Les Simples de la Saint-Jean - Nelly Buisson - E-Book

Les Simples de la Saint-Jean E-Book

Nelly Buisson

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Beschreibung

Le temps s’écoule délicieusement dans ce village verdoyant et pittoresque. Mais un jour, d’insolites phénomènes récurrents se produisent, ravivant les vieilles croyances, les rumeurs, et des histoires qu’on croyait à jamais enterrées.

D’abord indifférent, Antoine, le jeune instituteur commence à se moquer ouvertement de ces affaires d’un autre âge, d’autant plus que le maire décide de faire intervenir Noël, « le sorcier » connu dans toute la région. Par chance, la découverte d’une grotte préhistorique vient détourner l’agitation grandissante et faire oublier momentanément les esprits facétieux. Seulement, dès sa première visite, Marc Caillaud, le talentueux archéologue dépêché sur le site, est confronté à une situation des plus étranges qu’il n’a connue sur aucun chantier de fouilles. Dès lors, les événements s’enchaînent, les langues se délient, les yeux tombent sur de si curieuses choses qu’il faudra en référer à la gendarmerie. Pourtant rien n’empêchera les amitiés de se nouer ni l’amour de triompher de tous les mystères.

Plongez dans une histoire palpitante , riche en rebondissements, fausses pistes et coups de théâtre, sur fond de vraies découvertes archéologiques en Dordogne.
EXTRAIT

Le cri jaillit dans l’air immobile de midi. Cri de colère, suivi du claquement d’une course sur l’asphalte brûlant. Les volets, qui gardaient la fraîcheur des maisons, s’entrouvrirent à peine. Seule une femme sortit et traversa la rue du village. Sur le trottoir, en face, Anna, écarlate, levait encore un poing rageur vers un ennemi invisible.
— Encore lui ?
— Qui d’autre veux-tu que ce soit ? J’étais allée me cueillir une salade. Quand je suis revenue, il avait avalé tout le repas que j’avais préparé : mes tomates, mon ragoût et mes belles fraises. J’ai juste eu le temps de le voir partir en courant. Il avait dû poser son vélo un peu plus loin…
Les volets se refermèrent. Étienne Lagarde avait encore frappé et on était presque heureux qu’Anna ait été la victime du jour. Chacun son tour, après tout ! Mais c’était aujourd’hui la troisième fois en un mois qu’elle avait eu à subir ses tours pendables. La situation de sa maison en bordure de route et le fait qu’elle y vivait seule faisaient de la pauvre femme une proie facile. Elle était au bord des larmes. La voyant si troublée, sa voisine l’invita à déjeuner, ce qu’elle accepta avec un pâle sourire de reconnaissance.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Institutrice à la retraite, Nelly Buisson vit à Saint-Martin de Fressengeas en Périgord Vert. Elle s’est prise au jeu de l’écriture, motivée par le succès qu’a rencontré son premier roman, La Maison au bout du village. Elle écrit comme elle peint, c’est-à-dire, par petites touches successives, qui avec le recul, donneront une histoire captivante et intrigante. Elle puise son inspiration romanesque dans toutes les histoires que ses grands-parents lui racontaient mais aussi, plus simplement, dans l’observation assidue de la vie et du quotidien des gens qui l’entourent !

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Le cri jaillit dans l’air immobile de midi. Cri de colère, suivi du claquement d’une course sur l’asphalte brûlant. Les volets, qui gardaient la fraîcheur des maisons, s’entrouvrirent à peine. Seule une femme sortit et traversa la rue du village. Sur le trottoir, en face, Anna, écarlate, levait encore un poing rageur vers un ennemi invisible.

— Encore lui ?

— Qui d’autre veux-tu que ce soit ? J’étais allée me cueillir une salade. Quand je suis revenue, il avait avalé tout le repas que j’avais préparé : mes tomates, mon ragoût et mes belles fraises. J’ai juste eu le temps de le voir partir en courant. Il avait dû poser son vélo un peu plus loin…

Les volets se refermèrent. Étienne Lagarde avait encore frappé et on était presque heureux qu’Anna ait été la victime du jour. Chacun son tour, après tout ! Mais c’était aujourd’hui la troisième fois en un mois qu’elle avait eu à subir ses tours pendables. La situation de sa maison en bordure de route et le fait qu’elle y vivait seule faisaient de la pauvre femme une proie facile. Elle était au bord des larmes. La voyant si troublée, sa voisine l’invita à déjeuner, ce qu’elle accepta avec un pâle sourire de reconnaissance.

Étienne… ! Depuis qu’il était petit, rares étaient les jours où l’on n’avait rien eu à lui reprocher. Il avait été la terreur des enseignants du village qui devaient faire face au quotidien à son inventivité démesurée. Il s’était rapidement proclamé chef d’une dizaine de gamins admiratifs et ses parents avaient dû le surveiller comme le lait sur le feu pour éviter que ses idées ne génèrent quelque catastrophe. Autant ses plaisanteries pouvaient être drôles, autant, parfois, elles frisaient la méchanceté. Les gens de Saint-Médard pouvaient raconter, par exemple, comment il avait hissé la mobylette du père Cardeau dans un châtaignier alors que celui-ci cherchait des cèpes dans un bois appartenant au père d’Étienne. Certes, la cueillette des champignons ailleurs que sur ses propres terres était mal vue, mais on s’accordait à dire que la punition était disproportionnée, le vieil homme ayant été obligé de faire les trois kilomètres qui le séparaient de sa maison à pied. Les jours où l’imagination venait à lui manquer, Étienne se contentait de passer des annonces mettant en vente le tracteur de son voisin ou les vaches du maire. Il avait même inscrit une des vieilles filles du bourg sur un site de rencontres. Les bien-pensants s’étaient offusqués, les jeunes avaient ri et prétendu que la Simone n’était pas aussi fâchée qu’elle le prétendait. Il avait perdu ses parents à l’âge de vingt et un ans, victimes d’un accident de la circulation sur la nationale. Ils lui avaient laissé la maison familiale, dans un hameau au bas de la colline sur laquelle était situé le village de Saint-Médard et, par la même occasion, la possibilité de se comporter à sa guise dorénavant.

Le jeune homme avait ses partisans et ses détracteurs, mais tous se méfiaient de lui, conscients qu’un jour ou l’autre ils subiraient eux aussi ses facéties.

Beau garçon avec son mètre quatre-vingt, ses cheveux bruns jamais coiffés et son sourire éclatant, il aurait trente ans bientôt mais sa conduite restait celle d’un adolescent… On ne lui connaissait pas d’amoureuse – laquelle aurait accepté sa mauvaise réputation ? – cependant il faisait l’admiration d’une bande de jeunes qui se retrouvait souvent le samedi soir au café du village.

Au soir de ce 23 juin, les portes étaient closes bien avant la tombée de la nuit, les grilles des habitations cadenassées et les volets tirés. Les jardinières garnies de pétunias et de géraniums avaient été mises à l’abri et les voitures étaient au garage. Aucun orage n’était prévu : c’était une soirée idéale, emplie de cris de martinets et d’hirondelles. Le village s’assoupissait déjà dans la tiédeur qu’avaient gardée les vieilles pierres après un après-midi radieux. La menace venait encore d’Étienne : on savait que, ce soir, il fêterait son anniversaire avec ses amis dans le petit bar de la place et on préférait n’offrir aucune tentation à son esprit malicieux. Il aurait été étonnant que rien ne se passe cette nuit-là. Aux environs de vingt-deux heures, le ronflement des voitures, mobylettes et autres engins à moteur avait envahi l’unique rue. Un silence éphémère était revenu jusqu’à ce que des exclamations joyeuses, des rires et des chansons retentissent, la porte du bistrot ayant été laissée grande ouverte à cause de la chaleur.

À l’intérieur de l’établissement, une foule de garçons accompagnés de quelques filles avait décidé de célébrer dignement le passage à la trentaine de leur héros. Le bruit s’amplifiait à mesure que les verres se vidaient. Jean, le patron, ravi de l’aubaine, ne laissait personne manquer de boisson. Il était évident que le chiffre d’affaires de la soirée serait égal à celui d’une semaine complète, au moins, et il servait ces jeunes assoiffés avec un sourire de circonstance. Peu lui importaient les remarques que les voisins lui adresseraient le lendemain : il prendrait un air désolé en évoquant le caractère incontrôlable d’Étienne et, finalement, c’est lui qu’on plaindrait. Pour l’instant, les invités étaient encore raisonnables, se contentant de brailler des chansons à boire. Si les festivités menaçaient de dégénérer, il mettrait tout le monde dehors sans ménagement. Une partie de son mobilier était neuf et il n’avait pas envie de le renouveler de sitôt. Depuis son comptoir, il vit Étienne se lever pour un discours de remerciements qui s’avérait difficile et qui risquait de durer longtemps si on n’y mettait pas un terme tout de suite. Un des jeunes cria dans sa direction :

— Raconte-nous plutôt comment tu as lâché les lapins de Pierrot Lafaye dans son jardin !

Et Étienne narra tous ses méfaits de l’année. On n’oubliait pas de l’abreuver de temps à autre et son élocution s’en ressentait. Lorsqu’il ne sut plus quoi dire, un autre s’enquit de ses idées pour les mois à venir. Il hocha la tête plusieurs fois, prit une grande respiration et annonça, le plus sérieusement du monde qu’il avait trois grands projets. Des hourras jaillirent de l’assistance. À la demande générale, il consentit à en dire plus :

— Je veux devenir maire de Saint-Médard aux prochaines élections !

Les invités hurlèrent et les chaises cognèrent le parquet. Vincent Parot se leva.

— Tu le peux ! Tous ceux qui sont ici ce soir voteront pour toi. Nous ferons partie de ton équipe ! Vive notre futur maire !

On savait bien que, concernant ce projet, la partie n’était pas gagnée, loin de là. Mais il s’agissait plus d’un jeu que de réelles résolutions et tous avaient envie de se divertir. Le patron déclara qu’il voterait lui aussi en sa faveur et fut ovationné. Lorsque le sujet fut épuisé, on voulut connaître les deux autres objectifs.

— Une fois maire, je serai candidat au conseil général, puis au conseil régional et je finirai par devenir célèbre. Le préfet, de quel parti qu’il soit, m’appellera à ses côtés et je n’oublierai pas mon village. Je le ferai rénover et je demanderai une statue à mon effigie.

Un tonnerre d’applaudissements salua ces paroles. Une nouvelle tournée fut servie pour fêter les futures élections. Le silence retomba le temps de vider les verres puis Étienne leva le bras : il avait quelque chose à ajouter.

— Je n’ai pas parlé de mon troisième projet…

Les têtes se tournèrent à nouveau vers lui, attentives.

Il ménagea le suspense un long moment, tituba un peu puis fronça les sourcils d’un air sérieux.

— Avant la fin de l’année, j’aurai la sainte-nitouche d’Aurélie Maurin.

Un rire énorme accueillit la déclaration, suivi de quelques sifflets admiratifs. Étienne avait trop bu et il divaguait. Déjà, être célèbre… Son ami Vincent s’esclaffa :

— Ce sera le chalenge le plus difficile à réaliser… Être maire n’est rien comparé à celui-là.

— C’est ce défi qui me tient le plus à cœur, justement parce qu’il vous paraît impossible.

Le patron s’avança en riant.

— Si tu réussis, tiens, je t’offre un mois de repas gratuits !

Étienne le remercia et lui dit que ce serait avec plaisir.

Le pari lancé semblait effectivement irréalisable. Aurélie avait vingt ans, elle était assez jolie, mais gardée jalousement par ses deux cerbères de parents. Quelques jeunes gens s’étaient risqués à lui adresser sourires et mots doux et avaient été rapidement rappelés à l’ordre par le père Maurin. Sa fille n’était pas pour les bons à rien de la région. On espérait tellement mieux pour elle. Mais la perle rare tardait à arriver. Elle ne sortait quasiment jamais seule et sa beauté était éteinte par des vêtements d’une autre époque. Ses parents avaient fait un mariage de raison à un âge qui ne permettait pas à la mère d’avoir plusieurs enfants et, faute de fils, il était hors de question que leur propriété agricole aille à un gendre qu’ils n’auraient pas eux-mêmes choisi. Étienne, qui n’avait pour tous biens que sa petite maison et sa réputation, ne correspondait certainement pas au parti idéal, même s’il était joli garçon. Il avoua d’ailleurs ne pas avoir d’idées sur la manière dont il allait s’y prendre. Profitant d’un moment de calme, Vincent se leva et remit au joyeux luron, au nom de tous ses amis, un petit paquet rectangulaire. Le jeune homme le prit, l’air intrigué et amusé, flairant là quelque ultime plaisanterie. Il ôta le ruban doré puis l’élégant papier bleu nuit, souleva le couvercle avec un sourire goguenard qui se figea lorsqu’il découvrit une superbe montre. L’émotion, exacerbée par l’alcool, lui mit les larmes aux yeux et il ne put bredouiller qu’un pauvre « merci » en contemplant le bijou qui constituait dès lors ce qu’il avait de plus précieux.

Un grand gaillard lança, pour détendre l’atmosphère :

— Tu nous as tellement amusés cette année que tu méritais bien une récompense !

Il mit la montre à son poignet et la contempla longuement, en continuant à bredouiller des remerciements que plus personne n’entendait à cause de la musique qui avait repris.

À deux heures du matin, le patron suggéra que tout le monde aille se coucher, prétextant qu’ils avaient bien assez bu, mais personne n’obtempéra. Il n’osa pas insister, de peur de représailles dans les jours qui suivaient. Finalement, ce ne fut qu’à trois heures et demie qu’un des garçons se leva en s’étirant et en chancelant. Le signal du départ était donné et Jean les regarda traverser la rue pour rejoindre leurs véhicules en braillant encore un peu. Il n’y avait pas de grand danger ; la plupart habitait le village et les autres se laissaient conduire par les filles, qui, elles, étaient restées beaucoup plus sages. Bientôt, il ne resta plus qu’Étienne, affalé sur une chaise et veillé par le fidèle Vincent qui essayait de le convaincre de dormir chez lui. L’autre se défendait de toute l’énergie qui lui restait encore. Il irait se coucher dans son lit. Il se sentait tout à fait capable de conduire et il n’avait que trois kilomètres à parcourir. Il se leva en titubant, enfila sa veste et en fouilla en vain les poches à la recherche de la clé de contact que son ami avait discrètement subtilisée. Il se mit en colère, cria, mit le bar sens dessus dessous, fureta dans les coins, passa sous les tables, mais dut se rendre à l’évidence : il l’avait égarée. Vincent lui proposa de le raccompagner, mais ce serait à pied car il n’avait pas sa voiture. Il refusa énergiquement, dégrisé tout à coup, expliquant qu’il couperait à travers prés et passerait la rivière au gué qui se trouvait en contrebas de sa maison, comme il le faisait si souvent. Rassurés, les deux hommes le laissèrent partir. Le pire qui pouvait arriver était qu’il s’endorme au creux d’un bosquet avant d’arriver chez lui.

* * *

L’homme attendait, tapi derrière un buisson. Un peu plus tôt, caché derrière un des gros arbres de la place, il avait assisté au départ des jeunes et il avait vu Étienne sortir du bar d’un pas incertain. Il l’avait probablement suivi jusqu’au bas du village et il avait compris que ses amis l’avaient dissuadé de prendre sa voiture. Il en avait déduit que celui-ci emprunterait nécessairement le chemin qui passait par le gué, plus court d’un bon kilomètre. Il s’était dit qu’il avait tout son temps : l’état d’ébriété d’Étienne ralentissait sa marche. Il avait profité d’une pause de celui-ci pour le dépasser discrètement. Il marchait vite et il avait atteint rapidement le petit cours d’eau. Il s’était octroyé un moment de repos dans l’herbe en l’attendant. Il ne craignait rien : la nuit était sans lune et personne n’aurait pu deviner sa présence. Un bruit sec de branches cassées, à quelques pas, le fit se relever d’un bond. Il s’immobilisa puis il se rassura : ce n’était sans doute qu’une bête qui revenait de boire. Il entendait le clapotis léger de l’eau sur les cailloux, apaisant. Il sourit en pensant que, tout à l’heure, Étienne ne ferait plus le malin. Il allait lui donner la correction qu’il méritait et dont il se souviendrait longtemps. Il ne saurait même pas qui était son agresseur : on était en période de nouvelle lune depuis la veille et il avait relevé la capuche de sa veste de survêtement.

L’homme commençait à somnoler quand un claquement sur le sol très sec le tira de ses pensées. Le faisceau dansant d’une petite lampe de poche balayait les herbes à quelques mètres de lui. Il recula dans sa cachette et attendit qu’Étienne ait posé le pied sur la première pierre instable du gué. Le rond de lumière éclaira le sommet des arbres : il essayait de garder son équilibre. L’homme l’entendit jurer d’une voix mal assurée. Alors, il se glissa derrière lui et le saisit par le cou. La lampe tomba dans le courant et s’éteignit. Étienne cria et se retourna pour faire face à son invisible assaillant. À ce moment, un poing s’abattit sur son visage. Il recula dans l’eau en chancelant, chercha un appui qu’il ne trouva pas et s’affala dans le ruisseau, éclaboussant l’autre. Un calme étrange succéda à la chute. L’homme pensa qu’Étienne ne bougeait plus pour ne pas être repéré et se mit à le chercher, bras tendus devant lui. Mais il ne rencontrait que le vide. Où était-il donc ? Il s’accroupit alors, brassant l’eau en amont où il avait cru entendre le bruit. Ses mains ne ramenaient que des branches ou des pierres. Soudain, il eut peur. Ce silence anormal l’inquiétait. Un improbable témoin aurait vu alors une lueur tremblotante, puis l’individu se retourner et tirer un fardeau vers la rive. Il l’aurait entendu gémir et appeler doucement, puis pousser un grognement plaintif. Il aurait aperçu le corps inanimé du jeune homme à qui l’agresseur prenait sa belle montre et son portefeuille. Il aurait discerné l’individu se redresser pour écouter puis se détendre un peu : un animal de la nuit courait le long de la rivière. Enfin, il aurait perçu sa fuite en direction de la route.

L’animal, qui s’était tapi dans un fourré, poussa un cri rauque et reprit sa course vers le bois à flanc de colline.

La nouvelle se répandit vite. Elle finit par atteindre la boulangerie-épicerie où, un peu avant midi, on la commentait abondamment, chacun ajoutant ce qu’il savait aux récits des autres.

— Il paraît qu’on l’a trouvé dans trente centimètres d’eau. Il a dû trébucher et tomber. Il était tellement saoul qu’il n’aura pas pu se relever.

— Il avait le visage tuméfié, comme s’il avait reçu un coup…

— Une pierre du gué, sans doute.

— Tout de même ! Se tuer le soir de son anniversaire, c’est triste…

Même la vieille Anna se lamentait devant sa porte :

— Si j’avais su, je l’aurais invité à déjeuner avec moi, l’autre jour. Il était un véritable chenapan, mais on ne doit pas mourir à trente ans.

Jean avait fermé le bar en signe de deuil mais personne n’aurait songé à s’y rendre. On pardonnait volontiers au mort ses mauvaises blagues et on le parait même de qualités auxquelles on n’avait jamais pensé de son vivant.

Un promeneur matinal avait trouvé Étienne, étendu dans le lit du ruisseau, le visage dans l’eau. Il ne l’avait pas touché et avait téléphoné aux gendarmes de Rézac qui avaient averti le commissariat de Périgueux car cette affaire dépassait leurs compétences. On se doutait que les policiers viendraient jusqu’au village interroger les jeunes invités de l’anniversaire. Effectivement, dès le lendemain, ils furent convoqués un par un à la mairie. Chacun raconta le déroulement de la soirée. Seul Vincent et Jean purent relater le départ à pied de la victime. Tous les récits coïncidaient et le commissaire penchait pour un accident lorsque le petit Desmarton parla de la montre.

— Une jolie montre, qui avait coûté cher, Monsieur. Étienne était très ému. Je crois qu’il n’avait jamais eu de cadeau aussi beau. Il n’en avait, en fait, jamais eu, tout simplement…

— Une montre, vous dites. Et… Vous souvenez-vous s’il l’a mise à son bras ?

— Oui, Monsieur. Il l’a mise tout de suite et il l’a admirée tout au long de la soirée.

Voilà qui remettait en question la thèse de l’accident car, il en était certain, la montre avait disparu. Il allait falloir pousser les investigations un peu plus loin.

Il téléphona à son adjoint pour obtenir confirmation et celui-ci lui précisa que les poches de la veste de toile étaient vides également. Il aurait dû avoir son portefeuille puisqu’il avait payé Jean avant de repartir et que celui-ci avait déclaré l’avoir replacé lui-même dans la poche de poitrine en présence de Vincent.

Le lendemain, à la boulangerie, les discussions se poursuivirent :

— Ce ne serait pas un accident : on lui a volé sa montre et son argent.

— Il ne devait pas avoir une grosse somme, il avait payé Jean.

— Il prenait les sous qu’il lui fallait pour le mois. Il ne faisait pas beaucoup de chèques, il devait donc en rester.

— Mais qui a pu… ?

Le boulanger se mêla aux conversations :

— On ne tue pas pour une montre, même si elle est très jolie !

— Allez savoir…

— Un qui voulait se venger de toutes les farces qu’il a faites et l’affaire aurait mal tourné ?

— Il avait dit qu’il voulait l’Aurélie, de Puyssolier. Son père…

— Son père ne pouvait pas le savoir.

— Il y a peut-être un assassin parmi nous…

Le boulanger, par souci d’apaisement, mit fin aux élucubrations :

— Ce ne peut être qu’un accident et il aura perdu montre et portefeuille dans la descente vers le ruisseau.

La police, bien que convaincue de l’homicide, ne trouva aucune preuve, la rivière ayant effacé les éventuelles traces et le sol, très sec, n’ayant gardé aucune marque de pas. L’enquête n’aboutissant pas, l’affaire fut classée. Pour autant, on n’en oublia pas le joyeux luron. On se plaisait à raconter ses aventures aux nouveaux arrivants dans la commune et il n’était pas rare que le récit finisse par : « On savait s’amuser, alors ! ». On avait oublié toutes les fois où on l’avait voué aux gémonies et toutes celles où les bigotes lui avaient promis les flammes de l’enfer. Il avait été honni de son vivant, la mort l’avait hissé au rang de héros local.

* * *

Anna surgit sur la place de la mairie, hagarde et échevelée. En ce dimanche printanier, on élisait le nouveau conseil municipal et Gabriel Delbos, le maire sortant, espérait bien être reconduit à son poste. On venait autant pour accomplir son devoir de citoyen que pour rencontrer les autres villageois et discuter un peu. Le mois de mars, tout jeune encore, s’annonçait radieux et on était à deux doigts de ressortir les vêtements légers. Une dizaine de personnes étaient rassemblées au soleil et s’entretenaient du temps, de la lune rousse dont il fallait se méfier comme de ces maudits saints de glace. L’arrivée soudaine de la femme stoppa net les conversations. On se précipita vers elle. On sortit une chaise pour l’asseoir. On la questionna, mais elle peinait à retrouver son souffle. Au bout d’un moment, elle prononça enfin des paroles à voix si basse qu’on ne comprit pas. Elle répéta en hoquetant :

— Il est revenu…

— Qui, Anna ? Qui est revenu ?

— L’Étienne… Il est revenu, je vous dis !

Les gens rassemblés autour d’elle se regardèrent, effarés. Anna perdait-elle la tête ? Elle n’avait que soixante-quinze ans, pourtant. Yvette, sa voisine, s’accroupit à sa hauteur et prit sa main dans la sienne.

— Anna, voyons ! Ce n’est pas possible ! Tu sais bien qu’Étienne est mort il y a quinze ans. Souviens-toi. C’était le jour de son anniversaire et nous avions tous été bouleversés.

Anna hocha la tête, recoiffa d’une main les mèches qui lui tombaient sur le front et regarda longuement ceux qui étaient rassemblés autour d’elle.

— Je sais bien que ce n’est pas possible. Pourtant, je vous dis qu’il est revenu !

Elle marqua une pause lourde de sous-entendus. Finalement, elle avoua ce qu’elle pensait secrètement :

— Pas lui, mais son esprit, certainement.

Des sourires entendus accueillirent cette affirmation. L’esprit d’Étienne ! Il ne manquerait plus que cela ! Anna était frappée de sénilité… On en était bien triste, mais c’était la seule explication. Quelqu’un, enfin, pensa à lui demander ce qui lui faisait croire au retour du trublion toujours présent dans les mémoires. Elle hésita, voyant qu’on ne la croyait pas, mais il fallait bien qu’elle explique :

— Mon déjeuner a été mangé, exactement comme il y a quinze ans, et j’ai entendu les mêmes pas qui s’enfuyaient. Vous étiez tous là, sur la place. J’ai appelé, mais personne ne m’a entendue.

— Étienne aura donné des idées à un autre plaisantin ! Il n’y a pas de quoi s’affoler !

On décida de raccompagner la malheureuse chez elle, de lui donner un grand verre d’eau et on chargea Yvette de veiller sur elle. Alors que la vieille dame se levait, aidée par deux hommes, Fernand, un agriculteur de Chapelas, bondit de sa voiture, visiblement hors de lui.

— Je viens de trouver tous mes lapins en liberté dans mon jardin !

— Tu as oublié de fermer le clapier !

— Vous ne comprenez pas ? C’est ce que faisait l’Étienne régulièrement quand il passait près de ma maison. Et ce n’est pas tout ! Le père Cardeau a retrouvé sa mobylette en haut d’un arbre, comme il y a quinze ans. Pourtant, ce n’est pas la saison des champignons ! Tout ça a été fait pendant que nous étions ici pour voter.

Un silence empli d’incrédulité plana soudain sur la petite place. Anna releva la tête d’un air de défi : elle avait raison.

— Vous voyez bien qu’il est revenu ! Mon Dieu ! Arrêter l’homme était déjà difficile, mais son esprit, comment voulez-vous…

On ne savait que dire. Plusieurs personnes âgées se signèrent. Tout cela n’était pas de bon augure. Un mort ne revient que s’il a une bonne raison. Que leur voulait-il donc ? Antoine Mercier, l’instituteur, dont c’était la deuxième année d’enseignement dans le village et qui était candidat sur la liste de Gabriel, éclata de rire :

— Vous n’allez pas croire de telles sornettes, tout de même ! Quelqu’un a fait une farce à Anna ainsi qu’à Monsieur Cardeau et à Fernand, dans le style de celles de cet Étienne dont vous parlez, mais rien de plus ! Ressaisissez-vous ! Et d’abord, qui était cet individu que tout le monde craint comme l’aversier ?

En entendant le nom occitan du malin, les vieilles se signèrent à nouveau.

Fernand emmena le jeune homme au bar pour boire un café. Ils s’assirent à une des tables recouvertes de formica et attendirent que le patron ait posé devant eux les tasses ébréchées par des années de service. Fernand entreprit alors de lui raconter l’histoire de l’anniversaire tragique :

— Vous n’étiez pas là, à cette époque, bien sûr. Mais il ne faut pas rire des gens qui craignent une quelconque vengeance : le meurtre n’a jamais été élucidé.

— Mais nous ne sommes plus au Moyen-Âge ! Enfin ! Fernand ! Vous permettez que je vous appelle Fernand ?

— Je permets, Monsieur Mercier. Il faut que vous compreniez que nous sommes face à des événements troublants, inexplicables. Ne jugez pas.

Il ne réussit pas, cependant, à convaincre l’instituteur qu’il ne s’agissait pas d’une farce imaginée par quelque gamin et chacun regagna son domicile campant sur ses positions.

Le lendemain, d’autres actes furent commis, rappelant encore les méfaits anciens d’Étienne. On trouva sur la remorque de Pierrot Jarry un panneau indiquant qu’elle était à vendre et Jacqueline Ferret, veuve depuis de longues années, reçut les appels téléphoniques de trois prétendants, suite, disaient-ils, à l’annonce passée dans le journal Sud-Ouest. Les deux vinrent se plaindre à la mairie. Le comble fut lorsque Camille, qui habitait le hameau des Vergnes, près de la rivière, vint signaler que, la veille, une lumière avait brillé une partie de la nuit dans l’ancienne maison d’Étienne, seulement habitée l’été par un jeune couple du Nord de la France. La peur s’installa. Un bruit nocturne dans la rue faisait surgir des hommes armés de fourches et de gourdins, penauds de se retrouver face à un chien fouillant les poubelles. On faisait des rondes avant de se coucher et on se précipitait, au matin, pour vérifier que tout était bien en ordre. Cela ne pouvait plus durer.

La réunion du nouveau conseil municipal était fixée au jeudi suivant ; le maire en profiterait pour aborder la question. Inutile d’en faire mention sur l’ordre du jour : il fallait rester discrets. Comme chacun s’y attendait, Gabriel Delbos fut réélu au poste de premier magistrat. Antoine Mercier, se vit octroyer la place de second adjoint, ce dont il remercia chaleureusement ses nouveaux collègues. La séance étant close, Gabriel demanda à ses conseillers de rester quelques instants pour évoquer le sujet du soi-disant retour d’Étienne. Si certains hochèrent la tête en signe d’approbation, quelques-uns ne cachèrent pas leur surprise. Le maire présenta la situation de façon inquiétante. On ne pouvait pas laisser les habitants vivre dans la peur. Le maître d’école n’en croyait pas ses oreilles et il le dit franchement. On devait lutter contre l’ignorance, les croyances d’un autre âge et surtout la bêtise, il fallait bien le dire… Cette remarque fâcha le reste du groupe. Il lui fut répondu qu’il pouvait rester en dehors de cette affaire, si cela lui convenait mieux, mais qu’il serait dommage de se désolidariser si rapidement du reste du conseil. Ne voulant pas déjà contrarier ses collaborateurs, il préféra se taire. L’un des plus âgés prit la parole :

— Je me disais que si nous demandions à Noël de nous aider, il le ferait certainement.

Les autres approuvèrent silencieusement. Le maire se tourna vers Antoine.

— Noël est notre… notre rebouteux. Il est aussi guérisseur. Il a soulagé nombre d’entre nous. Je sais, vous allez encore vous moquer. Mais il soigne les corps et il est capable d’apaiser une déprime passagère, une insomnie devenue chronique et bien d’autres choses encore.

— Et comment procède-t-il ?

— Venez avec moi, vous verrez par vous-même. Mais, s’il vous plaît, ne lui montrez pas vos doutes quant à ses méthodes. C’est un homme bon et simple ; je ne voudrais pas qu’il soit peiné par votre attitude.

Antoine fut gêné d’avoir donné l’image d’un homme dont l’étroitesse d’esprit pourrait froisser un de ses concitoyens et il essaya de se rattraper :

— Rassurez-vous, Monsieur le maire. Je sais me montrer respectueux. Je viendrai avec vous. Je suis curieux d’assister à cela ! Je ne demande qu’à croire aux pouvoirs de ce Noël. D’autant plus que ma douleur à l’épaule s’est réveillée… Voilà qui constituera un bon test ! Mais je ne comprends toujours pas en quoi il va être utile pour l’affaire dont nous venons de parler.

— Il nous dira ce qu’il en pense. Il a toujours été de bon conseil. Disons samedi, quinze heures ? Je vais l’avertir, si cela vous convient. Je passerai vous chercher.

Même les plus dubitatifs convinrent qu’il n’existait pas d’autre solution et cela permettrait, selon un effet placebo, de calmer les esprits.

* * *

Antoine Mercier avait pris son poste à la rentrée de septembre de l’année précédente. Il l’avait demandé faute de mieux. Le jeune homme en avait assez des remplacements qu’il assurait depuis la fin de sa formation et avait décidé de prendre la charge d’une classe. Il avait choisi ce village sans le connaître, en attendant d’avoir assez d’ancienneté pour prétendre à une école de ville. L’instituteur avait trouvé Saint-Médard bien sympathique, finalement, au sommet de sa colline, et s’était dit qu’il pourrait passer ici quelques années de tranquillité. La commune lui avait loué un petit appartement attenant à l’école et il s’était installé, plein d’idées et de bonne volonté pour animer ses cours. Il était issu d’un milieu de petits commerçants et avait toujours vécu à Périgueux. Certes, il connaissait la vie à la campagne grâce à ses vacances chez ses grands-parents, en Périgord Noir, mais il n’y avait pas vécu réellement et il considérait son installation dans ce coin du Périgord Vert comme une expérience un peu exotique. Cependant, il était loin d’imaginer qu’un rebouteux-guérisseur y soignait la population et qu’un revenant hanterait le village, alors même que la plupart des habitants, à l’exception des plus âgés, possédait téléphones mobiles et connexion Internet. Il pensa brièvement que ce Noël était détenteur, peut-être, d’un savoir empirique que la science ne pouvait pas expliquer mais il chassa rapidement cette idée saugrenue.

Le samedi matin, il fut tiré du sommeil par la lumière du jour. Il ne fermait jamais les volets de sa chambre. Il aimait se réveiller ainsi, les jours de congé. La fenêtre était orientée de telle manière que la clarté trop précoce du soleil d’été lui était épargnée. Au contraire, les premiers rayons, en hiver et au printemps, arrivaient jusqu’à lui à une heure tout à fait raisonnable. C’était le premier de ces petits bonheurs quotidiens qui lui faisaient apprécier la vie. Il étira ses membres engourdis, s’octroya encore un moment de paix sous la couette, ravi de ne partager ce moment avec personne. Il allait avoir trente-cinq ans et estimait qu’il avait encore quelques années avant de se mettre en ménage. Ce n’était pas l’avis de sa mère, pressée sans doute de cajoler un petit enfant. Son père, lui, n’avait pas donné son avis sur la question mais on sentait qu’il partageait celui de son fils.

Il se leva prestement, se souvenant du rendez-vous de l’après-midi. Il était impatient de voir celui qu’il appelait secrètement « le sorcier ». Après son café, il fit un peu de ménage, lava la vaisselle de la veille restée dans l’évier au cas où monsieur le maire souhaiterait prendre le rafraîchissement qu’il ne manquerait pas de lui proposer. À l’heure dite, la voiture de Gabriel Delbos s’arrêta devant le petit logement mais il resta au volant, attendant que son adjoint sorte de chez lui. La curiosité n’avait pas quitté Antoine. Allait-il trouver une espèce de druide barbu ou un illuminé aux yeux fous ? La voix de Gabriel le tira de sa pensée.

— Noël a un fils un peu… étrange. Le terme d’attardé ne serait pas exact ; je n’en ai pas d’autre qu’étrange. Un garçon qui sait lire, écrire, qui est capable de réfléchir, mais qui ne semble pas vivre dans le même monde que nous. Je préfère vous prévenir.

Antoine ne connaissait pas le hameau de Puyssolier, pourtant pas très éloigné du village. Il constata qu’il ressemblait à ceux qu’il avait vus déjà dans les environs : des maisons de pierres brunes, aux toits de tuiles patinées par le temps et des jardins bien entretenus. La voiture se rangea devant une ferme basse, coquette et en bon état. Le bleu d’un massif de pervenches faisait écho à celui des volets et une haie d’hortensias promettait une abondance de fleurs de la même couleur, certainement. Antoine, avisant l’étable et les granges, demanda s’il était aussi agriculteur.

— Il est agriculteur avant tout ! Vous savez, pour son autre activité, les gens donnent ce qu’ils veulent. Parfois rien. Son fils l’aide avec efficacité. Il est fort et vaillant. La solitude du travail aux champs ou auprès des bêtes lui convient.

Un petit homme était sorti sur le pas de la porte, alerté sans doute par le bruit de moteur. Il s’avança, le sourire aux lèvres.

— Monsieur le maire ! Ton mal au dos serait-il revenu ?

— Non, Noël. Je te présente notre instituteur qui est devenu depuis peu conseiller municipal.

— Félicitations, jeune homme ! J’ai vu votre nom sur le bulletin que j’ai glissé dans l’urne, mais je ne vous connaissais pas encore !

Ils entrèrent dans la maison. La pièce était propre, bien rangée et pourvue d’un coin cuisine contemporain. Un feu flambait dans la cheminée malgré la douceur de la journée. Un petit bureau occupait un angle et Antoine remarqua l’ordinateur installé dessus. Il dut reconnaître, au fond de lui, qu’on se sentait bien ici ; le tic-tac de la grande horloge rythmait le silence et contribuait à donner un sentiment de sérénité. Gabriel expliqua, un peu gêné tout de même, ce qui les amenait. Le rebouteux se gratta la tête d’un air embarrassé et avoua que jamais on n’était venu le consulter pour une telle raison. Il ne savait pas s’il allait pouvoir leur venir en aide. Devant l’insistance du maire, il accepta d’essayer. Le guérisseur leur montra deux chaises un peu à l’écart où ils s’installèrent. Antoine attendait avec impatience de voir comment il allait procéder. L’homme s’assit face au foyer, devant une marmite un peu incongrue dans le décor plutôt moderne de la pièce et, à l’aide de pincettes, tira vers lui des tisons qu’il poussa sur le côté. Il commença à psalmodier une sorte d’incantation à voix basse. Soudain, il jeta un des brandons dans l’eau fumante. Il y eut un grésillement. Il renouvela l’opération plusieurs fois. La litanie s’acheva, suivi d’un moment de silence pendant lequel le rebouteux sembla réfléchir. Enfin il se leva.

— J’ai obtenu des réponses à toutes mes demandes.

— Ce qui signifie ?

— À ma première question : s’agit-il de l’esprit d’Étienne, la réponse a été : oui. La deuxième était : est-il revenu pour faire du mal, la réponse a été non. Je vous résume la suite… L’esprit d’Étienne est revenu pour des raisons graves. Il ne veut pas repartir. Il souhaite se venger et récupérer ce qui lui a été volé. Il sait où sa montre et son portefeuille ont été cachés. Il fera en sorte que la police les découvre et ainsi on pourra identifier son assassin. Il restera à Saint-Médard jusqu’à ce qu’il y soit parvenu. Il n’a pas dit comment il comptait s’y prendre.

— Mais l’affaire a été classée il y a quinze ans ! Le dossier ne sera pas rouvert… Tu m’imagines allant dire à la police qu’il faut reprendre l’enquête parce que le fantôme du mort est revenu nous embêter ?

— Je crois qu’il compte se venger lui-même…

La remarque sembla soulager le maire qui n’avait pas envisagé cette éventualité. À cet instant, la porte s’ouvrit sur une femme et un homme qui devait être du même âge qu’Antoine. Le visage de Noël s’éclaira. Gabriel embrassa la femme et serra la main de celui qui devait être le fils de la maison. Celui-ci s’avança pour saluer l’instituteur. Un large sourire illuminait son visage. Pas celui d’un idiot de village, mais plutôt celui d’un être heureux de ce que la vie lui apportait. Il n’était pas beau, mais ses grands yeux noirs dégageaient une telle bonté qu’on ne songeait plus à ce nez trop long, à ce visage émacié ou à ces oreilles un peu décollées.

— Tu n’es pas très beau. Tu me plais bien.

Antoine, à qui c’était bien la première fois qu’une telle remarque était adressée, eut un moment d’égarement. Le père, sentant la gêne provoquée par l’aveu, secoua la tête doucement.

— Ne faites pas attention, Monsieur. Joseph dit toujours ce qu’il pense, même si c’est parfois bizarre.

La femme vint le prendre par le bras et l’amena à l’autre bout de la pièce où il se saisit avidement d’un livre posé sur une petite table. Il s’assit et l’ouvrit à la page qu’il avait marquée d’une feuille de papier pliée. Le père poursuivit doucement :

— Ici, tout le monde le connaît. Mais vous, vous ne savez pas. Il a été un petit garçon comme les autres, puis il a grandi, mais l’enfance n’est pas partie.

Il se tourna vers eux et les regarda longuement.

— Ils sont ce que j’ai de plus cher au monde. On a mis du temps pour avoir un petit. Ma femme disait que, s’il nous en arrivait un, on l’appellerait Marie ou Joseph. Pour remercier. Elle en voulait tellement un ! Pour moi, c’était moins important, je crois. Mais quand il est né, quand je l’ai tenu dans mes bras, alors, j’ai su que j’allais l’aimer bien plus que je ne le pensais, que je l’aimais déjà. Il n’était pas très joli, le pauvre, mais il était si petit, il avait tellement besoin de nous. Je ne savais pas que nous lui serions indispensables si longtemps… Bien qu’il ait fait de gros progrès. Il serait tout à fait capable de vivre seul, mais ce qui est important pour nous ne l’est pas forcément pour lui.

Antoine était ému par les confidences de cet homme qu’il ne connaissait pas quelques heures auparavant. Curieusement, toute méfiance s’était envolée et c’est le plus naturellement du monde qu’il demanda un rendez-vous pour son épaule douloureuse. Il avait envie d’en savoir plus sur ces pratiques qui l’intriguaient. On convint du lundi soir, après la classe. Avant de partir, il alla vers Joseph pour lui dire au revoir. Il en profita pour jeter un œil à l’ouvrage qui semblait le passionner. Il s’agissait d’un répertoire des différentes essences d’arbres de la région. Le jeune homme eut l’air surpris qu’on s’intéresse à lui et, après une brève hésitation, il saisit la main tendue en souriant.

Le retour fut silencieux, chacun étant perdu dans ses pensées. On était en vue de Saint-Médard lorsque Gabriel demanda à son compagnon de route ce qu’il pensait du verdict de Noël.

— Je crois qu’il va vous faciliter la tâche ! Ainsi, vous n’avez rien à mettre en œuvre. Reste le cas où, bien sûr, il s’agirait d’un plaisantin…

— Je ne vois pas qui serait capable de cela. Mais nous ne pouvons pas écarter l’hypothèse, en effet. C’est la plus rationnelle.

Antoine fut ravi de voir qu’il revenait à plus de discernement. Cette histoire de fantôme, qui l’avait amusé un temps, commençait à l’irriter. Il avait maintenant des responsabilités, en tant qu’élu, et l’une d’entre elles consistait à ne pas laisser les croyances ancestrales prendre le pas sur la raison.

Il passa la journée du lundi dans l’attente de la visite du soir. La douleur s’était réveillée avec encore plus de violence que d’habitude. À peine pouvait-il lever le bras pour écrire au tableau. Les médecins n’avaient réussi à le soulager qu’avec une bonne dose d’antidouleur qui avait fini par lui donner des maux d’estomac. Si Noël ne le guérissait pas, au moins, il n’irait pas plus mal. Et l’homme l’intriguait.

Le rebouteux attendait son patient assis près de la cheminée. La cheminée aux oracles, pensa l’instituteur en souriant. Il n’y avait aucune trace de Joseph. Avait-il été éloigné ? Après les salutations, Noël le débarrassa de sa veste et le pria de rester debout. Les doigts de l’homme frôlèrent la chemise le long du bras, remontèrent vers l’épaule et poursuivirent leur chemin vers le dos. Puis à nouveau le bras, l’épaule. Ils s’immobilisèrent soudain sur un point, à l’articulation.

— C’est là, souffla-t-il.

Antoine acquiesça. Il n’avait pourtant donné aucune indication. Les doigts se firent précis, insistants, s’attardant en une sorte de massage puis s’incrustèrent dans la chair. La pression se relâcha enfin et Noël demanda à son patient de lever lentement le bras. La douleur avait disparu.

— Comment avez-vous fait ?

— Je ne peux pas vous l’expliquer. Je ne saurais pas.

Effectivement, il ne pouvait pas. Le jour où il avait reçu le don avait été pour lui comme une seconde naissance. Il s’était senti un homme nouveau. Il avait une mission à accomplir. Il n’éprouvait aucune fierté, aucun orgueil ; désormais, il avait la charge de guérir et il s’en acquitterait du mieux qu’il le pourrait. À partir de ce jour, lorsqu’on venait le consulter, ses mains semblaient animées d’une vie propre. Elles parcouraient les corps à la recherche de l’anomalie – car ce n’était que des anomalies qui provoquaient douleurs ou mal-être – et elles trouvaient toujours. Il avait redonné le sommeil, redressé des dos ou calmé des maux de tête sans jamais se demander de quelle façon il y était parvenu. Ses mains. Ce n’était que ses mains qui travaillaient.

Antoine insistait :

— C’est incroyable ! Vous avez toujours su faire cela ?

— Non. Bien sûr que non. Mon père m’a donné son don quand il s’est estimé trop vieux pour continuer.

— Il vous l’a donné comme on donne… un fusil de chasse, une montre ?

Noël se mit à rire.

— Je n’y avais pas pensé de cette façon, mais c’est un peu ça !

— Vous le donnerez à Joseph, après ?

Il hésita un instant.

— Non. Vous avez vu mon fils. Il est trop fragile. On pourrait l’obliger à s’en servir à mauvais escient et cela, nous ne le devons pas. Jamais. Le don se perdra sans doute.

— Pour Étienne, vous avez réellement eu des réponses à vos questions ?

Il rit de plus belle.

— Monsieur l’instituteur, je pense que vous êtes un homme sensé. J’ai dit à Gabriel ce qui me semblait le plus approprié : « Ne t’occupe pas de cette histoire. Elle trouvera sa solution toute seule ». Je soigne les corps, j’apaise les esprits des vivants mais je ne peux rien pour les morts.

— Vous ne craignez pas que j’aille raconter ce que vous venez de m’avouer aux autres membres du conseil ?

— Ils ne vous croiront pas !

— Il y a toujours eu des guérisseurs, ou rebouteux, je ne sais pas comment dire ?

— Toujours. Il fallait bien être soigné quand il n’y avait pas encore de médecins. On a quelques dessins de sorciers dans les grottes préhistoriques. Nous existons depuis la nuit des temps.

Sorcier. Antoine se dit que c’était comme cela qu’il nommait Noël quand il pensait à lui. Pourtant il n’en avait nullement l’allure, avec son visage rond, sa calvitie débutante et son sourire bienveillant. Il glissa discrètement un billet dans la main qui l’avait guéri et reprit sa veste.

— Joseph n’est pas là ?

— Il est à l’étable. Heureusement que je l’ai. Il est très efficace et sait toujours ce qu’il y a à faire. Il n’est pas idiot, loin de là. Il vit dans son monde. Il remarque des choses que personne d’autre ne voit. Il est heureux lorsqu’il s’occupe des bêtes ou qu’il arpente la forêt. Nous le laissons faire. Il ne se perd jamais et je pense qu’il connaît la région mieux que quiconque.

Noël raccompagna son visiteur de la soirée à la porte et la poignée de main qu’ils échangèrent fut sincère et chaleureuse.

* * *

Gabriel n’en pouvait plus des réclamations de ses administrés. Les troubles avaient débuté voilà trois semaines maintenant et, après une courte accalmie, ils avaient repris de plus belle. Il venait de recevoir la sixième personne de la semaine, et on n’était que jeudi. Le chien de l’un avait été affublé de taches noires qui, sur son pelage roux, le faisaient ressembler à une panthère. Il était appelé depuis « le fauve de Mauchat » et cela n’amusait pas du tout son maître. Un autre avait vu les fanes des premiers radis de son jardin croître jusqu’à atteindre quarante centimètres – il avait mesuré – alors que la racine ne dépassait pas la taille d’un petit pois. Ils avaient été, à n’en pas douter, copieusement arrosés d’engrais. Les premières récriminations l’avaient beaucoup amusé, il faut bien le dire. Mais maintenant il en avait assez. Il s’en ouvrit à Claudine, sa secrétaire.

— Je serais vous, j’appellerais la gendarmerie.

Il y avait pensé, bien sûr, mais il repoussait le moment. Il espérait que le problème trouverait seul sa solution, que l’individu ou l’esprit se lasse, que quelqu’un le prenne sur le fait… Noël n’avait-il pas laissé