Les Visiteurs - Edmond Jaloux - E-Book

Les Visiteurs E-Book

Edmond Jaloux

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Beschreibung

Les Visiteurs est un roman d'Edmond Jaloux publié en 1941.
Présentation
| M de Salinis vit avec ses 3 filles, Anne-Marie, Inès et Henriette. Chacune a son caractère et la vie n'est pas toujours simple surtout lorsque ces mêmes filles sont toutes éprises de Gilbert, le mari d'Anne-Marie. Mais qui aime vraiment qui?...|
 

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SOMMMAIRE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

EDMOND JALOUX

LES VISITEURS

ROMAN

1941

Raanan Éditeur

Livre 806| édition1

I

– Où est Monsieur ?

Justinien, le valet de chambre, avait pris le sac à main de Mlle de Salinis et la valise que le chauffeur du taxi s’était obstiné à ne pas lui tendre. Il les avait déposés sous la marquise, sur une marche du perron. Le bruit des gouttes de pluie faisait de chaque feuille de platane un instrument de musique d’une sonorité différente.

– M. de Salinis est dans sa chambre. Je crois qu’il est souffrant.

Inès rougit légèrement.

– Non. Je veux parler de M. Chasteuil.

– M. Chasteuil est auprès de Madame.

Inès rougit de nouveau, comme si elle avait le sentiment d’une faute.

– L’état se maintient, dit Justinien, répondant à une question que la jeune fille n’avait pas posée. Le docteur Gombert ne peut pas se prononcer encore.

– Eh bien ! Justinien, payez le chauffeur. Je n’ai pas de monnaie.

– Pourquoi Mademoiselle n’a-t-elle prévenu personne de son retour ? Gaston serait allé à la gare avec la voiture.

– Je suis partie comme une folle, dès que j’ai reçu la dépêche de M. Gilbert. Je ne savais même pas à quelle heure je trouverais un train. Et puis, je ne voulais causer aucun dérangement. Dès qu’il y a un malade dans une maison…

Elle n’acheva pas sa phrase.

Le danger qui menaçait sa sœur lui causait un tel malaise que son esprit butait sur cette pensée comme sur un obstacle. Elle tira un récipissé de son sac et le donna à Justinien.

– Si Gaston n’a rien à faire, qu’il aille retirer ma malle à la gare. Mais ce n’est pas pressé, j’ai emporté l’essentiel avec moi.

Justinien s’inclina respectueusement pour s’emparer de la feuille administrative. C’était un domestique par vocation, qui, à soixante-huit ans, estimait encore que l’exécution d’un ordre donné est une faveur accordée par le destin ; ou plutôt, c’était un courtisan. Et il partageait les joies, les anxiétés et les intrigues des courtisans. À la fois prudent et astucieux, familier et contenu, il avait leur mélange d’arrogance, d’affectation, de tact et d’impersonnalité.

Inès entra dans le château. Le hall prenait déjà l’air abandonné des maisons où le chagrin et l’angoisse disposent des choses. Personne ; dans un coin, un énorme bouquet de chrysanthèmes vieux-rose qui achevait de se faner dans un vase de Chine à décor vert, posé à même le dallage.

On apercevait, par la porte entr’ouverte du grand salon, les arbres du parc, immobiles dans l’averse, et qui avaient sous le ciel froid la couleur des haillons et des ruines.

Inès s’arrêta au pied de l’escalier, épuisée par les émotions qui battaient son cœur. Elle ne savait ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle cherchait ; tant de souffrances la harcelaient qu’elle ne savait plus où était sa vraie souffrance.

Comme elle arrivait sur le palier du premier étage, une porte s’ouvrit et sa sœur Henriette parut, mince, petite, le visage rond, avec des yeux clairs, qui semblaient étonnés de tout, et des cheveux châtains dont les boucles, naturellement ondulées, flattaient sa nuque.

– Et Anne-Marie ?

Henriette écarta les deux bras, comme si la fatalité même la forçait à les ouvrir ainsi.

– Mal. Très mal. Que faire ?

– Comment est Gilbert ?

Henriette leva la tête, regarda sa sœur avec colère et dit d’une voix soudain aiguë où perçait de l’irritation :

– Eh bien ! Comment veux-tu qu’il soit, sinon désespéré ?

– Et père ?

– Père ?

Elle ricana aigrement :

– Tu n’ignores pas sa façon de se comporter dans de pareilles circonstances. Il ne nous est d’aucun secours. Il n’est bon à rien, il tourne en rond, il pleure, il pose cent questions saugrenues, puis quand il n’en peut plus, il va se coucher sous le prétexte qu’il n’est pas fait pour les grandes émotions… Tu l’as vu, lors de la mort de maman, n’est-ce pas ? Il est encore pire. Je ne sais pas, au juste, si c’est un égoïste ou une nature trop sensible : peut-être est-ce la même chose.

Inès était entrée dans la chambre de sa sœur. Le premier objet qui frappa son regard fut une petite commode de miroirs, toute neuve, à tiroirs de verre gravé, et, sur cette commode, deux grandes photographies encadrées d’argent ; elles représentaient Anne-Marie et Gilbert Chasteuil. Inès ne put s’empêcher de s’approcher d’elles comme pour les examiner de plus près. Mais ce fut le portrait de son beau-frère qu’elle considéra seulement.

– Je ne connaissais pas cette photo, dit-elle. Elle est nouvelle ?

Henriette ne répondit pas à la question.

– Tu as mauvaise mine, dit-elle.

– Depuis que j’ai reçu la dépêche de Gilbert, je ne suis pas précisément joyeuse.

– Et avant ?

– Je me portais bien. Les Bérage sont si délicieux ! Tout le monde s’occupait de moi avec une telle sollicitude… Comment n’aurais-je pas été satisfaite ?

– Nous ne te manquions pas trop ? demanda sarcastiquement Henriette.

– Pas toi, en tout cas.

– Allons, je vois que rien n’est changé à nos bons rapports.

Inès fit semblant de ne pas avoir entendu afin de ne pas être obligée de répondre.

– Enfin, dit-elle, Anne-Marie est-elle, oui ou non, en danger ?

– Qui le sait ? Gilbert a exigé une consultation. Jusqu’ici, le docteur Gombert a été hostile à cette idée. Mais demain, Mazoullier doit venir.

– Peut-on voir Anne-Marie ?

– Elle est si faible ! Gombert lui défend de parler.

– Je vais chez moi, dit Inès.

Elle y trouva sa femme de chambre qui venait d’ouvrir la valise et qui faisait sa couverture.

C’était une fille très brune, avec de beaux yeux noirs et un visage plat ; elle était Bordelaise. Quand elle vit entrer Mlle de Salinis, des larmes parurent entre ses paupières.

– Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-elle, qui nous aurait dit quand Mlle Inès est partie, il y a trois mois, qu’elle reviendrait pour trouver Mme Chasteuil dans un tel état ?

– Il faut espérer, ma bonne Delphine.

– Bien sûr Mademoiselle. Quand même, nous autres, on n’a pas confiance. On ne sait pas pourquoi, par exemple. Tout de suite, la pauvre Madame a paru si mal ! Il est vrai que depuis trois mois, ça n’allait plus. On ne savait pas ce qu’elle avait. Nous autres, on pensait quelquefois qu’elle avait perdu le goût de la vie.

Inès tressaillit.

– Ne dites pas cela, Delphine, c’est trop affreux. Qui a pu vous faire penser quelque chose de semblable ?

– Oh ! Mademoiselle, on n’est sûr de rien, est-ce pas ? Mais quelquefois, quand Jeanne entrait chez Madame, elle voyait bien qu’elle venait de pleurer. Et M. Gilbert n’était pas gai non plus. Il faisait peine à voir. Ce n’était un secret pour personne à l’office que ces deux êtres-là se rongeaient…

– Ne croyez pas cela, Delphine, dit la jeune fille d’une voix étouffée. M. Gilbert et sa femme étaient parfaitement heureux.

– Oui. Ils voulaient vous le faire croire, et à Monsieur aussi, et à Mlle Henriette. Mais demandez à Justinien, à Jeanne, à Louisa, à Gaston ce qu’ils pensent là-dessus. Voyez-vous, Mademoiselle, c’est nous qui voyons les choses : pas vous.

Inès s’était assise dans une petite bergère basse qu’elle aimait. Elle promenait lentement ses regards autour d’elle sur la cheminée, Gilbert et Anne-Marie triomphaient aussi dans de grands cadres. À côté d’eux, le portrait de la mère d’Inès, un visage doux, très triste, avec des cheveux prématurément blanchis, et celui de M. de Salinis. Henriette manquait à cette petite galerie de famille, comme Inès était absente de la chambre de sa sœur. Un vase de Venise, dont une chimère formait l’anse, un crucifix d’ivoire, une mouette en porcelaine de Copenhague et un coffret de laque blanche se suivaient devant les cadres : vivante image du désordre d’esprit dans lequel vivait Inès.

Delphine sortit ; Mlle de Salinis resta immobile. Elle était devenue une étrangère dans sa propre chambre, une étrangère pour Henriette. Elle avait tellement changé depuis trois mois ! Elle se leva au bout d’un quart d’heure et ouvrit la fenêtre. Il ne pleuvait plus. Le château de Laurette était situé assez haut pour que le moutonnement de la mer dominât celui des arbres. Au sommet de la colline, à droite, au-dessus d’un fourmillement de pins, se hérissait un ensemble de murs blancs, vaguement oriental, faisant penser à une pièce de pâtisserie.

En ce moment, des nuages s’assemblaient au-dessus de la mer ; noirs, déchiquetés, ils ouvraient dans tous les sens des découpures hargneuses entre lesquelles flottait un vaste lac d’or. Ce lac semblait inviolable et d’une miraculeuse beauté. Il ne correspondait ni à ces formes de harpies et d’aigles qui s’emparaient du ciel, ni à la couleur plombée, lourde, remuante de la Méditerranée. C’était comme une oasis rayonnante entre des tourmentes diverses. Inès eut presque peur de ces becs, de ces griffes, de ces caps qui hachaient et mordaient les bords de la sainte surface.

– Non, dit-elle à mi-voix, je n’ai rien à espérer, plus rien à espérer…

Elle revint s’asseoir devant la croisée ouverte ; elle avait joint les mains sur ses genoux. Comme elle ne faisait plus l’effort de penser, des choses tronquées, à demi informes, s’ébauchaient dans les limbes de son esprit, pareilles à des échos de musique, très lointains, à peine entendus, entrecoupés par les quatre vents d’une forêt : souvenirs d’enfance, intonations de voix de sa mère, anciens gestes de tendresse d’Anne-Marie, au temps de leur intimité, promenade sur la plage, un soir, où Inès avait eu une crise de tristesse si violente qu’elle avait dû s’asseoir en attendant que cet accès se fût affaibli suffisamment pour qu’elle pût reprendre sa marche, mouvements que faisait son lévrier Zénith quand il posait son long museau sur ses genoux en la suppliant de faire pour lui quelque chose qu’elle n’avait pas compris, qu’elle ne comprendrait plus maintenant.

Le lac d’or s’effaçait au-dessus de la mer bousculée par d’invisibles batteuses. Il ne restait de sa présence qu’un flot fluide et mince, ensablé par les dépôts épaissis des nuages. Il ne luttait pas, il acceptait de s’éteindre. Jamais cette minute ne reviendrait, jamais cet éclat incroyable d’un tout petit bout de ciel n’étendrait de nouveau un espace vierge entre ces nues opaques et ces vagues rebelles. Dernier espoir de quelque chose qui aurait pu avoir lieu ! Dernier rayonnement d’un paysage impossible !

À ce moment, le visage de Gilbert lui revint à l’esprit avec une précision inhabituelle.

Pourquoi ces caprices de l’imagination, ces désobéissances du souvenir ? Telle figure à demi oubliée reparaît soudain avec le relief d’un marbre posé devant nous, alors que des traits que l’on contemplait en soi-même se fondent dans l’indécision d’une photographie voilée.… Suffisait-il que Gilbert fût à quelques mètres de là, dans la chambre de sa femme, pour que sa présence toute voisine poussât hors de lui son image, comme une tige de bois enroulée de papier rose projette au plus haut du ciel une fusée ?

Dans cet éclair, elle avait tout vu : ce visage toujours jeune que l’on aurait voulu griffer afin d’en humilier la fraîcheur impertinente ; cet œil mordoré qui riait de coin, avec une malice tendre, sous des paupières presque bridées : ce teint mat, inaltérable, qu’aucune fatigue ne ternissait ; ce bout de moustache noire, carrée, qui avait la forme d’un timbre-poste, – d’un timbre-poste inconnu, témoignage de quelque île de pirates, – posé au-dessus de la lèvre ; ce nez mince, fin, relevé du bout ; ces cheveux souples, un peu longs, dont une mèche de soie bordait le front.

L’image s’effaça ; le lac d’or était éteint ; il avait sombré totalement sous le déferlement des nuages. Que ferait Gilbert en face du malheur, si celui-ci triomphait ? Comment souffrirait-il, s’il savait souffrir ?

Un cri étouffé traversa l’esprit de la jeune fille ; un de ces cris que le larynx ébauche, que la langue ne façonne pas et qui sont un élan musculaire résorbé en idée pure.

– Que rien n’arrive ! Que rien n’arrive !

Des bribes de prières, des désirs de neuvaines, des remords confus s’emparaient maintenant de sa pensée à demi vacante ; tout cela émergeait par bouffées d’un passé encore récent, du temps où elle avait la foi. Elle se souvint d’une oraison fameuse qu’elle avait apprise alors et de sa phrase la plus déchirante : « Ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui ont été séparés… » Elle n’avait jamais pu prononcer ces mots sans que des larmes lui vinssent aux yeux. Elle la répéta à voix haute, la voix tremblante : « Seigneur, ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui ont été séparés ! » Les larmes coulaient maintenant sur ses joues. À qui pensait-elle en invoquant ceux qui s’aiment et qui ont été séparés ? À deux personnes en particulier, ou à toutes ?

Dans les ombres du soir, elle entrevoyait un lent défilé de couples qui se tendaient les bras de loin, séparés les uns des autres par des démons armés de piques ; des cortèges de femmes sanglotantes et d’hommes suppliants ; et ces masses éplorées glissaient, glissaient sans fin dans deux directions différentes. Ainsi Gilbert serait-il chassé d’Anne-Marie ; ainsi serait-elle elle-même exilée de lui. Et des vapeurs de soufre tournaient lourdement, tournaient sans fin entre les grandes murailles de schiste.

Ses larmes coulaient toujours, lui glaçant les joues. « Ayez pitié de la solitude du cœur ! » Cette phrase se trouvait-elle dans la prière de l’abbé Perreyve ou bien l’y avait-elle ajoutée ? Mais qui échappe à la solitude du cœur ?

Elle cessa de pleurer. Elle savait combien l’émotion qui avait amené ces larmes était superficielle, physique, sans nécessité. Un tout petit effort de volonté avait tari ses glandes lacrymales ; il ne s’agissait ni de véritable angoisse, ni de douleur profonde. Elle souffrait de façon diffuse, comme d’une courbature morale qui, ne s’étant encore fixée nulle part, n’avait pas choisi son point de flamme et d’élancement.

Elle frissonna. Le soir apportait sa caresse froide, son effleurement perfide.

« Assez d’une malade dans la maison ! pensa Inès. Ce n’est pas le moment de mourir… »

À quel vœu s’appliquait cette phrase ambiguë ? La jeune fille n’y arrêta pas sa pensée. Elle l’avait formulée machinalement. En fermant la fenêtre, elle s’étonna de n’avoir pas rendu visite à son père depuis son retour. Elle l’aimait cependant, et d’une affection véritable qu’elle ressentait dans ses fibres les plus intimes, dans ces nœuds vivants où l’amour se fait chair, et souffrance, et instinct. Mais rien ne la rebutait en ce moment comme la conversation qu’elle devrait avoir avec lui et dont la maladie d’Anne-Marie ferait l’objet. Elle se souvint de la phrase méchante d’Henriette : « Excès de sensibilité ? Égoïsme ? » Il y avait dans la nature de sa sœur quelque chose de sec et de sournois, une manière de dénigrement systématique. Père est adorable, pensa Inès, mais si faible devant la vie… Et puis il a tant souffert ! » Ici, un doute effleura son esprit. Était-ce le chagrin, comme ses filles le supposaient, qui avait fait de lui cet homme étrange, taciturne, comme absent de soi-même, qui semblait mener un autre destin que le sien, ce véritable étranger à la vie ? « Il nous aime tant ! » Inès savait bien qu’elle était sa préférée ; peut-être trouvait-il en elle de grandes ressemblances avec lui. Lesquelles ? Il ne semblait pas à Inès qu’en dehors de leur tendresse, il y eût rien de commun entre la femme passionnée qu’elle se savait être et cet homme à peu près indifférent à tout, hors à ses filles, et qui n’exprimait son affection que de façon distraite, irrégulière et comme désintéressée.

Inès faisait couler son bain sans attendre Delphine lorsqu’un pas retentit dans le corridor, un pas qu’elle reconnut tout de suite à je ne sais quoi de feutré, de glissant, de rapide. Elle rougit. Par la porte ouverte du cabinet de toilette, on voyait la baignoire, un peignoir posé sur la chaise, des mules de cuir. Elle courut fermer le robinet, jeta à côté du peignoir de bain la chemise rose et la paire de bas dont elle venait de se dépouiller et poussa le battant. Au même moment, elle entendit la voix de Gilbert :

– C’est moi, Inès. Puis-je entrer ?

II

Un courant d’air froid se glissa dans la chambre et vint jusqu’au lit d’Anne-Marie : elle frissonna sous ses couvertures. Le moindre mouvement faisait courir à travers sa peau brûlante un pétillement glacé. Celui-ci se prolongea plus longtemps que les autres. La malade devina plutôt qu’elle ne comprit que son mari avait quitté la chambre.

Elle fit un effort mental pour appeler l’infirmière qui se tenait immobile dans un angle de la pièce ; mais tout geste, toute parole lui causaient une immense fatigue. Une masse de plomb se déplaçait lourdement entre les parois de son crâne ; si elle essayait de lever la tête, cela devenait intolérable. Tous les os en semblaient brisés. Elle s’abandonna de nouveau.

Curieux état que le sien : rien ne lui appartenait plus ; tout lui était indifférent. Ce feu qui rôtissait ses joues, ces passages de source pétrifiante le long de ses membres, cette fracture de ses tempes, ces souffrances mêmes devenaient extérieures à sa vie. Mais où avait passé sa vie ? Elle percevait autour de son corps un prolongement adorablement sensible de quelque chose qui était elle et qui se tenait à l’écart, comme détaché, reposant, diaphane. Elle souffrait dans toute sa chair, mais dans cette chose-là, elle ne souffrait pas : elle y était même vaguement heureuse. Ses paupières étaient closes. Le bruit d’une roue d’acier qui broyait des grains lui causa une douleur obscure qui se manifesta dans les racines de ses cheveux. Sa conscience se fit plus lucide. Elle reconnut que Mme Rouzeau, l’infirmière, tournait une cuiller dans une tasse. Elle aurait voulu lui dire d’interrompre ce geste terrible ; toute force lui manquait.

Elle vit à ses pieds une eau massive, corrompue ; une eau de pierre jaspée et cependant elle savait bien que ce n’était pas tout à fait de l’eau ; en même temps une pierre humide pesait sur ses genoux et lui étreignait les hanches. Cette eau sentait la transpiration. Un contact rugueux raclait sa gorge. Elle gémit.

Une grande forme noire, carrée, se dressa devant elle.

– Madame m’appelle ?

C’était donc l’infirmière, cette inconnue ?

– Non, murmura-t-elle.

Elle referma les yeux, puis fit un effort désespéré pour soulever les paupières : deux plaques de marbre basculèrent.

– Où est Monsieur ?

– Il vient de sortir.

Elle voulait dire : « Je voudrais qu’il fût là. » Ses lèvres remuèrent. Aucun son n’en sortit. Gilbert était bien parti. Pourquoi s’en allait-il toujours ? Elle recommença de s’agiter ; les frissons lacérèrent son corps ; elle se pelotonna pour offrir plus de résistance à ces cinglades. Un travail sourd, incompréhensible, grippait ses articulations. Sous son sein, un coin s’était implanté et lui clouait le poumon ; rien ne l’en débarrassait.

Mme Rouzeau avait disparu ; l’ombre transformait les dimensions de la chambre ; on voyait, dans un angle, une sorte de cœur blanc qui brûlait froidement ; cela faisait penser à un scapulaire d’argent au bout de sa chaîne. À quoi pouvait servir un aussi bizarre objet ? Une grande confusion d’images s’établit dans l’esprit de la jeune femme :

« Je comprends, pensa-t-elle, on va m’attacher les lampes au cou. Cela me guérira. »

Elle venait soudain de retrouver Gilbert ; elle lui avait pris le bras et marchait avec lui dans un champ vaseux, à l’horizon duquel des saules étêtés ressemblaient à des poings brandissant des épis. Elle se mit à rire, tant ces mains crispées avaient un caractère rageur.

– Elles ne sont pas contentes, dit-elle. Elles voudraient bien t’avoir, elles aussi. Et te tenir le bras comme je le fais.

Elle vit alors qu’elle n’était pas seule avec Gilbert. Une femme les accompagnait. Anne-Marie savait qu’elle la connaissait, mais elle ne la reconnaissait pas. Peut-être avait-elle un motif pour ne pas le faire. L’inconnue gesticulait beaucoup afin d’attirer l’attention de Gilbert. On marchait au bord d’un canal couvert de lentilles si unies qu’elles formaient une sorte de crème couleur d’angélique. Anne-Marie poussa soudain la suivante importune à l’eau. Une longue fusée crépitante jaillit du canal. Il sembla à la malade qu’elle ne souffrait plus de rien. Elle voulut respirer à pleins poumons, mais quelque chose la retint, comme si on lui avait épinglé la plèvre à même le drap.

Elle était seule de nouveau, mais dans une vieille maison de campagne, qui ressemblait à Laurette. C’en était une manière de caricature ; bicoque toute de guingois, appuyée sur des béquilles, et dont le toit laissait pendre des mousses poussiéreuses, remuant à la brise.

Anne-Marie franchit le seuil. Elle se prit le pied dans un antique tapis d’Orient déplorablement mité et faillit choir. Elle s’aperçut alors que ce tapis n’était nullement tissé dans une haute laine, mais dans une chevelure de femme, dont les torsades, les boucles et les nœuds ondulaient comme des serpents. Sa terreur la jeta dans une autre pièce ; celle-ci, lambrissée de noir, éclairée par un lustre dont les bras avaient été remplacés par des côtes luisantes ; si bien que les bougies semblaient brûler au milieu d’une cage thoracique soigneusement astiquée. À mesure qu’Anne-Marie avançait, elle s’aperçut que cinq ou six femmes avaient l’air de jouer à cache-cache dans la chambre. On voulait visiblement dissimuler un visiteur. Elle n’arrivait pas à distinguer les traits de ces personnes ; à leur entrain, à leurs gestes, Anne-Marie devina en elles des jeunes filles. Elles escamotaient quelqu’un, quelqu’un qui se trouvait au milieu d’elles et que leurs bras nus se passaient, joyeusement, comme s’il s’agissait d’une marionnette. Un moment même, Anne-Marie aperçut la basque d’un habit noir qui flottait. Elle fit un bond en avant, bouscula les jeunes filles et arracha ce pan de drap ; il lui resta aux mains. Il n’y avait rien au delà que de grandes personnes qui riaient haineusement, se la montraient du doigt et se moquaient de sa déconvenue.

Elle courut alors à un escalier et grimpa les marches quatre à quatre. À mesure qu’elle s’élevait, elle voyait autour d’elle une cage de poutres branlantes ; d’étroites fenêtres trouées dans les murs révélaient une plaine à perte de vue, un pays vide et mort. Les planches devenaient de plus en plus fragiles. Soudain, tout l’échafaud de cordes et de poutrelles qui supportait la spirale tremblante de pierre tomba avec un grand bruit et dégringola au fond d’un puits. Une pluie de gravier frappa Anne-Marie à la tête, tout céda avec elle et elle tomba à pic dans l’abîme, les pieds bien droits, sagement rangés l’un près de l’autre…

Une main avait soulevé le poignet de la jeune femme, auscultait le métronome déréglé de son pouls. C’était Henriette.

– Gilbert est sorti ? demanda la malade.

– Non. Il est dans la maison. Il va revenir, répondit sa sœur.

– Il a pris son habit pour dîner dehors, n’est-ce pas ?

– Mais non, ma chérie, je te dis qu’il est là.

– Avec qui ?

Henriette hésita à lui avouer qu’il venait d’entrer dans la chambre d’Inès. Pourquoi lui dire qu’Inès était de retour ? D’autre part, serait-il possible d’obtenir qu’Inès ne vît pas sa sœur ? Impossible de lui cacher sa présence ! L’essentiel était de gagner du temps.

– Gilbert est au jardin. Il avait besoin de respirer de l’air pur. Il ne quitte guère ta chambre, le pauvre Gilbert.

– Je croyais qu’il jouait à cache-cache.

– À cache-cache ?

Henriette supposa que sa sœur avait le délire. Elle l’embrassa sur le front et lui dit doucement :

– Repose-toi. Le docteur Gombert va venir te voir tout à l’heure.

– Je ne veux pas le voir. J’ai trop mal à la tête.

– Justement. Il te l’enlèvera.

Henriette s’éloignait. Elle alla parler bas à Mme Rouzeau. Anne-Marie entendit une voix qui disait :

– La température a encore grimpé ce soir.

C’était donc la température, et pas elle, pensa Anne-Marie, qui montait dans la tour tout à l’heure, mais qui était donc cette température ?… Elle chercha à comprendre le sens de ce mot ; cela lui rappelait quelque chose de vague, de menaçant.

– Gilbert, murmura-t-elle.

Puis, elle s’abandonna de nouveau à un torrent d’images sans suite.

III

Quand Gilbert entra dans sa chambre, Inès fut frappée de la modification qu’il imposa soudain à sa démarche ; ce n’était plus ce pas rapide, assourdi, rasant le sol, auquel elle reconnaissait son approche, mais quelque chose de lent et de solennel, comme si son beau-frère se fût chargé d’un objet plus important que lui. Il eut, en avançant vers elle, le geste de la prendre dans ses bras et de l’embrasser, mais elle fit mine de s’éloigner de lui, et si peu marqué que fût ce geste, il fut assez significatif pour que le jeune homme n’insistât pas et qu’il se contentât de serrer la main de sa belle-sœur avec une mollesse qui ne dissimulait pas son dépit.

– Ma pauvre Inès, s’écria-t-il d’une voix pathétique, nous sommes bien malheureux !

Il avait élevé la voix comme ceux qui veulent se faire clairement entendre ou qui essaient de persuader. Ce n’était là ni son timbre, ni son attitude de tous les jours. La première réaction d’Inès fut celle que détermine une hypocrisie bien avérée : dégoût et refus de toute adhésion. La gaucherie des gestes de Chasteuil lui rappelait l’état vide et désordonné du salon ; l’homme, comme la pièce, se trouvait en proie à des forces imprévues qui disposaient de lui tout nouvellement. Peut-être, pour saluer Inès, avait-il cherché le ton juste, sans l’atteindre. Les choses qui les séparaient aujourd’hui créaient un malaise si imprévu que Gilbert en perdait son équilibre habituel. Il était comme ces acteurs qui apprennent un rôle et qui n’arrivent pas à donner à leur diction un ton exact. Inès n’avait pas assez d’expérience pour démêler la vérité ; elle supposa que Gilbert, bourrelé de remords, était revenu entièrement à sa femme, terrifié à la pensée de la perdre. Elle ne pouvait lire sur son visage que le travail de son angoisse, mais non le caractère particulier de cette angoisse.

– Je suis venue à ton appel, dit-elle, simplement.

– Je t’en remercie. Je ne pouvais pas te laisser ignorer la gravité de l’état d’Anne-Marie… Henriette était d’un avis contraire.

– De quoi se mêle Henriette ? fit Inès avec irritation.