Les plus grands complots de l'Histoire - Michel Udiany - E-Book

Les plus grands complots de l'Histoire E-Book

Michel Udiany

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Beschreibung

De l’Égypte ancienne au tragique attentat du 11 septembre 2001 à New York, voici les conjurations les plus célèbres, qui ont modifié le cours de notre Histoire.
Pourquoi Toutankhamon fut-il emporté subitement à dix- huit ans ? Quels secrets sa tombe cache-t-elle ?
Jules César pouvait-il éviter les poignards des sénateurs ?
Richard III a-t-il réellement été ce roi infanticide, si décrié par Shakespeare ?
Qui a armé la main de Ravaillac ?
Et si Hitler avait été réellement emporté par l’opération Walkyrie en juillet 1944 ?
Quel aurait été le sort du monde si Kennedy avait écouté ses conseillers et évité Dallas ?
Quinze conjurations parmi les plus stupéfiantes, dans les moments les plus critiques du passé. L’histoire d’invraisemblables ratages ou de réussites inespérées, avec à chaque fois l’absurde et éternel goût du pouvoir des ambitieux.





À PROPOS DE L'AUTEUR

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© La Boîte à Pandore

Paris

http ://www.laboiteapandore.fr

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ISBN : 978-2-390091-547 – EAN : 9782390091547

Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.

michel udiany

Les +grands

complots

de l’histoire

« Je suis donc déterminé à être un scélérat et le trouble-fête de ces jours frivoles. »

William SHAKESPEARE, Richard III, Acte I, Scène I, 1592.

AVANT-PROPOS

Enlevez les complots de l’Histoire et il n’en reste pas grand-chose. Prenez Tacite par exemple, le grand historien romain. Si vous lui retirez ses magnifiques pages sur Germanicus, Séjan, Messaline, l’empoisonnement de Claude, la conjuration de Pison ou la chute de Néron, vous lui supprimez l’essentiel de son œuvre, au pauvre diable. Mon Dieu, que de complots dans l’histoire romaine ! Et pas seulement romaine : les Capétiens, les Plantagenêts, les grands capitaines, les révolutionnaires français ont croisé plus de comploteurs que tous les condottieres de l’Italie ou les dictateurs du Mexique.

Chaque époque a son complot, emblématique, imprégné de son odeur, de ses rites, de ses illusions. Certaines machinations furent célèbres et retiennent encore notre attention. D’autres furent de lamentables fiascos dont on se demande comment des hommes qui pensent, ont pu élaborer pareil désastre. Les chroniqueurs usent et abusent du genre. Il faut dire qu’un bon complot amène à chaque fois une dose non négligeable de suspens et confère au récit historique un ton tragique des plus vendeurs. Aussi, les conjurations fleurissent-elles dans toutes les langues, dans tous les décors et les conjurés font-ils le pied de grue dans le long corridor des siècles, formant une foule compacte et bigarrée.

À vrai dire, on ne saurait les compter. Il y en a trop. Que de complots ! Partout. Toujours. Sans cesse. Les puissants ont trimbalé derrière eux une suite de comploteurs aussi sûrement que de saltimbanques ou de courtisans. Tous les empereurs ont eu leur Brutus. C’est ainsi : il suffit à un l’un d’entre eux de s’être assis sur un trône pour qu’un lugubre envieux ait cherché à l’en faire descendre. Si possible les pieds devant.

Le complot n’a rien de démodé et assurément, il est aussi photogénique au XXIe siècle qu’au temps des Césars. Notre siècle n’a-t-il pas commencé sur le plus retentissant d’entre eux ? Celui qui fit s’écrouler, à New York, les deux tours jumelles, le 11 septembre 2001 ? De nos jours, le complot mondial, transformé en théorie paranoïaque, a noirci des millions de pages et fleuri dans tous les domaines possibles. Le réchauffement climatique n’est-il pas lui-même un complot des lobbies écologistes ? Que dire de la vague terroriste ? Du renversement des vieilles dictatures, elles-mêmes forgées en secret dans les antichambres ?

D’un autre côté, moi qui ne suis pas un moraliste, mais un modeste raconteur, je n’ai pas trop envie de me répandre sur la bonne foi des assassins ou sur l’innocence des tyrans. L’historien, par nature, répugne à se ranger dans tel ou tel camp. D’ailleurs, à y regarder de près, il y a du bon et du mauvais presque en tout, il faut pouvoir le voir. Et le dire. L’archiduc François Ferdinand n’était pas qu’un nanti bouffi d’arrogance, par exemple, quand il fut abattu à Sarajevo, et les assassins ne sont pas tous des lâches, cachés derrière des tentures, avec un couteau.

Malheureusement, dans la profusion, il aura fallu choisir. On aurait pu remplir tout un ouvrage rien qu’avec le XXe siècle, depuis l’attentat qui ouvrit la grande scène du Bal, à Sarajevo, le 28 juin 1914, jusqu’à l’épisode du World Trade Center – en quoi beaucoup d’historiens croient voir le début du XXIe siècle. J’ai aimé montrer le savoir-faire de toutes les civilisations en matière de secrets. Il y en aura donc pour tous les goûts.

De l’Égypte des pharaons à l’assassinat de J.F.K. à Dallas, on pourra voir qu’une conspiration constitue toujours une excellente illustration de son époque. Cela quel que soit le point de vue qu’il nous plaît d’adopter. Celle de l’égorgeur, de l’égorgé. Ou de celui qui regarde sans rien faire.

Chapitre Premier : Toutankhamon, le dieu assassiné

L’Histoire aime l’ironie : des 250 pharaons environ que connut l’Égypte au cours des trois mille ans de son histoire, avant qu’elle ne devînt une province romaine, le plus célèbre de tous est aujourd’hui celui qui eut le règne le plus insignifiant (c’était un enfant placé sous tutelle), parmi les plus courts, le plus obscur (très peu de textes en parlent) et vraisemblablement un des plus tragiques – car ce pharaon, au moment de devenir un homme adulte, connut une fin prématurée, mystérieuse et certainement soudaine, à en juger par la précipitation dans laquelle son tombeau fut préparé.

Qu’est-ce donc qui a rendu néanmoins Toutankhamon si prestigieux ? Son tombeau, livré quasi intact par trente-trois siècles d’un engourdissement jamais interrompu. Et par la somptuosité inimaginable des trésors qu’il contenait. Sa momie fut découverte dans un état d’irréversible dégradation – mais elle était assez conservée pour livrer des indices sur une affaire compliquée. La plus ancienne de toutes les affaires. Celle d’un brutal trépas.

De quoi Toutankhamon est-il donc mort ? La question, simple en apparence, porte sur plusieurs aspects de la disparition de cet adolescent de dix-neuf ans. Est-ce une maladie qui l’a emporté ? Ou un accident ? Un assassin l’a-t-il expédié dans le royaume ténébreux de la Douât, l’au-delà labyrinthique des anciens Égyptiens ? En clair, comment a-t-il trépassé ? Mais la question porte aussi sur les causes de cette mort… Pourquoi l’a-t-on assassiné, si tel fut son destin ? Y eut-il complot ? Car tout de même, un roi, ça ne meurt pas le plus souvent des mêmes causes stupides que le moindre de ses sujets. Et s’il y a eu complot, qui prépara dans l’ombre la mort de son jeune roi… ? Le tombeau nous a-t-il livré des indices ?

L’éclaircissement de cette affaire nécessite une véritable enquête policière. Mais il offre aussi un voyage fascinant dans le monde des momies, celui des intrigues à la cour des rois sacrés. D’ailleurs, pour bien se pénétrer de tous les aspects de la mort de Toutankhamon, il conviendra de rappeler ce que nous savons de son règne énigmatique. À commencer par la découverte inattendue de son tombeau, où le plus fabuleux trésor archéologique de tous les temps fut retrouvé.

Le masque funéraire du jeune roi est certainement l’objet le plus beau qui nous soit parvenu de l’Égypte ancienne. Qui ne l’a jamais admiré ? Qui n’a jamais été envoûté par ce visage asexué, hiératique, plongé dans la contemplation ? L’histoire qu’il conte retentit encore aux quatre coins du monde. Car de tous les cadavres sortis des tombeaux de la Vallée des Rois, celui de ce pharaon est certainement le plus célèbre. Non pas parce qu’il fut d’une importance considérable, ni même un conquérant, mais parce que son tombeau a livré d’inestimables trésors, transmis intacts jusqu’à nous par la piété des Égyptiens, à travers trente-trois siècles.

Le masque funéraire en question est le plus célèbre travail de l’orfèvrerie égyptienne : ramenés à la lumière du jour avec tout le reste du trésor de la tombe royale en novembre 1922, ces onze kilos d’or pur montrent des yeux en amande, composés de quartz et d’obsidienne, maquillés de khôl, entourés d’un liseré de lapis-lazuli. De la même couleur que la pâte de verre bleutée qui alterne sur le némès, coiffure royale, laquelle se termine par une longue natte tressée sur l’arrière de la tête. Un cobra femelle et une tête de vautour se dressent sur le front, divinités protectrices du pays. Une longue barbe recourbée orne le menton, comme chez n’importe quelle incarnation sacrée. L’ensemble se termine par un grand collier composé de douze rangées de perles. L’objet recouvrait la tête, les épaules et le haut du corps de la momie du roi. Les reproductions photographiques de ce chef-d’œuvre, qu’on peut désormais admirer au musée national du Caire, ont envahi le monde entier… Même les profanes les plus étrangers à l’Égypte pharaonique l’ont forcément aperçu, au détour d’un magazine, au hasard d’un documentaire.

Masque funéraire de Toutankhamon

Le masque funéraire est-il une image exacte du visage du jeune mort ? Pas tout à fait. En mai 2005, à partir de 1700 clichés de scanner en trois dimensions de la momie, des savants français, égyptiens et américains ont tenté de reconstituer le véritable visage du pharaon. Tour de force digne de la police scientifique ! Un jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans est apparu, imberbe, aux traits réguliers, largement empreints de l’adolescence toute proche. Crâne rasé, lèvres pulpeuses, peau brune et chaude, grands yeux en amande. Même si la copie n’est pas tout à fait conforme, il semblerait bien qu’on soit proche de l’original. « C’est l’approximation la plus probable et cela fonctionne. Cette méthode de reconstitution nous a permis de débloquer certaines affaires », déclarait Jean-Noël Vignal, directeur du département d’anthropologie légiste à la Gendarmerie nationale de Paris.1

Reconstitution du visage de Toutankhamon (image fournie par le Conseil suprême des antiquités égyptiennes)

Malgré son côté glamour, une histoire tragique se cache derrière ce portrait. Posé enfant sur le trône d’Égypte, au milieu des troubles qui suivirent la mort de son père Akhenaton, Toutankhamon ne régna pas plus d’une dizaine d’années. En 1327 ACN, cette comète s’anéantissait pour toujours, dans des circonstances suspectes. On ne peut pas dire que ce fut un grand règne : le jeune homme, réputé colérique et instable, amateur de courses de chars, était trop jeune pour gouverner par lui-même et manqua de temps pour accomplir quelque chose de véritablement grand. D’ailleurs, ce ne sont pas les accomplissements de ce pharaon terrassé à dix-neuf ans qui l’ont immortalisé, mais sa mort. Ou plutôt son tombeau.

En 1922, Howard Carter, un archéologue autodidacte britannique, à l’époque presque quinquagénaire, se déclare convaincu que plusieurs tombeaux inconnus, non encore localisés, restent à découvrir dans la Vallée des Rois. Cette région, située sur la rive occidentale du Nil (le côté où le soleil se couche et où se situent les tombeaux), se trouve à hauteur de l’ancienne capitale, Ouaset – que les Grecs appelaient Thèbes (aujourd’hui Louxor). C’est un endroit spécialement inhospitalier, torride, infesté de serpents et de scorpions, qui avait semblé idéal aux Égyptiens pour y creuser des tombes et y loger les dépouilles de leurs rois.

Carter sait de quoi il parle : en Égypte depuis trente ans, il a participé à une foule de découvertes. Mais c’est un homme aussi dépourvu de manières que de moyens : il s’associe dès 1907 à un riche amateur anglais, Lord Carnarvon, avec qui il fera, le 4 novembre 1922, après bien des années de fouilles obstinées, la découverte du siècle. La tombe KV 62. Soit la 62e tombe de la King’s Valley.

Cette découverte retentissante est extrêmement connue – et pas seulement des amateurs d’égyptologie : au bas d’un escalier, déblayé le 3 novembre, se trouve l’entrée murée d’un tombeau, avec un linteau frappé de sceaux indiquant la dernière demeure d’un puissant personnage. Lequel ? Carter perce la porte d’un trou assez grand pour y introduire une lampe électrique. Le cœur battant, le souffle court, l’archéologue aperçoit un couloir rempli de cailloux. Où mène ce vestibule ? À quels secrets pieusement conservés depuis des siècles conduit ce corridor parsemé de gravats ? Carter irait bien voir sur le champ, mais il doit attendre le 23 novembre et le retour de Lord Carnarvon pour satisfaire cette curiosité. L’excitation et l’impatience sont à leur comble le jour où, l’équipe enfin complète, les ouvriers enlèvent les cailloux qui bloquent cette seconde porte dans laquelle on pratique une ouverture.

«Au premier instant, Carter ne put rien reconnaître. Mais quand ses yeux furent accoutumés à la lueur tremblante, quand il entrevit d’abord les contours, puis les ombres, puis les premières couleurs, quand il distingua de plus en plus clairement tout ce que masquait cette seconde porte scellée – alors il ne poussa pas des cris de ravissement, mais il demeura muet. […] Carter se retourna lentement et dit : «Des choses étonnantes !» »2.

La tombe de Toutankhamon s’apprête à révéler des trésors d’autant plus inattendus que l’espace dégagé est petit et ne paraît pas de taille à avoir été le dernier séjour d’un pharaon de la XVIIIe dynastie. Carter pense plutôt avoir trouvé une cachette dans laquelle des riches ont entassé leurs biens les plus précieux… D’autant que des pillards sont passés deux fois par là, peu de temps avant la fermeture du sanctuaire. Celle-ci a été définitive après que les prêtres ont remis rapidement un peu d’ordre. Mais une chambre funéraire est bientôt repérée derrière l’antichambre où se trouve le mobilier : on y découvre un gigantesque bloc de 5,20 m sur 3,35 m sur 2,75 m. En réalité, trois coffres imbriqués l’un dans l’autre. Le dernier contient un sarcophage en or massif et la momie du roi – avec le masque funéraire voué à la carrière mondiale que l’on sait et dont aucun ouvrage traitant de l’Égypte ancienne n’a su dès lors se passer.

Toutankhamon revenait à la vie : ce pharaon oublié, dont on ne savait alors que le nom, avait traversé trente-trois siècles pour livrer sa dépouille – fort endommagée – aux analyses des archéologues. « L’aspect de la momie du pharaon était à la fois splendide et terrible. L’immense quantité d’huile sainte que l’on avait répandue sur elle avait formé un amalgame noir. »3On dut inciser les bandelettes au couteau chauffé. L’oxydation avait été telle que le corps avait été littéralement carbonisé et il fallut recourir au ciseau pour détacher les membres du corps. Sous les bandelettes, on trouva 101 bijoux de toutes sortes, au point que Carter écrivit dans le rapport d’autopsie que « le pharaon était littéralement enveloppé de plusieurs couches d’or et de pierres précieuses ».

Les péripéties de cette découverte, sans doute le plus grand événement archéologique de tous les temps, sont assez connues de tous pour nous dispenser de nous étendre là-dessus davantage – car ce n’est pas précisément le récit de cette incroyable aventure que nous projetions de faire au lecteur – bien qu’il fût nécessaire de lui rappeler les éléments les plus connus de cette trouvaille qui a rendu Toutankhamon célèbre dans le monde entier. Dans les trois chambres de son tombeau, on a retrouvé, 2099 objets, des meubles dont des fauteuils, un lit, des sièges aux lignes si originales qu’ils ne rougiraient pas de figurer dans une exposition d’art contemporain. On a aussi trouvé des jeux, des statuettes, des vases à parfum, des miroirs, des chars, des bijoux dont le moins somptueux constitue une œuvre d’une délicatesse exceptionnelle.

Mobilier de l’antichambre, tel que le découvrit Carter en 1922.

Ce trésor vaut par son ancienneté, mais pas seulement : cet attirail d’or et de bois précieux, bien sûr, fait étalage du luxe inouï dont jouissaient les riches Égyptiens en temps reculés, mais il est également parvenu jusqu’à nous sans avoir bougé de l’endroit où les prêtres l’avaient placé à la mort de leur souverain. Enfin presque : des pilleurs de tombes étaient parvenus à emporter les pièces les plus monnayables, statuettes en argent ou en or. Les meubles en bois ont été miraculeusement préservés de l’anéantissement par les conditions de conservation propres au désert, où l’humidité est nulle.

Il y a plus que cette extraordinaire conservation. Même s’il a régné peu de temps et n’a rien fait de mémorable, Toutankhamon n’est pas exactement n’importe qui. Il est le fils d’Akhenaton. Et lorsqu’on aura rappelé au lecteur qui fut ce dernier, cette parenté n’apparaîtra pas non plus comme un mince titre de gloire.

Au milieu de la longue suite des souverains d’Égypte, Akhenaton brûle encore comme une torche. Au sein de la nation la plus religieuse de tous les temps, cet exalté fut l’inspirateur d’une révolution spirituelle d’une radicalité jamais vue, la première forme historique de monothéisme. Un système de croyance organisé autour d’une unique divinité, Aton – et dont, peut-être, les autres monothéismes s’inspirèrent successivement.

Une des rares représentations d’Akhenaton ayant subsisté jusqu’à nous (XVIIIe dynastie)

De son premier nom, Amenhotep IV, Akhenaton était le fils d’Amenhotep III, brillant administrateur, constructeur prolifique, dont il reçut, à sa mort, le 13 novembre 1356, une Égypte forte et respectée. Ce fut dans ce royaume, le premier du monde par l’influence, que ce souverain même pas encore parvenu à l’âge adulte, mais alors adolescent grassouillet et timide, renversa l’ordre établi et les cultes anciens, en particulier celui d’Amon. Il éleva au statut de religion officielle la première ébauche d’une spiritualité non plus basée sur la magie, les forces obscures de la nature ou la crainte des démons, mais sur la compassion, la fraternité, l’exaltation de la beauté transcendante de la vie. Une révolution.

L’outil de cette révolution fut le culte exclusif d’Aton – dont le jeune roi s’était proclamé l’incarnation sur terre. Qui était ce nouveau dieu ? Représenté sous la forme d’un disque solaire déversant ses rayons bienfaisants sur la terre, Aton était un principe de vie élémentaire. L’image n’était pas nouvelle, mais elle fut cette fois portée à un point d’incandescence tout à fait nouveau. Une partie du peuple s’engagea avec ferveur dans la célébration de cette énergie créatrice. On imagine mal l’impact d’une telle démarche dans un pays aussi conservateur que l’Égypte, où chacun croyait sa vie suspendue à la bonne volonté des dieux, dispensatrice de vie à travers le cycle des jours, des saisons et des inondations.

Établissant le culte d’Aton à travers tout le pays, le pharaon abandonnait son ancien nom pour prendre celui d’Akhenaton, littéralement « Éblouissement d’Aton ». Il ne persécuta pas les anciens cultes, mais ne les servit plus. Flanqué d’une des plus belles femmes de l’époque, son épouse Néfertiti dont un buste éblouissant de modernité fut retrouvé en 1912 dans la poubelle d’un sculpteur, Akhenaton construisit une ville nouvelle, à 300 kilomètres au nord de Thèbes, en plein désert. Amarna. Il s’y installa avec son clergé, sa cour, sa famille. De là, il espérait faire rayonner la nouvelle religion à travers toute l’Égypte.

Pendant dix-huit ans, ce ne furent que litanies et processions. Certains suivirent le souverain – mais beaucoup regardaient le culte nouveau avec l’appréhension des gens qui n’aiment pas qu’on joue avec les puissances célestes. L’Égypte vacilla. Le pharaon mystique priait, mais ne gouvernait pas. À l’extérieur, sur le front syrien, le pays subissait des défaites retentissantes. Des épidémies de peste frappèrent la population, décimant jusqu’aux proches du roi, dont la belle Néfertiti. Les Égyptiens murmurèrent, effrayés par ce qu’ils croyaient être la colère des dieux délaissés.

Le buste fameux de la reine Néfertiti, découvert en 1912 par Ludwig Borchardt.

À la mort du pharaon en 1339, survenue dans sa vingt-septième année (peut-être à cause de la peste), le pays était en proie à l’agitation, à la misère, aux intrigues du clergé d’Amon, l’ancien dieu tutélaire, et les successeurs du roi ne purent empêcher le retour aux rites anciens. La capitale toute neuve, Amarna, délaissée, retourna aux sables du désert. Les décrets de l’ancien pharaon furent annulés, ses images martelées, son nom maudit effacé des monuments.

La succession d’Akhenaton n’est pas très claire. D’abord, son fils Toutankhamon ne lui succéda pas directement. Cet héritier était trop jeune. Sept ans à peine. À la mort du mystique, ce fut Smenkhkarê qui monta sur le trône d’Égypte. Peut-être un fils plus âgé. Peut-être un gendre d’origine étrangère, époux de la grande reine Mérytaton. Certains penchent pour un prince hittite, rapidement assassiné après quelques semaines par les Égyptiens qui ne supportaient pas qu’un étranger régnât sur le Double Pays. Une femme fut alors couronnée. Neferneferouaton. Peut-être Mérytaton elle-même, qui remplaça son mari sur le trône.

La pratique de l’inceste dans les familles régnantes de l’Égypte ancienne, avérée jusqu’à la célèbre Cléopâtre, mariée à son frère Ptolémée XIII, peut dérouter le lecteur moderne. L’inceste fut en effet longtemps regardé comme une relation impure, à Rome, en Grèce, plus tard dans notre civilisation judéo-chrétienne, ainsi qu’en terre d’Islam. Il n’en allait pas de même dans l’Égypte des pharaons où ceux-ci étaient regardés comme des incarnations des dieux, eux-mêmes notoirement incestueux. Osiris n’avait-il pas épousé sa sœur Isis ? Qu’il trompa d’ailleurs avec son autre sœur, Nephtys. Or, Osiris – dieu de la crue, de la régénération et de la résurrection — était intimement mêlé à la figure du pharaon. Ses représentations furent souvent celles d’un roi couronné, tenant son sceptre en main.

Cette femme énigmatique, dont nous ne savons quasiment rien, gouverna moins de trois ans. Ce fut sous son règne que les troubles atteignirent leur maximum. L’administration était retournée à Memphis, l’ancienne capitale. Amarna avait alors été abandonnée. Les anciens cultes rétablis. Mérytaton avait renoncé au culte du disque solaire, établi par son père et époux, Akhenaton. Fille de Néfertiti et du pharaon dieu, la malheureuse peina à rétablir l’ordre dans une Égypte durablement perturbée par la réforme religieuse – et par son échec. Le monothéisme d’Aton n’avait pas réussi à se maintenir. Peut-être venu trop tôt dans un monde trop jeune, Akhenaton n’avait pu modifier la pensée religieuse de ses sujets.

Soit. Mais la reine parjure ne resta pas longtemps sur le trône. On ne sait comment elle mourut, ni même où son tombeau fut élevé – si toutefois elle en eût un. Cet intermède fut pour l’Égypte un moment d’intrigues intenses. Qui était cette sœur de Toutankhamon ? Comment gouverna-t-elle l’Égypte ? Fut-elle contrainte à l’abandon du culte d’Aton ? Ou bien y consentit-elle par choix personnel ? On l’ignore. Le mystère enveloppe cette période confuse. À moins d’une découverte fulgurante, ce qui est toujours possible en imaginant le nombre de tombes qui dorment encore dans les sables égyptiens.

Ce que devint cette reine en cette époque de fièvre religieuse, nous intéresse particulièrement dans la mesure où ce fut sa disparition qui permit à son petit frère, fils du défunt roi, de monter à son tour sur le trône. Il s’appelait Toutankhaton. Il avait environ neuf ans. On le rebaptisa Toutankhamon, « Amon est vivant ». Tout un programme. Il régna un peu moins de dix ans (1336-1327 ACN).

Il est fort douteux qu’un enfant d’à peine neuf ans ait pu gouverner un pays comme l’Égypte, alors traversée par une crise tant religieuse que sociale (le clergé d’Amon était une puissance rivale de celle du roi). L’enfant fut piloté à distance. Sans doute de concert. Deux personnages agissaient en coulisses : le vizir Ay et le général Horemheb. Tous deux devinrent pharaons à leur tour, l’un après l’autre – ce qui en dit long sur les ambitions respectives et les limites de leur royauté.

À partir de l’élévation de Toutankhamon, les éléments de notre conspiration vont se mettre peu à peu en place. Comme à chaque fois, le secret est de rigueur, et il faut savoir lire entre les lignes pour comprendre qu’une machination minutieuse est à la manœuvre. Premier élément : le jeune pharaon de dix-huit ans meurt brusquement. De quoi ? Aucun texte ne le dit. Heureusement, les historiens disposent d’un dossier où puiser des indices. Le tombeau du jeune homme. Et sa dépouille.

Le tombeau, d’abord. Celui-ci est minuscule, fait à la hâte, achevé encore plus vite. On y a entassé un bric-à-brac de grande valeur, mais en seulement quelques jours. Le couvercle du sarcophage, fendu en son milieu, n’a pas été réparé, mais posé tel quel. Carter avait lui-même remarqué que des décorations en or avaient été abîmées, coupées rapidement et que les déchets n’avaient pas été évacués. Les battants des portes des catafalques avaient été montés dans le mauvais sens et on n’avait pas pris la peine de corriger l’erreur.

Une mort soudaine implique la réquisition d’une crypte préparée pour un autre. On pense alors immédiatement au vizir Ay, âgé de cinquante-cinq ans au moment où il monte sur le trône, à la mort du jeune homme. Âge fort respectable à une époque si reculée, en des temps si agités. Dans les Grandes Énigmes de l’Égypte, l’égyptologue V. Vanoyeke écrit : « Après la mort de Toutankhamon, Ay devient roi. Il est déjà représenté, on l’a vu, sur les murs de la tombe du jeune roi en pharaon, avec le pschent royal sur la tête. »4

De quoi donc mourut le jeune roi si soudainement ? Aucun texte ne propose l’ombre d’une explication. Silence des écrits, mais profusion des observations sur la momie. Toutankhamon avait une jambe plus courte que l’autre et devait boiter. D’où le jeu de cannes trouvé dans la tombe. Comme la momie montrait un corps malingre, certains pensèrent que le jeune roi souffrait de tuberculose. En 1968, la radiographie des vertèbres aux rayons X éliminait la possibilité d’une issue fatale dans le cas d’une telle maladie, même si l’adolescent en avait été atteint. En 2005, l’analyse des os au scanner ne permit de déceler aucune maladie mortelle.

Une blessure à la tête aurait-elle entraîné la mort du pharaon ? Un indice troublant : les spécialistes s’intéressèrent à une ligne sombre qui apparaissait à l’arrière du crâne, preuve qu’un coup violent, peut-être mortel, avait été donné. Un examen attentif écarta l’hypothèse, établissant au contraire que les os du crâne de l’adolescent n’étaient pas encore tous soudés, observation tout à fait banale chez un personnage aussi jeune. Par contre, plus intrigant était un minuscule morceau d’os trouvé à l’intérieur du crâne. Fausse piste encore une fois : une manipulation brutale des embaumeurs avait détaché un fragment. Il semble qu’il faille aujourd’hui abandonner la piste de ces trous dans le crâne : aucune trace de violence ne peut être attestée.

Alors une maladie ? Sûrement foudroyante, car le corps n’avait pu être convenablement embaumé. Il commençait sans doute à se putréfier lorsqu’on disposa la momie dans le sarcophage et que des litres d’huile parfumée furent déversés. Ce qui entraîna une quasi-combustion de la dépouille. Celle-ci, noircie et déformée, adhérait aux bandelettes, et les membres avaient été soudés au corps. Certains évoquèrent un empoisonnement – mais après une si longue suite de siècles, comment déceler les traces d’un agent chimique ?

La mort du jeune roi restait décidément mystérieuse. Qu’est-ce qui avait tué ce garçon, sans doute claudicant et fragile des bronches, mais jeune encore ? Un examen minutieux permit de remarquer des traces microscopiques de plâtre sur les chevilles et une fracture au-dessus du genou gauche. Si le jeune homme était mort de ces blessures, ce pouvait être à la suite d’une septicémie consécutive aux blessures, elles-mêmes causées par un accident. Lequel ? Les textes indiquent que le jeune pharaon se passionnait pour les courses de chars. Une passion funeste dans son cas ?

Mais peut-on imaginer sérieusement un jeune homme souffreteux et franchement boiteux, pratiquer des sports violents susceptibles de causer de telles blessures ? Il est clair qu’une fracture mal soignée pouvait causer la mort à une époque où on ne connaissait aucune méthode d’antisepsie. Cela dit, on sait que les Égyptiens, capables de pratiquer des trépanations, soignaient très bien la gangrène. Malgré cela, durant les vingt dernières années, les historiens restèrent sur cette idée : Toutankhamon était mort des suites de ses blessures, dues à un mystérieux accident. Dans Toutankhamon revisité, le spécialiste André H. Kaplun écrit : « Seule certitude des experts, le pharaon a survécu quelque temps à sa blessure. »5 Une maladie des os fut ensuite évoquée6, compliquée par des crises de paludisme. Difficile dès lors de parler d’assassinat.

Mais la momie n’avait pas dit son dernier mot. La réponse à un mystère si entêtant nous fut enfin donnée en novembre 2013. Cette année-là, les chercheurs britanniques du Cranfield Forensic Institute, dépendance de l’université de Liverpool, publiaient les résultats de leurs recherches : le pharaon avait été percuté de plein fouet par un véhicule. Des fractures nombreuses au niveau du bassin et des côtes et un écrasement du cœur, non conservé pour cette raison, avaient été décelés par des scanners à haute définition.

Un simple accident de la route ? Conclusion hasardeuse – même si des expériences au crash-test montrèrent des blessures analogues sur des mannequins. On a tout de même beaucoup de mal à imaginer un pharaon renversé sur une route, par un char. Toutankhamon, passionné de vitesse, se serait-il imprudemment lancé dans une course fatale ? Un tel comportement coïncide avec son âge, mais ni avec son époque, ni surtout avec sa fonction. Représentant d’Amon, dieu vivant, créature sacrée, peut-il être imaginé en fanfaron sur une carriole ? En même temps, les personnages historiques ne sont jamais si figés qu’on croit. Le jeune pharaon fut-il un adolescent aimant les courses, en compagnie de jeunes nobles ? Trente-trois siècles plus tard, sa momie calcinée immortalise peut-être cette avidité de vivre jusqu’à l’imprudence, typique d’une jeunesse dorée et désabusée…

Peut-être, mais il est difficile de croire à un pur hasard à une époque d’une si redoutable difficulté. On ne saura sans doute jamais ni comment ni pourquoi le jeune homme fut expédié dans l’au-delà. Toutefois, le contexte politique de la mort du pharaon ne laisse guère planer de doutes sur le rôle d’une sombre machination.

Car un point important reste à aborder : pourquoi ? Pourquoi ce jeune roi, sans doute infirme et d’une santé fragile, fut-il écarté du trône ? Au regard des circonstances de son avènement, une idée vient immédiatement à l’esprit : après les abjurations de sa sœur Mérytaton, le jeune roi – qu’on avait d’abord appelé Toutankhaton – et qui avait certainement été éduqué dans le culte d’Aton, tout au moins dans les premières années de sa vie, était-il si acquis que cela à la cause de la restauration des anciens dieux ? Ne peut-on, au contraire, songer à un retour du clergé d’Aton ? L’enfant d’Akhenaton était-il si malléable ? Une fois sorti de l’adolescence et capable sans doute de décisions plus personnelles et plus audacieuses, le jeune roi n’aurait-il pas été tenté par une réhabilitation de la mémoire de son père ? Par un regain d’intérêt pour son hérésie ? Et si tel avait été le cas, aurait-on la trace d’un revirement si spectaculaire, trente-trois siècles plus tard ?

Non. L’archéologie ne livre pas de telles preuves. Que Toutankhamon eût été séduit par une politique de rééquilibrage religieux, nous n’avons aucun droit de l’affirmer. Christiane Desroches-Noblecourt, spécialiste de l’Égypte pharaonique, écrit : « Il ne faut pas demander aux annales égyptiennes une quelconque information concernant cette période. Plus encore que pour un autre moment de l’histoire, elles demeurent désespérément muettes. »7

Mais si tel avait été le cas, cette politique de restauration n’aurait-elle pas été étouffée dans l’œuf alors que le roi sortait de l’innocence et commençait à devenir un homme, avec tout ce que cela comportait de risques pour le clergé d’Amon ? D’autant qu’avec sa capacité à laisser désormais des héritiers, un tel revirement politique serait apparu comme très angoissant pour le parti conservateur. Toutankhamon a été emporté au moment où il devenait précisément un esprit indépendant. L’imagination romanesque ne constitue naturellement pas une preuve acceptable aux yeux des historiens. Pour ceux-ci, il faut autre chose que sa plausibilité pour faire valoir la thèse d’un assassinat politique.

Regardons un peu du côté du successeur. Ay, le vieux vizir. Appelé le « Divin Père », le quinquagénaire tout-puissant, originaire d’Akhmîm, la même province que Tiyi, la grand-mère du pharaon, propulsée sous Akhenaton aux plus hautes fonctions et qui, sans embarras, semble avoir conservé son pouvoir malgré la valse des réformes et des contre-réformes. Voilà, en catimini, un personnage fort docile et d’une souplesse pour le moins suspecte.

Ce fut lui qui présida aux cérémonies funéraires, à la suite de la disparition du jeune roi. D’habitude, c’est au successeur que revient ce rôle. Toutankhamon n’avait-il aucun descendant mâle vivant ? Certainement. Un anneau royal montre Ay marié à la veuve de son prédécesseur, la belle Ânkhésenamon. Un mariage politique ? Destiné à légitimer son accession au trône ? Aucune représentation de sa veuve ne figure dans le tombeau de Toutankhamon. Elle fut, au contraire, peinte dans celle d’Ay.

Un indice troublant : c’est sur les parois du tombeau du vieil Ay que l’on trouve le grand hymne à la gloire du dieu Aton, l’unique version livrée jusqu’à présent par l’archéologie. Et si, au contraire, Ay avait été un fidèle du culte solaire de son vieil ami Amenhotep IV, le brave illuminé qu’il servit jusqu’à sa mort ? Et si précisément, ce fut ce vizir qui fut l’instrument d’un rétablissement du culte hérétique – au détriment de celui incarné par le jeune roi, débaptisé et marionnette du clergé d’Amon ?

Ay ne régna que quatre années : lorsqu’il mourut dans des circonstances non élucidées, il fut remplacé par le général Horemheb, le puissant soldat d’alors, qui abolit le culte d’Aton d’une façon définitive. Dès ce moment, le nom d’Ay fut retiré des listes royales, son nom fut effacé des monuments et temples, son tombeau dans la Vallée des Singes fut pillé et saccagé peu de temps après son inhumation. La momie du vieil intrigant ne fut jamais retrouvée. Ay rejoignit son ancien maître, le pharaon dieu, dans l’opprobre et l’obscurité. Difficile dans ce contexte de voir en lui un vizir intriguant pour le compte du clergé d’Amon.

Le scénario change donc de couleur, d’une façon surprenante : Toutankhamon, qui sortait de l’enfance, montrait-il des signes de faiblesse ? Son handicap physique, sa mauvaise constitution menaçaient pour longtemps l’équilibre des pouvoirs, au profit des prêtres conservateurs. On imagine facilement cet adolescent boiteux, souvent malade, incapable de gouverner, amateur de bolides et enfant gâté, se laissant dicter par les prêtres les grandes lignes de son programme. Celui-ci pouvait facilement tenir en un seul mot d’ordre : décapiter pour toujours la faction des réformateurs. Ceux-ci, dirigés par le vizir Ay, auraient-ils finalement été les plus malins ? En faisant écraser par un char ce prince débile, ils redressaient la tête et permettaient au culte d’Aton de revenir sur le devant de la scène. « Plusieurs personnes avaient intérêt à voir le jeune roi disparaître. […] Échappant à la tutelle d’Ay et d’Horemheb, il commençait à affirmer sa volonté de diriger le pays. Peut-être même souhaitait-il un héritier puisqu’on a retrouvé dans sa tombe deux fœtus de filles. Si ces enfants appartenaient à Ankhésenamon et à lui-même, le couple royal voulait sans doute des princes. Or, les conseillers du roi jugeaient peut-être Toutankhamon peu apte à gouverner. Préférant faire disparaître un incapable, ils se seraient attaqués au jeune roi. »8

Quelle atmosphère étouffante, empoisonnée par les complots, dut régner à la cour de cet adolescent impérial ! Le garçon, souffreteux, toussant et périodiquement alité, laissait présager un règne court et qui eût ouvert la route… à l’homme fort du pays, le général Horemheb, créature des prêtres d’Amon. Ay n’avait pas le choix : mort accidentelle ou empoisonnement, la mort du dandy tuberculeux laissait une chance à ce vieux renard de la politique. Celle de restaurer la mémoire de son camarade et maître, le malheureux Akhenaton dont la figure extatique semble décidément égarée dans un siècle sordide, pétri de secrets, de ruses, où les ambitieux pouvaient tout espérer, y compris le trône.

Éléments à charge : la XVIIIe dynastie s’achève avec les règnes de deux comploteurs, vraisemblablement hostiles l’un à l’autre. Deux usurpateurs dont on ne saura sans doute jamais la pensée profonde, les mobiles réels. Ni même tout simplement les machinations.

Pauvre Howard Carter ! S’il s’était douté qu’il exhumait tant de mystères, l’archéologue aurait peut-être, après avoir respiré leur odeur amère dans la crypte glacée, abandonné à leurs silences les dépouilles d’une si déprimante époque…

1. Archives RFI, Dominique Raizon, 17 mai 2005.

2. Ceram C.W., Des dieux, des tombeaux, des savants, II, Paris, Plon, 1949

3. Ibid.

4. Vanoyeke V.,Les grandes énigmes de l’Égypte, Monaco, Éditions du Rocher, 2008.

5. Kaplun A. H.,Toutankhamon revisité, Genève, Slatkine, 2010.

6. Rapport de Zahi Hawass, secrétaire général des antiquités égyptiennes, en février 2010.

7. Desroches-Noblecourt C., Vie et Mort d’un Pharaon. Toutankhamon, Paris, Hachette, 1963.

8. Vanoyeke V., Op.cit.

Chapitre 2 : Esther

L’Ancien Testament grouille de complots. L’un d’entre eux est particulièrement célèbre. Il nous raconte l’histoire d’Esther, qui déjoua en son temps une terrible conspiration tramée contre son peuple. Certes, la célébrité de cette histoire souffre un peu du doute qui plane aujourd’hui sur son existence réelle. Mais il offre une éloquente illustration d’un complot emblématique qui fut de tous les siècles et remplit ceux-ci de crimes extraordinaires. Le complot juif. L’Hébreu « honni et arrogant » n’offre-t-il pas une figure parfaite de comploteur ? À moins que ce ne fût lui, précisément, la victime systématique des peurs exacerbées et des bouffées de paranoïa.

Chacun sait que l’Ancien Testament n’est pas une lecture pour les enfants : il regorge d’assassinats, d’incestes, de sacrifices rituels, d’adultères, de trahisons, d’usurpations, d’anathèmes, de génocides, de toutes sortes de crimes sanglants et à ce point nombreux qu’on peut s’étonner qu’il y ait eu assez de survivants pour engendrer notre propre humanité. Les figures les plus volontiers admirées sont pétries de cruauté autant que de noblesse. Abraham envoyant son fils Ismaël mourir de soif dans le désert, David assassin d’Urie le Hittite parce qu’il convoitait sa femme, Salomon – le fruit de cet adultère – aux sept cents épouses, ne sont pas les moindres de ces héros barbares.

Heureusement, ces soudards côtoient aussi de pieuses créatures. Des femmes d’exception. Le fait n’est pas anodin. Victimes d’une culture foncièrement inégalitaire et violente à leur égard, ces malheureuses n’avaient pas toutes accepté d’expier par une vie de soumission le crime de leur ancêtre. Ève, certes, avait désobéi, mais ses descendantes ont racheté cent fois ce crime par leur bravoure. Car les femmes de l’Ancien Testament ont été capables d’autant d’héroïsme que les mâles : Myriam, sœur de Moïse, seconda celui-ci dans la libération de son peuple, Judith trancha la tête du général Holopherne pour sauver sa cité assiégée.

Dans la longue histoire antique d’Israël, l’épouse, la sœur, la fille ne sont pas que l’occasion d’une litanie d’interdictions et de préjugés : elles inspirent l’héroïsme, l’incarnent, le déclinent sous toutes sortes de formes inattendues, d’Agar la mère douloureuse d’Ismaïl implorant l’aide de Dieu dans le désert, à la belle Deborah, prophétesse du Livre des Juges, qui offre sans doute le premier portrait historique d’une héroïne.

Peu après l’époque de la déportation à Babylone, le personnage d’Esther apparaît dans le dernier livre historique de l’Ancien Testament (selon la tradition chrétienne), le vingt-et-unièmelivre de la Bible hébraïque. L’histoire de cette femme a fait l’objet de débats passionnés et beaucoup hésitent à affirmer qu’elle ait réellement existé. Mais avant d’examiner ce point, il convient d’abord de raconter au lecteur l’histoire extraordinaire de cette femme qui sauva son peuple. Et inspira, en 1689, une tragédie à Racine, que la plupart des spécialistes considèrent toutefois comme dénuée d’intérêt.

Nous nous trouvons dans la ville perse de Suse, à l’époque du roi Assuérus. Pour situer le récit dans le temps, il conviendra d’identifier ce roi. Nous y reviendrons. Celui-ci vient de répudier son épouse Vashti, qui avait refusé d’être exhibée devant une assemblée de convives. Mais le personnage est un concupiscent qui ne saurait rester longtemps sans une favorite à ses côtés. Il fait convoquer dans son palais les plus belles vierges de son royaume. Mis en présence de la belle Esther, le roi en tombe irrémédiablement amoureux. Et, n’obéissant qu’à ses sens, il « lui posa la couronne royale sur la tête »9.

La jeune fille se garde bien d’avouer à quelle nation elle appartient, mais son oncle Mardochée, qui l’a élevée, se fait bientôt connaître en déjouant les intrigues de deux eunuques décidés à assassiner le roi. Là-dessus, ce dernier fait nommer aux plus hautes fonctions un personnage arrogant, le malfaisant Haman. Ce vizir s’irrite au plus haut point de croiser un jour ce Mardochée dans un couloir du palais et de constater qu’il refuse de s’incliner devant lui.

On ne sait pourquoi, mais ce geste de fierté met l’orgueilleux ministre dans un état de fureur telle qu’il conçoit l’absurde projet de s’en prendre non pas à l’impoli personnage, non pas à sa famille, mais à toute la nation dont Mardochée est issu. Réaction disproportionnée – peut-être plus compréhensible si l’on se souvient que les Juifs formaient dans le royaume perse une nation à part, refermée sur elle-même, fidèle à ses traditions et pour cela méprisée des autres. Qu’est-ce que c’était que cette nation de rebelles en puissance, qui mettait au-dessus du roi un dieu jaloux et unique ? Haman se voyait sans doute en artisan d’une justice royale, rêvant de sujets scrupuleusement obéissants, coulés au même moule de la soumission.

Esther, venue supplier d’épargner son peuple, s’évanouit devant Assuérus. Tableau du Tintoret (1548)

Le méchant intrigant travaille l’esprit d’Assuérus, parvient sans doute à le persuader que les Juifs constituent dans son royaume un cancer mortel. Il réussit à obtenir un édit d’extermination – l’expulsion étant sans doute considérée comme une punition trop douce. Assuérus, tout à ses jeux libertins, ne voit pas qu’il acquiesce au génocide du peuple de sa bien-aimée.

Aux quatre coins du royaume, les fonctionnaires sont invités à assassiner les Juifs au jour fixé et, au passage, à piller leurs biens. Avertis, les malheureux font retentir partout leurs lamentations. On reste perplexe devant cette Saint-Barthélemy planifiée, ce pogrom inscrit dans le calendrier comme une promesse de festivités sanglantes. Les Juifs fuient-ils ? Non. Il est possible que les soldats du roi les en empêchent, les surveillent, les contiennent dans leurs quartiers. On ne veut pas seulement se débarrasser d’eux ou les voler. On veut les saigner.

Mardochée parvient à se glisser dans le palais jusqu’à la belle Esther et lui apprend la sentence qui menace les Juifs du royaume, elle y compris. La reine demande à son oncle de faire savoir aux Juifs de Suse qu’ils devront observer pendant trois jours un jeûne rigoureux. Sur quoi, elle se présente au roi et le cajole, méditant d’en obtenir bientôt une importante faveur. Sur ce, le roi – distrait maladif sans doute – s’avise qu’il n’a jamais songé à récompenser Mardochée pour la dénonciation du complot des eunuques. Il fait venir le vizir Haman, auquel il demande comment lui, le roi, doit distinguer un honnête serviteur de sa personne. Se croyant visé par une telle demande, Haman encourage le roi à faire processionner ce héros dans toute la ville, sur une monture royale, revêtu d’habits somptueux, précédés de crieurs indiquant que c’est là un ami du roi. Ainsi fut fait pour Mardochée et on imagine sans mal la fulmination du méchant vizir. Celui-ci s’était trop vite réjoui de voir son ennemi pendu à une potence qu’il avait fait dresser dans la cour de sa maison. Une potence haute de cinquante coudées, soit 25 mètres – ce qui en faisait une très haute potence.

Le troisième jour du jeûne, à l’heure où va bientôt sonner le signal du massacre, Esther tient sa vengeance contre l’ennemi de son oncle et de son peuple. Au dîner, elle supplie Assuérus de bien vouloir épargner la vie de nombreux sujets, dont elle-même. Surpris, le roi demande de quels sujets la reine veut parler. La profonde débilité de ce monarque nous laisse sans voix. Esther lui révèle qu’il s’agit des Juifs, peuple auquel elle appartient, et que l’infâme qui médite de les exterminer, c’est Haman, présent à sa table. Ébranlé, le roi se retire dans ses jardins pour méditer. Lorsqu’il revient, il surprend Haman occupé à pointer sur Esther un doigt menaçant. Il le fait aussitôt saisir. Et pendre au gibet qu’il avait préparé pour Mardochée qui, rappela-t-on au roi, l’avait sauvé d’un complot peu de temps auparavant.

La reine Esther et le roi Assuérus (photographie de 1865, de Julia Margaret Cameron)

On pourrait imaginer le roi Assuérus enclin à un regain de prudence après pareille mésaventure. Nullement. L’incorrigible recommence et confie les pleins pouvoirs à Mardochée, nouveau vizir, lequel, ignorant la valeur du pardon et perdant tout discernement, organise une vengeance à l’échelle du pogrom qu’il vient de déjouer. Un décret royal autorise les Juifs à massacrer leurs ennemis. 75 000 sujets perses sont passés au fil de l’épée. Justice biblique typique et appréciée à l’époque où la loi du talion ne choquait personne.

En souvenir de cette délivrance, au long des générations suivantes et jusqu’à nous, les Juifs se plieront à la fête traditionnelle du Pourim. Ou « Jour des sorts ». En 2015, cette fête est tombée le jeudi 5 mars. Après trois jours de jeûne (le 7, le 9 et le 14 du mois d’adar) et la lecture à la synagogue de textes sacrés, les familles pieuses se réunissent autour d’une belle table, pour une lecture du Livre d’Esther. On fait retentir les crécelles en entendant le nom d’Haman. Le jour du Pourim est jour de fête et de joie, les enfants ont l’habitude de se déguiser pour se rendre à l’école. On se fait des cadeaux, on envoie des colis aux démunis. Ce carnaval juif traditionnel et très ancien semble donner à l’histoire d’Esther et au complot d’Haman, heureusement déjoué, un caractère historique indéniable. Les choses sont plus compliquées.

Les événements décrits dans le Livre d’Esther se sont-ils réellement produits ? Malgré les nombreuses stupéfactions dans lesquelles elle nous précipite, cette histoire est-elle au moins vraisemblable ? Non. Pas plus que ce roi Assuérus dont le moins qu’on puisse dire, est qu’il était plus fait pour élever des oies que pour diriger un puissant royaume.

Premier hic : en Orient, dans la longue liste des souverains babyloniens, assyriens, mèdes ou perses, aucun ne porte le nom d’Assuérus. La Bible des Septante (traduction de la Bible par 72 traducteurs grecs à Alexandrie, au début du IIIe siècle ACN) identifie Assuérus comme étant le roi achéménide Artaxerxès. Le premier, car il y en a eu quatre. Le fils du vaincu de Salamine. Soit entre 465 et 424 ACN, dates de son règne. Mais le personnage d’Artaxerxés, vigoureux monarque, perspicace politique et impérial, cadre mal avec la figure pâlotte et insipide d’un Assuérus dangereusement crétin, manipulé par ses conseillers, incapable de se souvenir d’un décret d’extermination.

Cet Artaxerxés avait toutefois été favorable aux Juifs de son royaume. Il autorisa nombre d’entre eux à quitter son royaume pour retourner en Palestine. Ainsi d’ailleurs avait fait son ancêtre Cyrus le Grand, le fondateur de l’Empire perse, le conquérant de Babylone, qui, cent ans plus tôt, avait autorisé la reconstruction du Temple de Jérusalem et permis à de premières cohortes de Juifs de retourner en Palestine. Sous Artaxerxés, même bienveillance. D’autres retournèrent en Terre sainte. Tels Esdras et Néhémie qui regagnèrent tous deux Jérusalem.

Les historiens ne sont pas tous d’accord sur l’identification de ce roi biblique. Certains penchent pour Cyaxare, roi des Mèdes entre 625 et 585 ACN (avec l’inconvénient que ce règne a eu lieu avant la déportation des Juifs à Babylone). Mais l’identification de cet Assuérus est-elle importante ? Sans doute si l’on essaie de situer le conte dans le temps, mais il est fort probable que cet Assuérus soit un condensé de plusieurs souverains perses, quoique sans leur énergie ni leur intelligence. Un peu comme les rois qu’on voit dans les contes de Perrault, figures syncrétiques des rois mérovingiens tels qu’on se les imaginait sous Louis XIV.

Quel que soit le roi réel dont le personnage d’Assuérus soit inspiré, il est clair que ce dernier constitue une personnalité fort peu crédible dans le cadre d’un empire perse dont la tolérance religieuse est historiquement notoire. On n’a nulle part trace d’un décret d’extermination d’une minorité religieuse. Il est peu probable qu’un roi achéménide ait pu consentir à l’extermination de toute une catégorie de ses sujets, sur la simple machination d’un ambitieux ministre. Et qu’est-ce que surtout que ce Haman qui, à partir d’une simple injure faite à sa personne, combine une vengeance qui n’est rien de moins qu’un génocide ? Ce ministre bouffi d’orgueil, lui non plus, n’a laissé aucune trace dans aucune chronique. Mais il est possible qu’un simple conseiller, d’ailleurs entré en disgrâce, ait été effacé des annales royales.

Quant à Esther elle-même ou Mardochée, leurs deux noms ne figurent que dans la Bible. Nulle part, dans aucune chronique royale perse, il n’est question de personnes ayant porté ces noms. D’autant plus troublant que le Livre d’Esther assure « que tous les faits concernant la puissance et les exploits de Mardochée ont été inscrits dans les Chroniques des Rois des Mèdes et des Perses. »10

Alors quoi ? Vrai complot ou conte édifiant ?

Une grande quantité de faits énumérés dans le Livre d’Esther semblent inventés. Le concours de beauté organisé par Assuérus dans son royaume dégage même une délicieuse odeur de merveilleux. D’autre part, peut-on croire sérieusement qu’une reine ait pu cacher à son souverain son origine ethnique ? Ou que le palais de ce même roi ait été parcouru en tous sens par un Mardochée dont les gardes paraissent ignorer l’identité ? Trop d’invraisemblances jalonnent cette histoire et ne permettent guère d’en soutenir l’authenticité. Mais ce n’est pas sa plausibilité au regard de l’Histoire antique qui nous rend le parcours d’Esther si particulier et si intrigant, mais sa plausibilité au regard de l’Histoire tout court.

Un air d’antisémitisme flagrant plane sur tout le récit. Qu’une politique de défiance envers les Juifs, avant de devenir une politique d’extermination, n’ait pas eu lieu forcément dans l’Empire perse, ça n’enlève rien au caractère anxiogène de l’histoire. Et celle-ci cesse aussitôt d’avoir un côté anecdotique. Dans un tel paysage de persécution, le récit passe du statut de conte dont on ne se soucierait pas à celui d’histoire exemplaire. Le Livre d’Esther renvoie à quantité de massacres dont l’un, peut-être plus violent que les autres, fut sans doute à l’origine de sa rédaction.

Quand donc fut rédigé le Livre d’Esther ? Vraisemblablement à une époque de grande inquiétude pour les communautés juives vivant en dehors de la Palestine. « Esther n’avait fait connaître ni sa naissance ni son peuple, car Mardochée le lui avait défendu. »11 Si ce n’était à cause d’une persécution latente et répétée, pourquoi donc cette malheureuse aurait-elle caché le secret de son origine ? On imagine aisément la jeune et belle Juive effrayée à l’idée d’être découverte en tant qu’enfant d’Israël – et cela ne permet guère de doute sur le caractère foncièrement antisémite d’une partie des sujets d’Assuérus. La haine irraisonnée, viscérale, énorme d’Haman peut s’expliquer dans un contexte de rivalité, de méfiance, de peur entre communautés.

Est-ce qu’il y avait beaucoup de Juifs qui vivaient en dehors de la Palestine ? Chacun le sait bien, la diaspora – c’est-à-dire la dispersion des Juifs à travers le monde – ne date pas de la destruction de Jérusalem au temps de l’empire romain, en l’an 70 PCN, mais a commencé bien avant. Déjà, une première déportation massive avait eu lieu après la conquête de Jérusalem par le roi Nabuchodonosor II en 588 ACN : un nombre important d’Hébreux avait été expédié vers Babylone et, de là, vers d’autres cités de Mésopotamie. Beaucoup de déportés retournèrent par la suite en Palestine, mais pas tous. « Tous les déportés n’en profitèrent pas – car beaucoup avaient réussi à se créer en Babylonie des situations lucratives auxquelles ils n’avaient nul désir de renoncer pour retrouver la terre ingrate et difficile de leurs ancêtres » écrivait André Parot dans son Temple de Jérusalem 12. Les tablettes trouvées à Nippour évoquent des banquiers juifs établis dans cette cité au temps du fameux Artaxerxés. « Les Murashu, une famille de déplacés, est l’illustration même de la prospérité. Elle a suivi à la lettre les recommandations de Jérémie en créant une banque qui fut, selon certains, la Lloyd’s de l’époque. […] Les archives de cette banque ont été retrouvées à Nippour, enfermées dans de grandes jarres bouchées à l’asphalte. »13 Au même moment, notamment sous Psammétique II, pharaon de la XXVIe dynastie, des comptoirs juifs sont signalés dans le delta du Nil. Une communauté juive importante est établie à Éléphantine, dans la Haute Égypte.

Dès les débuts de la diaspora, des communautés juives s’installèrent donc un peu partout en Orient. L’une des plus importantes sera sans doute celle d’Alexandrie. Les Juifs avaient participé à la création de ce grand port – le plus important de la Méditerranée (environ un million d’habitants à l’époque impériale romaine). Ptolémée, le général d’Alexandre, qui devint satrape d’Égypte, puis roi de ce pays en 305 ACN, fit contre la Judée une campagne dont il ramena plus de cent mille captifs, tous Juifs et dont il peupla sa nouvelle cité, Alexandrie, qu’il orna d’une splendide et immense bibliothèque, d’un phare – septième merveille du monde. Il n’oublia pas non plus, pour accueillir la dépouille de son modèle, Alexandre le Grand, de bâtir un tombeau que visitèrent tous les grands hommes qui passaient par là.

La réussite de ces communautés de Juifs expatriés, agaça les populations indigènes, travailla à leur exclusion, voire pire encore. À Alexandrie, par exemple, les Juifs vivaient à l’écart des autres communautés. Choix délibéré ou nécessité ? Les cultures religieuses antagonistes rendaient les mariages mixtes sans doute difficiles à réussir, et les mélanges devaient être rares. L’isolement progressif fut sans doute le résultat d’une exclusion réciproque. Des quartiers d’Alexandrie furent réservés aux Juifs. Ils y prospérèrent rapidement. Mais en même temps, Grecs et Égyptiens les regardaient comme des hôtes indésirables. Les poussées de fièvre antisémites furent fréquentes et à l’origine d’un légitime sentiment d’insécurité.

En l’an 38 de notre ère, les Juifs d’Alexandrie entraient en révolte contre une décision du préfet Flaccus d’installer une statue de l’empereur Caligula dans leur synagogue. Comme on pouvait s’y attendre, ils protestèrent et furent solennellement sommés par le préfet de se soumettre aux ordres de l’empereur. Cette admonestation fut le signal d’une prise à parti violente des Juifs par les autres habitants d’Alexandrie. Des maisons juives furent incendiées, des familles massacrées. Le philosophe juif Philon qui assista aux événements, fut envoyé en ambassade vers Caligula pour le supplier de revenir sur son projet et lui adressa un texte célèbre, journal de ce pogrom avant l’heure (pogrom est un mot russe), la Legatio ad Caium (littéralement « Ambassade à Caïus », ce dernier étant le nom véritable de Caligula).

Vers l’an 40, Philon avait été envoyé vers l’empereur par les siens pour obtenir une médiation. Il raconta ces émeutes antijuives dans des pages universellement connues. « On chassa les Juifs de la ville entière. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, acculés dans un quartier étroit, pareil à une caverne, furent entassés comme de vils troupeaux, dans l’espoir qu’en peu de jours, ils ne seraient plus qu’un monceau de cadavres. On comptait qu’ils périraient de faim – faute de provisions. »14 Des descriptions qui nous renvoient à des massacres modernes, parfaitement présents dans notre mémoire collective.

La dynastie grecque des Lagides n’avait pas toujours été très tendre avec les Juifs établis à Alexandrie. Dans le Troisième Livre des Macchabées (texte apocryphe pour les catholiques), on peut lire que le pharaon Ptolémée IV Philopator, excédé par l’hostilité des Juifs à son égard, en avait fait enfermer un certain nombre dans l’hippodrome de la ville et les avait fait écraser par des éléphants préalablement drogués (217 ACN). Les massacres de Juifs ne se limitèrent d’ailleurs pas à l’Égypte : les persécutions des souverains séleucides provoquèrent la révolte des éléments pieux, connus sous le nom de Macchabées (175 – 140 ACN). Antiochus Epiphane (figure d’Antéchrist dans la tradition chrétienne) avait maladroitement essayé de transformer les Juifs en Grecs. Il pilla le Temple de Jérusalem, interdit la circoncision, ordonna l’holocauste de porcs et voulut en faire manger aux Juifs révulsés. Cette intolérance provoqua des révoltes, auxquelles le roi répondit par des exécutions spectaculaires.

Nous disions plus haut que c’était sans doute à Alexandrie que la Bible des Septante avait été rédigée : le contexte très particulier d’Alexandrie, cité grouillante et cosmopolite, où les Juifs vivaient encerclés par la haine des autres nations, a-t-il servi d’inspiration au Livre d’Esther ? Peut-être, mais il est fort difficile de l’établir.

Les Juifs furent finalement sauvés par la reine de la haine des Perses, mais se transformèrent eux-mêmes en bêtes sauvages, massacrant la masse de leurs ennemis désarmés. L’Ancien Testament parle de 75 000 victimes, à travers tout le royaume d’Assuérus. Lorsqu’on songe que les victimes de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, dans un royaume de France certainement plus peuplé que l’Empire perse deux mille ans plus tôt, n’atteignirent pas un total supérieur à 30 000 personnes (chiffres du magazine Hérodote), on peut raisonnablement penser que ce chiffre de 75 000 morts est, pour le moins exagéré, sinon carrément farfelu.