Les phares - Charles Le Goffic - E-Book

Les phares E-Book

Charles Le Goffic

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Beschreibung

Ce livre traite de l’histoire des phares.
Si nous sommes redevables à l’antiquité de l’invention des phares, si Alexandrie posséda le premier phare connu, en attendant que l’empire romain, de promontoire en promontoire, illuminât de ses bûchers toute la Mer Intérieure ; s’il n’est point sûr enfin que notre Cordouan soit l’aîné ni même le contemporain de la fameuse lanterne de Gênes, c’est vraiment la France qui, après les grandes guerres de la Révolution et de l’Empire, prit l’initiative des nouveaux arts de la lumière et de leur application au salut de la vie humaine. « Armée du rayon de Fresnel, elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entrecroisent leurs lueurs, les pénètrent l’une par l’autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers. »


À PROPOS DES AUTEURS

Charles Le Goffic, né le 14 juillet 1863 à Lannion où il est mort le 12 février 1932, est un poète, romancier et critique littéraire français dont l'œuvre célèbre la Bretagne.

Guillaume Louis Figuier, né le 15 février 1819 à Montpellier et mort le 8 novembre 1894 à Paris 9e, est un écrivain et vulgarisateur scientifique français.

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Les Phares

Les Phares

Origine et histoire des tours de feu

Première partie

À la découverte des phares{1}.

Pour prendre contact avec les phares, le tertre du Rosédo, dans l’île de Bréhat, est une assiette incomparable. Le cercle d’horizon qu’on embrasse de ce tertre n’est pas seulement un des plus vastes qui soient, c’en est aussi un des plus mouvementés. Même par temps calme, aux traînées de bile qui strient la mer, aux remous qui tremblent sur les hauts-fonds, à la rapidité des courants, et plus encore à ces déchirures violentes du littoral, à ces longues chaînes d’écueils qui crèvent de tous côtés la nappe marine et qui sont comme les défenses avancées de la terre vers le large, on sent une hostilité latente, l’antagonisme mystérieux de deux éléments.

Vainement on chercherait là ces grandes zones mitoyennes de sable ou de tangue qui forment ailleurs la transition, le moelleux tapis de rencontre entre la mer et la terre. Les deux éléments sont restés aux prises. La mer a fini par l’emporter ; mais sa victoire est encore incomplète, et le conflit se prolonge sourdement. Tout le littoral, de Paimpol à l’embouchure du Guer, n’est qu’un chaos de roches gigantesques, jetées les unes sur les autres et qu’un miracle tient en équilibre, une architecture de cauchemar qui ressemblerait, suivant l’expression d’Hugo, à de la tempête pétrifiée. En quelques recoins seulement, que leur exposition défend contre les rudes surprises du « norouât, » aux tournans des fleuves côtiers, dans les failles profondes des étangs à mer, la nature s’humanise, le granit s’attendrit, la « douceur bretonne » reprend ses droits, et l’œil, soudainement reposé, nage sur une mince et grasse coulée de velours vert, s’accroche, entre deux échines de porphyre noir, à l’enchevêtrement d’une flore insoupçonnée de fuchsias, de chênes-lièges, de figuiers et de myrtes arborescents. Dans Bréhat même, rien n’égale la splendeur du rivage méridional, avec ses rochers rouges panachés de pins sylvestres, trempant dans une mer dont la baie d’Antibes pourrait jalouser l’indigo. Mais la partie nord, balayée par les vents, est d’une sauvagerie absolue : il n’y vient que des pierres et des brousses rases couleur de rouille, où s’abattent à l’automne les vols criards des étourneaux. Les fortes marées d’équinoxe, désagrégeant l’argile, enlèvent d’un seul coup d’énormes pans de falaise. Il n’est même pas besoin de ces marées ; le duel se poursuit jusque par beau temps. La mer est là ; on la sent à de soudains tressaillements du sol. Tandis que vous la croyiez inactive, elle poussait au pied de la falaise quelque sape profonde, achevait entre deux syzygies, de ses petites lames aiguës, l’affouillement d’une assise. La côte, avec son prolongement sous-marin, sur une aire de dix lieues, n’est ainsi qu’un grand champ de bataille toujours disputé et dont il émerge encore, à plus de trente milles au large, des débris de continents mal ensevelis :

Etré Pempoul a Lokémo,

Ema gvvélé an Anko…

« Entre Paimpol et Locquémau, dit un proverbe breton, là est le lit de la mort. »

Durs parages pour la navigation ! Le balisage et l’éclairage, avec une louable persévérance, depuis soixante ans travaillent à en atténuer les périls. Dix phares principaux ont été construits aux endroits les plus exposés. Quand le crépuscule descend sur la mer, ils s’allument tous en même temps. Au point extrême de l’horizon, dans le nord-ouest, les Roches-Douvres dardent un long éclat blanc. Moins puissant, le phare de Lost-Pic, sur les Metz de Goëlo, dans ses occultations d’une seconde simule un œil qui clignote. Porz-Don, à l’entrée de Paimpol, le Paon, au nord de Bréhat, Janus riverains, ont deux secteurs, selon l’alignement où on les prend du large, rouge à tribord, blanc à bâbord. La Corne est verte, du vert aigu des prunelles qui ont longtemps regardé la mer. Les Sept-Îles, la Croix, la Horaine, se renvoient leurs feux amis, laiteux effluves que traverse, par moments, la violente fusée pourpre des Triagoz. Et voici le foyer suprême, l’étoile merveilleuse entre toutes, le phare des Héaux, grand cierge de granit dressé à plus de quarante-huit mètres sur l’abîme, au point le plus exposé de la côte, et qui semble le chef de chœur, l’éblouissante Alcyone de cette pléiade marine.

Pour l’observateur placé sur le tertre du Rosédo, ces dix feux sont visibles à la fois : ils font autour de lui une couronne de lumières, pareille à ces couronnes d’étoiles dont les peintres religieux nimbent le visage de Marie. La nuit dissimule les tours qui les portent. On ne voit du phare que son émeraude, le merveilleux rubis, ou la goutte de clarté blanche suspendue à son front ; on ne se rendra compte que plus tard de l’énorme effort, du capital d’énergie et de patience qu’il a fallu mettre en œuvre pour cristalliser cette perle, cette émeraude ou ce rubis. Dans l’aube grandissante, les feux s’apâliront : la tour surgira, pointera comme une dague au dernier plan de l’horizon. Plus rapprochée, on distinguera ses soubassements, son armature, sa ligne. Telle de ces tours est de métal clair : un bulbe de verre se renfle à l’extrémité de sa tige ; telle autre, carrée, massive, aux créneaux gothiques, ne serait-elle pas ce château de la mer où l’on dit que Morgane accoude sa rêverie ? Et celle-ci, frêle monolithe qu’étaye un trépied à large évaseraient, n’a-t-elle point tenté quelque stylite des nouveaux âges ? Les phares sont habités en effet. C’est peu que l’effort humain ait planté sur l’abîme ces robustes chandeliers de granit ou de tôle : l’abîme a des retours imprévus, de soudaines et inquiétantes révoltes. Sur la flamme près de s’éteindre un esprit veille : plus qu’un esprit, une conscience. Conscience toujours présente, encore que voilée à tous les yeux, et de qui le phare, seul visible sur l’horizon, a fini par emprunter dans l’imagination populaire une sorte de vie supérieure et, comme dit Esquiros, un caractère presque sacré.

I

Si nous sommes redevables à l’antiquité de l’invention des phares, si Alexandrie posséda le premier phare connu, en attendant que l’empire romain, de promontoire en promontoire, illuminât de ses bûchers toute la Mer Intérieure ; s’il n’est point sûr enfin que notre Cordouan soit l’aîné ni même le contemporain de la fameuse lanterne de Gênes, c’est vraiment la France qui, après les grandes guerres de la Révolution et de l’Empire, prit l’initiative des nouveaux arts de la lumière et de leur application au salut de la vie humaine. « Armée du rayon de Fresnel, elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entrecroisent leurs lueurs, les pénètrent l’une par l’autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers. »

Il faut songer qu’en 1789 on comptait à peine dans toute l’Europe une vingtaine de phares, et quelques-uns seulement pourvus de lampes à réflecteurs. Le nombre des feux français était déjà de 30 en 1817 (10 grands phares et 20 fanaux). Il était de 59 à la fin de la Restauration ; de 169 (dont 37 de premier ordre) en 1858 ; de 690, y compris l’Algérie et la Tunisie, au 1er janvier 1895. Dès 1819, Fresnel substituait aux anciens réflecteurs paraboliques ses lentilles grossissantes à échelons ; Argand, Quinquet, Carcel, apportaient aux lampes d’ingénieux perfectionnements. L’année 1863 voyait la première application, au phare de la Hève, des éblouissantes clartés de l’arc voltaïque. L’intensité lumineuse du nouvel appareil, qui atteignait primitivement 6 000 becs Carcel, passait, en 1881, au phare de Planier, à 127000 becs. M. Allard inspecteur général des ponts et chaussées, obtenait peu après à Barfleur, à Ouessant et à Belle-Isle une intensité de 900000 becs. Ce dernier chiffre semblait un maximum. On pensait s’y arrêter, quand M. Bourdelle, en imaginant de ramener à quatre les lentilles de réfraction, sextupla d’un coup, au phare de la Hève, le rendement de l’appareil focal.

L’éclairage, en bien des cas, n’est cependant qu’une partie de la science des phares. La physique ici doit porter sur la mécanique : il faut une base résistante à ces puissants foyers lumineux, suspendus quelquefois à 70 et 80 mètres de haut. Rien de plus aisé, quand le problème se pose sur le continent. Quand il se pose en pleine mer, dans le grand vent et la houle, sur des écueils de quelques pieds carrés, c’est une autre affaire. Fonder l’absolue solidité dans l’élément le plus instable, dans l’agitation perpétuelle, telle est la donnée à résoudre, et ce n’est point trop, pour y réussir, de toutes les ressources de la construction moderne. Elle y parvient, mais à quel prix ! Ne sortons point de France. Laissons de côté les phares méditerranéens de pleine mer, bâtis pour la plupart sur des îles d’une certaine étendue (phares du Titan, de Porquerolles, du Grand-Ribaud, du Grand-Rouveau, etc…). Planier même, sur son écueil, reste accessible, de bonne composition. Le roc, ici, est presque à ras de mer ; mais la Méditerranée n’y a pas les brusques mouvements de bascule, les profondes poussées équinoxiales de l’Atlantique et de la Manche. Le plateau n’est jamais couvert ; les chantiers y pouvaient être établis à demeure ; la construction n’a subi aucun temps d’arrêt ; nul besoin de surélever les logements des gardiens et la chambre des machines : un mur suffit à les garantir des lames.

L’Atlantique et la Manche ignorent ces complaisances. Les pointes de roches avancées, où l’on a dû bâtir certains phares de grand atterrage, ne découvrent qu’au jusant. Impossible d’y ouvrir un chantier ; les matériaux et le personnel sont apportés chaque jour du continent. Il faut attendre, pour prendre possession du roc, que les assises de la construction aient dépassé le niveau des hautes mers. Aux Grands Cardinaux, petite roche de l’archipel de Groug-Guès, la violence des lames et du ressac ne permettait point l’accostage par temps calme et jusant : on dut mouiller des bouées à une distance suffisante de la roche. Les embarcations s’amarraient sur ces bouées et, pour décharger les matériaux, empruntaient le croc d’une itague, dont le filin, après avoir passé sous une poulie de l’échafaudage provisoire, communiquait avec un treuil fixé sur la roche. Au raz de Sein, sur la Vieille, où les courants atteignent sept milles à l’heure dans les petites marées de mortes eaux et dix milles dans les grandes de vives eaux, l’accostage semblait encore plus malaisé. De pareils courants de masse, troublés par les formes accidentées des fonds, contribuent puissamment à l’agitation de la mer. Un premier projet pour l’érection d’un phare à cet endroit fut présenté en 1872. On n’osa y donner suite. Les études furent reprises en 1879. « Contrairement à ce qu’on croyait, dit le rapport du service des phares, on constata que la roche produisait un remous sensible dans les courants de marée, surtout pendant le flot ; que, grâce à ce remous, la tenue d’une chaloupe de charge le long de la roche était possible, même dans les vives eaux, par mer belle. » De forts organeaux furent scellés dans le roc et quelques massifs de maçonnerie améliorèrent l’accostage nord-est. Les travaux commencèrent au printemps de 1882. Ouvriers et conducteurs venaient de Sein sur le baliseur, avec les matériaux et les canots d’accostage : la tour fut terminée en 1887 et le nouveau feu allumé le 15 septembre. Aux Triagoz, moins exposés, la difficulté était autre : une roche accore, la terre à vingt et un kilomètres de distance. Aux Heaux, le grain de la roche s’effritait. On avisa enfin deux aiguilles de porphyre noir résistant et l’on établit de l’une à l’autre une plate-forme en maçonnerie dépassant de quatre mètres le niveau des hautes mers. Un abri provisoire y fut installé pour les ouvriers ; mais l’espace était trop restreint. Les hamacs se touchaient ; le scorbut fit rage. Pour enrayer l’épidémie, on soumit les ouvriers à un régime spécial : la boisson et les vivres furent rationnés, fournis par une cantine sévèrement tenue. Chaque matin, les hamacs étaient exposés à l’air ; chaque semaine, les logements étaient blanchis à la chaux ; chaque semaine aussi, les hommes devaient prendre un bain. Mais, plus encore qu’avec la maladie, il fallait compter avec la mer. On ne pouvait travailler qu’aux dernières heures du jusant. Le flot était annoncé par une cloche. Précaution justifiée, tant sa surprise est brusque ! Le flot, sur ce point, en six heures, fait monter la mer de quarante pieds. Bien souvent les retardataires faillirent être noyés. L’événement le plus grave se passa au commencement de la campagne de 1863 : mâts de charge et treuils étaient en place et l’on se préparait à poser la première pierre, quand un coup de mer balaya tout, emporta quatre ouvriers, blessa les autres. Les marins, qui n’avaient jamais cru à la possibilité des travaux, hochaient la tête. La ténacité des ingénieurs fut plus forte : les travaux reprirent. L’érection de la partie sous-marine de la construction, en massif plein, put être achevée. On avait désormais une base stable, et, sur cette base, la svelte et fine colonne se dressa tout d’une pièce à quarante-huit mètres de haut. Cette unité extraordinaire pour le temps avait été obtenue au moyen de granits taillés et encastrés l’un dans l’autre ; chaque pierre mord dans les pierres qui l’entourent : le phare n’est ainsi qu’un bloc unique. Et s’il arrive que, dans les grandes tempêtes, ce bloc oscille, tangue comme un navire à la lame, si les vases à huile présentent quelquefois, dans la lanterne, une variation de plus d’un pouce, d’où M. de Quatrefages concluait un peu légèrement que le sommet de la tour décrit alors un arc de près d’un mètre d’étendue, cette flexibilité n’a rien d’inquiétant et semblerait plutôt un gage de durée. La même oscillation se retrouve dans certains phares en tôle, dont les meilleurs types sont à la Nouvelle-Calédonie et aux Roches-Douvres, et qui ont à peu près la hauteur des Héaux. Ces phares reposent sur un massif plein de quatre mètres d’élévation et de onze mètres de diamètre. On pensait que leur construction serait moins onéreuse, moins pénible aussi, que celle des phares en granit. L’expérience a démontré le contraire. C’est ainsi qu’aux Roches-Douvres, le transport et le montage des pièces du phare ont coûté plus cher que le phare (262000 francs contre 258000). Même déception à la Guyane, où l’on essayait un autre type de phare en tôle, avec tube central et piliers extérieurs de petit diamètre reliés entre eux par des entretoises et des tirants en fer forgé, type analogue à ceux de l’embouchure de l’Ebre et de Pater-Noster (Suède). Les difficultés de l’accostage expliquent cette surélévation de la main-d’œuvre. « Plus d’une fois, écrivait M. Vivian, conducteur des ponts et chaussées à Cayenne, il a fallu, pour établir un va-et-vient de débarquement, que des hommes robustes et courageux se missent résolument à la mer et portassent une amarre à la nage. Le risque d’être brisé sur les rochers n’était pas le moindre, car, comme à la barre du Sénégal, les squales abondent dans ces parages. Le ressac et les remous rendaient la navigation très pénible ; plus d’un de nos hommes en sortit blessé, et tous y ont joué leur vie. »

Là, comme ailleurs, à force de patience, de foi tenace chez nos ingénieurs, de dévouement dans le personnel des ponts et chaussées, on triompha des obstacles. Mais où ce dévouement et cette foi furent vraiment mis à l’épreuve comme ils ne l’avaient jamais encore été, ce fut pour la construction du phare d’Armen. Armen, Madiou et Schomeur sont trois roches extrêmes de la chaussée de Sein. Les courants y portent à raison de neuf nœuds à l’heure et, par surcroît, ce sont des courants de dérive. Madiou et Schomeur découvrent à peine, même au bas de l’eau ; d’Armen on voit confusément une sorte de tête camuse, de mufle aplati et blafard qui plonge et qui reparaît entre les lames. Ce qui s’est perdu de navires sur Schomeur, sur Madiou et sur Armen est incalculable. Ces trois bandits de la mer, à la pointe avancée du vieux continent, s’entendaient, dans une association ténébreuse, pour les plus sombres assassinats. Comme le fameux écueil des Hanois et plus encore que lui, ils ont fait, pendant des siècles, « toutes les mauvaises actions que peut faire un rocher. » Le lit de la mer autour d’eux est un vaste cimetière ; c’est le nom que lui donnent toujours les pêcheurs de Sein : ar Veret. L’idée de placer là un phare, de sceller un flambeau sur ce trio d’assassins, fut souvent agitée. On reculait devant la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité de l’entreprise. Les études furent commencées cependant ; l’exécution décidée (1867), mais on n’osait croire à son succès. « Dès qu’il y avait chance d’accoster, raconte un des ingénieurs qui conduisaient les travaux, on voyait accourir des bateaux de pêche. Deux hommes de chacun d’eux descendaient sur la roche, munis de leur ceinture de sauvetage, se couchaient sur elle, s’y cramponnant d’une main, tenant de l’autre un fleuret ou un marteau et travaillant avec une activité fébrile, incessamment couverts par la lame qui déferlait par-dessus leurs têtes. Si l’un d’eux était entraîné par la violence du courant, sa ceinture le soutenait et une embarcation allait le reprendre pour le ramener au travail. » À la fin de la campagne, on avait pu accoster sept fois, faire en tout huit heures de travail ; quinze trous étaient percés sur les points les plus élevés. L’année suivante, on accosta seize fois et on travailla dix-huit heures ; des crampons furent fixés au roc. Grand pas vers le succès ! « La construction proprement dite est de 1869, raconte l’ingénieur que nous venons de citer. Il fallait une prise des plus rapides, car on travaillait au milieu des lames arrachant parfois de la main de l’ouvrier la pierre qu’il se disposait à mettre en place. Un marin expérimenté, adossé contre un des pitons du rocher, était au guet, et l’on se hâtait de maçonner quand il annonçait une accalmie, de se cramponner quand il prédisait l’arrivée d’une grosse lame. Les ouvriers, l’ingénieur, le conducteur, qui encourageaient toujours les travailleurs par leur présence, étaient munis de ceintures fournies par la Société de sauvetage et d’espadrilles destinées à prévenir les glissements. » À la fin de cette troisième campagne, on avait exécuté 25 mètres cubes de maçonnerie, que l’on retrouva intacts l’année suivante. En 1870, on accoste huit fois, on passe sur la roche 18 heures 5 minutes ; en 1871, on accoste douze fois et l’on travaille 22 heures ; en 1872, 114mc,50 étaient en place et la dépense montait déjà à 135 336 francs. Le phare d’Armen put enfin être inauguré en 1881. Son feu porte à vingt milles, et c’est le dernier qu’on aperçoive en quittant l’Europe. Il a coûté au total 942 200 francs, soit 1 025 francs par mètre cube de maçonnerie et, si ce prix est inférieur encore à celui de certains phares anglais de grand atterrage, on peut noter qu’il est presque supérieur de moitié à celui du phare des Berges d’Olonne, le second de nos phares comme chiffre de revient et où le mètre cube de maçonnerie n’a pourtant coûté que 552 francs.

Où il y a roc, il y a prise. Mais le danger peut venir d’ailleurs, surtout dans les rades foraines, mamelonnées de bancs de sable et de tangue, et à l’entrée de certains ports dont les chenaux se déplacent brusquement aux équinoxes. Cette instabilité n’est point pour aider aux constructions sur assises. Nous n’avons point en France de ces phares flottants, qui tiennent de la tour et de la bouée, et dont l’invention est due à un Anglais, M. Herbert, — et c’est peut-être que le système, séduisant en théorie, laisse fort à désirer dans la pratique. Le relèvement des chenaux et des bancs est assuré chez nous par des bateaux-feux. Ce sont de grands pontons en bois d’une forme donnée pour présenter la plus grande somme de résistance au vent et aux vagues, et qu’on affourche solidement aux points dangereux de la côte. Il y a généralement deux feux par ponton, l’un blanc, l’autre rouge ou à éclipse, fixés à chaque mât par de grosses boules treillissées qu’on abaisse ou qu’on hisse à commandement. La première application qui ait été faite chez nous de ces bateaux-feux remonte à l’année 1860. Les bancs de Calais, de By et de Mapon, à l’embouchure de la Gironde, furent les premiers éclairés par des pontons lumineux. Puis, ce fut le tour des bancs du Snouw et du Dick aux abords de Dunkerque (1863), du plateau des Minquiers (1864), et du plateau de Rochebonne (1865). En 1869, on installe, au large des bancs de Flandre, le feu flottant de Ruytingen et, en 1870, celui du Grand-Banc, à l’embouchure de la Gironde. Hormis le Ruytingen et le Snouw, tous ces feux étaient fixes blancs. Mais déjà, à la date du 22 mars 1892, il avait fallu renouveler les pontons du Dyck et du Ruytingen et songer à la réfection des autres bateaux-feux, dont le délabrement inquiétait la commission des phares. Cette commission jugea que les pontons des Minquiers et de Rochebonne, « qui signalaient simplement un danger dans l’intérêt presque exclusif de la pêche, » et ceux de la Gironde, « dont les indications se bornaient à définir des alignements faciles à indiquer par d’autres moyens moins dispendieux, » pouvaient être supprimés et remplacés par un certain nombre de bouées lumineuses « convenablement disposées et caractérisées. » La construction d’un bateau-feu coûte en effet de 100 à 150000 francs ; l’entretien de l’équipage passe quelquefois 20000 francs. Restaient les pontons du Dyck et du Ruytingen, que la commission proposait de conserver « comme feux destinés à l’atterrage, en les munissant d’appareils à éclat d’une puissance de 1 200 becs Carcel, trente fois plus grande que celle des anciens feux, laquelle était moyennement de 40 becs. » Le Dyck et le Ruytingen reçurent les perfectionnements indiqués. Le Ruytingen fut pourvu par surcroît d’une sirène de brume actionnée à l’air comprimé ; les frais de réfection et d’installation de ce ponton, le mieux outillé de la côte, montèrent à 300000 francs. Pleine satisfaction était donnée sur ce point aux vœux de la commission. Mais le service des phares ne crut pas devoir adopter immédiatement le second vœu des enquêteurs, tendant au déclassement des bateaux-feux du Grand-Banc, de Calais, de By, de Mapon et de Rochebonne. Seul le ponton des Minquiers fut supprimé et remplacé par un cordon de bouées lumineuses. Les autres bateaux-feux, suivant l’État d’éclairage des côtes de France et d’Algérie dressé au 1er janvier 1895, étaient maintenus dans leur ancienne condition.

II

Le phare est allumé. De lourdes nuées traînent dans le vent qui monte. Que sera la nuit ? Le baromètre baisse ; la mer stagne, comme figée : mauvais signe ! Sous ce marbre noir, veiné par places de blancheurs équivoques, on sent une colère qui couve. Et cependant, à la barre, le pilote ne fut jamais plus calme, plus confiant : cette longue clarté sinueuse, ce ruban de lumière que le phare déroule jusqu’à lui, c’est la magique, la mouvante passerelle qui mène de l’abîme au port, du danger au salut, qui court chercher le navire aux confins de l’horizon visible, s’attache à lui, ne le quitte que rendu et en sûreté, ou après l’avoir remis sur une autre voie toute pareille, toute d’or comme elle, au carrefour que fait sa flamme avec la flamme d’un autre phare…

« Qui voit le phare, — fini son quart, » dit un proverbe marin, c’est-à-dire fini son danger, finis ses angoisses et ses doutes. Ce mot même de phare dégage je ne sais quel prestige. Il est éclatant et bref. La poésie lui a fait un sort : elle le prend pour signifier tout ce qui luit, tout ce qui guide, tout ce qui sauve. Michelet saluait dans les phares les bons génies des marins. Il n’était pas loin, comme Esquiros, de leur reconnaître une personnalité morale, une conscience. À ses heures de lyrisme, il les interpellait : « Ah ! Cordouan, Cordouan, ne sauras-tu donc, blanc fantôme, nous amener que des orages ! » Le pêcheur côtier, le marin du commerce, ont un peu de cette attitude devant les phares : ils ne se résignent pas à les traiter comme des choses ; ils leur prêtent des sentiments, une âme, presque un caractère distinctif, parlent d’eux comme de gens qu’on coudoie, qui sont de vos relations. À Marseille, comme je demandais à un marin le nom d’un feu éloigné, tout à l’entrée de la passe : « C’est Planier, monsieur, me dit-il ; Planier, un b… comme il n’y en a pas beaucoup ! » Dans la grande navigation, quand, après de longs jours de mer, l’homme de vigie dans la hune signale le premier feu d’atterrage, tout le navire est en émoi : la cloche sonne au bossoir ; on hisse le drapeau ; les hommes se précipitent à l’avant, s’embrassent, pleurent, pétrissent fiévreusement leurs bérets. Cela n’a été souvent qu’un éclair dans la nuit, mais cet éclair, c’est le premier salut de la terre natale, la première étincelle du foyer domestique retrouvé, deviné sous le morne écran nocturne. On crie : « Vive Armen ! Vive Cordouan ! Vive Planier ! » de la même façon qu’on acclamerait une personne aimée. C’est un fait bien connu, il est vrai, que la disposition singulière des hommes qui vivent dans la familiarité de la mer à personnifier les forces naturelles. Combien plus, quand ces forces ont un langage, quand elles disent en mots lumineux comme ici : « Prends par tribord ; évite mon secteur rouge qui donne le danger ; cherche l’alignement de cet autre feu que tu vas voir derrière moi ; va de l’avant, le port est proche. » Qui entend ce langage est bien près de lui donner la réplique, de remercier à mots polis le charitable avertisseur. Bien peu y manquent. Le pêcheur côtier surtout, qui, plus encore que le marin du commerce, vit dans l’intimité des phares, passe la moitié des nuits sous leurs clartés tutélaires, s’est fait avec eux un langage approprié, d’une richesse et d’une variété surprenantes. De la lueur du phare, il ne tire pas seulement des indications pour la route à suivre, pour les périls à éviter. Il lui demande des renseignements sur la météorologie du lendemain : feu blanc qui tourne au rougeâtre, signe de pluie ; feu qui se dédouble, signe de froid sec ; feu bas sur l’eau, signe de mauvais temps. Le degré de visibilité et d’intensité des feux fournit à une nomenclature plus riche encore. Et ces indications, ces renseignements ne trompent jamais : le phare est infaillible. Cela ne laisse pas d’accroître sa réputation. Être de clarté, il n’émane de lui que clarté. Alors que chaque rocher de la côte a sa légende, ses larves, ses monstres, sa fantasmagorie d’apocalypse, quand la mer, les vents, les courants, la nuit, s’incarnent et se multiplient en on ne sait quel grouillement d’épouvante, lui, échappe au maléfice ; sa pure splendeur fait reculer la superstition.

Les folkloristes, qui ont porté leurs recherches de ce côté, reconnaissent n’avoir rien trouvé qui vaille. « Les phares, dit l’un d’eux, M. Paul Sébillot, sont très pauvres au point de vue des traditions merveilleuses ou des superstitions. » Les quelques faits recueillis tendraient même à montrer que cette pauvreté est plus absolue qu’on ne dit. M. Le Carguet a raconté que, lors de la construction du phare de Tévennec, les habitants faisaient intervenir sur la roche les morts en état de conjuration. « Le jour, pendant la construction, au-dessus des travailleurs tournoyaient les oiseaux de mer, surpris d’y voir des êtres vivants, eux-mêmes qui ne pouvaient s’y poser, à cause des morts ! Par leurs cris : « kers-kuit, va-t’en, « ils semblaient prévenir les travailleurs des dangers qui les menaçaient. La nuit, c’étaient des bruits de gens qui se querellaient, se battaient ; on aurait dit tout bouleversé ; le couvercle de la citerne, surtout, déjeté de côté et d’autre. Des vieillards parcouraient la roche et le bâtiment. Des croix se dressaient et s’abattaient ; des gens s’y suspendaient. Au jour, tout était en ordre. Pour faire cesser le bruit et les apparitions, on fut obligé d’ériger, sur le roc, une croix en pierre. » Mais qu’on remarque que ces apparitions et ces bruits sont antérieurs à l’allumage du phare et se produisent seulement pendant sa construction. Et ne sait-on point enfin que les habitants de la côte et des îles, pillards effrénés, se satisfaisaient mal de voir le raz de Sein éclairé et, du même coup, leurs courses nocturnes, leurs aubaines compromises ? Mais voici mieux. Sur cette race de forbans, sur ces « démons de la mer, » comme on les appelait il y a cinquante ans encore, et qui tiraient gloire du sobriquet, le phare a exercé un muet apostolat de douceur et de charité : s’il n’a pas complètement changé, comme l’avance M. Le Carguet, les hommes de mer du cap Sizun et de l’île de Sein, il les a singulièrement améliorés, humanisés, rendus plus respectueux du naufragé, sinon du naufrage lui-même. Cette influence moralisatrice du phare n’a pas été remarquée seulement à la pointe extrême du Finistère : on l’a observée en bien d’autres endroits, et spécialement sur les côtes de Saintonge, où, avant l’allumage des phares, les riverains, dans les nuits noires, « attachaient volontiers au cou d’un baudet, dont les pieds étaient légèrement enfergés à l’aide d’une corde, une grande lanterne allumée, » qui imitait par ses oscillations le tangage d’un navire.

Les faits, ici, parlent d’eux-mêmes et il semble bien que la psychologie du phare s’en éclaire intimement. M. Sébillot n’en estime pas moins que l’absence de traditions sur les phares est simplement due « à ce que la plupart d’entre eux ont été bâtis à des époques récentes. » Pure hypothèse. Sur aucun des anciens phares de l’antiquité et des temps modernes, on ne connaît de légende, tandis qu’on en connaît un grand nombre sur certains signaux qui servaient et qui servent encore à la navigation de jour. Par exemple, c’était une coutume jadis chez les vieux pêcheurs, quand on érigeait une balise, de s’ouvrir le bras et d’arroser de sang le trou où elle allait être plantée : double offrande propitiatoire au rocher et à l’abîme. La plupart des « amers » portent un sobriquet, indice presque assuré d’une tradition. Tel l’amer dont parle Mlle Amélie Bosquet et que les marins n’appellent point autrement encore que le Bonhomme de Fatouville : « Un vieux pilote, qui seul savait le cours de la Seine, demanda à Dieu un successeur : le bâton desséché sur lequel il s’appuyait devint un vert pommier affectant la forme d’un vieillard ; l’une des branches semble un bras allongé. Les habitants de Fatouville se cotisent pour l’entretien de cet arbre qui sert toujours d’amer. » Les cloches placées au moyen âge sur certains écueils étaient fées. Il y avait, à Tintaguel, une cloche maudite qui tournait autour des navires pour les égarer. Suivant une autre tradition, rapportée par Violeau, les cloches de Saint-Gildas tintaient d’elles-mêmes lorsqu’un navire était en danger de se perdre. Et si, quand les cloches, les amers et les balises fournissaient avec cette abondance au folklore maritime, la contribution des phares demeurait à peu près nulle, n’est-ce point tout uniment que la légende est fille du mystère et que le phare a pour mission spéciale et formelle de dissiper le mystère ? Qui dit clarté dit évidence. La seule légende qui pouvait naître sur le phare est celle qui a cours chez tous les marins, qui l’enlève à son impassibilité d’instrument pour le hausser à la dignité de personne morale, qui, dans la rude colonne de granit ou de fonte, loge une âme. Et est-ce proprement là une légende ?

III

Les phares, sur leur colonne de granit ou de fonte, ont bien une âme, et c’est celle des gardiens qui veillent sur eux, qui les entretiennent et assurent la régularité de leurs mouvements. Cette surveillance et cet entretien ne s’exercent pas de la même façon dans tous les phares. Il est constant que les entrées des ports et les embouchures des fleuves ouverts à la navigation maritime ont été regardées pendant longtemps comme les seules parties des côtes qu’il fût nécessaire d’éclairer : d’où le petit nombre des phares, qui étaient presque tous placés à terre. L’éclairage, par surcroît, en était rudimentaire ; les lampes mal entretenues ; le personnel recruté vaille que vaille (on enrôlait généralement de vieux retraités de la marine, des invalides, quelquefois des femmes). Livrés à eux-mêmes, sans aucun contrôle que celui des inspecteurs de passage, les gardiens n’apportaient point à leur tâche toute la régularité désirable. En 1816 particulièrement, il y eut plusieurs plaintes déposées par des capitaines du commerce « contre la négligence des gardiens allumeurs des feux du cap Fréhel. » En 1829, le capitaine Lastelle, débarquant à Saint-Malo, se plaignit d’avoir trouvé, dans la nuit du 23 au 24 octobre, le mouvement des phares suspendu. Les faits de cette sorte étaient assez fréquents. L’organisation actuelle n’en permettrait pas le retour. Sévèrement recruté, le personnel des phares est soumis à une surveillance de tous les instants : si quelques fanaux de médiocre importance ont encore des femmes pour gardiennes, le personnel est exclusivement masculin dans les phares proprement dits. Les gardiens doivent être valides ; ils subissent à cet effet un examen médical qui porte sur la vue et l’état général de la constitution ; la limite d’âge pour l’entrée en fonction, fixée d’abord à quarante ans, a été abaissée à trente-cinq ; une certaine instruction est requise ; le postulant n’est nommé enfin qu’après un stage qui permet d’apprécier son intelligence et sa moralité.

Ce stage n’est pas moins nécessaire, surtout dans les phares électriques, d’un outillage si compliqué, pour le mettre au courant du service : à Planier, à la Hève, au phare d’Eckmühl, etc., le postulant est confié au gardien-chef, qui, dix nuits de rang, « fait le quart » avec lui dans la lanterne et l’initie au maniement des lampes. Les nuits qui suivent, le chef reste couché dans la chambre de l’appareil, ne dormant que d’un œil et prêt à répondre au premier appel du stagiaire. Quand il juge enfin que celui-ci est à même de diriger la lampe, il le laisse seul pendant quelque temps et ne fait plus que ses rondes habituelles (deux en été, trois en hiver). Le postulant est alors initié au travail des machines. Comme précédemment, le gardien-chef passe avec lui dix nuits de rang dans la chambre de chauffe. On y fait le quart, en effet, comme dans la lanterne. Mais ce n’est là qu’un régime d’exception, appliqué seulement dans les phares de premier ordre. Le quart est ordinairement supprimé dans les fanaux et les phares placés à l’entrée des ports. Le gardien n’y est tenu qu’à deux rondes par nuit pendant l’été. Beaucoup des phares de cette sorte sont de simples colonnes isolées ; le gardien n’y habite point et se loge en ville comme il l’entend ; sa vie ne diffère point de celle des petits fonctionnaires de la marine : elle est aisée et peu intéressante. Dans les phares de terre qui sont placés sur des caps écartés, loin de tout village, comme à Barfleur, au raz de Sein, etc., l’administration a dû se préoccuper de l’habitation des gardiens. Dans ces phares, la tour forme généralement la partie centrale des constructions : elle est enclavée dans un corps de logis contenant les magasins et les logements (Ploumanach, Le Paon, etc.). Quelquefois (phare des Baleines, de Créac’h, etc.) la tour communique avec les autres bâtiments par une galerie couverte. À Ally et à Barfleur, les logements sont placés dans des ailes construites sur les côtés d’une cour dont le phare occupe le centre. À Hourtin et à Contis, les logements sont établis en arrière des tours. Parfois encore (La Hève), deux phares sont accouplés pour donner un alignement ou un signal : les logements et magasins forment un corps de logis à l’écart.

Pour tous ces phares, tant pour ceux de terre ferme que pour ceux qui sont placés dans des îles d’une certaine étendue, l’administration autorise les familles des gardiens à loger dans l’établissement. Au début, les logements ne faisaient qu’un corps. Des mésintelligences éclatèrent. « L’administration, dit M. Léonce Reynaud, prit le parti de n’admettre que ses agents dans l’intérieur des phares, laissant à ceux qui étaient mariés le soin de loger leur famille ainsi qu’ils le jugeraient à propos. » C’était aller tout de suite aux extrêmes, et l’inconvénient d’un pareil régime, appliqué en terre ferme, ne tarda pas à se faire sentir. Finalement, on adopta un moyen terme qui consistait à disposer les logements « de manière qu’ils fussent indépendants les uns des autres et complètement en dehors de la partie de l’édifice qui est consacrée au service public. »

J’ai pu voir, à Planier même, et dans des conditions que l’éloignement de tout centre habité et la faible surface de l’îlot rendaient plus frappantes, les excellents effets de ce régime mitoyen. Les gardiens de Planier sont au nombre de six, dont un à terre. Les familles des gardiens habitent avec eux. Chaque ménage dispose de deux pièces avec entrée spéciale, d’un grenier et d’une petite cour. Une grande cour banale règne devant les bâtiments, protégée par un mur circulaire et flanquée, à droite, par le phare neuf, colonne isolée de cinquante-neuf mètres de haut, à gauche, par le vieux phare, petite tour ronde et blanche, à créneaux et à fenêtres ogivales, par les installations du pluviomètre, du thermomètre et des instruments servant à mesurer la densité de la mer. Cette cour, sablée de gravier, fait office de forum, en même temps que de communal et de préau. Les gardiens l’ont meublée de petits poulaillers en planches, de clapiers et de pigeonniers. Mais tous leurs efforts pour y introduire un peu de verdure sont restés inutiles. On avait rassemblé un peu de terre contre le pignon d’un des logements et, dans cette terre, gardée par un muret de ciment, planté un tamaris dont la pâle verdure égayait la froide blancheur du rocher : le tamaris n’a pu résister au vent. Grande tristesse pour les exilés ! Il n’y a pas une plante, pas une herbe, sur Planier. Dans le jour, l’astiquage et le briquage terminés, les hommes s’occupent à la pêche : l’encornet, qu’on prend au moyen d’épingles à émérillon repliées autour d’un chiffon rouge, donne surtout en été. On fait aussi la pêche avec des nasses amorcées de têtes de « bogos » et de sardines. Cependant les femmes cousent, tricotent ; les enfants jouent. L’été encore, les chalutiers de Marseille se réunissent autour de Planier : à la nuit tombante, eyssaugues et tartanes rallient l’un des petits ports naturels de l’écueil ; chalutiers et gardiens fraternisent. Mais la grande distraction des exilés, c’est la visite du côtier, petit vapeur faisant la relève des phares tous les dix jours et qui les ravitaille de légumes, de pain frais et d’eau douce. À peine le vapeur signalé, toute la population féminine se porte sur la jetée. Je me souviens en particulier d’une jolie fille de Marignane, aux yeux extraordinairement verts, du vert aigu des mers bretonnes, blonde, éveillée, qui n’avait pas seize ans et venait d’épouser un gardien. Dans la bande jacassante des enfants et des femmes, elle était la plus vive, faisait les questions et les réponses en même temps : « C’est la première fois que vous venez en Planier ? Moi, je ne me languis pas trop d’être ici. » Pourtant le séjour n’est pas des plus gais. Les vents du nord sont terribles : « Impossible de mettre le nez à la fenêtre ; il faut tout clore, allumer les lampes en plein jour. » Une autre femme, une mère, se plaint que les enfants ne reçoivent pas d’instruction. « Le gardien-chef s’arrange bien de son petit. Mais les autres ?… Il faudrait peut-être donner un supplément au chef pour qu’il fasse l’école à nos gamins… Ou bien nous envoyer tous les jeudis un instituteur de Marseille. » Puis, les logements sont bien étroits. Dans certains ménages, chargés d’enfants, « on est tous empilés dans une même pièce. » Sous ces réserves, la vie est supportable « en Planier. » Le système du « chacun chez soi » prévient les mésintelligences qui naîtraient immanquablement d’une cohabitation absolue. De fait, tous ces gens s’entendent parfaitement ; les familles sont très unies, l’inspecteur de service n’est presque jamais forcé d’intervenir. Enfin l’on descend à terre de temps à autre : la « relève » des gardiens se fait régulièrement tous les cinquante jours. Dans l’intervalle, aux beaux mois, on reçoit la visite des eyssaugues, du côtier et des touristes. Le voisinage de Marseille met une animation continuelle sur la mer. La ville elle-même, sur l’horizon, dans un poudroiement lumineux, chante et miroite : on la dirait toute proche par temps clair. Et d’elle à Planier vingt îles s’allongent, font une chaîne d’or sur l’eau bleue. Ce n’est point là le farouche isolement des phares atlantiques. Et le semblant de nostalgie qu’on devine parfois aux yeux des exilés vient seulement de ce que la gaieté bruyante, l’exubérance de la race sont trop comprimées, ne trouvent point à s’épancher sur l’étroit espace qui leur est mesuré.

Et cependant les gardiens de Planier sont des privilégiés. Nulle part ailleurs, sur les écueils que la vieille langue marine appelle des Isolés, les gardiens n’ont leur famille avec eux. C’est la mer toute nue qui s’étend autour du phare ; les navires passent au large, silhouettes vagues, points troubles sur la grise immensité. Un cercle d’argent pâle ferme l’horizon, et cette mince charnière lumineuse finit elle-même par s’effacer ; vienne le crépuscule ou la brume, le ciel et la mer soudent leurs deux hémisphères ; on ne les distingue plus l’un de l’autre ; l’œil tâtonne dans des limbes blafards, un champ d’ombre d’une infinie tristesse. Ou bien le vent fraîchit : de la grande cuve équatoriale une houle monte, approche, remplit la moitié du ciel. Gonflée de toute l’amplitude des quinze cents lieues qu’elle vient de traverser sans arrêt ni heurt, elle balaierait le phare d’un seul coup, si la convexité des assises ne changeait son choc en glissement. Il a fallu que les besoins de la navigation devinssent bien impérieux, pour qu’on tentât de faire servir les Isolés à l’éclairage des côtes. Mais l’expérience a montré que c’était la position du littoral, et non pas seulement les entrées des ports et les embouchures des fleuves, qu’il importait de signaler aux navigateurs. Or, le littoral présente une série de caps, d’îlots et de bancs diversement accentués « qui peuvent être considérés comme les sommets d’un polygone circonscrit à tous les écueils, et l’on a placé un feu sur chacun, de manière à annoncer la terre aussi loin que le permet la puissance des appareils. » Les feux de cette sorte sont dits de grand atterrage, et beaucoup d’entre eux sont construits sur des Isolés de haute mer. Des feux de moindre importance signalent, à l’entrée des baies, les Isolés plus rapprochés du continent et compris, par leur situation, dans la zone des feux de grand atterrage. Ces Isolés, qui sont en très grand nombre dans la Manche et l’Océan, reçoivent généralement trois gardiens permanents pour les phares de premier ordre, deux pour les autres, un seul quelquefois pour les feux d’alignement ou qu’un étroit chenal sépare de la terre ferme. La durée du séjour dans les Isolés varie d’après les règlements administratifs : au phare de la Croix, par exemple, où il n’y a qu’un seul gardien, la relève est faite tous les quinze jours ; aux Triagoz, où il y a deux gardiens, tous les trente jours ; aux Roches-Douvres, où il y a trois gardiens, tous les quarante-cinq jours ; à Planier, où il y a six gardiens, tous les cinquante jours. La durée du congé à terre est elle-même en proportion de la longueur du séjour dans le phare.