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Ouvrage d'érudition sur quelques pays de l'Extrême-Orient, à l'époque encore quasiment inexplorés. Quelques voyageurs s'y étaient toutefois risqués. L'auteur, qui avait fait partie de ces intrépides, reprend ici plusieurs récits de voyages qui, ajoutés à ses souvenirs, nous font de ces contrés étranges une évocation vivante et colorée.
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Seitenzahl: 292
Les pays d’Extrême-Orient
Siam – Indochine centrale – Chine – Corée – Fleuve Amour
Octave Sachot
Fait par Mon Autre Librairie
D’après les éditions Victor Sarlit, Paris, 1874
https://monautrelibrairie.com
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© 2023, Mon Autre Librairie
ISBN : 978-2-38371-050-9
Table des matières
Avant-propos
CHAPITRE I. – LE SIAM ET LES SIAMOIS.
CHAPITRE II. – L’INDO-CHINE CENTRALE.
CHAPITRE III. – LA CHINE.
CHAPITRE IV. – LA CORÉE.
CHAPITRE V. – LE FLEUVE AMOUR ET LES FRONTIÈRES CHINOISES DE L’EMPIRE RUSSE.
Avant-propos
Les pays d’extrême Orient attirent en ce moment l’attention de l’Europe au moins autant au point de vue des transformations politiques qu’ils subissent, qu’au point de vue des importants débouchés commerciaux qu’ils offrent déjà à l’industrie occidentale, toujours en quête de marchés nouveaux , et de ceux bien plus vastes encore qu’ils sont appelés à lui offrir dans un avenir peu éloigné.
Nous avons pensé qu’une esquisse de la géographie, de l’histoire, des mœurs et des ressources naturelles de quelques-unes de ces curieuses contrées pourrait trouver accès auprès des lecteurs qui avaient fait un si favorable accueil aux cinq éditions successives de notre livre sur Ceylan.1
Réserve faite de certains remaniements indispensables pour donner un caractère d’ensemble à notre travail, les différents chapitres qui composent le présent volume ont paru tout d’abord en articles détachés dans la RevueBritannique, pour laquelle nous les avions ou analysés d’œuvres de longue haleine ou librement traduits de publications périodiques anglaises en possession d’une légitime notoriété. – Le mérite de ce livre, si le lecteur lui en trouve, appartiendra donc avant tout aux écrits originaux que nous avons mis à contribution en citant, d’ailleurs, dans la Revue, comme ce nous était un devoir, les sources où nous avons puisé.
O. S.
CHAPITRE I. – LE SIAM ET LES SIAMOIS.
a. Géographie. – Population. – Botanique. – Minéralogie. – Zoologie.
La vaste région qui s’étend entre le Bengale et la Chine est habitée par plusieurs races d’hommes qui ont entre elles certains points de ressemblance et d’analogie, mais qui présentent un contraste frappant avec les autres nations de l’Asie. Eu égard à leur civilisation et à leur importance politique, on peut les diviser en quatre classes. La première comprend les Birmans, les Pégouans et les Siamois ; la seconde renferme les habitants du Cambodje, du Laos et de l’Aracan ; la troisième ceux du Kassay, du Champa, du Cachar et de l’Assam ; dans la quatrième se groupent de nombreuses tribus sauvages ou à demi sauvages, dont les noms mêmes sont à peine connus en Europe.
Chez les plus importantes de ces nations, la conformation physique est, on peut l’affirmer, essentiellement la même ; leurs langues, bien que distinctes et diversement enrichies de dérivés sanscrits et chinois, ont une structure commune et ne présentent qu’un même idiome ; partout c’est la même forme de religion avec des variantes très peu sensibles ; enfin, ce sont les mêmes lois, la même littérature, les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, les mêmes institutions. De sorte qu’en traçant ici, comme nous nous le proposons, un tableau du royaume de Siam, nous offrons au lecteur une esquisse assez correcte de toute l’Indo-Chine.
Il est bon de remarquer aussi qu’à l’exception de l’Assam et de l’Aracan, la condition sociale de ce groupe de nations n’a pas eu à subir grand-chose de l’influence étrangère. Leurs frontières naturelles semblent avoir arrêté à la fois le courant de la conquête et celui de la civilisation. Tandis que, pendant une suite non interrompue de siècles, ces peuples ont vécu entre eux dans un perpétuel état de guerre, ils n’ont eu part ni aux maux immédiats ni aux bienfaits postérieurs qui eussent découlé pour eux d’une lutte, même malheureuse, avec quelque nation lointaine plus éclairée. L’extrême jalousie de leurs gouvernements a contribué à les tenir à l’écart, et ils se sont montrés si peu empressés à nouer des relations, soit politiques, soit commerciales, par delà leurs frontières, qu’ils sont encore fort peu connus des Européens.
Les Portugais, les Français, les Américains et les Anglais au Bengale, ont successivement fait des efforts pour obtenir chez eux un pied d’amitié ; mais jusqu’ici le succès n’y a pas beaucoup répondu, car ils ont toujours traité les Européens avec un certain dédain, et même avec hauteur chaque fois qu’ils l’ont pu faire impunément. Quelques-uns des ambassadeurs immiscés dans ces négociations se sont donné les plus grandes peines pour s’éclairer sur le caractère, les mœurs et la condition sociale du peuple, ainsi que sur les ressources naturelles du pays, et c’est surtout à leurs recherches que nous devons les détails que nous possédons.
Le royaume actuel de Siam se compose du Siam proprement dit, d’une grande partie des territoires du Laos et du Cambodje et de certains États tributaires malais. Dans cette large acception du mot, le Siam s’étend du 96e au 102e degré Est de longitude environ, et de 5° à 21° latitude Nord. On estime sa superficie à 190.000 milles géographiques. Il a 1400 kilomètres du Sud au Nord sur 300 de largeur moyenne.
Ce pays est sillonné d’un grand nombre de petites rivières, mais il n’a que trois grands cours d’eau navigables : le Ménam, la rivière de Cambodje et celle de Martaban. Ménam est le mot générique qui désigne une rivière, mais il s’applique par excellence à la grande rivière des Siamois. Le Ménam, ou Méïnan, ou encore Mé-Nam, traverse leur territoire d’un bout à l’autre, et ils en ont la navigation dans presque toute sa longueur. À l’exception du Siam proprement dit, ce pays est montagneux, et la grande chaîne de montagnes qui descend des frontières du Nord à celles du Midi n’a pas moins, dans certains endroits, de 1500 mètres d’élévation.
Outre les races indigènes de ces régions, l’empire renferme beaucoup d’étrangers originaires du Pégou, venus là pour fuir l’oppression du gouvernement birman ; un nombre considérable d’Hindous, la plupart mahométans, et un plus grand nombre encore de Chinois et de Cochinchinois, qui viennent en Siam pour y faire leur fortune dans le commerce et les arts mécaniques, et qui, n’étant point accompagnés de leurs familles, finissent ordinairement par s’y marier et par y embrasser le culte religieux de leur patrie adoptive. On rencontre aussi quelques individus d’origine européenne, presque tous, sans exception, descendants des premiers colons portugais. Chacune de ces classes d’étrangers a un fonctionnaire chef, pris dans son sein, à qui l’on en réfère dans tous les différends.
Les Siamois se donnent le nom de Thaï, qui, dans leur langue, signifie « les libres ». Sëam est, dit-on, le même mot en langue pégouanne, et de ce mot est venu le nom que leur ont donné les Chinois, les Malais et les Européens qui, probablement, les ont connus d’abord par les Pégouans. Il y a, paraît-il, deux races de Siamois : les Thaï-Noé, ou Bas-Siamois, qui habitent la plaine ; et les Thaï-Yai, ou Siamois Supérieurs, race plus hardie et plus indépendante, laquelle, à une époque reculée, paraît s’être retirée dans les montagnes pour échapper à la servitude qui pesait sur les parties plus favorisées du territoire, de même que les anciens Bretons se sont retirés dans le pays de Galles devant leurs envahisseurs saxons.
Le Siam propre, patrie des Bas-Thaï, est une vaste plaine coupée par la rivière Ménam, qui inonde annuellement le pays et sur les bords de laquelle sont situées toutes les principales villes. En conséquence de ceci, le peuple est tellement aquatique dans ses habitudes que les maisons sont rarement situées à plus de cent ou deux cents mètres de l’eau. La ville de « Siam », dite aussi Youdra, Juthia, Sy-yo-thy-ya et Douaraouaddi, capitale du royaume, fut abandonnée après la conquête birmane, et Bankok fut choisie pour lui succéder comme étant plus rapprochée de la rivière et mieux située pour le commerce. Cette dernière ville peut passer presque pour une ville flottante. Elle a été jusqu’à ces derniers temps le siège du commerce le plus important et le plus actif de tous les ports du continent indien, au-delà du Gange. Sous une bonne direction, il n’y aurait pas de raison pour qu’elle ne devînt pour Calcutta une rivale, et même une rivale redoutable.
La valeur totale des exportations ne va pas à moins de 25 millions de francs. Les principaux articles de commerce sont le sucre, les bois de sapan, les bois de construction, l’étain, le riz, la laque, la gomme, la gomme-gutte, l’ivoire, le poivre et le coton. Le prix d’exportation du sucre est d’environ 40 centimes par kilogramme. Les principaux objets d’importation sont : les armes, les munitions, les ancres, les marchandises à la pièce, la coutellerie, la faïence et les glaces.
Le climat du Siam et son sol, dans la partie accessible à l’inondation, sont éminemment favorables à la végétation, et capables de donner toutes les riches productions qui rendent le Bengale si célèbre. Le riz est de qualité excellente et meilleur marché qu’en aucun pays du monde ; rarement il monte à plus de 2 fr. 50 les 50 kilo. On y cultive beaucoup le cocotier, et la fécondité de cet arbre est remarquable ; il donne une immense quantité d’huile, qui s’exporte à bas prix. Bankok est entourée d’une forêt d’arbres fruitiers dont les produits sont aussi variés qu’exquis ; ils surpassent ceux du Bengale, de Bombay, de Ceylan et de Java. Les fruits les plus recherchés sont ceux du manguier, du mangoustan, du durion, du lichi, l’orange et l’ananas. Il en est qui semblent de nature exotique ; ainsi le Siam paraît devoir à ses relations avec les Européens, le goyavier (psidium pomiferum) et le figuier-papia (carica-papaja) qu’on y appelle le bananier des Franks.
La culture de la canne à sucre a commencé, il y a cinquante ans environ, parmi les colons chinois, et l’exportation de ce produit excède maintenant 6 millions de kilogrammes. Les cultivateurs sont Siamois, mais les raffineurs sont exclusivement des Chinois. Le poivre, qui paraît être indigène, fournit un rendement annuel d’environ 4 millions de kilogrammes. Là-dessus, le roi de Siam en retient les deux tiers qu’il paie au cultivateur à raison de 25 francs le picul, ou 60 kilogrammes environ. Le cardamome, autre produit de la côte du Malabar, pousse dans les mêmes endroits que le poivre ; les capsules en sont trois fois plus grosses et plus belles qu’au Malabar, et la graine est très aromatique. On en trouve aussi dans les districts voisins du Cambodje et les forêts qui les produisent sont des domaines royaux sévèrement gardés. C’est une denrée fort recherchée en Chine, et sa majesté siamoise en obtient souvent 800 fr. du picul.
Les autres produits importants sont le tabac, plusieurs espèces de coton, une gomme qui ressemble au benjoin et la gomme-gutte. Cette dernière se tire d’une espèce de garciniée au moyen d’incisions faites à l’écorce. La gomme s’en échappe librement et on la recueille dans des vases suspendus aux branches à cet effet. Une fois dans ces vases, elle se durcit vite et il n’est plus besoin d’autre préparation.
Un autre produit singulier et d’une valeur fort importante, c’est celui qu’on appelle agila, aigle, ou bois d’aloès, qui se trouve sur un grand arbre forestier des régions montagneuses de l’équateur. Le Dr Roxburgh a introduit ce végétal dans le jardin botanique de Calcutta sous le nom de aquilaria agallocha. Il est de la classe des décandries et de l’ordre des monogynies. Il a une ombelle pour inflorescence, une drupe pour fruit et sa feuille est lancéolée. Ce bois poreux, odorant, vient, dit-on, d’une maladie de l’arbre, et sa présence est plus ou moins fréquente, selon le sol et le climat. Les mêmes causes lui donnent des qualités matériellement différentes ; mais le meilleur est celui qu’on trouve sur la côte orientale du golfe de Siam, à 13° 30’ latitude et au-dessous.
Le bois de sapan (sapan cæsalpinia), fort estimé pour sa couleur rouge, est un des produits les plus abondants des forêts du pays, et au point de vue de la quantité, sinon de la valeur, il forme la partie la plus considérable des exportations siamoises.
Il y a encore un grand arbre au bois rouge veiné, qu’on exporte beaucoup pour l’ébénisterie, et d’immenses forêts de teck, bois qui se consomme en grande partie dans le pays.
L’étude de la minéralogie et la géologie du Siam a été jusqu’ici tout-à-fait négligée, et le peu qu’on sait vient des rapports des indigènes plutôt que de l’exploration scientifique personnelle des voyageurs.
Ce qu’il y a de sûr, néanmoins, c’est que l’étain se rencontre dans toute la péninsule malaise. Le minerai, autant qu’on a pu s’en assurer, est toujours à l’état d’étain commun ou oxyde d’étain, et se trouve dans les terrains d’alluvions.
L’or paraît avoir une situation géognosique identique, et l’on prétend qu’à Bang-ta-pan le minerai a plus de 19 carats. Cependant toute la quantité d’or qui s’obtient ne suffit pas aux besoins du pays, à cause de l’immense prodigalité avec laquelle on l’emploie dans l’ornementation des temples et des idoles. De tous les métaux, le fer est relativement le plus abondant et, quoique les mines soient bien avant dans les terres, elles sont cependant si fécondes et si proches de la rivière qu’à Bankok la fonte ne coûte pas plus de 7 à 8 francs le picul. Le cuivre, le zinc, le plomb et l’antimoine se trouvent également dans ce pays, qui semble aussi riche en minéraux qu’il l’est en végétaux.
La zoologie du royaume de Siam n’a rien qui ne soit déjà connu. L’ours qu’on y rencontre paraît être le même que celui de Bornéo et de la péninsule malaise. Les rivières recèlent une espèce de loutre qui n’est autre probablement que la leutraseptonix. Le chien domestique, un affreux mâtin à l’oreille droite et pointue, y pullule jusqu’à devenir une véritable plaie, et là, comme partout ailleurs en Orient, il est errant et sans maître, type frappant de misère et d’abjection. On n’y connaît aucune autre variété de l’espèce canine ; quant à la race féline, on n’a remarqué que le chat ordinaire, le tigre royal et le léopard. On exporte en Chine non seulement la peau, mais, chose remarquable, les os du tigre, auxquels les Chinois attribuent des vertus médicinales.
Le Siam est considéré comme le pays des éléphants par excellence, et celui où ce pachyderme atteint son plus haut point de perfection. Bien que dans la capitale l’usage de ces animaux soit exclusivement réservé aux personnes de haut rang, on s’en sert librement dans toutes les autres parties du royaume et comme montures et comme bêtes de somme. Dans le Laos ils sont, dit-on, si communs, qu’on les emploie à porter « même les femmes et le bois de chauffage. » L’éléphant blanc, objet d’une vénération si profonde, est une variété accidentelle de l’espèce, analogue à tous égards à ce qui arrive chez les autres races d’animaux, sans en excepter la race humaine. Ce sont, purement et simplement, des albinos, avec toutes les particularités inhérentes d’ordinaire à ce produit anormal. Mais on a observé que chez ces éléphants, les organes visuels sont évidemment doués de toute leur force et qu’ils ne souffrent en aucune façon de la lumière ; la seule chose remarquable, c’est que l’iris est blanc.
En 1822, le roi de Siam possédait trois de ces animaux, circonstance considérée comme éminemment heureuse pour la prospérité de la nation. Les Siamois s’imaginent que le corps de l’éléphant blanc sert de demeure passagère à une âme en bonne et prompte voie de perfection, et, en conséquence, l’heureuse bête est traitée chez eux presque comme une royauté ; elle est surchargée de bijoux, elle a un nombreux personnel de serviteurs, et ses jours s’écoulent dans un paisible et doux farniente.
En fait de ruminants, le Siam produit la chèvre, le bœuf, le buffle, et sept espèces de daims. La vache ne donne que peu de lait ; son rôle, sous ce point de vue, appartient plutôt à la femelle du buffle ; du reste, les indigènes ignorent l’art de convertir en beurre cet utile aliment.
On paraît faire en Siam très peu de cas de la chèvre, et, quant au mouton, il y est complètement inconnu. Les singes y sont fort nombreux et semblables à ceux de tout l’archipel indien déjà décrits par les naturalistes. On a longtemps conservé dans le palais du roi de Siam deux singes blancs, objets de la curiosité générale. Ils avaient la taille d’un petit chien et étaient, sous tous les rapports, de parfaits albinos. Leurs corps étaient couverts d’une fourrure aussi blanche que la robe du lapin le plus blanc. Leurs lèvres, leurs yeux, leurs pieds avaient la pâleur inanimée de l’albinos humain, et l’ensemble de l’iris, le globe de l’œil, la fatigue qu’ils éprouvaient de la lumière, leur air gauche même, venaient encore ajouter de nouveaux points de ressemblance entre eux et cette malheureuse variété de notre espèce. Ils n’avaient presque rien de la vivacité et de la malice qui caractérise si bien la race des singes, et l’on eut dit qu’ils ne servaient dans le palais qu’à faire bonne garde auprès des éléphants blancs, pour éloigner d’eux le malin esprit. Nous ne saurions dire s’ils ont été remplacés.
Le pays est riche en reptiles et offrirait un vaste champ aux investigations de la science. Les tortues et les crocodiles sont moins nombreux dans le Ménam que dans le Gange ; mais la tortue verte abonde auprès de certaines îles du golfe, et les œufs de ce testacé, qui sont un aliment très recherché, forment une branche considérable du revenu royal. Le boa constrictor atteint en Siam l’énorme longueur de 6 à 7 mètres ; les serpents y pullulent. Parmi les nombreuses et belles espèces de lézards, on cite le fameux « gecko de Siam, » qui se rencontre aussi en abondance à Java et dans les autres îles des Indes-Orientales. Il aime les ténèbres, et le cri aigu et monotone qu’il jette dans le silence des nuits est d’une tristesse insupportable.
Le seul insecte qui mérite d’être signalé au point de vue de son utilité, c’est le Coccuslacca, qui produit la gomme qu’on appelle la gomme laque, et dont on a fait un commerce si important au Bengale durant ces derniers trente ans, depuis qu’on a découvert un procédé économique d’en obtenir une matière colorante estimée. Ce produit abonde dans les forêts du Laos, et il est infiniment supérieur à la laque du Bengale et du Pégou. On dit que dans certaines parties du Siam on élève l’insecte à laque comme on fait au Mexique du coccus-cacti, et qu’il produit une variété de cochenille non moins bonne.
Les fourmis blanches sont incommodes à l’excès. Les missionnaires français n’avaient d’autre moyen de préserver leurs livres de cette vermine que d’en vernir les tranches avec une gomme appelée « cheyram », enduit transparent comme une glace et qui résiste à la voracité de ces terribles bêtes. Heureusement, les inondations périodiques de la rivière détruisent un nombre immense d’insectes, qui autrement deviendraient presque intolérables.
b. Habitants. – Costumes. – Habitations. – Condition civile.
La taille moyenne du Siamois est d’environ un mètre soixante centimètres. Les bras sont longs, les membres inférieurs massifs, et le corps incline à l’obésité. La figure est remarquablement large et aplatie, la protubérance extraordinaire des os malaires donne au visage plutôt la coupe d’un losange que la forme ovale du beau type européen. Le nez est petit, la bouche est large et les lèvres, épaisses mais non saillantes, sont d’une couleur extrêmement vive, à cause de l’habitude constante qu’ont les Siamois de mâcher de l’arec et du bétel. Les yeux sont petits et noirs et le front est extraordinairement bas. Le teint est plus beau néanmoins qu’il ne l’est généralement par-delà le Gange. Le ton de la peau, tant soit peu jaune, se trouve encore rehaussé par l’emploi d’un cosmétique qui lui donne presque la couleur de l’or. En général, l’expression de la physionomie, au moins chez les hommes, a quelque chose de triste, de sombre et même de sinistre, en même temps que la désinvolture est lourde et la démarche disgracieuse.
Les Siamois des deux sexes s’habillent à peu près de même et portent moins d’habits qu’aucun des autres peuples même à moitié barbares de l’Orient. Leur principal vêtement est un pagne, pièce de soie ou de coton longue d’environ trois mètres, qui entoure les reins et les cuisses et est fermée par devant en laissant entièrement nus les genoux et les jambes. Par dessus ce vêtement, les gens riches portent souvent un crêpe de Chine ou un châle de l’Inde, et la seule autre partie essentielle du costume est une étroite écharpe d’à peu près deux mètres de long, qui se tourne autour de la taille ou se jette négligemment sur les épaules, de sorte que la partie supérieure du corps est très à l’aise mais fort imparfaitement couverte.
Les couleurs favorites sont brunes et foncées ; le blanc n’est porté que par les talapoinesses, secte religieuse de recluses, et par les serviteurs laïques du temple, deux sortes de gens qui ne sont guère plus respectés les uns que les autres. Le blanc est également la couleur du deuil. Hommes et femmes portent les cheveux ras, sauf sur le sommet de la tête, à partir du front, où ils ont presque deux pouces de long et se tiennent hérissés à cause du pli qu’on leur fait prendre. Le reste de la chevelure est rasé chez les hommes et seulement coupé court chez les femmes ; mais, comme le rasoir ne fait pas sa besogne très régulièrement, il est difficile en général, pour l’étranger, de distinguer les hommes des femmes.
Il n’est pas d’Européen qui mette plus de soin à entretenir ses dents blanches que n’en met le Siamois à noircir les siennes. À cet effet, dès l’âge le plus tendre, il les frotte avec une teinture indélébile, sans cependant en détruire l’émail comme les naturels de l’Archipel indien. Il ne se défigure pas non plus le corps par le tatouage, comme les Birmans et les Pégouans. Mais, ainsi que les autres Orientaux, il laisse ses ongles pousser jusqu’à une longueur incommode, et les gens de haut rang s’en mettent même d’artificiels en métal.
Les maisons sont bâties sur pilotis au-dessus de la rivière ou flottent sur des radeaux amarrés au rivage. Chaque habitation est isolée ; ce n’est à vrai dire qu’une grande boîte oblongue de bois, couverte d’un toit de feuilles de palmier. Une échelle, placée à l’extérieur, y donne accès, et à chaque maison est attaché un petit bateau pour l’usage de la famille. Ces demeures flottantes renferment les plus riches marchandises de la ville. Les objets y sont étalés sur un amphithéâtre de gradins, au bas desquels les boutiquiers sont assis sur le parquet. Les maisons consistent en un seul étage divisé en plusieurs petites pièces, parmi lesquelles on réserve celle du milieu aux dieux domestiques.
Les meubles sont rares et simples, ils se composent ordinairement de nattes sur lesquelles dorment et s’assoient les hôtes du logis ; d’une table sans pieds et ressemblant assez à un tambour ; de quelques ustensiles culinaires de fer, de cuivre ou d’étain ; de quelques vases de porcelaine ou d’argile, et de plusieurs seaux de bambous faits avec assez de soin pour que l’eau ne s’en échappe pas. Les classes aisées ont une espèce de couchette, leurs murs sont tapissés de coussins pour qu’on puisse s’y appuyer, et leurs appartements sont garnis de certains articles d’Europe tels que des lampes et des glaces, ornements qui jouissent d’une grande faveur. Mais de la population en masse on peut dire qu’elle est riche de sa pauvreté, attendu que ses besoins sont fort peu nombreux. Les Siamois se nourrissent en grande partie de riz et de poisson, et avec un ou deux centimes de chacun de ces aliments, un homme vit une journée entière.
Voici donc un pays aussi riche peut-être en ressources naturelles que l’Inde elle-même, plus favorablement situé pour les entreprises commerciales, et qui cependant est habité par un peuple qui vit dans ce que nous appellerions une misère abjecte. Il y a deux siècles au moins, la nation siamoise avait fait quelques progrès dans la voie de la civilisation ; mais les développements de sa puissance ont été depuis tellement faibles et lents que les descriptions que La Loubère et autres ont faites, au XVIIe siècle, du royaume de Siam et des Siamois, ne diffèrent qu’en fort peu de choses de celles qu’ont fournies les voyageurs du siècle présent.
Ce n’est point une nation errant par les monts et les plaines dans la rudesse sauvage d’une vie sans frein ni loi ; ce n’est point non plus une réunion d’hommes qui, ayant la conscience de leur force, secouent les vieux langes de la barbarie et recherchent avec ardeur les bienfaits de l’ordre social et de la civilisation : c’est tout simplement un peuple doux, inoffensif, suffisamment intelligent, organisé en société, et, malgré cela, tenu de génération en génération dans un état d’enfance, coulant ses jours au sein des puérilités les plus sottes, obéissant au bon ordre par crainte du bâton, et incapable de concevoir le rêve d’une indépendance civile et intellectuelle qui le mènerait à une position plus heureuse.
Nous allons rechercher les institutions civiles et religieuses au moyen desquelles cet état de choses s’est maintenu, ainsi que les mœurs et les coutumes singulières qui en sont nées. Nous tâcherons en même temps d’examiner jusqu’à quel point il serait possible d’espérer relâcher ces liens funestes, et ce qu’il y aurait à faire pour faciliter une émancipation physique et morale si désirable à tous égards.
c. Gouvernement. – Institutions civiles. – Commerce. – Revenu.
La constitution politique du royaume de Siam est le despotisme pur. Il n’existe ni aristocratie héréditaire, ni assemblée législative d’aucune espèce pour circonscrire l’autorité ni contrôler les actes du monarque. Il y a bien une noblesse, mais à part quelques exceptions dans les provinces éloignées, cette noblesse ne résulte que de certaines charges dans les plaisirs du roi, et elle expire avec l’emploi auquel elle est attachée. Il y a aussi des lois ; mais ce sont les lois du roi, et non pas celles du pays. Il arrive même souvent qu’un nouveau souverain, à son avènement au trône, donne une nouvelle édition du code avec tous les changements arbitraires qu’il juge convenable d’y introduire. La monarchie n’existe pas pour le peuple, c’est le peuple qui existe pour la monarchie. Le roi est le maître absolu des biens, de la liberté, et même de la vie de ses sujets. L’inévitable résultat de ceci, c’est la compression et la mort de toute espèce de progrès, car quel homme songerait à donner l’essor à son industrie ou à son génie, quand il sait qu’un gouvernement rapace en peut confisquer les résultats, et qu’il sera, lui-même, la victime de ses peines ? Plus un individu est obscur et moins il est connu de son souverain, plus il a de chance de liberté et de richesse.
Un des traits les plus odieux du gouvernement siamois, c’est la fréquente application des châtiments corporels. Le bâton est le grand redresseur de tous les maux moraux, sociaux ou politiques. Les plus grands officiers du royaume sont justiciables du bâton, comme des enfants, sur l’ordre du monarque, et chaque officier supérieur a semblable pouvoir sur ses subordonnés. L’opinion publique est tellement accoutumée à ce genre de justice distributive qu’elle n’attache aucune infamie à la peine une fois subie, et un dignitaire de l’État reprend ses fonctions, après un châtiment pareil, comme si de rien n’était.
La personne du roi de Siam est spécialement sacrée. On sait qu’il est des dévots fervents qui ne prononcent jamais le nom de la Divinité sans s’incliner. Eh bien ! les mœurs siamoises vont plus loin, et l’on commande un tel respect pour la majesté terrestre, qu’il est interdit de prononcer jamais le nom du prince. Il ne faut pas non plus s’informer de sa santé ; cela laisserait supposer que les infirmités physiques lui sont communes avec le reste des hommes. Durant sa vie, la qualité d’héritier du trône n’existe pas, car « imaginer la mort du roi », même dans le sens propre du mot, serait un crime de haute trahison. On se prosterne en sa présence, et les discours, qu’on lui adresse sont toujours précédés d’un préambule dans le genre de celui-ci : « Très haut seigneur, souverain des princes, que le maître des existences marche sur la tête de son esclave qui, ici prosterné pour recevoir la poussière dorée de ses pieds divins, lui fait humblement savoir qu’il a quelque chose à lui soumettre. »
Le trait le plus important du gouvernement, c’est la conscription qui pèse sur l’universalité des individus, conscription d’après laquelle tout homme au-dessus de vingt ans est personnellement astreint, pendant quatre mois de l’année, à servir le roi soit comme soldat, soit comme employé civil. On peut le forcer aux fonctions les plus serviles du palais, il n’y a pas de dispense possible. Les personnes exemptées du service sont les talapoins ou prêtres, la population chinoise qui, en revanche, paie à cet effet une capitation, les esclaves en général, et tout homme ayant trois fils en âge de servir. Anciennement, au lieu de quatre mois, ce service forcé était de six mois ; c’est ce dernier chiffre que donnent les auteurs français de la fin du XVIIe siècle.
Toute la population, ainsi enrôlée au service de l’État, se divise en deux classes appelées l’une division de droite, l’autre division de gauche. Ces deux divisions principales sont, à leur tour, subdivisées en compagnies de mille, de cent et de dix hommes, commandées chacune par un officier qui prend son rang et son titre du nombre de personnes placées sous ses ordres.
Tous les rois de Siam ont l’habitude de donner audience à leurs principaux officiers soir et matin à dix heures. Dans ces réceptions le prince fait à chacun d’eux quelques questions touchant leurs départements respectifs, et décide sur l’heure les quelques points simples et faciles qui lui sont soumis. Parfois il les examine sur leur science du livre appelé Pra-Tam-Ra où sont expliqués les devoirs de chacun, et il fait châtier ceux dont les réponses laissent à désirer. S’il arrive qu’il se tienne quelque chose comme un conseil, les ministres s’appliquent infiniment plus à découvrir le sentiment du roi qu’à exprimer le leur, car ils courent le risque d’être punis en différant d’avis avec Sa Majesté.
Comme à tout officier public appartient le droit d’infliger une peine sommaire à tous ses subordonnés, en revanche on le rend souvent responsable de leurs fautes ; c’est ainsi que, fréquemment, les parents partagent le châtiment infligé à leurs enfants pour ne pas les avoir mieux élevés. La Loubère a vu un officier obligé de porter trois jours à son cou la tête d’un homme qui avait commis un crime capital : la faute de l’officier n’était autre que d’avoir eu le criminel sous sa juridiction et de ne pas l’avoir surveillé plus attentivement. Espérons que cette peine a disparu du code siamois.
La délation, cet acte odieux, est imposée à tous sous les peines les plus sévères. Quiconque a vu commettre un crime est forcé, pour sa propre sûreté, d’aller dénoncer le coupable, parce que si le fait arrive à la connaissance d’une autre personne qui le révèle, on punit le témoin qui a gardé le silence. Le roi entretient d’ailleurs un grand nombre d’espions, qui sont interrogés séparément sur tout ce qu’ils observent ; ce qui n’empêche pas Sa Majesté d’être trompée, car le grand but des courtisans est de faire que le prince soit toujours content, et, à cette fin, toute vérité désagréable lui est soigneusement cachée tant qu’il y a chance de le faire avec impunité.
L’idée de grandeur dans un monarque siamois n’est pas d’être terrible pour ses ennemis, mais bien pour ses sujets, et comme un gouvernement aussi arbitraire et aussi injuste ne peut raisonnablement avoir confiance en ses administrés, on dirait qu’il existe en Siam une crainte perpétuelle d’insurrection et de révolution. Telle est la seule explication à donner de la terreur panique et de la défiance qu’a toujours causées la présence de visiteurs européens. Elle n’est pas sans raison, car il y a peu d’affection dans le peuple pour la personne du souverain. On le considère bien, il est vrai, comme le fils adoptif du Ciel, on lui accorde bien une âme céleste ; mais si, par hasard, quelques-uns de ses sujets tentent de secouer le joug et en appellent à la révolte, le reste peut croire aisément que la faveur céleste est passée du roi aux rebelles. L’autorité à laquelle tout le monde semble s’en rapporter, c’est celle qui repose dans le sceau royal, et l’on obéit à quiconque porte cette empreinte, sans s’inquiéter beaucoup de la personne qui la tient. Le monarque le comprend parfaitement, aussi ne laisse-t-il jamais un seul instant, en d’autres mains que les siennes, ce précieux instrument de puissance.
Le palais a trois enceintes extrêmement distantes les unes des autres. Aucune arme ne peut franchir la première, et telle est la défiance continuelle, que même les gardes-du-corps du souverain sont désarmés. Excepté les heures consacrées aux conseils dont nous avons parlé, le roi passe tout son temps dans son palais au milieu de ses femmes et de ses prêtres. Tous les officiers des appartements privés sont des femmes ; ce sont elles qui habillent et déshabillent le roi, qui apprêtent ses aliments et qui le servent à table. Il y a nonobstant des fournisseurs qui apportent les provisions et les délivrent aux eunuques, lesquels, à leur tour, les transmettent aux femmes. Il y a aussi des officiers mâles de la garde-robe ; parmi eux, le plus haut gradé est celui qui touche le chapeau du roi.
Les revenus du gouvernement siamois viennent des différentes sources que voici : – impôt sur les spiritueux qu’on distille du riz dans tout le royaume, et qui se monte annuellement à 1.500.000 francs environ ; – impôt sur les maisons de jeux, qui donne un total à peu près pareil ; – impôt sur la pêche dans la rivière du Menam, qui rapporte environ 200.000 fr. ; – impôt sur les boutiques, mesure basée sur un arbitraire grossier, produisant environ 400.000 fr. Il y a en outre certains profits sur le commerce et les douanes, un impôt sur les arbres fruitiers, un impôt foncier, les corvées, une capitation sur les Chinois, et des tributs.
Le roi est à la fois monopoleur et trafiquant. Sur certains produits, comme l’étain, l’ivoire, le cardarmone, le bois d’aigle, le bois de sapan, la gomme-gutte, les nids de salangane et les œufs de tortue verte, il prélève un droit exclusif ; sur d’autres denrées, comme le sucre et le poivre, il exerce une influence arbitraire pour en obtenir autant qu’il veut au prix qu’il lui plaît ; sur plusieurs autres, il se contente d’un impôt en argent ou d’une contribution en nature.
Quant aux importations, chaque fois qu’il arrive un navire, les officiers du gouvernement choisissent dans la cargaison un lot considérable des articles de l’écoulement le plus facile, et ils les taxent ensuite aux prix qu’ils en veulent obtenir. Il est défendu à tout marchand, sous peine d’une lourde amende ou d’un châtiment corporel, de faire des offres pour les marchandises jusqu’à ce que les agents de la couronne aient ce qu’ils désirent. La réciproque a également lieu pour le marchand étranger, quand il s’agit d’exportation. Les officiers du gouvernement achètent les marchandises à bas prix et les vendent à l’exportateur à des conditions arbitraires.2 Seuls, les résidents chinois, grâce à leur nombre et à leur influence, se sont affranchis de cette difficulté, et naturellement leur commerce s’en est accru et prospère.
Les indigènes ont aussi peur de la mer que les anciens Persans, et dussent-ils y trouver de l’avantage, il est peu probable qu’ils voulussent se hasarder dans des spéculations à l’étranger. Toujours est-il que cette intervention arbitraire du gouvernement dans les affaires commerciales a été le grand et le seul obstacle au commerce européen dans le Siam, car les droits ne sont pas lourds, le pays abonde en productions favorables au commerce étranger, et la propriété y est suffisamment sûre.