde Publius Cossus.

Ce dernier étaittrès apprécié de ses soldats. Il vivait presque parmi eux, ne lesquittantquerarementpourretourneràlaVille.Ce n’était pas le cas de Camillus, mais celui-ci était un chef exemplaire, dont tous admiraient le talent, à défaut d’avoir un jour servi sous ses ordres. Les légionnaires le contemplaient souvent avec fascination et respect. Sa seuleprésence suffisaitàlesgalvaniser.

Ce jour-là, justement, Camillus était venu aucamp, aux côtés de Publius Cossus, pour accueillir Marcus ValeriusLactucinus, le neveu de Lucius Valerius Potitus2, chargédelaréalisation du tunnel devant être creusé sous la ville assiégée. Ce dernier avaitpassé presque un mois à réfléchir sur ce projet, et pour lapremièrefois,ilavaitpu travaillersanscrainte et aux yeux de tous sur la conception de plans et de maquettes.Commeilnevoulaitpasdévoilersonateliersecret,ilavaitdemandélamiseàdispositiond’un bâtiment public au cœur du Viminal. Il y restait enferméuneimportantepartiedelajournée, à sa plus grande joie.

Nonseulementiln’avait plusàsecacherpourfairecequ’ilaimait,maisilavaitaussi l’opportunité de partager cette passion avec des ingénieurs quel’onavaitspécialementfaitvenirdeGrandeGrèce. Les discussions portaient bien sûr sur la technicité et lacrédibilité du projet, ainsi que sur d’autres sujets connexes,comme le type de roche et les instruments requis pour lacreuser, ainsi que la logistique humaine et matérielle indispensablepour untel projet.

Lactucinus ne tarda pas à visiter les lieux, accompagné par deux des ingénieurs grecs et son fidèle esclave Pistos. Il fallait choisir l’emplacement précis où les travaux pourraient débuter. Ils furent conduits parPublius Cossus et Camillus sur les principaux points de vue des environs de laplaine,afind’observerlesalentoursduplateausurlequelétait installéelavilleétrusque.

Ils n’eurent pas beaucoup de collines à gravir, avant que Lactucinus et ses collègues ne désignent un endroit favorable pourcommencer à creuser. Celui-ci se trouvait bien entendu à proximitédes murs de la cité, mais aussi dans un territoire largement approprié par lesRomains, au sud-est. Le relief était visiblement accidenté et lacouverture végétale importante, ce qui permettait de travaillerauplusprèsde l’enceinte, sansattirer lesregards importuns. Les spécialistes devaient juste vérifier sur place que l’excavation d’unteltunnelétait possible.

— Il faudrait que nous puissions y acheminertout le matériel et les hommes, en toute discrétion bien sûr, expliqua Lactucinus.
— Cela supposera d’œuvrer de nuit uniquement et d’établirdes rondes serrées pour éviter tout curieux, confirmaPubliusCossus.
— Alors, nous triplerons les effectifs des ouvriers, comme celuidessoldatsaffectés à la sécurité deslieux, tout en tâchant de ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi, ajoutaCamillus.
— Jepeux te mettre à disposition plusieurs dizaines d’hommes pourprotégerlesecteur, déclara Publius, en s’adressant à Lactucinus,etjemechargederéquisitionnerlaquantité d’esclavesetdematérielpublicsquetujugerasnécessaires.

L’intéressé approuva et commença à étudier avec les ingénieurs grecs la manière d’aborder les travaux sur la paroi devant laquelle ils se trouvaient.

 

Dehors, à quelques milles de là, en plein cœur de la capitale,GaiusValeriusPotitus, le frère de Lucius Potitus,sepromenait,seul,danslaVelia.Il n’avaitpasdemandéàêtreaccompagné,certainementpasparsafemme, qui ne l’avait jamais compris et qui lui reprochait toujours d’êtredistant.

Commelaplupartdesmariagesdel’aristocratie, le sien avait été arrangé. Son épouse n’était pas unedame de mauvaise compagnie, mais il n’avait jamais éprouvépour elle la complicité qui finissait par se développer naturellementausein decertainscouplesdela bonnesociétéromaine.

Distant,il l’étaitsansaucundoute,avecellecomme avec lesautres.Il ne s’agissait pas d’unevolontédeblessersonentourage, c’étaitsapersonnalité, voilà tout.

GaiusPotitusobservait l’agitation autourdelui avec une nonchalance évidente, alors que ses pas traînaientsurlesol.Lebruit,lemonde etl’animationqu’ilretrouvait inévitablement dès qu’il mettait les pieds en dehors de chez luil’avaienttoujoursindisposé.

Deuxenfantspassèrentjusteàcôtédelui,accrochantpresque sa toge, sans provoquer chez lui une seule protestation.

Lorsqu’ils étaient petits, il se faisait entraînerdans les rues de Rome par son frère aîné et ses cousins, accompagnés par un ou deux domestiques, dont l’intégrité physique était conditionnée par leur vigilanceàl’égarddesgarçons. Tandis queLucius Potitus couraitfréquemmentau-devantdespiétonsetdesanimaux, Gaius demeurait en arrière, souvent sans réagir.

Lucius s’était fait une raison quant au caractère secret et taciturne de son cadet, de même que tout le reste de la famille,aupointquecedernieravaitl’impressiond’êtredevenucomplètementtransparentau fil desannées. Néanmoins, comme tous les chefs de grandes maisons, son aîné tenait à jouer un rôle actif dans les projets de Rome et dans l’évolution du contexte géopolitique du Latium. Il sollicitait souvent dans ce but Gaius.

Maisque désirait-il vraimentde lui ? Gaius n’avait jamais fait montre d’un entrain particulier pour la chose publique. Il se contentait de répondre présent lorsque l’on avait besoin de lui et de donner le change pour ne pas être inquiété.

Puis, rapidement, la situation apparut à ses yeux plus clairement : il devait trouver autre chose.

Comme tous les sénateurs, il avait entendu les paroles d’Apollon et celles de l’haruspice, il avait comprisquelesdieuxn’étaient plusducôté desRomains.

Peut-êtrefallait-ilalorschercherailleurs ?

L’aristocrateavaitfini par prendrelesdevants.

Iln’avaitprévenupersonne,maisavaitarrangéleschosesdumieuxqu’ilavaitpu.Ilavaitmis de l’ordre dans ses affaires et avait écrit un testament en faveurde son jeune fils de quatre ans, qu’il laissait ici, avec sa femme.Il léguait à celui-ci tous ses biens et toute sa fortune.

Le soir venu, il profita de ce que la maisonnée fut endormie pourfairesesdernierspréparatifs. Il avait demandé à ce que l’on apprête une monture et il avaitlui-même regroupé dans un sac l’eau, la nourriture et quelquesvêtements, qu’il comptait emporter. Il y avait aussi glissé quelques tablettes de cire,pour écrire durant ce long voyage qu’ilallait entreprendre. Il sortit ensuite de sa chambre, en direction de l’écurie.

Lanuitétaitclaireetplutôtchaude,l’idéalpourchevaucher.

Il fut accueilli par un domestique qu’il avait prévenu de sondépart précipité. Celui-ci l’amena vers la bête qu’il avait lui-même harnachée, alimentée et brossée, et sur le dos de laquelle une épaisse couverture avait été posée. C’était toujours celle avec laquelle sortait l’aristocrate.

— As-tuprévuaussi de quoi me défendre ? lui demandaGaius.
— Oui,Dominus,réponditcelui-ci,enluiprésentantune épéeetune chemise de cuir dur pendue au mur, derrièrelui.

Le noble revêtit la protection au-dessus de sa tunique et accrocha la lame à un des sacs, puis monta sur l’animal, tandis que le domestique plaçait les besaces sur la croupe du cheval.

— Sois prudent ! supplia ce dernier, avec une mine réellement effrayée.

Gaiusacquiesçaetposaunemainamicalesursonépaule.

— Tum’asbienservi,luidit-ilavecunpetitsourire.Prends-soin demonépouseetdemonfilsetoffre-leurlamêmedévotionquecelle dont tu m’as gratifié durant toutes ces années. Ils ne comprendront pas ce que je m’apprête à faire et je n’attends pas leur pardon, pas plus que je n’espère celui du reste de ma famille,maisje nevoudrais pas qu’ilspâtissent de monabsence.
— C’estpromis,Dominus,réponditl’autre,lagorgenouée.
— Dis-leur juste que ma place n’était plus à Rome, mais quemoncœurdemeureratoujoursàleurscôtés.Qu’ilsviventheureuxetqu’ils gardent le souvenir de mon visage aussi longtemps qu’ilsle pourront.

Le domestique confirma en hochant la tête, les yeuxmouillés. Alors que le patricien se dirigeaitvers sa monture, il demanda finalement, la voix chevrotante :

— Et,pourtonfrère, maître ?Quedois-jedires’ilmepose la question ?

Gaius observa son esclave un instant. Il grimpasurlecheval, puisil se retournaet lui réponditenfin :

— Dis-lui juste qu’il est toujours mon frère, mais que je ne puis continuerà être le sien, parce que c’est troplourdà porter.

Gaius salua une dernière fois le serviteur et engagea l’animal à sortir,au pas.

Il longea le Palatin à faible allure, jusqu’à arriver à l’extrême sud de la Velia, puis il s’arrêta. Il observa la ville endormie, avant de faire pivoter sa tête : on apercevait encore les contours de sa demeure et quelques lampes s’agitaient déjà derrière des fenêtres ouvertes des résidences alentour.

Ilsoupiraettiralesrênesdesoncheval, afin qu’il emprunte ladirectiondel’est.

 

II

 

— On passe par le côté pour enfoncer leur flanc. Restez enrangsetavancez au pas !

LecenturionLuciusTitiniusdonnaitsesordresàseshommes. Ils étaient partis tôt de Rome et avaient marché sur plus de sixmilles, avant d’arriver aux portes de la colonie romaine de Labicum, au sud-est. Cette cité latine, détenue quelque temps par les Èques, voilà une vingtaine d’années, avait finalementétéconquiseparlesRomains.

Lavilleavaitenvoyéun messageràRome, laveille,pourl’avertirquelesÈquesétaienten route pour reprendre possession des lieux, et demandait de l’aide. Dès le lendemain matin, le Sénat avait ainsi dépêché une expédition de quelques centaines de légionnaires, dont une des centuries était dirigée par CaesoFabiusAmbustus, le neveu de Quintus Fabius Vibulanus3. À ceux-ci, s’ajoutaient desbataillonsprivés,notamment issus de la maison Fabia.

L’unité se mit en branle, obéissant à l’instruction de son chef. Devant elle, les Èques avaient commencé à attaquer la ville. Les remparts, de mauvaise facture,n’avaient pu leur résister bien longtemps et les soldats de la cité tentaient, tant bien que mal, d’empêcher l’armée ennemie des’aventurer plus loin.

Les forces de Titinius traversèrent la plaine en ordre. Il s’agissait d’unepetite centaine d’hommes, qui se dirigeait vers les troupes èques les plus proches.

Ces dernières avaient bien sûr aperçu les légionnaires, mais prises entre deux fronts, elles avaient du mal à se réorganiser.EllesattendirentquelesRomains se trouvent à moins d’une dizaine de pas d’eux, pour leur fairefaceetlesaffronter.Lesarmesclaquèrentsurquelquesboucliers et cuirasses, mais les pertes du côté èque furent supérieures à celles de leurs adversaires.

Pour autant, la ville avait déjà été envahie et les assauts romains, menés simultanément, ne parvenaient pas à venir à bout des agresseurs. Titinius hésita à prêter main-forte aux autres contingents, mais la vue des combattants èques s’attaquant aux habitants leconvainquitdepasser àson tourlesmursenfoncés.

La traque des ennemis fut difficile, en raison de leur éparpillementdanslesruesdeLabicum.Titiniusavaitdiviséseshommes en plusieurs groupes et leur avait donné l’ordre de poursuivretous les belligérants qu’ils rencontreraient, afin de les tuer. De soncôté, lecenturionavaitprisavecluiune bonnedizaine de soldats et avait pénétré dans la première artère qu’il avait trouvée. Les portes et les volets autour d’eux étaient tous fermés. Des tas de paille brûlaient et ils durent éviter plusieurs cadavres de civils et de guerriersèquesgênantleur passage.

Ils arrivèrent sur une petite place, où des Romainscombattaient furieusement. LeslégionnairesdeTitiniusseprécipitèrentpourportersecoursàleurscompatriotesetvinrentrapidementàboutdesÈques,non sansavoir perdu unepartie de leureffectif.

Ce qui restait des miliciens s’approcha pour les remercier, tandis que celui qui semblait être leur chef apostrophait lecenturion.

— Je suis Marcus Mulvius4, client de la maison Fabia. Nous avons nettoyé la ville sur plusieurs ruelles, jusqu’à ce que l’on tombe surces troupes, bien plus nombreuses. Je crois qu’ils nous guettaient. J’aurais pu sauver beaucoup de mes hommes si j’avais eu durenfortavant !

Titiniusnecompritpaslaraisondecette soudaine colère. Il ne chercha pas à dialoguer et ordonna à ses soldats de continuer leur route.

— Attends ! s’exclama Mulvius. C’est plus prudent d’y aller ensemble. Nous nesommes plus très nombreux, et si nous tombons sur une résistance du même type, nous n’aurons aucune chance, aussi bienvous que nous !
— Je suppose que tu as raison, répondit Titinius, mais ne lambinezpas !

Quelques combats se déroulèrent encore à Labicum, mais aucunde grande ampleur. Les troupes èques avaient été considérablement réduites à l’arrivée des renforts romains, et une fois les ultimespoches éliminées dans la ville, le danger fut bel et bien écarté.Les soldats romains avaient passé le reste de la journée à débusquerlesderniersennemiscachésdansunebâtisseouau coin d’une rue, essayant ainsi de mettre fin aux pillages et aux exactions.

Àlatombéedelanuit,lasituationétaitentièrementmaîtrisée.

La population commençaàsortirdechezelle.Ceuxquilepouvaient, aidaientlesblessés,récupéraientlesmortsetnettoyaientouréparaientce qui pouvait l’être, accompagnés par des patrouilles romaines.

Les légionnaires avaient installé leurcampementsurleforum,aucœurdelacité. Celui-ciconsistait en des tentes de différentes tailles. La plupart servaient delogementscollectifs,maisquelques-unesétaientdesinfirmeries ou abritaient des stocks de nourriture et d’armes.

Lucius Titinius avait fini par rompre la coalition de terrainavec la milice flavienne menée par Mulvius, dès lorsqu’il avait compris qu’elle ne lui serait plus nécessaire. Il avaitpu apprécier le caractère condescendant de celui qui la dirigeaitet avait profité de la première occasion pour lui fausser compagnie.

Lorsque le centurion revint au forum avec ses hommes, Mulviusetlessiensétaiententraind’installerdestablesetdesbancs de fortune, à l’aide de ce qu’ils avaient pu récupérer dans les rues.Unpeuplusloin,unedizainede captifs étaient assis à terre et enchaînés. Certainsavaientencoreleursprotectionsdeguerre.Lablancheurdeleurmineétaitdissimuléeparle sang et la poussière, mais ils avaient survécu. Leur seule ennemie à présent était la fatigue, et elle avait poussé beaucoup d’entre eux à s’allonger à même les pavés.

— TiberiusOlivinius !

L’un des légionnaires de Titinius s’était mis à crier en apercevant un des prisonniers. Il s’était approché de lui,mais des gardes fabiens s’étaient interposés et l’empêchèrentd’avancer davantage.

— Tiberius Olivinius ! hurla de nouveau le soldat romain à l’encontre du captif qui ne semblait pas l’entendre.

Ilsetournaalorsvers Titiniusetimplorason aide.

— Centurion, c’est moncousin ! Ce n’est pasunennemi !

Titinius posa sa main sur son bras pour le calmer. Il se dirigea àsontourvers lesprisonniers, maislesmiliciens intervinrentencore unefois.

— Poussez-vousde là ! leur commanda Titinius.
— Désolé,centurion,nousneprenonspasd’ordredesofficiersdel’armée.CesprisonnierssontlapropriétédelamaisonFabia.
— Ce n’est pas un Èque, c’est mon cousin ! répéta le légionnaire.
— Quiest l’hommedonttu parles ?demandaTitinius.

Le soldat pointa du doigt un pauvre hère, allongé,qui ne semblaitpasavoirconsciencedecequisedéroulait sous ses yeux.Ilsortait quelques mots sans véritable sens, le regard dans le vide. Il devait être traumatisé par les combats, et le sang qui coulait lelongde satempesuggéraitune commotionàla tête.

— Que se passe-t-ilici ?

Mulvius avançait vers eux,ungobeletde poscaà lamain.

— Teshommesontcapturéunindividuquin’estpasunÈque,mais un habitant de cette ville, lui expliqua Titinius, en fronçant les sourcils.
— Et comment en es-tu si sûr, centurion ? rétorqua Mulvius, envidant son verre d’unetraite.
— Il s’agit du cousin d’un demessoldats.

Mulvius observa rapidement le légionnaire en question, immobile et muet, mais dont le regard impatient fixait le prisonnier avec appréhension. Le chef milicien avança ensuite vers le détenu, en dégainant son épée. Puis, avec sa lame, il souleva une touffe de cheveux qui cachait le haut desa tête.

— Lui, un Romain ? Iln’enapas l’air, annonça Mulvius.
— Et de quoi a l’air un Romain, selon toi ? s’agaça le centurion.

Son interlocuteur fit une moue tout à fait théâtrale et répondit :

— Cet homme a tué les nôtres, on peut le lire sur son visage. De plus, il est équipé. Pour un civil, tu avoueras que c’estétrange.
— Il aurait très bien pu le voler sur un cadavre pour se protéger,contredit Titinius.
— Et,d’abord, qu’est-ce qu’un Romainferait ici ?
— Il est artisan et se déplace souvent à Labicum pour affaires,intervintlelégionnaire quiprétendait être un proche.
— Donc c’est un voleur, en plus d’être un ennemi, affirma Mulvius.
— Non,c’estmoncousin,par Hercule !répétalesoldat.

Titinius demanda encore une fois à ce dernier de se calmer.

— Detoutefaçon, qu’est-ce que celachange?fitMulvius,enfaisantbasculer la tête du prisonnier hagard avec le plat de sa lame. Il estbientôt mort. Je ne comprends pas pourquoi mes hommes ontapportéceténergumène, plutôt que del’achever sur place.
— Dans ce cas, débarrasse-t’en en nous le laissant, proposa lecenturion, estimant plus sage de se montrer diplomate.

Mulviusn’avaitpasquittél’individudesyeuxetaffichalamême moue.

— Pour que cela nous retombe dessus d’une manière ou d’uneautre ? Non, je préfère m’en charger moi-même. Cela mettra un terme àla discussion, par ailleurs…

Le miliciendescendit salamejusqu’aucouduprisonnieretl’yenfonçabrusquement. L’homme râla, alors que le sang giclait et que les brasdumalheureuxbrassaientunpeul’air,commepourtenterde chasser une attaque dont il ne devinait certainementpasl’origine nilanature.Puis,il renditson derniersouffle.

Mulviusdégageasonarmeetl’essuyasurleshabitsdesavictime, insensible à son propre geste, de même qu’aux crispoussés alorsparlelégionnaire ayant assisté, impuissant, au terrible spectacle.

Ce dernier posa à son tour la main sur le manche de son épée…

— Ce n’est pas une bonne idée, murmura Titinius à son oreille, après l’avoir arrêté dans son élan.Nefaispasquelquechosequetuvasregretter.Va-t’en,il vaut mieux.

Le soldat finit par s’exécuter, non sans jeter un regardhaineux à Mulvius, qui n’avait pas une seule fois tourné la têtedans sa direction. Quand le chef fabien eut rengainé,Titinius s’approcha de lui, en même temps que deux miliciensqui avaient deviné que les choses pouvaient vite dégénérer,etlui lança :

— Ne crois pas que ta nouvelle fonction te préserve de tout. Unjourviendraoùpersonnenepourrat’aider.Etcejour-là,sois sûr que je saurai en profiter.

Letonétaitglaçantetdirect,àtelpointqueMulviusnetrouvarienàrépondre :ilrestainterditetregardalecenturions’éloigner dans l’obscurité, avant de disparaître à son tour derrière la toiled’unetente.

 

Depuis qu’elle s’était confiée à son père voilà deux mois, Mulvia ne cessait de ressasser dans son esprit les paroles qu’ilavait prononcées : il lui fallait découvrir un moyen de faire pressionsursonmari,sansnuireàleursintérêts. Mais la matronen’endénichaitaucun,etsespenséess’étaientmuées en une angoisse quasi quotidienne, la plongeant dans une torpeur tout à fait visible par son entourage.

C’est ainsi qu’elle finit par l’avouer à sabelle-sœur,Nautia5, et que celle-ci lui offrit son assistance.

— Numerius a toujours été un rustre et un faible, avait-elle lâché pour achever de convaincre Mulvia de l’écouter.

Quelques jours plus tard, elle convia la noble à la rejoindre chez elle et lui soumit sa proposition.

— J’ai reçu moi-même de l’aide dans une affaire difficile, lui expliqua Nautia, tandis qu’elles se dirigeaient toutes deux vers un jardin attenant à la propriété et donnant sur la rue. Un homme m’a alors fait découvrir l’existence de pratiques encore peu courantes à Rome, mais qui s’avèrent efficaces si l’on sait les maîtriser.
— Quelsgenresde pratiques ?
— Desméthodesquiexigent…(Nautiahésitasurlesmotsà utiliser) depousser lesdieux à servirtesdesseins.
— C’estdelasuperstition !s’offusquaMulvia.Celapourraitêtre dangereux !

Nautia lui fit signe de se taire et, tandis qu’elles approchaient d’un petitbosquet, elle désigna à sa belle-sœur deux individus qui patientaient. L’un des deux était armé.

— C’est le domestique dont je t’ai parlé, dit Nautia, en pointant du doigt le second. Ce genre de service n’est pas ici et il ne viendra pas à nous. J’ai donc demandé à ces hommes qu’ils t’accompagnent dans le Subure, à l’endroit où setrouve celui que j’ai rencontré.

Nautiamentaiteffrontément, car elle ne voulait plus avoir affaire avec les forces obscures qu’elle avait commanditées. Elle s’était arrangée pour obtenir elle-même ce nouveau contact, qui n’avait aucun lien avec sa propre domesticité. Mulvia accepta de toute façon la proposition et les deux aristocrates s’embrassèrent, avant queMulvia ne quitte les lieux.

C’étaitlapremièrefoisque la matronevenait dans le Subure :l’accèsàceslieuxluiétaitinterditparsonpère,alorsmêmequ’ellen’étaitencorequ’unejeuneplébéienne. Quand elle pénétra dans ce quartier, elle tâcha donc denepastropobserverautourd’elle.

Après un peu de marche, elle ne put malgré tout s’empêcherde dévisagerlespassantsetlesbâtisses,comme si elle découvrait un monde lointain et mystérieux. Elledevinait les figures et les regards abîmés par la crasse et la méchanceté naturelles, du moins c’est ainsi qu’elle se les était toujours imaginés.

Son attention se portait surtout sur les individusdont les vêtements et l’attitude lui semblaient incongrus, comme ce vieux bonhomme assis par terre qui fouillait dans de gros débris de céramique sans raison apparente. Ilfinit par se retourner vers l’aristocrate et dévoila un œil crevémal cicatrisé. La matrone en fut toute perturbée et détourna la tête rapidement. Elle ajusta sa palla, se redressa et se força à paraître la plus naturelle possible.Elle jeta un regardàsongardeducorpsetvitquecelui-ciavaitunemainposéesurlemanchedesonépée,qu’ilnevoulait plus lâcher.

— C’est là, ditsimplementledomestique.

Mulvia suivit le doigt qui pointait devant eux et qui désignait unefaçadetoutàfaitclassique,enpierreetenbois,avecuneporte entrouverte et quelques rires qui s’en échappaient.

Aucun signe distinctif supplémentaire ne laissait deviner qu’il s’agissaitd’une taverne. Un crâne de taureau, dont la blancheur des os avait été avec le temps recouverte de saleté, faisait sans doute office de point de repère pour les connaisseurs. L’établissement semblaitchercherdavantageladiscrétionquelapublicité,cequi ne fut pas pour déplaire à l’aristocrate. Elle savait pourtant qu’elle n’avait pas d’autre choix que de suivreleserviteur,quis’était quant à luidirigéversl’entrée sans hésiter.

À l’intérieur, la décoration était simple,mais offrait çà et là quelques têtes d’animaux morts, trônant au-dessus des tables. Aucune tenture ni dorure, aucun des ornements auxquels la matrone était habituée. On était enpleinjour,maislesouvertures,d’unetailleridiculementpetite,ne permettaient qu’à une lumière restreinte de pénétrer dans lagrandesalle.Ilavaitdoncfallupendreauxmursdeslampes àhuile, afin d’apporter un éclairage suffisant.L’ambiancegénéraleétaitàl’agitationetau jeu, provoquant un peu partout des rires et des commentairesgraveleux.

Mulviaréajusta nerveusement sa palla,incapabledecacherson malaise, se doutant que des regards s’étaient posés sur elle.

— Ilestlà,déclaraledomestique,quiavaitrepérésoncontact.

Ilinvital’aristocrateàlesuivrejusqu’àunepetitetableronde, aufonddelapièce.Unhommed’uncertainâgeyétaitinstalléet avaitlevélatêteà leur approche.Ilportaitunesimpletunique et des bracelets de cuir assez larges couvraient sespoignets. Son menton, mal rasé, laissait apparaître quelques cicatrices,dont une mordaitsur la joue.

— Asseyez-vous,annonça-t-il d’unton autoritaire.

Comme le serviteur de Nautia prenait la chaise devant lui, la matrone s’empara decelleà côté de lui.

— Tu voulais me voir pour un renseignement particulier, lançal’individu, avantde boire une gorgée.

L’esclave lui expliqua la raison de leur venue, en désignant Mulvia d’un hochement de tête. L’autre l’écouta sans le couper, puis claqua son verre sur la table, faisant sursauter Mulvia. De la posca éclaboussa cette dernière, qui retira aussitôt le brasqu’elle avait un peutropavancé.

— Tu connais mon prix, annonça-t-il au domestique. Un renseignement, un prix. Toujours l’même, quelque soitl’renseignement.C’est la garantie d’Rufus !

Mulvia se demanda qui pouvait être ce Rufus et en déduisit finalementqu’ilnepouvaits’agirque deleurinterlocuteurlui-même.

Leserviteursortituneboursededessoussatunique. Le contenuavait sûrement étéprévu,car il la posa tout entière devant lui.

— Pas facilede trouver ici les méthodes que vous cherchez. D’l’autre côté des mers, il y a des contrées oùdesgenspratiquentcesméthodes.Cesontdesactionsmalveillantes,réaliséespardesgensquinecraignentpas d’soumettrelesdieuxàleurvolonté,commes’ilspensaientque Volumnus6les guidait en personne !
— Detelsindividusexistent ?demandaMulvia,dontlabouche ouverte et le visage figédévoilaient sa naïveté.
— Notremondeestremplid’toutessortesdechosesetd’êtresextraordinaires, ma p’titedame !
— Est-ceun être humain, continualamatrone ?
— Biensûr qu’oui ! réponditl’homme, en gloussant.

Puis,sonrires’arrêtaaussirapidementqu’ilétaitapparu. Il plongea de nouveau son regard froid dans celui de l’aristocrate, dont le malaise croissant semblait l’amuserauplushaut point, et ajouta :

— Onlesappelle dessorcières…
— Peut-on en trouver à Rome ?parvintfinalementàmurmurer Mulvia.
— Celle que tu r’cherches n’est pas bien loin. Elle a été chassée d’chez elle,en Grande-Grèce,etelle s’est réfugiéeici.
— I…ci ?fitMulvia,effrayée,enjetant discrètement un œil autour d’elle.

L’hommeseleva,puisrépondit :

— Viens me retrouver à la tombée de la nuit, dans l’cimetière situé à quelques stades au-delà des murs, au sud, d’l’autrecôté de l’Aventin.

Illessaluaetpritalors congéd’eux,sans ajouterunmot.

Comme convenu, Mulvia sortit de la ville au coucher du soleil.Elleétaitaccompagnéeparle mêmehommedemainqueNautia luiavaitconfié la première fois.L’épouse de Numerius Ambustusavaiteneffetrefusédefaireappelàsa propre milice, de peur que son mari n’apprenne ses desseins. Cette fois-ci, l’aristocrate y était allée en carpentum, veillantà ne passer la tête à l’extérieur qu’une fois dépassés les murs.

Lepetitconvoi continua quelques stades sur l’artère principale, avant de découvrir des tombeaux placés de part et d’autre de la route, ainsi qu’il était de coutume à Rome. Ils arrivèrent bientôt dans une clairière parsemée de cyprès, des arbres régnant sur ces lieux en raison de leur longévité et parce que, comme tous les conifères, ils possédaient un feuillage persistant. Ils symbolisaient donc l’immortalité.Lescyprèsétaient également liés,pour cettemêmeraison,auxdivinitéssouterraines.

Leschevauxs’arrêtèrentetMulviadescendit,aidéeparundesdeux hommes qui l’accompagnaient. Elle resta immobile uncourt instant, hésitante.

Ce n’était pas l’endroit en lui-même quil’effrayait. Les cimetières favorisaient au contraire les échanges entrelesmortsetlesvivants,comme le rappelait le nombre importantd’inscriptionss’adressantauxvisiteurs.Maisl’objectifdu voyage de ce soir et le moment tardif auquel elle s’était présentéeicilamettaientmal àl’aise.

Elle finit par prendre la route, avec son garde du corps.

Unventassezfraispourlasaisonsoufflaitunemélodie funèbre, s’immisçant dans les brins d’herbe jusque dans leurcou, alors que lecrépuscule tombait. Les arbres se changeaient enombres et projetaient d’inquiétantes silhouettes sur le sol, se mélangeantaveccellesdeMulviaetdesonchaperon.

Ilfallut quelamatroneaperçoivel’hommedel’aubergepourquesarespirationralentisse enfin. Celui-ci attendait en effet un peu plus loin, assis sur unesouche,àproximitéd’ungrouped’asphodèles.Cesliliacées, aux fleurs sortant régulièrement le long d’une grande tigeverticale, étaient chez les Grecs et les Romains liées à la mort etdoncconsacréesaux divinités infernales.

La nervosité de leur contact contrastait avec l’assurance qu’il affichait plus tôt. Dès qu’il les vit, il se levaimmédiatementet vint àleurrencontre.

— Suivez-moi, dit-il d’une voix chancelante, en se dirigeantversl’intérieurde la clairière.

Mulviaavançaàpaslents, évitant de marchersurlestombeaux,parfoispeuvisibles.Certaines tombes étaient couvertes de tuiles, mais d’autres étaient constituées d’une simple jarre, à demi-enterrée, dans laquelle reposaient les cendres des défunts. Les stèles, lorsqu’elles existaient, étaientbassesetsansgrandsartifices,carla sobriétéétaitdemisepour la plupart des sépultures romaines.

Quelle que soit leur forme, elles étaient pour les morts ce que les maisons étaientpour les vivants. Et d’autant plus nécessairesà ces premiersqueceux-cidevaients’ysentirenpaix,aurisqued’en sortirpour venir dérangerla population.

Leur guide semblait pressé et l’on devinait à son pas malaiséqu’il comptait en terminer au plus vite. Il jetait régulièrement un regardenarrière, vérifiant qu’onlesuivaittoujours.

Ilfinitpars’arrêteretdéclara :

— Lapersonne qu’vousrecherchezest là.

Il désigna un peu plus loin une tombe à chambre, ayant l’apparence d’une petite maison à toit de tuiles et où devaientreposerlescendresd’unefamilleriche.Àproximitédesafaçade, à peine cachée par elle et par la demi-obscurité, se dégagea uneforme que Mulvia assimila bientôt à une femme.

HabilléeàlaGrecque,elleportaitunamplevêtementde lainequ’elleavaitfixésursesépaulesetquipendaittoutautour de son corps, hormis sur le devant où l’on apercevait son chiton7,avecdessurplismaintenussouslapoitrineparunruban.Lehautdu manteau couvrait également sa tête, pour que l’on nedistingueque quelquesmèchesdecheveux.

— Montravail s’arrête là, annonça l’homme. J’vouslaisse.

Ayantainsiparlé,ilrepartitdanslapénombre,en directionde la route que l’on entrevoyait au loin.

Mulvia le suivit un instant du regard, avant de dévisager l’inconnue qui n’avait pas bougé. Puis, prise d’un soudain regain d’énergie, la matrone fit signe à son garde du corpsde l’accompagner pour aller à sa rencontre.

Lorsqu’ilsfurentparvenusàquelquespas d’elle, la femme leva la tête et laissa apparaître les traits de sa figure.Elledevaitavoirunebonnequarantained’annéesetavaitleteint légèrementsombre,ainsiquelesjouescreusées,quedelongscheveux un peu bouclés venaient mordre. Autour de ses yeux, unesortedesuie noirerenforçait sonregardperçant.

— Es-tulasorcière ?demandafinalementMulvia.
— Je suis Mageia8, se contenta de répondrel’intéressée.
— On m’a dit que tu pourrais m’aider, continua la matrone, présumantqu’ils’agissait bien deson rendez-vous.
— Tout dépend de ce quetusouhaites, Romaine.

Le ton un peu châtié déplut à Mulvia, mais comme elle nepouvaitfaireladifficile,ellechoisitdenepasentenircompteet alladroit au but.

— J’aimerais me débarrasser discrètement de quelqu’un.
— Tu veux dire, en utilisant le pouvoir de la nuit et de l’ombre ? précisa Mageia, de manière parfaitement absconse, alors que ses yeuxs’étaient mis à brillerdavantage.

L’aristocratehaussalessourcils àcetteannonce,àlafoisparcequ’elle ne savait quoi répondre et que cettequestionla gênaithorriblement. La sorcière sembla l’avoir compris et n’attendit pasla réactionde la matrone.

— Je peux fairecela pour toi,maisil t’en coûtera.
— J’aidel’argent,ce n’est pasun problème.
— Jeprendsl’argentetl’or,maiscequetudemandesexigeaussi un tout autre paiement, pour les forces que je vais devoir invoquer. Elles n’acceptent aucun métal, quand bienmême celui-ci soit…précieux.

LecœurdeMulviacommençaàs’accélérer,l’empêchantune nouvellefoisde parler.

Lasorcièreprécisalesconditionsdel’entente.

— Les dieux réclameront un être humain. Celui-ci devra être libre et ne pasêtre pubère.

L’aristocrate restait muette et prostrée : quelle sorte de divinité pouvait exiger le sacrifice d’êtres humains9 ! Lesdieuxromainsétaientdesprotecteurs,ilsn’étaientjamais malfaisants par nature. Mulvia supposaitquecesdivinitésdevaientêtrepuissantesetanciennes,étrangèresbiensûr,donchabituéesàêtretraitéesdifféremment.

— Si tu es décidée à te débarrasser de ton mari, tusaisparl’intermédiairedequimetrouver.Àtoidefaire ce qu’il faut ! conclut la sorcière.

Ellerabaissaalorssoncapuchonetdisparutdansl’obscurité, laissant l’aristocrate avec plus de questions et d’inquiétudesqu’elle n’en avaitenarrivant.

 

— Dominus, levieux Grecest là, annonça le domestique à Vibulanus, alors qu’il accompagnait ce dernier vers l’atrium. Nous l’avons trouvé dans la Velia, comme tu l’avais expliqué.

Lorsqu’ils parvinrent à destination, le pater familias aperçut en effet le philosophe grec dont lui avait parlé le fantôme de son père. Arrivé à sa portée, il lui lança, avec un air condescendant :

— Es-tulesagedelaVelia ?
— Visiblement pas assez sage, sinonj’aurais déjàétéchassé deRome.

Ariphron ne connaissait pas la raison pour laquelle on l’avait amené ici, mais il accepta de suivre Vibulanus dans undescouloirsattenants après que celui-ci lui eut proposé. Ils débouchèrent bientôt dans un petit salon où l’éminent aristocrate invita le Grec à s’asseoir.

Ariphon ne put s’empêcher de féliciter son hôte sur la qualité de sa maison, mais ce dernier ne rebondit pas sur le compliment et en vint rapidement aux faits.

— Unamim’apousséàprendre conseilauprès de toi, lui expliqua-t-il. Nousnetraitonspaslesgensde ton espèceavec beaucoup d’égards, à Rome, car nous nous méfions de ce qui est nouveau etsurtoutdeceuxquiprêchentlaremiseenquestionperpétuelle. J’en suis navré.

Ariphronsemblasincèrement étonné, mais encourageale noble à parler. Celui-ci acquiesça et se leva, pour chasser une gêne qu’il jugeait trop visible.

— Voilà, tu sais peut-être que notre cité est entourée de peuplesagressifs désireux de la détruire, cela depuis très longtemps.Jusqu’àprésent,nousnoussommes tirésd’affaire,maisleschosespourraientchanger…
— Avez-vous cherché à discuter avec eux ?
— Nous avons toujours exercé l’art de la diplomatie.
— En même temps que l’art de la guerre, n’est-ce pas ?
— Je vois où tu veux en venir, mais nos guerres sont justes : elles ne visent qu’à défendre le territoire de Rome et celui de ses alliés. Lorsque nous combattons, nous le faisons avec l’assentiment des dieux, dont nous respectons les possessions dans chacune des villes qui tombent sous notre autorité. Malgré tout,lafragilitédelapaixconclue avec euxme préoccupe aujourd’hui.
— Lesdieuxvous ont-ils demandé d’attaquer tous ces territoires et ces peuples ?
— Lemondedoitêtreapaisépourêtreprotégé. N’es-tupasd’accord aveccela ?

Leregardduphilosophes’animad’unecertaineperplexité,que Vibulanus tentade dissiper.

— Ce que je veux dire, c’est que pour que l’harmonie règneentre nous et les dieux, elle doit d’abord être assurée entre leshommes.
— Etdonc, pour faire la paix, vouschoisissezla guerre ?

Lapassed’armesétaitinéditepourunpersonnagedela stature sociale de Vibulanus, qui n’avait d’ailleurs jamais eu à remettre en question ce sujet avec qui que ce soit àRome.Et,mêmesiconvaincreAriphronn’étaitpasd’uneimportancecapitalepourlepaterfamilias,ilnepouvaitsouffrirquelajustesse de la politique de la Ville soit remise en question.

L’aristocrate tentadecacher son malaiseenseforçantàsourireunpeu,mais envain.Lafigureblafardedesonpèreluiapparutàl’esprit,ainsi quesesparoles :« ilpourratefaireentrevoirlasituationsousunnouveau jour et éclairer tes pas dans ce tunnel que tu traverses ».

Vibulanusseressaisitetdéclara :

— J’aimerais savoir si nous suivons de bonschoix, siles dieux sontencoreen accordavec nous. Un grand nombre d’étrangetés sont arrivées depuis plusieurs mois. D’autres continuent. Et je ne crois pas qu’elles cesseront de sitôt. Beaucoup y distinguent des signes divins, des avertissements… Pire, les preuves que les dieux ne nous soutiennent plus !
— Le monde est un mystère, il l’a toujours été. Après tout, peut-être est-ce vous, les Romains, qui êtes à pacifier ? Cela ne t’a-t-il jamais effleuré l’esprit ?

Vibulanus recroisa le regard d’Ariphron. Celui-ci était calme, presque nonchalant. Un instant, il eut l’impression de déceler celui de son père.

Mais le fantôme avait raison : il ne se sentaitpasendangerendiscutantavecceparfaitinconnu.Au contraire,lefaitqu’ilnesoitenrienconcernépar toutescesaffairesmettaitenconfiancele Romain. C’était justement aussi ce qui embarrassait ce dernier : il n’avait pas l’habitude de s’abandonneravecautant defacilité, même s’il se doutait qu’uneremise en question était de son côté nécessaire.

— Et… jesuismalade, lâcha subitement le patricien.Enfin,disonsquej’aidescrisespassagères… des convulsions.
— Et tu penses que tu as été maudit, en punition pour toutes ces guerres menées ?

Levieuxsagesecaressalementonetfixasoninterlocuteur dans les yeux.

— Tu n’as pas les bonnes réponses parce que tu ne poses pas lesbonnes questions, reprit-il. Il ne s’agit pas de savoir si tu es condamné par lesdieux,mais de comprendre pourquoiceux-cisontencolère. Car, visiblement, ils le sont.
— Et,quefaut-il donc faire ?
— Écouter les dieux, et non les hommes. On n’obtient rien en baissant les bras, pas plus que l’on gagne à aller contre la volonté divine. Si Romeest absolument sûre d’elle dans son interprétation des signes, elle doit suivre ce qu’ils indiquent.
— Tout cela n’est-il pas dangereux ? s’inquiéta Vibulanus.
— Dangereuxpour Rome ?Pour toi ? Pour ta famille ? Il n’existe jamaisde solutionfacileà un problèmecomplexe. Les difficultés qui sont les tiennes et les questions que tu te poses, d’autres grandes maisons romaines y sont certainement tout autant confrontées.
— Les Fabii ont toujours défendu Rome et le feront encore. La Ville a tout à y gagner.
— Rome a tout intérêt à ce que tous les Romains la protègent. De la divisionnaîtsouventladestruction.Soisvigilant :unepetite ouverture suffit pour que la coque du navire prenne l’eau et que le bâtiment toutentier finisse par sombrer.

Cette dernière phrase résonna un moment dans la tête de Vibulanus, de sorte que celui-ci s’arrêta de marcher et fixa le vieilhommed’un regardmêléd’inquiétudeetd’étonnement, tandis que ce dernier se levait.

— Tu ne dois pas renoncer à agir, ajouta Ariphron. Ledoute est un mauvais conseiller, mais c’est aussiun mauvais médecin.
— Pourtant,tu m’asamenéàdouter, rétorqua le patricien.
— Je t’ai poussé à réfléchir et à te remettre en question, pourmieux te comprendre toi-même et intervenir. Ce n’est pas douter, car cette attitude n’est pas une fin en soi, c’est un guide éclairé.
— Le sage s’avançaensuitevers la sortie et ajouta :
— À présent, comme je ne suis pas ton prisonnier, je souhaiterais prendrecongé etmeretirer, si tu lepermets.

Le pater familias acquiesça, mais déclara, avant que le Grec ait quitté la pièce :

— J’aimerais te faire une offre. Il mepeine de voir un homme tel que toi à la rue. J’ai largement dequoi teloger, si tule désires.
— Tapropositionesttrès amicale, mais je tiens àma vie.
— Préfères-tudormir dehors ?
— Je veux observer le monde. Et c’est impossible enrestant enfermé ici.

 

Àquelquesstadesdelà,danslamaisondeCaesoFabiusAmbustus, leur esclave Melinia s’activait à ses tâches habituelles. Dans la cuisine, elle lavait le sol et le grattait avec une pierre ponce et unpeu de sable, car les aspérités avaient emmagasiné trop desaleté et elle ne parvenait pas à l’enlever.

La porte claqua etelle sursauta : deux domestiques étaient entrés brusquement. Ils avaient l’air de savoir pourquoiilsétaientprésents,caren plus de ne pas avoir ménagé leur arrivée, ils s’étaient aussitôt dirigés vers elle et l’avaient agrippée par les bras. Celle-citenta de leur échapper, mais ils la maîtrisèrent brutalement et l’emportèrent avec eux.

La jeune esclave finit par cesser de se débattreetleurdemandaoùilslaconduisaient.Commeilsrestaientmuets,elleinsista,jusqu’àcequ’ellecomprennequec’étaitinutile.

La petite troupe traversa un premier couloir, puis un second,et déboucha sur une cour terreuse, flanquée dequelquesplatanes.C’estàcemomentqueMeliniafaussa compagnie à ses ravisseurs. Elle ne fit malheureusement que quelques pas, avant d’êtrerattrapée et assommée, sans vergogne.

Lorsquelaservanteseréveilla, elle se trouvait entièrement nue, accrochée pieds et mains par des chaînes, à une façade en pierre.

Elle ne reconnaissait pas