Lettres à la fiancée (1820-1822) - Victor Hugo - E-Book

Lettres à la fiancée (1820-1822) E-Book

Victor Hugo

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Beschreibung

Le jeune Victor Hugo est amoureux d'Adèle Foucher, une amie d'enfance. Ils s'avouent leur amour en 1819 et, comme leurs parents s'opposent à leur union, ils correspondent secrètement de 1819 à 1822, soit jusqu'à ce qu'ils se marient en octobre 1822. « Ô mes lettres d'amour, de vertu, de jeunesse, / C'est donc vous ! Je m'enivre encore à votre ivresse. / Je vous lis à genoux ! » C'est à soixante-dix ans que Victor Hugo écrit ces vers alors qu'il vient de se replonger dans les lettres de sa jeunesse, les lettres d'amour qu'il écrivit à Adèle Foucher avant de l'épouser à vingt ans et d'en faire sa femme. C'est une correspondance où le poète célèbre cette volupté de la rêverie, de l'espoir et de la foi, de tout ce qui est le charme victorieux des vingt ans. Un parfum s'en exhale, comme des fleurs toutes scintillantes encore de rosée. On lit charmé ce roman «vécu» ou plutôt cette idylle pareille à celle que l'auteur des «Misérables» place dans une rue disparue du vieux Paris et où la mélancolie de Marius répond au sourire de Cosette.

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Sommaire

1820

1821

1822

1822

1820

Janvier-avril.

Samedi soir (janvier).

Quelques mots de toi, mon Adèle chérie, ont encore changé l'état de mon âme. Oui, tu peux tout sur moi, et demain je serais mort que j'ignore si le doux son de ta voix, si la tendre pression de tes lèvres adorées ne suffiraient pas pour rappeler la vie dans mon corps. Combien ce soir je vais me coucher différent d'hier ! Hier, Adèle, toute ma confiance dans l'avenir m'avait abandonné, je ne croyais plus à ton amour, hier l'heure de ma mort aurait été la bienvenue.

-cependant, me disais-je encore, s'il est vrai qu'elle ne m'aime pas, si rien dans mon âme n'a pu me mériter ce bien de son amour sans lequel il n'y a plus de charme dans ma vie, est-ce une raison pour mourir ?

Est-ce que c'est pour mon bonheur personnel que j'existe ? Oh non ! Tout mon être lui est dévoué, même malgré elle. Et de quel droit aurais-je osé prétendre à son amour ? Suis-je donc plus qu’un ange ou qu'un dieu ? Je l'aime, il est vrai, moi, je suis prêt à tout lui sacrifier avec joie, tout, jusqu'à l'espérance d’être aimé d'elle, il n'y a pas de dévouement dont je ne sois capable pour elle, pour un de ses sourires, pour un de ses regards ; mais est-ce que je pourrais être autrement ? Est-ce qu'elle n'est pas l'unique but de ma vie ? Qu'elle me montre de l’indifférence, de la haine même, ce sera mon malheur, voilà tout. Qu'importe, si cela ne nuit pas à sa félicité ! Oh ! Oui, si elle ne peut m'aimer, je n'en dois accuser que moi. Mon devoir est de m'attacher à ses pas, d'environner son existence de la mienne, de lui servir de rempart contre les périls, de lui offrir ma tête pour marchepied, de me placer sans cesse entre elle et toutes les douleurs, sans réclamer de salaire, sans attendre de récompense. Trop heureux si elle daigne quelquefois jeter un regard de pitié sur son esclave et se souvenir de moi au moment du danger !

Hélas ! Qu'elle me laisse jeter ma vie au-devant de tous ses désirs, de tous ses caprices, qu'elle me permette de baiser avec respect la trace adorée de ses pieds, qu'elle consente à appuyer parfois sa marche sur moi dans les difficultés de l'existence, et j'aurai obtenu le seul bonheur auquel j'aie la présomption d'aspirer. Parce que je suis prêt à tout lui immoler, est-ce qu'elle me doit quelque reconnaissance ? Est-ce sa faute si je l'aime ?

Faut-il qu'elle se croie pour cela contrainte de m'aimer ? Non, elle pourrait se jouer de mon dévouement, payer de haine mes services, repousser mon idolâtrie avec mépris, sans que j'eusse un moment le droit de me plaindre de cet ange, sans que je dusse cesser un instant de lui prodiguer tout ce qu'elle dédaignerait. Et quand chacune de mes journées aurait été marquée par un sacrifice pour elle, le jour de ma mort je n'aurais encore rien acquitté de la dette infinie de mon être envers le sien.

Hier, à cette heure, mon Adèle bien-aimée, c'étaient là les pensées et les résolutions de mon âme. Elles sont encore les mêmes aujourd’hui, seulement il s'y mêle la certitude du bonheur, de ce bonheur si grand que je n'y pense jamais qu'en tremblant de n'oser y croire, -il est donc vrai que tu m'aimes, Adèle !

Dis-moi, est-ce que je peux me fier à cette ravissante idée ? Est-ce que tu crois que je ne finirai pas par devenir fou de joie si jamais je puis couler toute ma vie à tes pieds, sûr de te rendre aussi heureuse que je serai heureux, sûr d'être aussi adoré de toi, que tu es adorée de moi ? Oh ! Ta lettre m'a rendu le repos, tes paroles de ce soir m'ont rempli de bonheur.

Sois mille fois remerciée, Adèle, mon ange bien-aimé.

Je voudrais pouvoir me prosterner devant toi comme devant une divinité. Que tu me rends heureux ! Adieu, adieu. Je vais passer une bien douce nuit à rêver de toi, dors bien et laisse ton mari te prendre les douze baisers que tu lui as promis et tous ceux que tu ne lui as pas promis.

Samedi, 19 février.

Depuis deux jours, mon Adèle, j'ai lu cette lettre qui te donne encore plus de droits sur moi qu'elle ne m'en donne sur toi, depuis deux jours je médite ma réponse sans avoir pu parvenir à mettre en ordre mes idées. Tes plaintes, tes tourments, ta résignation généreuse m'ont profondément ému. Moi seul, ma douce amie, moi seul je suis la misérable cause de tout ce que tu souffres, et cette seule pensée qui me ronge suffirait pour me rendre plus à plaindre que toi. Non, tu n'es pas, tu n'as jamais été coupable, tu es malheureuse par ma faute, et si le ciel est juste, j'espère être le seul puni. Je vais essayer de tracer à la hâte quelques lignes moins incohérentes que celles que tu viens de lire, je voudrais que tu me comprisses et je ne me comprends pas moi-même. Va, mon Adèle, je suis bien malheureux. Au milieu du tumulte de mes sentiments, je ne puis distinguer qu'une chose, c'est une passion insurmontable. Je regrette d'avoir (...) mais j'ai des torts bien plus graves à regretter. Remarque, chère amie, que ce qui devient des torts, aujourd'hui que les conséquences me condamnent, aurait pu faire notre bonheur et mériter un tout autre nom, aussi je ne saurais m'accuser que d'imprévoyance, ma conscience est pure.

Quant à toi, je ne conçois même pas que tu puisses te faire un reproche, sois donc tranquille, ne pleure plus et dors mieux que moi.

J’ai mille choses à te dire et je ne sais par où commencer. Tu es en droit de me demander des avis, ce n'est point (...), tu es en droit d'exiger de ton mari des sacrifices, et c'est à moi de faire mon devoir. Cependant, tu l'as senti comme moi, il me serait maintenant impossible de vivre sans être aimé de toi, et cesser de te voir serait me condamner à une mort lente, mais inévitable. Je m'en aperçois bien tard, ta vue et ton affection sont aujourd'hui nécessaires à mon existence, et nous ne devons pas encore tellement désespérer d'être heureux, pour qu'il soit temps que je meure. Le terme n'est peut-être pas éloigné, et c'est une idée, mon Adèle, avec laquelle il faut que tu te familiarises. En attendant, je te promets de chercher à reculer un moment qui ne viendra peut-être que trop tôt. Je pense que nous devons désormais conserver en public la plus grande réserve l'un vis-à-vis de l'autre, ce n'est pas sans de longs combats que j'ai pu me résoudre à te recommander d'être froide avec moi, avec ton mari, ton Victor, celui qui donnerait tout pour t'épargner la moindre peine ; il faut encore que je me condamne à ne plus m'asseoir près de toi, et ici, chère amie, je t'en conjure, aie pitié de ma malheureuse jalousie, évite tous les autres hommes comme tu m'éviteras moi-même, je ne viendrai plus à tes côtés, que du moins j'aie la consolation de ne pas voir d'autres que moi jouir d'un bonheur auquel ton intérêt seul peut me faire renoncer, reste auprès de ta mère, place-toi entre d'autres femmes ; tu ne sais pas, mon Adèle, à quel point je t'aime. Je ne puis voir un autre seulement t'approcher sans tressaillir d’envie et d’impatience, mes muscles se tendent, ma poitrine se gonfle, et il me faut toute ma force et toute ma circonspection pour me contenir. Juge de ce que je souffre quand tu valses, quand tu en embrasses un autre que moi ; je t'en supplie, ma chère Adèle, ne ris pas de ma jalousie, songe que tu es à moi et conserve-toi toute entière pour moi seul. Je te prie aussi de ne pas souffrir les familiarités de M Asseline, ton mari a ses raisons pour cela.

Tu dois donc, mon amie, te montrer à l'avenir tout à fait indifférente à mon égard tant que nous ne serons pas absolument seuls. Il faut calmer les inquiétudes de tes parents en leur persuadant par ta conduite extérieure vis-à-vis de moi que tu ne m'aimes plus ou plutôt que tu ne m'as jamais aimé. Cependant je prévois que je ne tarderai pas moi-même à concevoir d'autres inquiétudes bien plus cruelles, je tremblerai à tout moment que l'indifférence que je te conseille de feindre ne devienne une réalité. Alors, mon Adèle, n'épargne rien pour me rassurer, un sourire, un regard, un mot de ta main suffiront. Oui, écris-moi, écris-moi aussi souvent que tu le pourras sans danger et que tes occupations te le permettront. Raconte-moi tout ce que tu feras, tout ce qui t'arrivera, mets-moi de moitié dans toutes tes peines ; dis-moi ce que Mme Foucher entend par prendre un parti quelconque, ce mot de ta lettre m'a fait frémir ; voudrait-elle t'éloigner de moi ? Elle en est bien la maîtresse, mais alors, ma charmante Adèle, je crains bien que le jour de notre séparation ne précède de bien près le jour d'une séparation plus longue encore.

Ta mère voudrait-elle prévenir la mienne ? Je ne saurais te dire dans quels incalculables malheurs pourrait m'entraîner une pareille démarche. Ne pourrais-tu m'expliquer ce que ta maman entend par un parti quelconque ? ... écoute, le temps arrange bien des choses, ne désespère pas, mon amie, je pense que nous finirons par être heureux, sans cette douce idée, crois-tu que je supporterais les ennuis et les dégoûts dont je suis abreuvé ? Je prends mon mal en patience, je me livre avec courage à des travaux qui finiront par me rendre indépendant ; si je ne songeais à toi, à notre union, crois-tu que je me résoudrais de gaîté de coeur à joindre aux tourments de l'âme la fatigue presque continuelle de l'esprit ? Non, ce n'est point un vain orgueil qui me pousse à mériter quelque réputation, c'est dans ton intérêt seul que j'agis, et parce que je me flatte de pouvoir un jour réparer dignement tes maux et tes peines dont je suis la cause à la vérité bien involontaire. Ma vie t'appartient ; soit que tu restes mon épouse, soit que tu deviennes celle d'un autre ; dans ce dernier cas, (...) de tout remords et de toute inquiétude j'emporterai notre secret avec moi.

Adieu, j'ai encore une foule de choses à te dire, mais il faut en finir, excuse cet indéchiffrable fatras, il fait froid, il est presque nuit, et tu ne te doutes pas du temps et du lieu que j'ai choisis pour t'écrire.

Songe à ta précieuse santé, évite d’humiliantes altercations à mon sujet, informe-moi de tout le mal que l'on te dira de moi, ma vanité n'est pas encore si facile à blesser que tu parais le supposer. Es-tu bien sûre du lieu où tu caches mes lettres ? Songe qu'elles pourraient te perdre. Je t'engage à les brûler. La tienne est en sûreté, si jamais elle cessait d'y être, j'en ferais le pénible sacrifice. Je ne t'en veux pas de la précaution que tu prends de ne pas me nommer dans le courant de ta lettre, cette défiance, peut-être naturelle, me prouve que tu ne me connais pas encore ; va, mon Adèle, je puis être un imprudent, mais je ne serai jamais un lâche, ni un scélérat. Je t’embrasse.

Ton mari, Victor.

Surtout écris-moi chaque fois que tu le pourras. Je veux savoir ce qui se passe autour de toi. Adieu.

Vendredi, 25 février.

Maintenant que nous sommes réconciliés, mon Adèle, j'espère que tu me diras quels sont mes torts envers toi et pour quel motif tu paraissais hier soir être mécontente de ton mari. Je ne veux pas revenir sur une soirée qui a été bien pénible pour moi puisque, privé du plaisir de te voir, après avoir été forcé de déguiser sous une gaîté affectée la peine que me causait ton absence, je ne t'ai point trouvée à ton retour de chez Mlle Rosalie telle que je m'attendais à te voir.

11 faut que tu m'aies retiré en grande partie ton affection pour m'avoir retiré ta confiance, et le peu de mots que tu m’as dit relativement à tes lettres m'a trop fait voir que tu doutais (pour ne pas dire plus) de ma loyauté, de ma bonne foi. Si tu ne m'aimes plus, dis-le-moi. Je pense qu'il doit t'être affreux de te perdre (j'emploie tes expressions) pour un malheureux qui t'est devenu indifférent.

écoute, Adèle, il en est temps encore, tu peux parler, je te rendrai, quoique bien à regret, les papiers qui paraissent t’inquiéter ; tu seras libre alors de faire disparaître toutes les traces de notre union, et moi, je cesserai de te voir, si je ne puis cesser de t'aimer. Peut-être alors mon inviolable silence pendant le temps qu’il me restera à vivre, te convaincra de ma discrétion et de ma bonne foi.

Voilà, si tu ne m'aimes plus, le parti qu'il est de mon devoir de prendre.

Cependant, mon Adèle, si je puis espérer, d'après les derniers mots que tu m'as adressés hier au soir, amitié pour ton mari, je t'invite à réfléchir un instant avant d'adopter ce parti, si désolant pour moi. Je dis plus, j'aime à croire que l'aversion que tu m’as montrée hier n’avait peut-être que des motifs légers et qui ne peuvent empêcher notre réconciliation d'être durable. J'ai sans doute moi-même manifesté quelque humeur de ton absence, et mon mécontentement (mal fondé mais excusable) a pu provoquer le tien. Ta lettre, si douce et si confiante, achève de me calmer.

Plus je la relis, et plus j'espère.

Adieu, ma chère, ma toujours chère Adèle, le temps me manque pour t'en écrire davantage. Songe à ta promesse et décide si je dois ne plus être pour toi qu'un étranger ou rester ce que je suis, ton mari fidèle.

V-M Hugo.

p s. -réponds-moi de vive voix, quand je te verrai, si tu hésites encore à me répondre par écrit. Il est bien cruel pour moi de te faire une pareille recommandation. Adieu. Surtout, porte-toi bien.

28 février, -lundi.

Je serais bien fâché, mon Adèle, de t'avoir rendu, ainsi que tu paraissais le désirer hier au soir, cette lettre qui, malgré les cruelles réflexions qu'elle m'a fait faire, m'est devenue bien chère, puisqu'elle me prouve que tu m’aimes encore.

C'est avec joie que j'avoue que tous les torts sont de mon côté, et c'est avec le plus sincère repentir que je te conjure de me les pardonner. Non, mon Adèle, ce n'est pas à moi qu’il est réservé de te punir, (te punir ! Et de quoi ? ) mais c'est à moi qu’il est réservé de te défendre et de te protéger.

M Asseline est bien heureux d’être ton oncle. Je te réitère la recommandation que je t'ai déjà faite à son égard dans mon premier billet ; c’est avec peine que j'ai appris que tu étais sortie seule avec lui mardi dernier.

Informe-moi toujours de tout ce qui t'arrive, de tout ce que tu fais et même de tout ce que tu penses. J'ai ici un petit reproche à te faire. Je sais que tu aimes les bals, tu m'as dit toi-même, dernièrement, que la valse était pour toi une tentation bien attrayante ; pourquoi donc as-tu refusé l'offre qui t'a été faite ces jours passés ? Ne t'y trompe pas : lorsque j'ai renoncé pour toi aux bals et aux soirées, c’était simplement de l'ennui que je m'épargnais, ce n'était pas un sacrifice que je te faisais, il n'y a de sacrifice à se priver d'une chose que lorsque la chose dont on se prive faisait éprouver du plaisir.

Or, je n'ai de plaisir qu'à te voir ou à me trouver près de toi. Pour toi, du moment où la danse t'amuse, la privation d'un bal est un vrai sacrifice. Je suis très reconnaissant de ton intention, mais je ne saurais l'accepter. Je suis, à la vérité, excessivement jaloux ; mais il serait trop peu généreux de ma part de t'enlever par pure jalousie à des plaisirs qui sont de ton âge et qui seraient sans doute aussi des plaisirs pour moi, si tu ne me suffisais pas.

Amuse-toi donc, va au bal, et au milieu de tout cela, ne m'oublie pas. Tu trouveras sans peine des jeunes gens plus aimables, plus galants, et surtout plus brillants que moi, mais j'ose dire que tu n’en trouveras pas dont la tendresse pour toi soit aussi pure et aussi désintéressée que la mienne.

Je ne veux pas t'ennuyer ici de mes peines personnelles ; elles sont loin d'être sans remède, et d'ailleurs elles seront oubliées toutes les fois que je te verrai gaie, heureuse et tranquille.

Adieu, dis-moi toujours tout, soit de vive voix, soit par écrit. Du courage, de la prudence et de la patience ; prie le bon Dieu de m'accorder ces trois qualités, ou plutôt les deux dernières seulement ; car, tant que tu m'aimeras, la première ne me manquera pas. J'espère que cette lettre-ci ne te fera pas pleurer. Quant à moi, je suis tout joyeux quand je songe que tu es à moi, car tu es à moi, n'est-il pas vrai, mon Adèle ?

Malgré les obstacles qui se présentent dans l'avenir, je suis tout prêt à crier comme Charles Xii : « Dieu me l'a donnée, le diable ne me l'ôtera pas ».

Adieu, ma charmante Adèle, pardonne-moi et permets à ton mari de supposer qu'il prend un des dix baisers que tu lui dois.

Ton fidèle, Victor.

20 mars 1820.

Obsédé et importuné de toutes parts, je t'écris à la hâte quelques mots, ma charmante Adèle, et j'espère que les marques de confiance entière que je t'ai données ce matin t'auront assez calmée pour que cette lettre soit inutile. Si tu pouvais concevoir à quel point je t'aime, tu concevrais aussi à quel point je t’estime, tout se réduit à savoir si tu doutes de mon éternel et inviolable attachement ; dans ce cas, comment veux-tu que je te le prouve ? Parle et je t'obéirai.

Je crois, mon Adèle, que tu es entièrement rassurée sur mon compte ; je te donnerai toutes les marques de confiance qu'il sera en mon pouvoir de te donner, et je te jure que tu seras informée comme moi de tout ce qui me concerne, pour peu que cela t'intéresse. Je ne veux te faire aucun reproche de ceux que renferme ta lettre, je te remercie au contraire de m'avoir fait part de tes inquiétudes et si jamais tu concevais des soupçons défavorables à mon égard, je crois qu'il serait de ton devoir de ne pas me les cacher. Comment pourrais-je me justifier autrement ?

Je voudrais, mon amie, t'exhorter à la patience, mais ce mot-là sonne mal dans ma bouche ; je ne puis t'offrir aucune consolation dans tes peines qui sont aussi les miennes, aucune compensation à tes chagrins dont je ne souffre pas moins que toi. Quant à moi, mon Adèle, et je ne parle ici que pour moi seul, dans quelque position que je me trouve, je ne serai jamais tout à fait malheureux tant que je pourrai croire que tu m'aimes encore.

Adieu, crois à mon estime et à mon respect, je ne puis te dire autre chose, sinon que je voudrais que tu penses autant de bien de moi que j'en pense de toi.

Tu vois que je répète continuellement la même chose, parce que je pense toujours de même.

Pardonne à tout ce fatras que je cherche à prolonger le plus que je peux ; il m’en coûte tant de te dire adieu !

Adieu donc, mon Adèle, tout à toi.

Ton mari, Victor.

écris-moi le plus souvent que tu pourras et brûle mes lettres. Je crois que la prudence l'exige. Adieu, adieu... surtout ne brûle jamais les tiennes !...

21 mars.

Puisque je n'ai pu, à mon grand regret, te porter cette réponse hier au soir, permets-moi d'y ajouter ce peu de lignes. Je suis seul pour quelques minutes et j'en profite pour t’écrire. Que n'es-tu avec moi dans ce moment-ci, mon Adèle ! J'ai tant de choses à te dire. Pourquoi as-tu brûlé ta lettre de samedi ? Tu ne saurais croire combien je t'en veux : tu avoues toi-même que tu avais quelque chose à me demander , et tu ne l'as pas fait ! ... voilà ta confiance pour moi. J'espère que ta prochaine lettre réparera ta faute... tiens, mon Adèle, pardonne-moi, je suis tout fier d'avoir un reproche fondé à te faire. Tu vaux cent mille fois mieux que moi et pourtant tu es à moi. Va, crois que je ne serai jamais un ingrat.

Adieu, quand pourrons-nous causer un moment ?

28 mars.

Tu me demandes quelques mots, Adèle, et que veux-tu que je te dise que je ne t’aie déjà dit mille et mille fois. Veux-tu que je te répète que je t'aime ? Mais les expressions me manquent... te dire que je t'aime plus que la vie, ce ne serait pas te dire grand'chose, car tu sais que je ne suis pas fou de la vie. Il s'en faut ! à propos, je te défends, entends-tu, je te défends de me parler davantage de mon mépris, de mon manque d'estime pour toi. Vous me fâcheriez sérieusement si vous me forciez à vous répéter que je ne vous aimerais pas, si je ne vous estimais pas. Et d'où viendrait, s'il te plaît, mon manque d'estime pour toi ? Si l'un de nous deux est coupable, ce n'est certainement pas mon Adèle. Je ne crains cependant pas que tu me méprises, car j'espère que tu connais la pureté de mes vues. Je suis ton mari, ou du moins je me considère comme tel. Toi seule pourras me faire renoncer à ce titre. Que se passe-t-il autour de toi, mon amie ? Te tourmente-t-on ? Instruis-moi de tout.

Je voudrais que ma vie pût t'être bonne à quelque chose.

Sais-tu une idée qui fait les trois quarts de mon bonheur ? Je pense que je pourrai toujours être ton mari, malgré les obstacles, ne fût-ce que pour une journée. Nous nous marierions demain, je me tuerais après-demain, j'aurais été heureux et personne n'aurait de reproches à te faire. Tu serais ma veuve, n'est-ce pas, mon Adèle, que cela pourra, dans tous les cas, s'arranger ainsi ? Un jour de bonheur vaut bien une vie de malheur, écoute, pense à moi, mon amie, car je ne pense qu'à toi. Tu me dois cela. Je m'efforce de devenir meilleur pour être plus digne de toi. Si tu savais combien je t'aime !... je ne fais rien qui ne soit à ton intention. Je ne travaille uniquement que pour ma femme, ma bien-aimée Adèle.

Aime-moi un peu en revanche.

Encore un mot. Maintenant tu es la fille du général Hugo. Ne fais rien d'indigne de toi, ne souffre pas que l'on te manque d'égards ; maman tient beaucoup à ces choses-là. Je crois que cette excellente mère a raison. Tu vas me prendre pour un orgueilleux, de même que tu me crois fier de tout ce qu'on appelle mes succès, et cependant, mon Adèle, Dieu m'est témoin que je ne serai jamais orgueilleux que d’une seule chose, c'est d'être aimé de toi.

Adieu, tu me dois encore huit baisers que tu me refuseras sans doute éternellement. Adieu, tout à toi, rien qu'à toi.

V.

Commencement d’avril 1820.

C'est le 26 avril 1819 que je t'avouai que je t’aimais... il n'y a pas un an encore. Tu étais heureuse, gaie, libre ; tu ne pensais peut-être pas à moi ; que de peines, que de tourments depuis un an !

Que de choses tu as à me pardonner. Ce qui me semble incompréhensible, c'est que tu doutes de mon estime, mais toi-même, que dois-tu penser de moi, chère Adèle ? Je voudrais savoir tout ce que l’on te dit sur mon compte. Aie un peu de confiance en ton mari, je suis bien malheureux.

Tu vois, mon amie, que je puis à peine lier deux idées, ta lettre me tourmente bien cruellement. J'ai pourtant tant de choses à te marquer et si peu de temps pour t'écrire. Comment tout cela finira-t-il ?

Je le sais à peu près pour moi, mais pour toi ?

Maintenant toutes mes espérances, tous mes désirs se concentrent sur toi seule...

je veux cependant absolument répondre à ta lettre.

Comment oses-tu dire que je pourrai jamais t’oublier ?

Me mépriserais-tu pas hasard ? Dis-moi encore quelles sont les mauvaises langues ? Je suis furieux : tu ne sais pas assez combien tu vaux mieux, sous tous les rapports, que tout ce qui t'entoure ; sans excepter ces prétendues amies, qui feraient croire aux anges mêmes qu'ils sont des diables.

Adieu, mon Adèle, tu vois que je ne suis pas en état de te répondre. Excuse mon griffonnage, à demain le reste, si je puis. Porte-toi bien.

Mardi, 18 avril 1820.

Je suis désolé, ma bien-aimée Adèle, de te voir malade, et si les idées que tu te formes sur mon compte contribuent à te mettre en cet état, je ne sais, en vérité, comment faire pour te détromper. Je t'avais demandé quelles étaient les commères qui te donnaient une mauvaise opinion de moi ; tu n'as pas voulu me répondre, parce qu'il est malheureusement probable que tu crois à la vérité de ce qu'elles te disent sur moi... je t'avais demandé encore quels étaient les reproches que l'on me faisait afin de me corriger, s'ils étaient justes, et de les démentir, s'ils étaient faux ; tu n'as pas jugé à propos de me satisfaire encore sur ce point. Que te dit-on donc de moi ? Il est probable que tous ces propos ne sont honorables ni pour ma conduite, ni pour mon caractère, et cependant le ciel m’est témoin que je voudrais que tu connusses toutes mes actions, toutes sans exception, je m'inquiéterais alors fort peu des bavardages de tes amies et je pense que tu ferais plus de cas de moi que tu n'en fais. Comme il serait très possible que l'on m'eût peint à toi comme plein d’amour-propre, je te supplie de croire que je ne parle point ainsi par orgueil.

Tu m'adresses de vagues inculpations, je suis gêné près de toi, dis-tu. Tu as raison, je suis gêné, parce que je voudrais toujours être seul avec toi et que je suis tourmenté des regards scrutateurs des autres. Tu ajoutes que je m'ennuie ; si tu me crois un menteur, il est inutile que je te dise que les seuls moments de bonheur que j'aie encore sont ceux que je passe près de toi.

Cependant, mon Adèle, puisque la suite cruelle de mes idées m’amène à t’en parler, il faudra bientôt que je renonce à ce dernier et unique bonheur. Je suis vu avec déplaisir de tes parents, et, certes, ils ont bien à se plaindre de moi. Je reconnais mes torts, ou plutôt mon tort, car je n'en ai qu'un, celui de t'avoir aimée. Tu sens que je ne puis continuer mes visites dans une maison où je suis mal vu. Je t'écris ceci les larmes aux yeux, et j'en rougis presque, comme un sot et un orgueilleux que je suis.

Quoi qu’il en soit, reçois ici mon inviolable promesse de n’avoir jamais d'autre femme que toi et de devenir ton mari sitôt que cela sera en mon pouvoir. Brûle toutes mes autres lettres et garde celle-ci. L'on peut nous séparer ; mais je suis à toi, éternellement à toi ; je suis ton bien, ta propriété, ton esclave... n'oublie jamais cela, tu peux user de moi comme d'une chose et non comme d'une personne ; en quelque lieu que je sois, loin ou près, écris-moi ta volonté, et j'obéirai, ou je mourrai.

Voilà ce que j’ai à te dire avant de cesser de te voir, pour que tu m’indiques toi-même les moyens que tu désireras me voir employer, si tu juges à propos de conserver quelques relations avec moi. -oui, mon Adèle, oui, il faudra sans doute bientôt cesser de te voir. Encourage-moi un peu...

je fais souvent des réflexions bien amères. Depuis que tu m'aimes, tu te crois moins estimable (c'est ton expression) qu'auparavant ; et moi, depuis que je t'aime, je me crois de jour en jour meilleur. C'est qu'en effet, chère Adèle, je te dois tout. C'est le désir de me rendre digne de toi qui me rend sévère sur mes défauts. Je te dois tout et je me plais à le répéter. Si même je me suis constamment préservé des débordements trop communs aux jeunes gens de mon âge, ce n'est pas que les occasions m'aient manqué, mais c'est que ton souvenir m'a sans cesse protégé. Aussi, ai-je, grâce à toi, conservé intacts les seuls biens que je puisse aujourd'hui t'offrir, un coeur pur et un corps vierge. J'aurais peut-être dû m'abstenir de ces détails, mais tu es ma femme, ils te prouvent que je n'ai rien de caché pour toi et jusqu'où va l'influence que tu exerces et exerceras toujours sur ton fidèle mari.

V-M Hugo.

1821

Mars-avril.

Samedi (commencement de mars 1821).

Ta dernière lettre était bien courte, Adèle ; tu ne me permets jamais de te voir que peu d'instants ; tu ne m'écris que peu de mots ; que conclure de là, sinon que me voir t'importune et m'écrire t'ennuie ?

Cependant, Adèle, je veux m'étourdir sur cette pensée qui me désolerait, je veux croire que si tu cherches tant à abréger les moments que nous passons ensemble, c'est que tu crains d'être vue avec ton mari, et que, si tu m'écris toujours si laconiquement, c'est que tu as pour cela d'autres raisons que je ne devine pas, à la vérité, mais que je n'en respecte pas moins, je veux tout croire, car autrement, que deviendrais-je ?

Quand tu me parais froide ou mécontente, je passe des heures à te chercher dans ma tête d’autres motifs que ceux qui sont peut-être les véritables, mais qui me mettraient au désespoir si je les savais tels. Non, mon Adèle, malgré les craintes qui me tourmentent quelquefois quand tu m’abordes avec trop de répugnance ou quand tu me fuis avec trop d'empressement, je me confie toujours aveuglément en toi, et ce ne sera jamais qu'à la dernière extrémité que je croirai n'être plus aimé. Car c'est sur ta constance que sont fondés tous les plans de ma vie, et si cette base venait à me manquer, que deviendrais-je ?

Tu me réitères une demande qui est bien naturelle, et qui pourtant m'afflige chaque fois que tu me la représentes, parce qu'elle me prouve que tu doutes étrangement de moi. Tu me dis que c'est moi qui ai refusé d'aller chez toi il y a un an. J'ai toujours vivement regretté, Adèle, que tu n’aies pas assisté à ce prétendu refus, tu aurais jugé toi-même s'il était possible à un homme d'agir autrement que je ne l'ai fait et peut-être m'apprécierais-tu mieux aujourd'hui ; mais tu n’en as pas été témoin, et je ne te reproche rien. Cependant quelqu'un qui aurait confiance en moi serait disposé à croire, même sans l'avoir vu, que si j'ai accepté un pareil malheur, c'est que je ne pouvais faire autrement. Je ne puis tant exiger de toi. C'est seulement un de mes plus forts motifs pour désirer un moment d'entretien avec toi, que le désir de détruire toutes les préventions qu'on a dû d'inspirer contre ton mari. Les lettres ne servent à rien, parce que, même en lisant, tu réponds en toi-même à tout ce que je t’écris, et que je ne suis point là pour répliquer.

Qu'il t'est bien plus facile, Adèle, de te justifier auprès de moi ! Tu n'as qu'à me dire que tu m'aimes toujours, et tout est oublié.

Tu me dis que tu crois au moins que si je ne cherche pas à revenir à présent chez toi, c'est que je ne le puis plus. Adèle, ma chère Adèle, si tu crois que je le puisse, indique-moi un moyen quelconque d'y parvenir, et s'il est honorablement possible, je serai content de l'essayer. Je serais si heureux de te revoir encore avec l’assentiment de tes parents, de passer près de toi mes soirées, de t’accompagner dans tes promenades, de te conduire partout, de te servir dans tous tes désirs ; conçois-tu avec quelle joie j'échangerais contre tant de bonheur ma perpétuelle solitude ?

Le grand obstacle est l’éloignement de nos familles.

Nos parents se sont en quelque sorte brouillés sans que je sache trop pourquoi ; et il me semble aujourd'hui bien difficile et même impossible de les rapprocher. Vois, réfléchis, peut-être finiras-tu encore par penser qu'il faut attendre , et c'est ce qui me désespère. Aussi je veux avant peu être assez indépendant par moi-même pour que les miens n'aient rien à me refuser. Alors, mon Adèle, tu seras à moi, et je veux que ce soit avant peu ; je ne travaille, je ne vis que pour cela. Tu ne conçois pas avec quelle ivresse j'écris ces mots tu seras à moi , moi qui donnerais toute ma vie pour un an, pour un mois de bonheur passé avec ma femme.

Je ne réponds pas à ce que tu me dis de mon mépris , etc. Comment as-tu pu écrire cela ? Si tu m'estimais toi-même un peu, me croirais-tu capable d'aimer un être que je mépriserais ? Apprécie-toi donc toi-même, songe combien tu es au-dessus et par l'âme et par le caractère, de toutes les autres femmes, si coquettes et si fausses. Comment n'aurais-je pas, mon Adèle bienaimée, la plus profonde estime pour toi ; si mon âme et ma conduite ont toujours été pures, c'est ton souvenir, c'est la volonté ferme de rester digne de toi qui m'ont constamment protégé. Adèle, toi que j'ai toujours vue si noble, si modeste, ne te crois pas coupable, je t'en supplie ; car il faudrait alors que je me crusse un scélérat, et cependant je n’ai commis d'autre faute que celle de t'aimer, si tu veux que c'en soit une.

Crois-moi, Adèle ; si tu m'aimes, c'est peut-être un malheur (pour toi, non pour moi), mais ce ne sera jamais un crime. Il n'y a que la tendresse que je t’ai vouée qui puisse égaler mon respect pour toi.

Adieu, mon Adèle, il est bien tard et le papier me manque. Excuse mon griffonnage. Adieu, je t'embrasse.

Ton fidèle mari, Victor.

Jeudi, 8 mars.

Je me défie de moi-même, à présent que je ne suis plus certain de posséder ta confiance : aussi n'ai-je point osé te remettre aujourd'hui que je t’ai parlé un moment le papier que j’avais écrit pour toi.

Peut-être aurai-je plus de courage une autre fois.

Car il faut que tu le lises, il faut que tu saches que je ne suis pas un instant sans m'occuper de mon Adèle. Cependant tu n'y verras encore que beaucoup de divagation et peu de raison, parce qu'en t'écrivant j’étais poursuivi de l'idée, fausse à la vérité, qu'en ce moment-là même tu m’oubliais dans les plaisirs d’un bal. Et qui suis-je pour que tu songes à moi ?

Voici ce qu'il me semble essentiel que tu saches : si tu m'aimes encore, je t'aime de mon côté comme je t'ai toujours aimée, et, quoique maintenant même on redouble d’efforts pour me détacher de toi, on n'y parviendra jamais. -si tu ne m'aimes plus, si même tu en aimes un autre que moi, sois heureuse ; car je n'ai de droits sur toi que ceux que tu as bien voulu me donner. Sans doute celui que tu aimes alors est plus digne que moi, je te pardonne donc : mais je ne me consolerai jamais. Si nos deux destinées doivent ainsi être désunies, souviens-toi, quel que soit notre avenir à tous deux, que, dans toutes les situations possibles, tu trouveras toujours en moi un appui certain, un défenseur heureux de te servir. Si tu es heureuse, oublie-moi ; si tu es malheureuse, ne m'oublie pas. Adieu. Pourquoi ne profiterais-je pas des facilités que mes occupations me donnent de te voir pour te dire des choses nécessaires ? Si tu ne m'aimes plus, tu ne me répondras pas ; mais si tu m'aimes encore, tu me répondras. Adieu, je t'embrasse, mon Adèle, car je me crois encore ton mari.

V.

16 mars.

J'avais perdu, Adèle, l’habitude du bonheur. J'ai éprouvé en lisant ton trop court billet toute la joie dont je suis sevré depuis près d'un an. La certitude d'être aimé de toi m'a sorti violemment de ma longue apathie. Je suis presque heureux. Je cherche des expressions pour te rendre mon bonheur, à toi qui en es la cause, et je n'en puis trouver.

Cependant j'ai besoin de t'écrire. Trop de sentiments me bouleversent à la fois pour que je puisse vivre sans les épancher.

D'ailleurs, je suis ton mari et tu ne peux avoir de scrupules en correspondant avec ton mari. Nous sommes unis d'un lien sacré. Ce que nous faisons est légitime à nos yeux et le sera un jour aux yeux du monde entier. En nous écrivant, nous usons d'un droit, nous obéissons à un devoir. Aurais-tu d’ailleurs le courage, mon Adèle bien-aimée, de me priver si vite d'un bonheur qui est aujourd'hui tout pour moi ? Il faut que nous lisions tous deux mutuellement dans le fond de nos âmes. Je te le répète, si tu m'aimes encore, tu ne dois avoir aucun scrupule à m'écrire, puisque tu es ma femme.

écris-moi donc, écris-moi souvent. Quand je tiens en mes mains un de tes billets adorés, je te crois près de moi. Ne m’envie pas au moins cette douce illusion.

Marque-moi tout ce que tu penses, tout ce que tu fais.

Nous vivrons ainsi l'un pour l'autre ; ce sera presque comme si nous vivions encore l’un avec l'autre.

Je te donnerai également un journal de mes actions, car elles sont telles que tu peux toutes les connaître. Depuis un an, j'ai continuellement agi comme si j'avais été devant toi. Je serais bien heureux, Adèle, si tu pouvais m'en dire autant ! Tu me promets, n'est-ce pas, de me parler à l’avenir de tes plaisirs, de tes occupations, d'initier ton mari dans tous tes secrets ? Cultive ton talent charmant, mais que ce ne soit jamais pour toi qu'un talent charmant, jamais un moyen d'existence. Cela me regarde.

Je veux que dans la vie, ce soit toi qui aies tout le plaisir, toute la gloire ; moi, toute la peine ; elle me sera douce, soufferte pour toi. Tu seras mon âme, je serai ton bras. J'ignore si tu pourras lire tout ce griffonnage. Hélas ! Tout mon bonheur, à présent, consiste dans une espérance, celle que tu me répondras !

Ton mari.

19 mars.

Ton billet m'a profondément affligé. J'avais écrit quelques lignes amères, je les ai brûlées ; de quoi ai-je droit de me plaindre ? Ta lettre est prodigieusement raisonnable. Moi, je t'aimais assez pour en perdre la raison. Je suis un fou, un cerveau brûlé. Je me serais jeté pour toi dans un précipice : tu m'as arrêté avec une main de glace. Tu as même eu le courage de me railler. J'ai éludé à merveille , selon toi, la demande que tu me faisais. Sais-tu qu' éluder veut dire tromper et conçois-tu tout ce qu’il y a de mépris dans cette phrase ? Moi, te tromper, Adèle ! ... tu vois que nous ne nous connaissons plus. On a élevé un mur de fer entre nous.

Tu me soupçonnes, tu te défies de moi. Non, je ne sais rien faire à merveille , pas même tromper. Tu as raison et j’admire le sang-froid avec lequel tu le déclares, il ne convient pas que nous continuions de pareilles relations. Tu consentirais, dis-tu, à ce que je te visse chez toi, parce que tu sais que cela est impossible. Je me suis déjà assez humilié. Tu es le seul être au monde près duquel mon orgueil ne soit rien. Indique-moi donc, puisque tu le désires tant, un moyen praticable de revenir chez toi, tu n'en sais pas, mais si tu en savais, me le communiquerais-tu ?

C'est à mon tour, tu le vois, d'être défiant. Heureux si cette défiance n'était pas plus juste que la tienne.

Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais, Adèle, à quel point je t'ai toujours aimée. à présent que tu vois les choses si raisonnablement, tu ne le comprendrais pas, l'expression t'en semblerait fausse ou ridicule, à toi qui n'as plus pour moi que des expressions d'amitié à demi éteinte. Si tu les connaissais, tu blâmerais sans doute les sacrifices que j'ai faits pour rester dans le même pays, dans la même ville, dans le même quartier que toi. à quoi bon tout cela ? Remarque bien que je n'en parle ni pour me glorifier, ni pour me plaindre.

Tu es heureuse sans moi, ai-je jamais voulu autre chose que ton bonheur ? Tu vas te récrier ; mais je t'ai vue, sans être vu de toi, dans des fêtes où tu paraissais aussi riante que jamais. J’ai pensé un moment que tu étais comme moi obligée de faire bon visage à la mauvaise fortune. J'étais, je le vois, dans l'erreur. Je me retire. De quel droit irais-je donc t'entraîner de force dans mon avenir de tristesse et de malheur ? De quel droit irais-je jeter les agitations de ma vie à travers le calme de la tienne ? Non, sois heureuse. Pardonne-moi de t'avoir troublée un moment. Adieu. C’est...

adieu, je ne t’écrirai plus, je ne te parlerai plus, je ne te verrai plus. Sois contente. Il n'y aura que moi de puni, comme il n'y eut que moi de coupable.

Cependant, tant que ton bonheur ne sera pas à jamais assuré, je veux vivre, car il faut que si jamais tu as besoin de moi, tu puisses encore me trouver là.

Adieu.

V.

21 mars.

Si, par impossible, tu avais encore quelque chose à me faire savoir, comme tu n'auras plus d'occasion de me parler, tu pourras m'écrire par la poste à cette adresse : à M Victor Hugo, de l'académie des jeux floraux, poste restante, au bureau général, rue Jean-Jacques Rousseau, à Paris, ce vain titre m'aura servi au moins une fois ; grâce à lui, tu seras sûre que ta lettre ne tombera qu'entre mes mains. Je passerai pendant huit jours, du 22 au 30 mars, une fois dans la journée à la poste. Si dans cet intervalle on ne me remet pas une lettre de toi, c'est qu'alors tu n'auras plus eu rien à me dire.

Adieu, j'aurais peut-être déjà dû cesser de te tutoyer, je l'aurais dû, mais je ne l'ai pas pu.

Porte-toi bien. Adieu.

Vendredi (23 mars).

Un mot de toi, Adèle, a encore changé toutes mes résolutions. Oublie ma dernière lettre, comme j'oublie ce que la tienne contenait de douloureux pour moi.

N'est-il pas vrai que tu ne me condamnes pas à ne plus te revoir ? Oui, je te reverrai puisque tu veux bien, mon Adèle bien-aimée, consentir à m'écrire encore.

J'espère même trouver quelque moyen de concilier ce que tu dois à ton mari et ce que tu dois aux bienséances que tu te fais.

Je t’écrirai plus long là-dessus, la prochaine fois.

Pour le moment je n’ai que le temps de t’écrire quelques mots où je cherche en vain à t'exprimer ma reconnaissance et mon bonheur.

Adieu, mon Adèle adorée, écris-moi et aime-moi un peu.

Je t'embrasse.

Dimanche, 25 mars.

J'ai été désolé, mon Adèle, de n'avoir pu te voir hier matin, comme je l’espérais. Si tu avais reçu sans rien me dire de consolant ma dernière lettre, nous ne nous serions plus revus ; mais tu m'as donné en ce moment-là même une preuve d'affection qui m'a profondément touché, tu as consenti à m'écrire encore.

Je voulais reprendre ce que je t'avais écrit dans un instant de colère et de découragement. Tu n'as pas voulu me le rendre et tu as lu ce que j'aurais déjà désiré que tu eusses oublié. Il était donc important que je te visse samedi matin pour effacer l’impression de ce triste billet.

Je t'avais écrit quelques mots que tu trouveras ci-joints. Un contre-temps fâcheux m'a empêché de te les remettre. Pardonne-moi donc ma précédente lettre, comme je te pardonne la douleur que la tienne m'avait causée.

Tu veux bien m'écrire encore : cependant je ne dois pas abuser de ta générosité ; tu t'exposes, m'as-tu dit, à être rencontrée avec moi ; tu crains les yeux de toutes les commères du quartier ; et je voudrais trouver un moyen d'accorder toutes ces misérables convenances avec le bonheur de te voir auquel je ne puis renoncer. Prononce toi-même. Si tu veux que nous ne nous voyions plus qu'une fois toutes les semaines, tous les quinze jours, tous les mois même... je t'obéirai, et cette pénible obéissance sera la plus grande preuve que je puisse te donner d'un attachement sans bornes. Alors nous nous écririons chaque fois que nous nous verrions, et tu me parlerais beaucoup de toi, car c’est le seul sujet qui puisse m'intéresser.

Quant à revenir chez toi, je n'en vois pas de moyen possible, à présent du moins. Ma famille est ambitieuse pour moi comme je suis ambitieux pour toi.

Un jour, j'espère que si je parviens à être son soutien, si je lui donne du repos et de la fortune, elle me permettra d’être heureux ; autrement, j'aurais ma volonté. Alors, Adèle, tu seras à moi. Voilà mon unique espérance. Ceux qui voudraient m'enlever à toi ignorent que sans elle je ne serais rien.

Adieu, mon Adèle, tâche de répondre en détail à ma lettre et arrange tout dans ton intérêt, auprès duquel le mien n'est rien.

Ton fidèle mari.

Je t'ai vue aujourd'hui à saint-Sulpice et chez M Leymerie. J'allais dans une maison d’où je t'ai vue un jour danser.

Jeudi, à 1 heure du matin (29 mars).

Encore un mot, de grâce, mon Adèle. Sais-tu que je me résigne bien difficilement à rester un mois sans te parler, un mois éternel ? Permets-moi du moins cette consolation de te voir encore une fois avant une si longue absence. D’ailleurs, puis-je être un long mois tout entier sans te remercier du don charmant que tu me fais, en même temps que tu m’imposes une bien cruelle obligation. Je ne sais, mon Adèle adorée, quelle expression employer pour te peindre ma joie en recevant ce gage de notre éternelle union, j’ai fait mille extravagances, ces cheveux sont à toi, mon Adèle, c'est une partie de toi-même que je possède déjà ; comment te payer de tout ce que tu fais pour moi ? Je n’ai qu'une misérable vie, mais elle t'appartient, c'est encore bien peu de chose. Fais donc de moi tout ce que tu voudras, je suis ton mari et ton esclave.

Cependant, je commence, diras-tu, par te désobéir ; Adèle, songe qu’il faudra ensuite attendre tout un mois. Un mois ! Dieu ! Quinze jours n'auraient-ils pas suffi ? Quinze jours sont déjà si longs ! Je t'en supplie, réfléchis et tâche de m'annoncer le 28 avril qu'à l'avenir nous nous verrons tous les quinze jours ; j'obéirai pour le triste mois d'avril, puisque l'arrêt est porté ; mais tâche que, cette épreuve passée, l'obéissance ne soit plus si dure.

Adèle, je le vois, je suis plus égoïste que je ne croyais ; cependant, songe à la longueur d'un mois.

Que deviendrais-je en ton absence, grand Dieu, si je ne pouvais presser sur mon coeur cette boucle de cheveux qui ne me quittera plus ?

Adieu, ma femme, ma bien-aimée Adèle, pardonne-moi de t'avoir écrit. Je t'embrasse tendrement.

Ton mari fidèle, V-M Hugo.

Dans le cas où, ce qu'à Dieu ne plaise, nos relations éprouveraient quelque obstacle, tu peux écrire en toute sûreté à l'adresse que je t'ai donnée. Adieu pour ce grand mois.

Songe surtout qu'il me faudra le 28 avril une longue lettre, une espèce de journal de toutes tes pensées, de toutes tes actions. Adieu.

26 avril.

Sais-tu, Adèle, te rappelles-tu que c'est aujourd’hui l'anniversaire du jour qui a décidé de toute ma vie ? C’est le 26 avril 1819, un soir où j'étais assis à tes pieds, que tu me demandas mon plus grand secret, en me promettant de me dire le tien.

Tous les détails de cette enivrante soirée sont dans ma mémoire comme si c'était d’hier, et cependant depuis il s'est écoulé bien des jours de découragement et de malheur. J'hésitai quelques minutes avant de te livrer toute ma vie, puis je t'avouai en tremblant que je t'aimais, et après ta réponse, mon Adèle, j'eus un courage de lion. Je m'attachai avec violence à l'idée d’être quelque chose pour toi, tout mon être fut fortifié, je voyais enfin au moins une certitude sur la terre, celle d'être aimé. Oh ! Dis-moi que tu n'as pas oublié cette soirée, dis-moi que tu te la rappelles. Je ne vis au bonheur et au malheur que depuis ce moment-là. N'est-il pas vrai, mon Adèle bien-aimée, que tu ne l'as point oubliée ?

Eh bien ! Par une fatalité bizarre que j'admire dans mes moments d'humeur contre Dieu (pardonne), ce fut précisément cet anniversaire de mon bonheur, permets-moi de dire du tien, qui fut choisi pour tout renverser : c'est le 26 avril 1820 que nos familles apprirent ce que nul n'avait le droit de lire dans nos âmes, excepté nous. C’est d'un 26 avril que dataient mes espérances, c'est d'un 26 avril que data mon désespoir ; je n'ai eu qu'une année de bonheur et voici la seconde année de malheur qui commence. Arriverai-je à la troisième ?

Tu ne sais pas, Adèle, et c’est un aveu que je ne puis faire qu'à toi, tu ne sais pas que, le jour où il fut décidé que je ne te verrais plus, j'ai pleuré, oui, pleuré véritablement, comme je n’avais point pleuré depuis dix ans, comme je ne pleurerai sans doute plus. Je supportai une discussion pénible, j'entendis même l'arrêt de notre séparation avec un visage d'airain ; puis, quand tes parents furent partis, ma mère me vit pâle et muet, elle devint plus tendre que jamais, elle essaya de me consoler ; alors je m'enfuis et quand je fus seul, je pleurai amèrement et longtemps.

J'étais resté impassible et glacé tant que je n’avais vu dans ma séparation de toi que la nécessité de mourir ; mais lorsqu'un peu de réflexion m'eut démontré que mon devoir était de te conserver un défenseur tant que tu pourrais en avoir besoin, je pleurai comme un lâche, et je n'eus plus la force de considérer de sang-froid l'obligation de vivre loin de toi, et de vivre.

Depuis ce jour, je ne respire, je ne parle, je ne marche, je n'agis qu’en pensant à toi ; je suis comme dans le veuvage ; puisque je ne puis être près de toi, il n'y a plus de femme au monde pour moi que ma mère ; dans les salons où j'ai été jeté, on me croit l'être le plus froid qu'il y ait, nul ne sait que j'en suis le plus passionné.

Ces détails ne peuvent t'ennuyer, je rends compte de ma conduite à ma femme : je serais bien heureux si tu pouvais me dire les mêmes choses de toi.

Je t'ai vue ce matin et ce soir ; il fallait bien que je te visse pour qu'un tel anniversaire ne passât pas sans quelque joie ; ce matin, je n'ai pas osé te parler, tu m'as tout défendu avant le 28 ; je respecte ton ordre, mais il m'a bien affligé. Adieu pour ce soir, mon Adèle, la nuit est avancée, tu dors et tu ne songes pas à une boucle de tes cheveux que, chaque soir, avant de s'endormir, ton mari presse religieusement sur ses lèvres.

27 avril.

à la tristesse qui depuis un an est devenue ma seconde nature, il se joint depuis quelques jours une fatigue, un épuisement de travail qui me jette par intervalles dans une apathie singulière. Je n'ai de plaisir qu'à t’écrire. Alors tout mon embarras est de trouver des mots qui rendent mes idées et mes émotions. Tu dois trouver quelquefois, Adèle, le langage de mes lettres bizarre ; cela tient aux difficultés que j'éprouve à t'exprimer, même imparfaitement, ce que je sens pour toi.

J'attends de toi une longue, très longue lettre, qui me récompense de mon mois d'attente, un journal détaillé où tu m'inities au secret de toutes tes actions, de toutes tes pensées ; je t’aurais écrit aussi de mon côté jour par jour si j’avais été aussi sûr de ne pas t’ennuyer que tu es sûre de m’intéresser.

Au reste, mon journal quotidien se réduirait à ces mots : j'ai pensé à toi tout le jour, dans mes occupations, toute la nuit, dans mes songes.