Ludothèque n° 17 : EarthBound - Laure Trintignant - E-Book

Ludothèque n° 17 : EarthBound E-Book

Laure Trintignant

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Beschreibung

Qu’il soit perçu comme un jeu bizarre, comme une parodie de notre société et des poncifs des RPG, ou encore comme une oeuvre poignante qui prône les liens familiaux et amicaux, EarthBound (ou MOTHER 2 au Japon) peut être l’objet de multiples interprétations du fait des nombreuses thématiques qu’il aborde. Son créateur, Shigesato Itoi, déclare que nous achevons la conception d’un jeu vidéo lorsque nous nous forgeons notre propre expérience en y jouant et que nous relatons notre ressenti. Il compare alors la série MOTHER à un univers qu’un enfant façonnerait en rassemblant ses innombrables trouvailles, et que chacun de ses amis compléterait à sa manière en utilisant ces objets. Comme pour mieux soutenir ce propos, il se montre également évasif quant aux hypothétiques liens qui uniraient les trois épisodes. Ainsi, après avoir retracé son développement et sa localisation américaine, il sera ici question d’exposer une interprétation d’EarthBound parmi d’autres en cherchant à expliquer en quoi il constitue un jeu résolument humain.

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Couverture

Page de titre

Avant-propos

Qu’il soit perçu comme un jeu bizarre, comme une parodie de notre société et des poncifs des RPG, ou encore comme une œuvre poignante qui prône les liens familiaux et amicaux, EarthBound (ou MOTHER 2 au Japon) peut être l’objet de multiples interprétations du fait des nombreuses thématiques qu’il aborde. Son créateur, Shigesato Itoi, déclare que nous achevons la conception d’un jeu vidéo lorsque nous nous forgeons notre propre expérience en y jouant et que nous relatons notre ressenti. Il compare alors la série MOTHER à un univers qu’un enfant façonnerait en rassemblant ses innombrables trouvailles, et que chacun de ses amis compléterait à sa manière en utilisant ces objets. Comme pour mieux soutenir ce propos, il se montre également évasif quant aux hypothétiques liens qui uniraient les trois épisodes. Ainsi, après avoir retracé son développement et sa localisation américaine, il sera ici question d’exposer une interprétation d’EarthBound parmi d’autres en cherchant à expliquer en quoi il constitue un jeu résolument humain.

Laure Trintignant

Chapitre premier – Création

Né le 10 novembre 1948 à Maebashi, capitale de la préfecture de Gunma, Shigesato Itoi est avant tout connu hors du Japon pour la série de jeux vidéo MOTHER1, et plus précisément le deuxième épisode, appelé EarthBound aux États-Unis. Pourtant, sa carrière professionnelle éclectique lui a permis de revêtir de nombreuses casquettes, à commencer par celle de rédacteur publicitaire, qui l’a fait connaître du public japonais. Ce métier était particulièrement populaire à l’époque de la bulle spéculative, une situation de prospérité financière que le Japon a connue entre le milieu des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, et qui était synonyme de pouvoir d’achat élevé. Du fait de sa capacité à employer les mots avec justesse, Itoi a su élaborer des phrases d’accroche percutantes qui ont accompagné les affiches publicitaires de personnalités et de domaines variés, qu’il s’agisse de la chaîne de magasins Seibu, de chanteurs ou de groupes de musiciens influents, ou encore des anime du Studio Ghibli. Sa collaboration avec ce studio d’animation ne s’est pas limitée à la publicité, puisqu’il a également prêté sa voix au personnage de Tatsuo Kusakabe dans Mon voisin Totoro. Outre son métier de rédacteur publicitaire, Itoi a notamment coécrit un livre avec le célèbre écrivain Haruki Murakami (auteur de Kafka sur le rivage), participé en tant que juge à l’émission de télévision Iron Chef et écrit les paroles de chansons. Il est également un fervent joueur de Monopoly, au point d’être devenu le président de l’association japonaise du célèbre jeu de société de transactions immobilières. Quel que soit le domaine dans lequel il intervient, Itoi sait déceler le potentiel des individus et des objets auxquels il est confronté grâce à son point de vue singulier. Cette qualité lui a permis de renouveler constamment sa carrière et de créer une trilogie de jeux vidéo qui a su se démarquer des autres RPG japonais (J-RPG).

MOTHER

> Genèse

Au cours des années quatre-vingt, Itoi connaît une période pendant laquelle il joue assidûment à la Famicom (la Nes japonaise). Alors qu’il souffre de fortes crises d’asthme, Super Mario Bros. lui permet d’occuper efficacement ses longues nuits blanches. Cependant, le titre qui le pousse réellement à s’intéresser aux jeux vidéo est le premier Dragon Quest, qu’il découvre au cours d’une journée pluvieuse pour chasser l’ennui. Il se surprend à aimer l’expérience que ce titre lui procure et à enchaîner immédiatement avec le deuxième épisode. Lorsqu’il voit les noms des développeurs défiler pendant le générique de fin, il se dit qu’il aimerait que le sien y apparaisse également. Alors qu’il s’interroge sur la place prépondérante qu’occupe l’heroic fantasy dans les J-RPG populaires de l’époque, il en vient progressivement à imaginer à quoi ressemblerait son jeu s’il en créait un, et il commence alors à noter les idées qui lui viennent à l’esprit.

Hiroshi Yamauchi, à l’époque président de Nintendo, remarque Itoi au cours d’une émission télévisée dans laquelle il défend les jeux vidéo. Tandis que ceux-ci essuient encore de vives critiques dans les années quatre-vingt, il explique que les mangas ont également été fortement fustigés avant d’être pleinement acceptés, et il déclare prophétiquement que ce loisir émergent occupera à l’avenir une place encore plus importante dans la culture japonaise. Yamauchi persuade alors Yoshio Sakamoto, réalisateur de Nakayama Miho no Tokimeki High School, de convoquer Itoi au siège de Nintendo afin d’obtenir son avis sur ce jeu pendant son développement. Itoi saisit cette occasion inespérée pour soumettre son projet, qu’il a provisoirement nommé ESP1 : il emporte les idées qu’il a méticuleusement notées et les présente à ses interlocuteurs. Il est redirigé vers Shigeru Miyamoto, qui accepte de le rencontrer. Tandis qu’Itoi s’attend à ce que le créateur de Mario déborde d’enthousiasme, celui-ci décèle un potentiel indéniable dans cette proposition, mais se montre également circonspect et réservé. Dérouté par son comportement, Itoi avoue avoir pleuré dans le train qui l’a ramené chez lui. En y repensant ultérieurement, il comprendra finalement la réaction mesurée de Miyamoto : Itoi envisageait la conceptualisation d’idées par le prisme de son métier publicitaire, dans lequel il est possible de les concrétiser rapidement. Or, la création d’un jeu vidéo constitue un processus long et complexe qui exige un investissement considérable de la part des personnes impliquées. Ainsi, avoir des idées ne suffit pas, et Miyamoto souhaitait tester la détermination d’Itoi afin d’estimer si celui-ci était prêt à s’engager dans chacune des étapes de la conception d’un jeu.

Malgré cette méprise, Miyamoto accepte de faire confiance à Itoi, et les deux hommes parviennent à établir un accord : ce dernier s’engage à réduire le temps qu’il consacre à son travail publicitaire, tandis que le premier rassemble une équipe de développeurs. Comme Itoi préfère les ambiances de travail détendues à la rigidité des grandes entreprises, un appartement est loué à Ichikawa, dans la préfecture de Chiba. Cependant, son premier entretien avec les développeurs le confronte à un nouveau malentendu : ceux-ci semblent penser qu’il se contentera de superviser le projet de loin, et que ce sera à eux de s’occuper intégralement du développement. Néanmoins, ces préjugés n’ébranlent pas sa volonté : il est prêt à cumuler les nuits blanches comme d’autres l’ont fait avant lui, à apprendre sur le tas tout ce qu’il doit connaître, et à s’impliquer également dans les tâches les plus rébarbatives. Le soir, dès qu’il a terminé son travail publicitaire, il quitte son bureau à Tokyo pour se rendre dans l’appartement à Ichikawa, une routine qu’il juge éreintante, mais qui redouble également sa détermination. Les développeurs comprennent alors progressivement qu’Itoi ne compte pas se reposer entièrement sur eux, et qu’il veut s’investir pleinement dans la conception du jeu.

> Développement

Plutôt que de proposer un énième J-RPG se déroulant dans un univers médiéval sous l’influence de Dragon Quest, Itoi souhaite dès le début du projet situer l’action dans un monde contemporain. Au cours d’un voyage professionnel, il a eu l’occasion de visiter Chicago, une ville qui l’a grandement impressionné et qui a inspiré l’environnement urbain de son jeu. Ninten souffre d’asthme car Itoi tient à ce que nous incarnions un protagoniste faible. Les compositeurs Hirokazu Tanaka2 et Keiichi Suzuki3 reçoivent pour mot d’ordre que leurs musiques doivent se démarquer de celles des autres productions vidéoludiques. Malgré les restrictions sonores imposées par la Famicom, ils parviennent à satisfaire cette exigence : des sonorités contemporaines émanent indéniablement de leurs compositions, qui contrastent ainsi avec les thèmes épiques habituellement associés au genre du RPG. Itoi se focalise essentiellement sur l’écriture, et il s’y investit avec une telle ferveur qu’il affirmera rétrospectivement que créer ce jeu lui a permis de prendre conscience de la complexité des mots. Il en résulte que les dialogues occupent une place importante pour un J-RPG de l’époque : de nombreux personnages secondaires ne se contentent pas de répéter les mêmes lignes de texte que leurs voisins mais possèdent leurs propres répliques, tandis que les ennemis disposent de réactions variées pendant les combats et que les phrases annonçant leur défaite changent selon leur nature.

Ainsi, développer ce jeu permet à Itoi de prouver que le genre du J-RPG peut s’émanciper des conventions implicitement établies par Dragon Quest, et qu’il pourra évoluer davantage à l’avenir. Yamauchi est si satisfait du résultat qu’il décide en mars 1989 de fonder la société APE et de désigner Itoi comme président de celle-ci. Ce studio a pour objectif de rassembler des esprits talentueux issus de divers horizons afin de stimuler la créativité de l’industrie du jeu vidéo, qui, d’après Yamauchi, commence à stagner à la fin des années quatre-vingt. Des personnalités importantes rejoindront progressivement APE, comme Masayuki Miura, qui jouera un rôle crucial dans la localisation américaine du deuxième épisode4.

Le premier jeu d’Itoi sort le 27 juillet 1989 sur Famicom sous le nom MOTHER. Il devait également paraître en automne 1991 aux États-Unis, où il devait être renommé Earth Bound (avec une espace entre les deux mots). Cependant, alors que la localisation anglaise est achevée, Nintendo décide finalement d’annuler la sortie de ce titre. Deux motifs sont invoqués pour justifier ce choix : la parution récente sur le sol américain de la Super Nintendo, vouée à supplanter la NES, et l’intérêt encore hésitant que le public occidental porte au genre du RPG japonais à l’époque, qui aurait contraint à considérablement investir dans la campagne publicitaire. Une version jouable en émulation est créée en 1998 à partir d’une cartouche prototype issue de la période de localisation du jeu. Elle est renommée EarthBound Zero afin d’éviter des risques de confusion avec la version américaine du deuxième épisode, EarthBound. MOTHER est désormais officiellement disponible sur la plateforme Nintendo Switch Online, sur laquelle il présente le nom EarthBound Beginnings en Europe et aux États-Unis5.

MOTHER 2

> Développement

Alors que le développement de MOTHER vient à peine d’être achevé, Itoi possède déjà d’autres idées à exploiter dans un deuxième épisode. Hirokazu Tanaka et Keiichi Suzuki participent de nouveau à la composition de la bande-son, tandis que l’équipe de développeurs est modifiée afin de s’adapter aux capacités de la Super Famicom (la Super Nintendo japonaise). Au bout de quatre années de développement, les membres d’APE s’enlisent dans une impasse : des problèmes de programmation les empêchent d’assembler les différents éléments composant le jeu, et ils ne parviennent pas à accorder la vue en diagonale aux graphismes. Tandis que le projet est voué à être abandonné, Yamauchi suggère à Itoi de rencontrer Satoru Iwata, à l’époque programmeur et président de HAL Laboratory6.

Après avoir analysé le travail réalisé avant son intervention et écouté Itoi lui exposer ses attentes, Iwata déclare que reprendre le développement en l’état nécessiterait deux années supplémentaires pour le compléter, le temps de corriger les problèmes, alors que repartir du début permettrait de l’achever en six mois. Itoi et son équipe optent pour le second choix, et un mois après cette proposition, les programmeurs de HAL Laboratory parviennent à adapter la vue en diagonale aux graphismes du jeu, un exploit qui impressionne les développeurs d’APE et leur insuffle un regain de motivation. Iwata répartit les tâches avec efficacité afin d’exploiter convenablement les compétences de chaque membre, et les équipes d’APE et de HAL Laboratory travaillent alors conjointement. Ces dernières aident les premières à intégrer chacune de leurs idées dans le jeu grâce au mot d’ordre d’Iwata : « Un programmeur ne doit jamais dire non. » Cette déclaration sera critiquée ultérieurement du fait qu’elle a pu être mal interprétée. Iwata précisera alors sa pensée en expliquant que le rôle d’un programmeur est crucial dans le développement d’un jeu. Ainsi, plutôt que de refuser catégoriquement les propositions complexes qu’il reçoit, celui-ci doit prendre le temps de réfléchir à une solution et éventuellement songer à une autre option, car réfuter une idée entrave la créativité. Entre l’automne 1993 et le printemps 1994, les programmeurs de HAL Laboratory invitent l’équipe d’APE à se rendre régulièrement dans leurs locaux situés dans la préfecture de Yamanashi, car ils ont besoin d’outils qui sont disponibles uniquement dans leur bureau. La salle de réunion est alors aménagée pour accueillir les membres d’APE, et la vue imprenable qu’elle offre sur le mont Fuji représente un cadre de travail si plaisant qu’un panneau publicitaire de Threed y fait référence dans le jeu.

Comme pour le premier épisode, Itoi s’investit pleinement dans l’écriture. Bien que la Super Famicom soit capable d’afficher des kanji7, Itoi décide de rédiger la majorité des textes de MOTHER 2 en kana8. Il pense que dans un RPG, les mots sont faits pour être entendus, et il souhaite ainsi que nous les lisions à voix haute. En effet, alors que les kanji